Prince des Ténèbres

Chapitre 1 : Terrae ira

6511 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/02/2023 13:08

—  Mère, je m’ennuie.

Seul le silence accueillit la remarque de Thalie, ma jeune sœur. Depuis le début de notre périple, elle ne cessait de se plaindre. Je devinais d’ailleurs, derrière le masque impassible qu’affichaient nos parents, qu’eux-mêmes s’efforçaient de contenir leur agacement. Nous savions tous trois qu’elle poursuivrait ses caprices si nous venions à réagir – et nous nous doutions aussi qu’elle ne se tairait pas tant qu’aucun de nous n’aurait répondu.

Je reportai mon regard par la fenêtre, guère décidée à briser le calme tout relatif de notre carrosse. Il me fallut essuyer du revers de la main la pellicule humide de plus en plus opaque sur la vitre avant de pouvoir laisser mes yeux se perdre entre les gouttes de pluie qui s’écrasaient avec fracas sur notre véhicule. L’herbe, sur l’accotement, se parait d’un fin duvet blanchâtre. Quelques flaques m’apparaissaient en partie couvertes d’une fine plaque de glace. L’hiver s’abattait déjà sur la région, à notre grand désarroi.

Oh, Dieu, pourquoi le nom des Rochelune était-il associé à la noblesse ? Si j’étais née roturière, jamais Père n’aurait décidé de me fiancer à un inconnu vivant dans les contrées les plus orientales et sauvages d’Europe. Jamais il n’aurait insisté pour m’exiler si loin aux portes de l’hiver. Jamais nous n’aurions entamé ce périple alors que les premières gelées se faisaient ressentir.

Je ne comprenais ni l’insistance, ni la précipitation dont Père avait fait preuve, lui qui se montrait d’ordinaire si méthodique dans ses décisions. Quelque chose m’échappait, je le pressentais. Thalie aussi, d’ailleurs, puisqu’elle nous interrogeait sans relâche sur le sujet, sans toutefois jamais recevoir de réponse. J’aurais cependant souhaité obtenir moi aussi quelque explication sur notre voyage, puisque je devais ne pas en revenir.

Le soudain changement de paysage me sortit de mes pensées. Nous venions d’atteindre le sommet du col, et, d’ici, je pouvais contempler l’immensité de la forêt. Sa masse informe recouvrait les montagnes, des vallées les plus profondes aux sommets les plus élevés. Les imposants conifères dressaient leurs hauts troncs vers le ciel, comme autant de bras levés en prières muettes et vers le firmament. Une épaisse chape noire et veloutée roulait au-dessus de nos têtes en réponse à leurs suppliques, laissant tomber sur les reliefs une pluie verglaçante torrentielle. Les nuages s’accrochaient aux aiguilles rocailleuses, par endroits recouvertes d’une fine cape immaculée.

Aussi vite qu’elle était apparue, la somptueuse vision de ce paysage irréel disparut à nouveau derrière un écran de verdure opaque. La forêt, si magnifique vue d’au-dessus, nous engloutit à nouveau dans ses ténèbres inquiétantes. Le peu de lumière solaire qui nous parvenait était arrêtée par le feuillage dense des conifères, si serrés qu’ils en formaient presque un mur impénétrable. Avec les talus autour de la route, il devenait difficile de distinguer quelque chose dans les fourrés.

Un soupir à peine audible m’échappa. L’ennui me tenaillait. Aucune activité ne parvenait à le chasser. Je laissais donc, par moments, mes pensées vagabonder vers de plus agréables destinations. Notre maison, en France, par exemple. Un lieu sûr, rassurant, bien différent de cet océan de bois et de feuilles qui menaçait à tout instant de nous entraîner à jamais dans ses profondeurs effrayantes. Des légendes me revinrent en mémoire, portées par des conteurs de tous horizons. Certaines parlaient de bandits sanguinaires, d’autres de monstres irréels, d’autres encore de bêtes sauvages si dangereuses que personne n’avait jamais osé les affronter. Un frisson léger me parcourut. Il valait mieux ne pas y penser. Nous ne risquions rien, pas avec Père pour veiller sur nous. De plus, qui irait se perdre dans un tel lieu, par un temps si maussade ? La pluie diluvienne devait rebuter même les plus affamées des créatures.

—  Hécate, donnez-moi votre revue, puisque vous ne l’utilisez pas.

La récrimination impérieuse de Thalie me ramena à la réalité. Je lui adressai un regard consterné.

—  La route est trop cahoteuse, répondis-je sans accéder à sa demande. Si vous lisez, vous nous ferez arrêter afin de soulager votre estomac, que vous savez pourtant fort fragile.

—  Père ! s’exclama-t-elle d’un ton gémissant. Hécate…

—  Hécate, pour une fois, fait preuve de bon sens, la rabroua notre géniteur. Nous accumulons déjà bien assez de retard à cause du temps. Un arrêt supplémentaire n’est pas envisageable.

—  Mais je m’ennuie, moi… se plaignit-elle encore.

—  Faites comme moi, proposai-je, regardez par la fenêtre.

Elle afficha une moue désappointée.

—  Il n’y a rien à observer, en dehors de ces maudits arbres. De plus, la pluie nous empêche de distinguer quoi que ce soit.

—  J’en conviens, répondis-je avec un sourire forcé, mais qui sait ? Peut-être qu’une biche sortira des fourrés.

—  Je n’ai que faire des biches. Je préfèrerais discuter des dernières robes à la mode avec Louise.

—  Toutes ces fanfreluches vont finir par vous atrophier la cervelle, lâchai-je.

—  Père ! couina-t-elle aussitôt. Les insinuations d’Hécate sont scandaleuses !

Je n’eus guère le loisir de protester. Notre géniteur me lança un regard glacial.

—  Vous vous sentez intelligente ? déclara-t-il d’un ton autoritaire. Hécate, vous devriez prendre l’exemple sur votre cadette et faire preuve de davantage de jugement. Il ne sied pas à une jeune femme de votre rang, fiancée de surcroît, de s’autoriser à négliger son apparence. Les dernières tendances vestimentaires devraient constituer l’une de vos principales préoccupations.

Je baissai la tête et répondis d’une petite voix :


—  Pardonnez-moi, Père.

—  Excusez-vous auprès de votre sœur, m’ordonna-t-il.

Devant mon mutisme, il rajouta :

—  Allez !

—  Je vous présente mes excuses, grommelai-je.

—  Je les accepte, répondit-elle, une lueur de triomphe au fond de ses pupilles. Mais je vous prierais de ne plus recommencer à l’avenir.

Je réprimai un soupir et retournai à ma contemplation du paysage. Thalie prenait plaisir, depuis son plus jeune âge, à m’attirer des ennuis auprès de nos parents. Son statut de benjamine générait chez eux une tendance déplorable à la gâter et à lui passer tous ses caprices. En revanche, ils se montraient très stricts avec moi. Ma sœur le savait, et elle en jouait.

Mon regard contempla sans la voir la vitre couverte de buée. Thalie recommençait déjà à se plaindre. Cette fois, elle s’en prenait au climat et à notre tailleur, qui, selon elle, n’avait pas anticipé la fraîcheur des Carpates. Comment l’aurait-il pu, puisque Père avait organisé le voyage dans la précipitation ? Etais-je donc seule à éprouver un minimum d’empathie pour ce pauvre homme, qui ne pouvait prévoir notre départ ni la précocité de l’hiver dans les montagnes ? Mère promettait déjà à Thalie de lui trouver des vêtements plus chauds dès notre prochaine escale et d’engager un nouveau tailleur une fois qu’ils seraient de retour en France. Père, quant à lui, restait silencieux. J’osais nourrir l’espoir qu’il n’approuvait pas un tel comportement. 

Le silence finit par retomber. Je jetai un rapide coup d’œil à ma sœur, curieuse de découvrir ce qu’elle avait pu trouver pour s’occuper. Elle avait retiré l’un de ses gants de velours et dessinait du bout du doigt de minuscules fleurs sur la buée. Ses ongles d’un ovale bien lisse, recouverts d’un vernis pâle, attirèrent mon attention. Une pointe de jalousie me transperça le cœur. Malgré les soins que Mère s’évertuait à m’offrir, je ne parvenais à m’empêcher de les ronger. Le bout de mes doigts en paraissait donc boudiné et disgracieux.

Une secousse me tira de mes pensées avec brutalité. Le carrosse tangua avec violence. Une exclamation m’échappa, couverte par le cri strident de Thalie. Un instant plus tard, le véhicule s’inclina sur la droite avec une série de grincements effrayants. Je tentai aussitôt de me retenir pour ne pas écraser ma sœur. Son pied vint prendre appui sur le mien alors qu’elle-même essayait de rester à sa place. La douleur, toutefois, fut masquée par l’inquiétude sourde qui commençait à m’étreindre.

           Il me fallut quelques instants pour comprendre que nous étions immobilisés. La respiration saccadée, je relevai un regard angoissé vers Père. Il s’était déjà redressé, la main sur le mousquet passé à sa ceinture. Ses yeux se posèrent un instant sur moi. Je le rassurai d’un signe de tête que j’étais surtout hébétée, mais pas blessée. Il se tourna ensuite vers Thalie, qui chouinait en cadence avec les suspensions du carrosse. Des larmes coulaient sur ses joues blanchies par la peur. Avec ses bouclettes poudrées qui tressautaient au rythme de la voiture, je la trouvais quelque peu ridicule. Un accès de pitié m’étreignit tout de même. Je la savais fragile, comme un petit oiseau élevé en cage. Une telle frayeur l’avait sans aucun doute bouleversée. Face à elle, Mère respirait de manière haletante. Son souffle sifflait et ses yeux papillonnaient entre ma sœur, Père et moi. Elle ne semblait pas blessée. Juste affolée.

—  Tout va bien ?

La voix posée de Père me rassura. Mère secoua la tête. Je devinai que la terreur lui nouait la gorge au point qu’il lui soit difficile de parler. Thalie, en revanche, nous assaillit de nouvelles jérémiades :

—  Hécate m’a marché sur le pied…

—  Elle n’aura pas fait exprès, au vu des cahots que nous venons d’endurer.

Il ne s’embarrassa pas d’autres commentaires. Ses yeux furetaient à la recherche de quelque chose dehors.

—  Que se passe-t-il, demandai-je. Pourquoi sommes-nous arrêtés ?

—  Je l’ignore, me répondit-il. Ne bougez pas. Je vais voir.

Il m’adressa un regard pénétrant.

—  Au moindre signe de danger, je compte sur vous pour protéger Thalie, me dit-il.

Je hochai la tête, la respiration soudain laborieuse. Ma main glissa jusqu’à la broche qu’il m’avait offerte pour mon seizième anniversaire. Je ne souhaitais pas m’en servir, mais je savais que je n’aurais guère le choix si la situation le nécessitait.

Père ouvrit la portière d’un geste prudent, puis sauta dans la boue. Je refermai avec soin derrière lui. Mon cœur battait si fort que je sentais le sang pulser dans mes oreilles. La respiration sifflante de Thalie me parvenait, mêlée à celle de Mère. Toutes deux devaient s’être blotties l’une contre l’autre en une tentative vaine de se rassurer. Pour ma part, je préférais scruter la forêt par la fenêtre. Des éclats de voix me parvenaient depuis l’avant du carrosse, bien que je ne distinguasse pas les mots, masqués par le fracas des gouttes sur le toit. Je reconnus celle, autoritaire, de Père, qui me parut courroucé. L’autre appartenait sans doute à Hippolyte, notre cocher. Je m’en sentis presque rassurée. Au moins, nous n'étions pas tombés dans un piège tendu par des bandits. Je ne pouvais cependant m’empêcher de surveiller l’accotement. Le rideau de pluie paraissait presque translucide en comparaison de la buée que j’essuyais de temps à autre. Les ténèbres noyaient le sous-bois. Je n’y distinguais pas grand-chose, mais mon imagination y dessinait toutes sortes de créatures plus ou moins amicales.

De longues minutes faisant croître tant et plus mon anxiété s’écoulèrent avant que l’ombre rassurante de Père ne revienne vers nous. Je rouvris la portière d’une main tremblante. Son regard furieux balaya l’intérieur du carrosse.

—  Le cocher s’est embourbé, fulmina-t-il. Il va vous falloir descendre le temps que nous dégagions le carrosse.

—  Comment ? s’indigna Thalie. La frayeur que nous venons de vivre n’est due qu’à l’incompétence de ce sot ?

—  Les conditions climatiques sont épouvantables, arguai-je pour le défendre. Il ne serait guère étonnant que la boue ait masqué les aspérités du chemin.

—  Je vous rappelle en outre que notre Hippolyte est habitué aux routes irréprochables de France, m’appuya Père.

—  Alors pourquoi l’avez-vous engagé ? tempêta-t-elle. Vous m’interdisez de lire sous prétexte que je puis tomber malade, mais nous nous retrouvons bloqués par sa faute ? J’exige que vous le renvoyiez à la prochaine escale !

Ses cris aigus se muèrent en gémissements larmoyants :

—  De plus, la pluie va ruiner ma coiffure et la boue salir ma robe. Sans parler du froid… Nous allons tous attraper la mort !

—  Thalie, la rabroua Père, vous vous plaindrez plus tard. Cet arrêt m’importune autant que vous, et vous savez que je ferai tout pour vous épargner un quelconque désagrément durant notre trajet. Nous n’avons cependant pas d’autre choix.

Ma sœur préféra poursuivre ses lamentations. Mère la serra dans ses bras pour la réconforter. Elle jeta un regard courroucé à son époux.

—  Allons, ton père ne souhaitait en rien t’offenser, n’est-ce pas, Artémas ?

—  Bien sûr que non, s’empressa-t-il de répondre. Je crains juste que nous ne restions trop longtemps immobiles dans cette contrée inhospitalière ou que nous ne puissions atteindre un autre village avant la tombée de la nuit. D’après mon ami Stanislas, les routes sont peu fréquentables le soir venu.

Thalie ne répondit rien, mais accepta toutefois de se lever. Une expression soulagée transparut un instant sur le visage de Père, qui nous précéda dehors. Mon cœur lui-même me parut plus léger alors que je me préparais à le suivre. Bien qu’elle obtempérât, ma sœur était contrariée. Elle resterait donc muette quelques temps.

La pluie, dehors, tombait avec bien plus de violence que ce que j’imaginais. Un cri surpris m’échappa lorsque les gouttes verglacées éclaboussèrent mon visage, puis mes vêtements. Mes pieds s’enfoncèrent dans une flaque de boue lorsque je quittai le marchepied. Mes bottes s’imbibèrent bien vite d’eau terreuse. Ma robe, dont l’ourlet se parait de taches brunes, ne me protégeait guère plus des torrents qui s’y déversaient.

Je n’avais pas atteint le sommet de l’accotement que j’étais déjà trempée et frissonnante. Le vent givré qui descendait des sommets me giflait de ses doigts froids et portait une odeur de gel. Mes orteils commencèrent à s’engourdir, de même que mes mains. A mes côtés, Thalie se plaignait que sa coiffure s’affaissait. Ses bouclettes humides lui donnaient en effet l’allure d’un komondor enrhumé. J’aurais ri, si je ne claquais pas autant des dents.

           Quelques pas derrière moi, Père lâcha un marmonnement soucieux. Un regard furtif m’apprit que ses vêtements dégoulinaient d’eau au point de davantage pendre sur lui plutôt que de le couvrir. Son expression s’efforçait de paraître neutre ; la pâleur de sa peau, pourtant, trahissait son malaise. Ses sourcils froncés témoignaient quant à eux de son agacement. Je le comprenais sans peine : outre la quasi-certitude pour nous, et plus particulièrement Thalie, de contracter une pneumonie, il devait, comme moi, songer aux êtres qui peuplaient la forêt. Pour le moment, je n’avais rien distingué d’autre qu’un lièvre effarouché. Je devinais cependant à la façon dont il m’avait demandé de veiller sur ma sœur qu’il redoutait de bien pires créatures. Même sans rien connaître à la région, je me doutais que des bois si touffus abritaient sans aucun doute des loups, peut-être même des ours. Et il me paraissait presque naturel que des bandits eussent élu domicile dans les fourrés, quelque part, guère très loin de la route.

           Père nous aida à passer le petit ruisseau qui courait le long de la voie puis à escalader l’accotement sur un ou deux mètres afin de gagner le couvert des arbres. Sous nos pieds, le flanc de la montagne sembla s’animer d’une volonté propre. La terre détrempée émettait de légers couinements affamés, sa surface mouvante se dérobait sous nos pas et il nous fallait lutter contre ses doigts gluants pour ne pas rester embourbés.

           Je m’arrêtai vite au pied d’un vieux chêne noueux, aux branches affaissées par le poids des gouttes. Les rares feuilles encore agrippées aux rameaux crachaient de longs filets d’eau, eux-mêmes arrachés par la poigne du vent. Les seuls arbres au feuillage assez dense pour contenir les torrents glacés tombés du ciel se trouvaient bien plus en hauteur, derrière une épaisse muraille de fougères et de buissons. Il nous fallait nous contenter des premiers, victimes, comme nous, de la colère des éléments.

           Le cœur palpitant après l’effort que constituait cette ascension chaotique, je jetai un regard derrière moi. Père tenait la main de Thalie pour l’aider à se stabiliser sur un petit rocher, au pied d’un hêtre à l’agonie. Plus loin, Hippolyte tentait tant bien que mal de glisser une planche sous la roue bloquée de notre carrosse. Le pauvre homme faisait peine à voir tant il paraissait détrempé et frigorifié. Une vague d’empathie me submergea. Quelle abnégation possédait-il d’affronter ainsi la colère des éléments pour nous mener jusqu’à notre destination ! Je me jurai de le remercier lorsque nous arriverions. Malgré le temps épouvantable, Père jugerait comme d’habitude qu’il ne faisait que son travail et ne lui offrirait aucun remerciement. Thalie, quant à elle, s’arrangerait sans doute pour le faire renvoyer ou punir d’une manière ou d’une autre. Je l’entendais d’ailleurs se plaindre et répéter sans cesse qu’elle trouvait inadmissible de gâcher ainsi son teint à cause, selon elle, de l’incompétence de notre cocher. Mère lui promettait déjà de retenir ses gages si sa précieuse petite fille venait à tomber malade. Le dégoût me donna la nausée. Ni l’une ni l’autre ne semblaient songer un instant que seul un miracle nous tenait éloignés des ornières et autres pièges dispersés sur les routes à peine tassées de Transylvanie.

           Mon regard se posa sur les seuls êtres à peu près impassibles face au retard que nous accumulions. Nos chevaux, en effet, patientaient, l’encolure arrondie et l’écume aux lèvres, que nous repartions. De la fumée s’élevait de leurs corps échauffés par l’effort. J’avais toujours ressenti de l’admiration pour ces puissants animaux capables de tirer nos voitures et de nous porter ; à les voir ainsi, calmes mais épuisés par l’effort surhumain que représentait notre périple dans les montagnes, un élan de pitié me traversa. Eux aussi supportaient pluie et vent verglaçants depuis que nous avions quitté l’auberge, le matin même. Personne, cependant, ne s’inquiétait pour eux.

           Accrochée à mon chêne, j’offrais une proie facile aux rafales gémissantes qui virevoltaient autour de nous dans un concert de rires tempétueux. Leurs doigts agiles agrippaient le fin tissu de ma robe avec une telle force qu’elles menaçaient de m’emporter avec elles dans les cieux, tandis que mes longues mèches blondes ne cessaient de fouetter mon visage. Mes mains, en écho à mes claquements de dents incontrôlables, s’engourdissaient toujours plus. Des frissons irrépressibles me parcouraient en une vaine tentative de me préserver du froid. Je jetai un œil au bas du talus. Le petit ruisseau, difficile à enjamber pour grimper, serait simple à esquiver d’un saut en descendant. L’arbre ne m’offrait aucune protection contre la pluie. Marcher, en revanche, me permettrait de me réchauffer au moins un peu.

           Il ne me fallut qu’une fraction de seconde pour me laisser glisser le long de l’accotement. Le terrain mouvant m’offrit assez d’élan pour me permettre de franchir sans encombre la gouttière gargouillante. Je me réceptionnai de l’autre côté avec aisance. Un sourire amusé étira mes lèvres un court instant. Mes nombreuses escapades avec Hyacinthe, mon frère aîné, m’avaient offert l’entraînement nécessaire pour réussir mon exploit sans tacher davantage mes vêtements ni me tordre la cheville.

           Mon attention se tourna un instant sur Mère et Thalie. Ni l’une ni l’autre ne m’avaient vue, trop absorbées par leur transe hypothermique. Mon regard se porta ensuite sur Père, penché aux côtés du cocher sur le carrosse qu’ils s’efforçaient de dégager. Lui non plus ne me prêtait aucune attention. Parfait. Aucun d’eux ne me feraient la moindre remarque.

           Une fois rassurée, je me redressai et m’approchai d’un pas rapide des chevaux. Les quatre animaux tournèrent la tête dans ma direction lorsqu’ils comprirent que je les rejoignais. Leurs yeux d’un noir profond me scrutèrent avec bienveillance. Une fois à la hauteur du premier, je tendis ma main vers lui. Il étira aussitôt son nez vers moi. Son souffle brûlant me provoqua d’agréables fourmillements dans les doigts. Je glissai mon autre main sur son encolure, trempée mais chaude. Je posai ensuite mon front contre son chanfrein. Il renâcla doucement, signe qu’il appréciait mon attention.

           Comme pris d’une soudaine jalousie, les trois autres piaffèrent, ce qui me fit rire. Je passai alors de l’un à l’autre pour leur offrir les caresses qu’ils me réclamaient. Leur présence me permit d’oublier un instant celle, moins réjouissante, de Thalie et de Mère, ainsi que l’homme qui m’attendait au bout du voyage, quelque part au-delà des Carpates. Malgré les conditions abominables de ce voyage, je retombai un instant dans l’insouciance de mon enfance. Le rire franc de mon frère me revint, presque aussi net que ce jour où il m’avait entraînée à l’insu de nos parents dans une folle chevauchée à travers la campagne enneigée.

           Hyacinthe… son simple nom me procurait la chaleur et le courage qui me faisaient défaut pour affronter les décisions de nos parents. Père attribuait notre complicité à notre faible différence d’âge – tout juste un an. D’aussi loin que ma mémoire pût m’emmener, il m’avait toujours encouragée dans mes tentatives de découverte du monde. Il me poussait aussi, parfois, à le seconder dans ses bêtises, qui ne manquaient pas de nous attirer les foudres de Père. Avec le temps, cependant, nous nous étions assagis. Cela n’avait guère empêché Père de l’envoyer, l’année dernière, dans une prestigieuse institution militaire où il devait faire ses classes pour y apprendre les arts de la guerre. Depuis, nous ne cessions de correspondre par courrier. Il me relatait ses cours, son ennui, ses rêves de gloire et d’immenses espaces inexplorés à l’autre bout du monde. Je lui répondais par le récit de ma vie fade sans lui, lui contais les caprices de Thalie, lui écrivais tout le soutien que je voulais lui apporter. Nos missives, cependant, portaient toutes la mélancolie qui nous habitait l’un et l’autre.

           Dieu, que j’aurais aimé sentir sa présence à mes côtés durant ce voyage qui s’apparentait pour moi à un exil… il aurait su, de ses sourires facétieux, rendre le trajet jusqu’aux portes de la Russie plus supportable. Jamais il ne se serait plaint. Jamais il n’aurait émis de critique envers Hippolyte. Au contraire, il se serait proposé pour l’aider à nous dégager. Il aurait même réussi l’exploit de tempérer l’humeur de Père.

           Un soupir profond m’échappa. A la place de mon frère adoré, je devais supporter Thalie et son caractère effroyable. Lui n’assisterait pas à mes noces. Et un affreux pressentiment me soufflait que nous ne nous reverrions jamais.

           La tristesse de ce constat me plongea dans une sorte de léthargie dont les chevaux eux-mêmes ne purent me sortir. Je m’éloignai finalement d’eux de quelques pas. Mon regard embrassa la route et ses environs. D’un côté, un précipice qui offrirait à quiconque y tomberait une mort atroce. De l’autre, une forêt dense où loups et autres bêtes sauvages rôdaient. Même si le temps n’eût été exécrable et m’ôtait toute envie de fugue, aucune échappatoire ne s’offrait à moi. J’étais condamnée à suivre ce destin que Père m’avait tracé, pour une vie dont je ne voulais pas, dans un pays hostile et lointain.

           Perdue dans mes pensées, je quittai le carrosse et laissai mes pas m’emmener plus loin sur le chemin. Thalie avait décidé de m’imiter ; la large traînée brune sur une bonne partie de sa robe témoignait cependant de son échec à descendre sur ses pieds. A moins qu’elle ne fût tombée sans volonté de retrouver la route, emportée par les mouvements de la terre détrempée. Ses bouclettes blondes d’ordinaire poudrées avec soin s’étaient muées en une masse brunâtre informe dans son cou. Sous la boue, son corset apparaissait par transparence. Sans son maquillage, emporté par la pluie, son visage me paraissait plus beau, plus naturel. En outre, sa peau d’une pâleur maladive dévoilait l’innocence d’une enfant perdue et frigorifiée. Toute l’animosité que je pouvais éprouver à son égard s’envola aussitôt. Certes, elle me menait souvent la vie dure. Elle n’en restait pas moins une fillette de onze ans, et ma sœur de surcroît.

Je la rejoignis en quelques pas. Elle qui, d’ordinaire, se montrait d’une rare arrogance me fixait en cet instant d’un regard vide, presque spectral. Parvenue à sa hauteur, je posai une main maladroite sur son bras. Je sentis aussitôt ses frissons irrépressibles me contaminer. Il lui fallut quelques instants pour réagir et tourner vers moi son visage bleui par le froid. Ses grands yeux délavés restèrent cependant accrochés à quelque songe lointain, si bien qu’elle me parut presque possédée.

—  Thalie, m’empressai-je de l’appeler dans l’espoir de la ramener au monde réel. Mon Dieu, Thalie, vous êtes glacée !

Inquiète pour sa santé, je m’empressai d’ôter mon manteau avant de le glisser autour de ses épaules. Ses mains se serrèrent par réflexe sur le vêtement pour le maintenir fermé. Je l’attirai contre moi, soucieuse. Sa réaction ne tarda pas :

—  J’ai mal à la tête, Hécate…

Pour une fois, sa plainte sonnait comme une véritable tourmente. Je ne la comprenais que trop bien : mon propre crâne s’engourdissait peu à peu sous les assauts du vent. Je la serrai dans mes bras et m’activai à lui frictionner le dos.

—  Nous allons bientôt remonter dans le carrosse, Thalie, lui assurai-je. Père se démène avec notre cocher pour le dégager. Nous pourrons repartir, et, je l’espère, vite trouver un endroit où passer la nuit.

—  Nous allons mourir…

Un sanglot déchira la fin de sa phrase. La panique me gagna. Pour une fois, elle ne simulait nulle émotion. Sa détresse était aussi réelle que la pneumonie qui nous guettait et s’immisçait dans mon esprit avec autant d’efficacité que le froid dans ma chair. Je sentais ma confiance en Père se déliter. Non pas que je ne crusse en ses intentions, car je le savais assez protecteur envers nous pour ne pas nous offrir ainsi en sacrifice aux éléments et aux bêtes sauvages, mais serait-il capable, face aux assauts de l’hiver, de nous protéger ? Surtout ici, dans les montagnes, si loin de notre terre natale ?

Je jetai un œil au carrosse. Je crus distinguer les quatre essieux à travers le rideau de pluie. Père venait d’ailleurs vers nous d’un pas résolu. Un fol espoir me gagna. Avait-il réussi ? Avait-il pu dégager notre voiture ?

—  Hécate, que faites-vous sans manteau ? m’interrogea-t-il. Vous allez tomber malade.

—  Thalie en avait davantage besoin que moi, répondis-je. Voyez, elle est gelée.

L’ombre d’un sourire empreint de fierté éclaira un instant son visage, vite remplacée par une mine soucieuse.

—  Votre dévouement envers votre sœur est honorable, me félicita-t-il. La pauvre, je n’avais pas remarqué à quel point elle était transie.

Sans autre regard pour moi, il entreprit de retirer sa veste pour la glisser sur les épaules de ma sœur. Il passa une main dans ses cheveux, puis saisit ses mains pour tenter de les réchauffer. Je me sentis quelque peu jalouse. Pourquoi établir un constat sur ma santé s’il se préoccupait davantage de celle de Thalie ? Je concevais bien sa fragilité ; après tout, j’avais remarqué la première à quel point elle grelottait. Cependant, j’aurais apprécié recevoir un peu de compassion. Que Père, au moins, me propose de récupérer mon manteau.

Indignée par le favoritisme évident de mes parents, je me dirigeai à nouveau vers le carrosse. Père ne remarquerait sans doute pas mon absence, occupé comme il était à soigner ma sœur. Il ne m’accorderait aucune attention tant que sa chère benjamine ne se serait pas un peu remise. Peut-être même l’autoriserait-il à remonter dans la voiture, à l’abri de la pluie, avant qu’ils n’aient terminé de la dégager.

D’ailleurs, auprès du véhicule, seul le cocher s’affairait, oublié par Père dès qu’il avait découvert la détresse de Thalie. Le pauvre homme, éreinté, soufflait comme un bœuf aux côtés de l’essieu bloqué. Sous la boue qui le maculait de la tête aux pieds, je devinais son teint livide. Personne ne semblait se préoccuper de sa santé, alors qu’il affrontait depuis plusieurs jours déjà les intempéries, seul, livré aux griffes mortelles de l’hiver. Lorsqu’il me remarqua, il m’adressa pourtant un sourire avenant, avant de me lancer d’un ton enjoué :

—  Ah, mademoiselle, J’ai réussi à passer une planche sous la roue. Honte à moi de vous faire une telle demande, mais pourriez-vous, s’il vous plaît, me venir en aide ? Rien de très salissant, ni physique, ajouta-t-il précipitamment. Il faudrait que vous fassiez avancer les chevaux juste assez pour que le carrosse sorte de l’ornière. Je resterai ici pour vérifier que la planche ne glisse pas jusqu’à la fin de l’opération. Vous verrez, ce n’est pas compliqué : vous vous asseyez au poste, vous dégagez le frein, puis vous faites claquer le fouet au-dessus de leur tête. Ils comprendront ce qu’ils ont à faire, vous verrez !  

J’hésitai un instant. Mon regard se porta sur Père, qui avait rejoint Mère avec Thalie. Il semblait ne même plus nous voir. Je pris aussitôt ma décision. Peu m’importaient les sermons dont il m’accablerait à coup sûr une fois le carrosse dégagé. Ma patience s’amenuisait à mesure que les bourdonnements de mon crâne s’amplifiaient. Malgré mes réticences à accepter ma future union avec un inconnu, je ne désirais qu’une chose : remonter dans notre voiture et gagner une auberge, où nous trouverions de la chaleur et où je pourrai enfin enfiler une robe sèche. Père pourrait bien comprendre cela, non ?

Je me tournai donc à nouveau vers notre cocher.

—  Très bien, concédai-je. Je ferai de mon mieux pour vous aider.

—  Merci mille fois, mademoiselle.

Je lui adressai un sourire encourageant, puis gagnai le poste de conduite à l’avant du carrosse. Alors que je m’apprêtais à escalader les marches pour me hisser sur le siège détrempé, les chevaux attirèrent mon attention : tous quatre piaffaient et laissaient échapper des couinements inquiets. Je les rejoignis, intriguée par leur comportement. Je ne possédais hélas pas les connaissances de Hyacinthe sur ces animaux fabuleux, mais je me souvenais toutefois de ses précieuses indications quant à leurs capacités sensorielles extraordinaires.

—  Hippolyte ? appelai-je.

—  Oui, mademoiselle ? Y aurait-il un problème ?

—  Les chevaux ont l’air nerveux.

Un instant plus tard, notre domestique se tenait auprès de moi, une main posée sur le chanfrein de l’un des animaux.

—  Tout doux, Tornade, lui souffla-t-il. Qu’est-ce que vous avez senti, tous les quatre ?

La réponse nous parvint une fraction de seconde plus tard, lorsqu’un grondement infernal résonna dans la montagne. D’un même geste, les quatre chevaux se dressèrent sur leurs postérieurs, les yeux exorbités par la panique. Hippolyte jura et me poussa sur le côté, loin des sabots qui menaçaient de s’abattre sur moi. Un cri surpris m’échappa. Père répondit par une exclamation que je ne compris pas, vite couverte par le hurlement épouvanté de Thalie.

—  Père, la montagne s’effondre !

Je tournai le regard dans la direction que pointait ma sœur. Mon souffle se coupa net lorsque je perçus, au-delà du rideau de pluie, la vague de boue et de neige mêlées en un courant chtonien qui déferlait depuis le sommet. Les arbres, arrachés par la puissance du flot terrestre, venaient grossir de leurs troncs gémissants ce fleuve dévastateur, précédé par le tambour pandémoniaque des rochers entraînés dans ce cortège mortel. Face à un tel déchaînement des éléments, nos misérables existences seraient balayées comme d’insignifiantes poussières.

Sous mes yeux révulsés, Père ordonna à Thalie de courir se réfugier plus loin sur la route. Il incita Mère à la suivre, mais elle se prit les pieds dans sa jupe et s’effondra dans la boue. Au même moment, Père croisa mon regard. Je lus dans ses yeux la certitude d’une mort imminente. Sa bouche s’ouvrit pour articuler deux mots que je ne pensais pas un jour l’entendre prononcer :

—  Courez, Hécate !

Son injonction me tira soudain de ma torpeur. Je m’élançai, plus vive qu’une biche traquée par un chasseur, sur les traces de ma sœur. Je la rejoignis sans peine et parvins même à l’attraper par le bras pour l’inciter à accélérer. Un instant plus tard, les chevaux nous dépassaient, Hippolyte juché sur le dos de l’un d’eux. Je croisai l’espace d’un instant son regard terrifié, puis il s’éloigna à toute allure. Au moins, songeai-je, il était sauvé.

Un coup d’œil en arrière m’apprit que la coulée se rapprochait. Nous étions hors de sa trajectoire, mais de trop peu pour ne pas risquer de recevoir de débris projetés par sa puissance dévastatrice. Sans réfléchir, je poussai Thalie sur le talus, derrière un épais tronc d’arbre. Je me jetai ensuite à terre à ses côtés, pile au moment où les premières langues destructrices s’abattaient sur la route, à quelques mètres de nous. Je sentis les mains de ma sœur se refermer avec force sur moi. Mon instinct me poussa à la serrer dans mes bras et à fermer les yeux. Quoi qu’il se passât, nous ne pouvions plus faire qu’une chose. Prier pour notre salut.


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