Prince des Ténèbres

Chapitre 2 : Nox terroris

6032 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/03/2023 21:51

           Nous restâmes, Thalie et moi, blotties l’une contre l’autre, à écouter, impuissantes, le passage dévastateur de la coulée de boue. Ma sœur tremblait, le corps secoué de sanglots irrépressibles. Ma propre respiration, saccadée, peinait à remplir mes poumons. Nos souffles sifflants se perdaient cependant dans le vacarme assourdissant des rochers et des arbres emportés par l’eau et la terre mêlées en une course effrénée vers la vallée.

           Peu à peu cependant, le tumulte infernal décrut jusqu’à s’éteindre tout à fait. Un silence sépulcral s’abattit sur nous, plus oppressant que le tonnerre terrestre qui résonnait encore un instant plus tôt. Même la pluie s’était tue. Je n’osais respirer tant le calme me terrifiait. Seule un sifflement léger, généré par mes poumons comprimés, s’échappait de ma gorge nouée. Thalie, dans mes bras, ne frissonnait même plus. Le temps lui-même paraissait suspendu, englué dans la naphte d’une infâme éternité angoissante.

           Cette étrange bulle léthargique nous entoura de longues minutes, jusqu’à ce qu’un gémissement n’échappât à ma cadette.

— Hé… cate ?

Sa voix, à peine audible, me parut lourde, lointaine. Je resserrai aussitôt mon étreinte.

— C’est… c’est fini, je crois.

Je n’avais guère parlé plus fort. Les sons peinaient à franchir la barrière de mes lèvres, à moins que mon ouïe ne fût détériorée par le vacarme qui nous avait, plus tôt, assourdies. Thalie se redressa un peu. Son visage m’apparut d’une pâleur presque spectrale.

— Hécate, où sont Père et Mère ?

Je sentis dans son hésitation et ses mots chuchotés qu’elle appréhendait ma réponse. Je parcourus la forêt des yeux, par-dessus sa tête. Rien. Pas la moindre étoffe colorée, pas la plus petite ombre du costume impeccable de Père. Les arbres hiératiques ne nous apportaient qu’un silence assourdissant, une solitude trop tangible.

— Je ne sais pas.

Thalie frémit.

— Vous pensez qu’ils…

Je plaquai la main sur sa bouche. Elle couina de surprise. Pour une fois, cependant, elle ne me reprocha pas mon geste quelque peu déplacé. Sur ses traits, je lisais qu’elle aussi, en son for intérieur, espérait les retrouver. Que la tragédie qui s’était jouée à quelques pas de nous les avait épargnés.

Une fois encore, nous plongeâmes dans un mutisme renforcé par l’absence totale de bruit autour de nous. Ni craquement de branche, ni gémissements de vent, ni clapotis de pluie ne nous parvenaient, comme si la nature elle-même portait notre deuil. Ce constat m’arracha un frisson.

N’y tenant plus, je finis toutefois par me relever. Mon dos, comme mes épaules, me faisaient souffrir par leur raideur extrême. Je remarquai aussi que mes jambes flageolaient. Thalie s’agrippa à moi, le regard implorant :

— Hécate, que faites-vous ? Ne me laissez pas seule, s’il vous plaît…

Je la rassurai d’un sourire – ou plutôt, d’une grimace crispée.

— Je ne vais pas loin. Je veux juste voir si… où sont Père et Mère.

— Alors je reste avec vous.

Sa main serra la mienne assez fort pour me comprimer les os. Elle poursuivit, la voix tremblotante :

— Je… j’ai peur, Hécate… peur que vous ne disparaissiez aussi, ou… ou que quelque chose ne sorte de la forêt…

Un sanglot ponctua son aveu. Je serrai ses doigts avec douceur.

— Moi aussi, lui confiai-je dans un souffle. J’ai peur.

Verbaliser ce ressenti me coupa la respiration. Je ne pus retenir les quelques larmes qui vinrent brouiller mon champ de vision. Je m’efforçai toutefois de les cacher afin de ne pas affoler ma sœur.

— Nous devons cependant rester fortes, Thalie. Peut-être Père et Mère sont-ils coincés et juste assommés. Il faut que j’aille vérifier.

— Laissez-moi venir avec vous ! implora-t-elle.

Je comprenais sans peine ses craintes. Je savais également qu’elle serait traumatisée à jamais si elle venait à découvrir une scène macabre comme celle qui, je le pressentais, nous attendait à quelques mètres de notre refuge. Je ne pouvais lui infliger un tel supplice. Je tentai donc de lui expliquer mes motivations :

— Thalie, commençai-je d’une voix douce, ce qui nous attend là-bas…

Un soupir m’échappa.

— Je crains le pire, Thalie. Si Père et Mère sont encore parmi nous, rien ne nous assure, pour l’instant, qu’ils soient indemnes. Je préfère vérifier et vous appeler si tout va bien plutôt que de vous exposer à quelque chose qui pourrait vous heurter.

Alors que je m’apprêtais à subir l’une de ses crises, ma cadette se contenta d’un hochement de tête sec et rapide. Je crus rêver lorsqu’elle m’annonça :

— Très bien. Mais promettez-moi de vite revenir.

J’obtempérai aussitôt :

— C’est promis. Je me dépêche.

Après une dernière étreinte, ma sœur me lâcha avec, je le devinais à ses gestes récalcitrants et son regard inquiet, une forte appréhension. Ce même sentiment me noua le ventre lorsque je lui tournai le dos pour gagner la route, située à moins de deux mètres de notre refuge. J’y distinguais déjà, sans trop de peine, de petits rochers projetés par le passage de la coulée. Un frémissement me parcourut. Mes jambes flageolantes me soutenaient à peine, ce qui rendait ma progression bancale. Je dus me retenir à un arbre, le cœur battant la chamade, la respiration tout juste suffisante pour alimenter mes muscles endoloris par le froid.

Une bonne minute me fut nécessaire pour rassembler le peu de courage que je possédais et tourner la tête en direction de feu notre carrosse. Désormais, seul un tas informe de boue et d’éclats de bois occupait le chemin. Rien ne laissait deviner qu’une voie carrossable s’y était trouvée. Ma gorge se serra à la vue de cette dévastation. Mes genoux faillirent me lâcher. Un sanglot monta en moi. Impossible que qui que ce fût ait survécu à une telle horreur.

— Hécate ?

La voix inquiète de Thalie me parut lointaine, à peine audible à travers le tourbillon infernal de mes pensées. Malgré l’évidence funeste qui s’imposait sous mes yeux, je refusais d’y croire. Je refusais d’admettre que Père et Mère nous avaient laissées seules dans un environnement si hostile pour rejoindre les anges. Après tout, si nous avions échappé à la coulée, peut-être avaient-ils pu, eux aussi, trouver un refuge de fortune quelque part ?

Mes pieds s’avancèrent par pur automatisme sur le reste de la route. La main de Thalie se referma sur ma manche. Je tournai la tête pour rencontrer ses iris porteurs d’une lueur terrifiée.

— Hécate, souffla-t-elle.

— Restez ici, Thalie. Je… je vais voir si… s’il reste quelqu’un.

Elle acquiesça d’un discret signe de tête et me relâcha. Son regard, en revanche, s’accrochait à mon dos. L’une pour l’autre, nous symbolins les vestiges d’une ancienne vie insouciante dans les tourments de notre naufrage. Je me sentais flotter comme dans un rêve, la tête bourdonnante du silence assourdissant qui nous entourait. La terre chuintait sous mes chaussures et menaçait de me les arracher. A mesure que je m’éloignais de Thalie, la couche de terre détrempée s’épaississait au point qu’il me fut bientôt impossible de progresser davantage, du moins avec ma robe. Je scrutais avec attention la moindre parcelle autour de moi, à la recherche d’un mouvement, d’un son, d’un signe quelconque que Père et Mère eussent survécu. Rien, cependant, ne venait troubler le sombre tableau auquel nous nous accrochions.

Prise de désespoir, je tentai d’appeler. Ma voix me parut affreusement étouffée par les sanglots que je retenais et l’angoisse qui me nouait la gorge. Je m’efforçai de crier plus fort. En vain. Mes cordes vocales restaient serrées, incapables de répondre à mes injonctions. Seuls des gémissements tout juste audibles s’échappaient de mes lèvres.

Alors que je me battais avec mon propre corps pour réussir à me faire entendre, mes plus grandes peurs m’assommèrent d’une vision cauchemardesque. Un gant de fourrure couvert de boue, à moitié dissimulé sous une branche épaisse. Mon cœur s’emballa. Ma voix, soudain, me revint, plus claire et aigüe que jamais :

— Mère !

Malgré l’épaisse couche de glaise glissante qui tentait de m’engloutir un peu plus franchement à chacun de mes pas, je m’élançai, prise d’un espoir fou. Les cris de Thalie me parvinrent sans que je ne distinguasse le moindre mot. Mon cerveau se concentrait sur la minuscule tache brunâtre, sous laquelle se dessinèrent bien vite des poils blanchâtres. Je remarquai également, avec un effroi teinté de joie, la forme rebondie du vêtement.

Parvenue à sa hauteur, je m’empressai, à grands renforts de cris, de dégager la main et d’atteindre, peut-être, le corps de Mère. Un hurlement perçant m’échappa cependant très vite, lorsque mes doigts effleurèrent une surface blanche et solide teinté d’un écœurant mélange écarlate et brun. Horrifiée, je me reculai si prestement que j’en tombai à la renverse. Un instant, je crus que la terre refermerait ses mâchoires infâmes sur moi à jamais. Je me relevai en vitesse, tremblante de terreur et d’appréhension. Des sanglots incontrôlables soulevèrent ma poitrine.

Un nouvel examen – plus prudent, cette fois – me permit de remarquer l’angle étrange formé par le coude. Je réprimai une nausée. L’esquille d’ivoire qui en ressortait ne laissait aucun doute quant à sa véritable nature. Un os. Brisé. Je fermai les yeux un instant, adressai une prière silencieuse à Dieu, persuadée de vivre un véritable cauchemar. Mes paupières se rouvrirent ensuite, une fois ma respiration un peu apaisée. Je scrutai la zone autour du bras à la recherche du plus petit signe de vie. Aucun mouvement, aucun son ne me parvinrent.

Des larmes embuèrent alors mon champ de vision. Le froid fantomatique de l’os me brûlait presque la pulpe des doigts alors que la réalité me rattrapait et me paralysait. Mère s’était éteinte dans d’atroces souffrances, malgré la présence de Père à ses côtés. Car jamais il ne l’aurait laissée seule, je le savais. Son corps devait se trouver quelque part non loin, recouvert de boue et de débris. Peut-être même l’avais-je piétiné sans le remarquer…

— Hécate ?

La voix chargée d’anxiété de Thalie me ramena un court instant à la réalité. Je pivotai pour découvrir ma sœur derrière moi, enfoncée dans la glaise jusqu’aux genoux, incapable d’avancer davantage. Je la rejoignis. Durant tout mon trajet, elle me harcela d’une unique question, dressée sur la pointe des pieds, les paupières plissées dans l’espoir d’apercevoir l’origine de mon malaise derrière moi.

— Hécate, qu’avez-vous trouvé ?

Parvenue à sa hauteur, je posai ma main sur ses yeux pour l’empêcher d’identifier ma funeste découverte.

— Ne regardez pas, Thalie, parvins-je à articuler.

Elle parut aussitôt comprendre. Ses yeux s’humectèrent. Ses bras frêles m’agrippèrent. Blotties l’une contre l’autre, transies de froid et de peur, nous nous laissâmes aller à exprimer notre tristesse. Nous étions seules, désormais, deux orphelines perdues dans un monde auquel elles n’appartenaient pas.

Pleurer ne soulagea cependant guère les blessures de mon cœur. La peine se teintait d’angoisse tandis que d’obscures pensées m’embrumaient le cerveau. Je sentais contre moi la chaleur écrasante de Thalie, qui comprimait mon estomac d’un poids nouveau. A présent, sa vie ne dépendait que de moi. Cette idée me pétrifiait presque autant que la vision du corps désarticulé de Mère. Je ne me sentais pas de taille à la protéger, surtout dans de telles contrées inhospitalières, aux portes de l’hiver. J’ignorais où aller, à quelle distance se trouvait le village le plus proche, comment et à qui demander de l’aide. Après tout, Père ne nous avait jamais enseigné les langues locales. Je ne savais pas me battre malgré mes quelques bagarres avec mes frères. Oh, Dieu, pourquoi un tel châtiment ? Qu’avions-nous fait pour mériter une telle punition ? Nous allions mourir à notre tour, dans ces montagnes maudites !

Sans doute Thalie songeait-elle aux mêmes horreurs que moi, car sa respiration erratique secouait son corps de spasmes et sifflait dans sa gorge. D’affreux gémissements de désespoir lui échappaient entre deux sanglots. Parmi le flot inarticulé de mots qu’elle prononçait, je perçus avec netteté une phrase récurrente :

— N… nous al… allons… mourir…

Bien que je partageasse cette pensée, je ne pouvais la laisser sombrer dans la panique. Même si je me sentais incapable de la ramener chez nous, en France, je devais me ressaisir. Elle avait besoin de quelqu’un d’assez fort pour la guider et la sauver. Je devais remplir ce rôle, désormais. Au moins jusqu’à trouver quelqu’un de plus apte à nous ramener chez nous.

Malgré l’amertume de la tristesse, je m’efforçai d’assécher mes pleurs. Je caressai ensuite d’une main tremblante les cheveux de ma sœur.

— Calmez-vous, Thalie. Nous… Je vais faire mon possible pour nous sortir de cette situation, je vous le promets.

Elle se dégagea soudain de mes bras. Son geste fut si violent que je m’en trouvai déséquilibrée. Interloquée, je relevai les yeux vers elle. Ses paupières gonflées entouraient deux gouffres de haine pure. Elle vociféra, le doigt pointé vers moi :

— C’est votre faute, tout ça, Hécate ! Si vous n’existiez pas, jamais Père ne nous aurait emmenées ici ! Jamais il n’y aurait eu cet accident ! Je vous déteste, Hécate ! Je vous déteste !

Sa voix avait vite grimpé dans les aigus. Son hystérie me frappa de plein fouet. Je ne savais que dire pour l’apaiser. Elle poursuivit son monologue, insistant sur tous mes torts, à l’origine selon elle de ce mariage arrangé et de la décision de Père de partir si précipitamment à l’autre bout de l’Europe.

— Arrêtez un peu, Thalie ! la coupai-je, piquée au vif. Je n’ai jamais rien demandé, moi !

Son poing cogna mon bras.

— Vous l’avez cherché ! Sans votre fichu caractère…

— Ça suffit !

Ma sœur se tut, aussi étonnée que moi par mon cri si perçant que ma gorge m’en brûlait. Je m’empressai de poursuivre, à la fois furieuse et blessée :

— Vous pouvez m’accuser de tous les maux de la Terre, je ne suis en rien responsable de cet accident. Dieu souhaite sans doute nous mettre à l’épreuve, ou peut-être était-Il en désaccord avec les choix de Père. Je ne veux pas le savoir. Pour le moment, nous n’avons d’autre alternative que de Lui faire confiance et de nous unir pour retrouver notre chemin. Vous me ferez un procès lorsque nous serons toutes deux devant Lui si vous le souhaitez, mais, tant que nous ne sommes pas mortes, je vous interdis de vous plaindre de quoi que ce soit.

Je m’arrêtai le temps de prendre une profonde inspiration. Thalie resta silencieuse. Je repris donc, d’un ton un peu plus calme :

— Père m’a demandé de veiller sur vous. En sa mémoire, je vous en prie, Thalie, laissez-moi accéder à sa dernière volonté.

Ma voix se brisa sur ces derniers mots. Ma sœur se jeta dans mes bras, à nouveau secouée de pleurs irrépressibles. Je la serrai contre moi, en proie à la même faiblesse.

— Je vous demande pardon, Hécate… couina-t-elle. C’est… c’est si… j’ai mal… et peur…

Je la rassurai aussitôt :

— Je comprends tout à fait. Cette situation… Vous ne devriez pas avoir à ressentir de telles émotions.

Je la sentis acquiescer contre mon cou. Je caressai à nouveau ses cheveux.

— Je vous présente mes excuses pour avoir crié, poursuivis-je.

Seuls ses reniflements me répondirent. Je fermai les yeux et inspirai son parfum, rassurée par l’attachement qu’elle me montrait malgré sa saute d’humeur. Elle me faisait confiance, je le sentais. Elle savait que nous avions besoin l’une de l’autre pour nous tirer de cette mauvaise passe. Que nous ne pouvions compter que sur nous-mêmes.

Notre étreinte dura de longues minutes et nous apaisa l’une comme l’autre. Je finis par me détacher d’elle, prise d’un soudain sentiment d’urgence. La pluie s’était remise à tomber, fine et légère, mais les bourrasques qui l’accompagnaient portaient une odeur de gel sans équivoque. Si nous ne nous dépêchions pas, nous risquions de passer la nuit aux prises avec les éléments, et donc de mourir de froid.

— Nous devons nous mettre en route, Thalie, déclarai-je avec douceur.

Elle hocha doucement la tête.

— Je vous suis. Par où allons-nous ?

Je lui pris la main et l’entraînai à ma suite hors des vestiges de la coulée.

— Nous ferions mieux de suivre la route. Au moins, nous sommes sûres de rencontrer un village.

— Mais et les bandits ?

Je haussai les épaules.

— Je doute que, couvertes de boue comme nous sommes, qui que ce soit s’intéresse à nous.

— Vous le pensez sincèrement ?

— Bien sûr.

Le silence retomba entre nous. Nous pataugeâmes dans les sédiments sur les quelques mètres restants, puis retrouvâmes la route, plus praticable. Après un dernier regard derrière nous, nous nous engageâmes plus avant sur le chemin, vers l’inconnu. La forêt, aussitôt, me parut bien plus terrifiante que lorsque nous jouissions de la protection du carrosse. Le clapotis des gouttes sur les feuilles et le sol sonnait comme autant de pattes minuscules d’araignées en mouvement. Les arbres craquaient sous la plus petite brise, offrant au vent leurs lamentations sataniques. Dans les fourrés, le moindre bruissement nous laissait aux aguets, à la recherche des créatures dissimulées derrière les hautes fougères et les arbrisseaux. Chaque trou dans l’écorce des arbres, chaque minuscule interstice entre les feuilles des fougères paraissait nous épier. Thalie serrait mes doigts avec une force que je ne lui connaissais pas. Un coup d’œil rapide m’apprit qu’elle sondait les alentours avec inquiétude, le visage blême et le souffle court. Au premier craquement sec dans les sous-bois, elle se colla contre moi et ne me quitta plus.

Je ne me sentais guère plus rassurée. Un millier d’yeux invisibles paraissaient nous observer. De plus, l’étrange torpeur dans laquelle me plongeait le froid m’angoissait plus que de raison. Je craignais en effet de ne pas savoir réagir assez vite en cas de danger. Même la présence de ma broche, dotée d’une minuscule lame affûtée, ne suffisait à me rassurer. Je réalisai soudain que je ne m’en étais jamais servie. Père ne m’avait jamais expliqué comment l’utiliser, comme si son maniement devait m’être naturel. Hyacinthe, en revanche, m’avait appris comment la tenir et même où frapper pour blesser de potentiels agresseurs, mais ses enseignements s’étaient toujours déroulés dans le plus grand secret, de sorte qu’il n’avait jamais pu m’offrir de meilleur entraînement que des simulations sur lui-même, avec des morceaux de bois en guise d’armes. De plus, aurais-je la force de blesser, voire de tuer, un inconnu, aussi belliqueux soit-il ? Je n’en étais pas bien certaine.

Le reste de la journée s’écoula avec une lenteur infernale. La pluie ne s’arrêta plus, tantôt violente averse, tantôt faible bruine. Nos vêtements trempés pesaient donc lourd sur nos frêles épaules et nous gelaient les os. Le vent non plus ne cessait de nous tourmenter ; les bourrasques s’engouffraient sous nos jupons et griffaient nos cheveux. Bientôt, une violente migraine m’assaillit, nourrie de leurs rires sadiques et des menaces latentes que me sussurait la forêt. A mes côtés, Thalie s’était murée dans un silence léthargique inhabituel. Je me surpris à regretter ses récriminations exigeantes et ses remarques persifleuses. Elle me paraissait presque possédée, à avancer d’une démarche automatique, la main crispée sur la mienne. Même son regard, pourtant d’ordinaire très expressif, s’éteignait un peu plus à chaque instant. Comme si la mort de Père et Mère l’avait emportée, elle aussi.

Nos rares pauses restèrent vite les seuls moments où elle reprenait un peu vie. Nous trouvions un rocher où nous asseoir, et elle se blottissait contre moi, frissonnante. A chaque fois, je la serrais dans mes bras. A chaque fois, nous finissions par sangloter quelques instants avant de reprendre notre route, un peu plus désespérées de voir notre calvaire se poursuivre si longtemps. Une seule bonne chose semblait venir égayer notre malheur : la route descendait. Plus nous perdions en altitude, plus le vent s’épuisait. La température me parut même remonter.

Le soir nous baigna bientôt de sa lumière déclinante et apporta un froid plus vif que jamais. Thalie parut enfin revenir à elle lorsqu’elle trébucha sur une pierre dissimulée par le crépuscule. Un gémissement lui échappa, vite suivi de larmes.

— Nous n’y arriverons jamais, Hécate…

Je m’efforçai de la rassurer de mon mieux, davantage par automatisme que par réelle conviction :

— Si nous trouvons une grotte où passer la nuit, nous pourrions nous y reposer. Il nous suffira de repartir demain matin.

— Mais jamais nous ne survivrons ! s’écria-t-elle soudain. Le froid aura raison de nous avant l’aube ! Peut-être même la faim ou la soif nous emporteront-elles aussi, d’ailleurs !

— Thalie, arrêtez un peu, la rabrouai-je. Je sais bien que les conditions sont difficiles, je vis la même chose que vous. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, j’essaie de nous sortir de ce mauvais pas. Je ne peux guère remplir votre estomac, mais, avec toute cette pluie, ne me dites pas que vous ne pouvez boire ! Il vous suffit de tordre vos cheveux pour récupérer un peu d’eau !

— Et risquer de les abîmer ? railla-t-elle.

— Navrée de devoir ainsi vous ramener à la réalité, mais…

Des mouvements dans les fourrés tuèrent les mots sur mes lèvres. Thalie se réfugia aussitôt derrière moi avec un cri semblable à celui d’une souris effrayée. Je pivotai avec lenteur, le souffle coupé, pour faire face à la créature qui allait, d’un instant à l’autre, sortir des sous-bois. Je crispai les doigts si forts sur ma broche que j’en ressentis une douleur lancinante. Ma sœur, quant à elle, serrait les pans de ma robe au point de presque arracher le tissu détrempé. Ses tremblements me contaminaient, m’auraient empêchée – si je l’avais souhaité – de réaliser le moindre geste. Comme elle, j’étais pétrifiée, à guetter derrière le rideau de plantes agonisantes la sombre silhouette qui ne tarderait pas à se dévoiler. Déjà, je percevais un souffle puissant, le fracas de branches piétinées, le martèlement sourd de quatre pieds solides.

Le silence retomba un instant lorsque la créature s’immobilisa. Le son familier d’un ébrouement me parvint, vite suivi d’un nouveau piétinement. Je reculai de quelques pas. Thalie m’imita. L’éclat d’un œil luisant m’apparut un court instant, dissimulé derrière une masse de poils – ou de cheveux – d’un noir profond. Cette chose était imposante. Mon cœur accéléra. S’il s’agissait d’un loup, d’un ours ou de quelque démon, jamais nous ne réussirions à nous enfuir. Tétanisée, j’adressai une prière silencieuse à Dieu, implorant sa pitié et sa protection. Au moins pour Thalie.

La barrière végétale s’écarta alors sous un immense poitrail d’un noir de jais, luisant d’humidité et aussi fumant qu’une cheminée en plein hiver. Deux jambes sombres détrempées, terminées chacune par un large sabot lui-même recouvert de fanons crasseux émergèrent des fougères. Un museau se dessina lui aussi, surplombé d’un chanfrein auquel collait un long toupet. Les deux oreilles de l’animal, pointées dans notre direction, précédaient une encolure haute, à la crinière opulente. Le reste du corps se matérialisa depuis les ténèbres, véritable apparition tangible de l’obscurité crépusculaire.

Dès l’instant où la tête du cheval était sortie de l’ombre, un rire soulagé m’avait échappé. Son port de tête si noble et son regard doux m’étaient familiers. Lui aussi devait me reconnaître, car il émit une sorte de petit hennissement avant de trottiner dans notre direction. Je le rejoignis, heureuse de trouver dans cette forêt hostile une âme amicale.

Sa lourde tête se logea au creux de mes bras. Je posai mon front contre le sien, apaisée par sa chaleur.

— Tornade, murmurai-je.

Du coin de l’œil, j’aperçus ma sœur, qui s’était rapprochée aussi. Elle m’observait cependant avec une moue dédaigneuse.

— Hécate, depuis quand vous parlez à ces animaux ?

Je relevai la tête. Ma main glissa jusqu’à la joue de Tornade pour la caresser. Son ton hautain me dégoûta. Je me contins cependant afin de ne pas relancer les hostilités et préférai lui exposer des arguments logiques :

— Depuis que sa présence augmente drastiquement nos chances de survie. Tenez, posez votre main sur son encolure.

Elle parut révulsée par cette simple idée, mais s’exécuta malgré tout. Une expression étonnée éclaira alors son visage.

— C’est chaud…

Elle se colla contre lui, ses dernières récalcitrances évanouies. Tornade tourna la tête vers elle pour renifler ses cheveux. Thalie lâcha un petit cri surpris, sans toutefois le repousser. Il frotta ensuite son nez contre son dos, puis revint se blottir contre moi. Je me laissai aller à le câliner. Je fermai même les yeux un court instant, presque sereine de pouvoir ressentir sa présence à nos côtés.

Tornade, cependant, nous ramena bien vite à la réalité. Il redressa son encolure, les oreilles à l’affût du moindre bruit. Thalie esquissa une moue boudeuse.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Il écoute, lui expliquai-je. Sans doute a-t-il entendu un son quelconque dans la forêt. Peut-être…

Un frisson désagréable me parcourut la colonne vertébrale.

— Peut-être le pas d’un ours, ou le hurlement lointain d’un loup. Nous ferions mieux de partir, et vite.

L’éclat du mors de Tornade et le claquement des rênes défaites me donnèrent une idée. J’en fis aussitôt part à ma sœur.

— Thalie, donnez-moi votre pied. Je vais vous aider à monter sur son dos.

Elle me jeta un regard apeuré.

— Etes-vous sûre de vous, Hécate ? Je ne suis jamais montée à cheval…

— Moi si, lui révélai-je avec assurance. Faites ce que je vous dis, et tout se passera bien. Nous pourrons nous reposer à tour de rôle sur son dos pendant qu’il marche et, ainsi, économiser nos forces. Peut-être même pourrions-nous essayer de le faire galoper.

— Serait-ce bien prudent, dans le noir ?

Je haussai les épaules.

— Si nous partons maintenant, nous pourrons profiter des dernières lueurs du jour. S’il vous plaît, Thalie, dépêchez-vous.

Elle soupira.

— Très bien.

Je l’invitai donc à saisir, d’une main, la crinière de Tornade. Elle me donna ensuite son pied, ce qui me permit de la propulser sur le dos du cheval sans trop de difficultés. Elle lâcha un léger couinement lorsqu’il bougea.

— Hécate, c’est haut !

Les conseils que m’avait prodigué Hyacinthe à l’époque me revinrent en mémoire, aussi nets que s’il me les soufflait à l’oreille.

— Tenez-vous à la crinière, récitai-je. Vous risquerez moins de tomber, ainsi.

Elle s’y cramponna aussitôt. Un petit sourire étira mes lèvres. J’avais ressenti la même crainte lorsque mon frère m’avait hissée pour la première fois sur sa monture. Son assurance m’avait vite apaisée.

Incapable de monter sans aide, je rapprochai Tornade d’un gros rocher, que j’escaladai afin de pouvoir rejoindre Thalie. Il resta immobile malgré ma maladresse à monter sans selle. J’invitai ma sœur à glisser ses jambes entre l’épaisse ceinture de cuir et les deux plus petites sangles attachées de chaque côté des flancs du cheval pour l’aider à maintenir son équilibre. Je saisis ensuite les rênes et tentai de me souvenir des gestes de Hyacinthe pour faire avancer l’animal.

Peu sûre de moi, je contractai les mollets contre ses côtes. Tornade se mit aussitôt au pas, ce qui ne manqua pas d’arracher un cri surpris à Thalie. J’esquissai un nouveau sourire.

— Tenez-vous bien, lui conseillai-je.

— Pourquoi ?

Je pressai une nouvelle fois les flancs du cheval pour toute réponse. Il s’élança alors au trot, puis, à la suite d’un petit coup de talons, au galop. Je sentis toutefois à ses foulées légères et au balancement régulier de son corps qu’il se retenait, comme soucieux de ne pas nous faire tomber. J’appréciai cette attention presque autant que l’incroyable sensation de liberté qui venait oblitérer la terreur qui m’avait assommée toute la journée. Après toutes ces heures passées à trembler, scruter les moindres mouvements dans les ténèbres, sursauter au moindre bruissement de feuilles et supporter le silence glaçant de Thalie, je me sentais presque revivre. Le froid céda la place à l’ivresse, les griffes des aquilons à la caresse grisante d’un vent purificateur. Mes plus sombres pensées disparaissaient, emportées par la vitesse. Ne restait que la joie de retrouver une liberté trop longtemps contenue.

Devant moi, pourtant, Thalie tremblait de peur. Elle se tenait à la crinière si fort que ses mains en devenaient blanches. Je ne distinguais que la lourde masse de ses cheveux, dont quelques mèches venaient me fouetter le visage, mais je devinais sans peine son expression de pure terreur, ses yeux exorbités et sa bouche entrouverte en un cri muet. Une fierté hautaine m’envahit un court instant. Pour une fois, mes escapades aux côtés de Hyacinthe se révélaient d’une précieuse utilité.

Tornade poursuivit son chemin à vive allure durant de longues minutes avant de ralentir. Son souffle puissant me fit comprendre qu’il commençait à s’essouffler. Je le laissai reprendre une marche plus lente et le flattai de quelques caresses à l’encolure. Thalie profita de cette pause pour sortir de sa léthargie.

— Vous êtes complètement folle, Hécate ! tempêta-t-elle. Nous aurions pu mourir !

— Pas durant un simple galop.

Je réalisai alors, avec effroi, que la nuit était tombée. Ma sœur, pourtant assise devant moi, me paraissait presque invisible tant les ténèbres étaient profondes. Un nouveau frisson s’empara de moi. Désormais, nous étions à la merci des créatures de la forêt, incapables de percer l’obscurité qui les camouflait. Thalie, en revanche, ne paraissait guère indisposée par ce constat, car elle poursuivait son monologue :

— Il n’empêche que mes jambes me font souffrir. J’ai froid, d’ailleurs, et faim, aussi. Ne pouvons-nous pas nous arrêter quelques instants ?

— Regardez un peu autour de vous, la rabrouai-je.

Elle se tut enfin. Les bruissements de sa robe me permirent de déceler ses mouvements. Après de longues secondes de silence, elle répondit d’une petite voix :

— Je ne vois rien…

— Il fait nuit, Thalie. Nous devons rester prudentes : en mouvement, nous pouvons compter sur Tornade pour repérer les cahots du chemin et nous mener plus loin vers la sécurité d’un village. Si nous nous arrêtons, nous risquons d’attirer des bandits ou des prédateurs sauvages.

Elle se contenta d’un hochement de tête, que je perçus plus que je ne vis.

— Je vous demanderai par ailleurs de ne plus parler à voix haute, ajoutai-je dans un murmure. Si nous conversons trop et trop fort, nous pourrions facilement être repérées.

— Compris, répondit-elle sur le même ton.

Le silence nous enveloppa alors, à peine troublé par le chuintement de la boue sous les sabots de Tornade et le clapotis léger de la pluie. Un frisson me parcourut la nuque. Je me sentais à nouveau épiée. Les ténèbres m’empêchaient cependant de distinguer quoi que ce fût à plus de quelques centimètres de mon visage. Des images de monstres terrifiants s’immiscèrent à la place dans mon esprit, des mythiques personnages de contes aux monstres de mes cauchemars d’enfance. Démons et fantômes prenaient vie dans les fourrés, j’associais le plus petit murmure du vent aux voix susurrantes de créatures maudites, le bruissement des branches au claquement d’ailes de quelque sombre chimère mythologique. La peur m’assaillait de tous côtés, plus violente encore que celle qui nous avait côtoyé toute la journée. Le danger pouvait se trouver partout, et nous étions incapables de le percevoir, Thalie et moi.

Les heures s’étirèrent en une grotesque parodie d’éternité angoissante et ennuyeuse. Mes muscles se raidissaient un peu plus à chaque foulée. Thalie, malgré les courbatures, s’endormit au bout d’un long moment. Je me sentis plus seule encore malgré le poids de son corps contre moi. Je souhaitais fermer les yeux et me réveiller dans mon lit, en France, bien loin de cet enfer. Le froid, pourtant, me paraissait bien trop réel pour qu’il ne s’agisse que d’un rêve.

Un profond soupir m’échappa. La nuit promettait d’être interminable…


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