Prince des Ténèbres

Chapitre 3 : Stygis pagus

6002 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/04/2023 21:36

Je tiens à faire une petite dédicace à SteliosAbaris pour les quelques traductions en roumain dispatchées dans ce chapitre. Un grand merci à elle !

Sur ce, bonne lecture !


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           L’aube nous caressa de ses rayons mornes. La pluie s’était arrêtée depuis une heure environ, mais les nuages roulaient toujours dans le ciel, noirs et menaçants, annonciateurs d’un temps de plus en plus maussade. La faible lumière matinale me permit de distinguer la fine pellicule blanchâtre sur la végétation. Les crins de Tornade, quant à eux, portaient des milliers de cristaux gelés.

           Dès que je fus à nouveau capable de distinguer le sol, j’entrepris de descendre de son dos. Mes cuisses me faisaient souffrir, mais je m’y étais préparée dès l’instant où j’avais choisi de monter derrière Thalie ; l’absence de sensations dans mes pieds, en revanche, m’inquiétait. Il me fallut de très longues minutes pour réussir à récupérer de terribles fourmillements douloureux le long de mes orteils, et encore, je peinais à les agiter.

           Marcher me réchauffa quelque peu. Dans les fourrés, non loin de la route, les trilles timides d’un oiseau saluèrent notre passage. Tornade y répondit d’un ébrouement tranquille. Moi-même, je me sentais presque apaisée, comme si l’arrivée du jour présageait la fin du cauchemar. La fatigue, toutefois, jouait avec mes sens. Les ombres se mouvaient en formes décharnées. Au détour d’un virage, je distinguai même la haute silhouette d’un loup posté sur un rocher. Je battis des paupières. L’animal fut aussitôt remplacé par une simple souche.

           Les gémissements de Thalie m’indiquèrent qu’elle venait de se réveiller. Je lui jetai un coup d’œil. Elle éternua.

—  Comment vous sentez-vous ? m’enquis-je, quelque peu inquiète.

Une moue crispée déforma son visage blême.

—  J’ai mal partout. Et je ne sens plus mes doigts ni mes orteils.

—  Venez marcher un peu, cela vous réchauffera.

Je stoppai Tornade et l’aidai à descendre. Elle tituba, les jambes arquées à cause de ses muscles raidis. Je l’invitai à effectuer quelques gestes lents pour apaiser les courbatures. Des larmes se mirent à couler sur ses joues.

—  Dieu, ce que j’ai mal…

—  Courage, Thalie. Nous finirons bien par atteindre un village.

Je la laissai cependant sangloter. Difficile de l’en blâmer. Moi-même, je commençais à perdre espoir. Seul Tornade paraissait confiant, ses grands yeux sombres empreints d’une douceur rassurante.

Notre compagnon équin releva soudain la tête, les oreilles pointées en avant. Je suivis son regard. Au loin, une silhouette mobile se dessinait en contre-jour sur le lever de soleil. Thalie se cacha derrière moi.

—  Est-ce un bandit ? couina-t-elle.

Je ne sus lui répondre. L’homme – car il s’agissait bien d’un être humain – agitait la main au-dessus de sa tête. Il se stoppa à une bonne centaine de mètres de nous, comme s’il hésitait. Je fis de même. Je n’osais avancer, de peur qu’il se révèle bel et bien être un malandrin. Hormis nos bijoux, nous ne possédions plus rien d’intéressant. S’il recherchait la richesse… oh, Dieu, nous risquions de le décevoir. Peut-être nous tuerait-il de colère.

Lorsqu’il reprit sa route, je jetai un œil paniqué à Tornade. Le cheval restait calme. Il secoua la tête pour chasser une mèche trempée de son œil, puis s’ébroua une nouvelle fois. Sous mes doigts, une respiration tranquille soulevait son flanc. Malgré mon inquiétude, je choisis de lui faire confiance. Je levai donc un bras timide pour saluer l’inconnu. En revanche, je n’osais crier. Peut-être se contenterait de ce geste et poursuivrait-il sa route sans plus s’attarder.

Je repris les rênes de Tornade sous sa bouche et l’invitai à me suivre. Thalie, derrière moi, restait accrochée à ma robe, le souffle court. Pas à pas, nous nous rapprochâmes de l’homme. Ses cheveux étaient bruns, ses yeux aussi sombres que la forêt. Des vêtements colorés couvraient un corps mince, mais grand. Deux sourcils broussailleux se rejoignaient au-dessus d’un nez aquilin. Ses joues creuses accentuaient la forme carrée de sa mâchoire. Cependant, ses iris dégageaient une lueur avenante, quoiqu’un peu suspicieuse. Il se stoppa à trois mètres de nous. Je l’imitai aussitôt.

— Ce faceți aici, doamnelor?

Je ne saisis que le ton, méfiant. Les mots me parurent obscurs, dénués de sens. Je réalisai alors qu’il nous serait difficile de nous faire comprendre. Ni Thalie ni moi ne parlions roumain ! Il nous fallait pourtant réussir à communiquer pour pouvoir rentrer chez nous…

—  Nous avons eu un accident. Nous sommes perdues, nous cherchons un village.

Mes maigres tentatives de communication par gestes se soldèrent par un échec cuisant. Malgré mes efforts laborieux, il ne fit que froncer les sourcils. Je me sentais ridicule. Au bout de quelques instants, je compris que je m’agitais en vain. La panique me gagna. Comment faire pour rentrer s’il nous était impossible de nous expliquer ? Comment regagner notre demeure sans personne pour nous comprendre ? Nous étions condamnées par la barrière de la langue à rester ici.

A bout de forces, j’éclatai en sanglots. La fatigue et le froid m’empêchaient de réfléchir comme je le souhaitais. Le noir poison de la terreur se déversa alors dans mes veines, y balayant toute énergie. Je me sentis suffoquer tandis que mon cœur s’affolait. J’avais, jusqu’ici, repoussé les limites de mon courage pour assurer à Thalie un semblant d’espoir. Face à une telle impasse, cependant, je ne pouvais que céder à l’impuissance et à l’angoisse qu’elle engendrait.

Une main se posa alors sur mon épaule. A travers le brouillard de mes larmes, je devinai le visage de l’inconnu, empreint d’une sollicitude que je ne pensais guère possible. Il me parla à nouveau, lentement, avant de prendre ma main et de la serrer avec une grande douceur. Je ne comprenais pas. Mes émotions me tiraillaient trop pour que je puisse réfléchir. Pourtant, le ton de sa voix apaisait quelque peu mon esprit. Comme s’il parvenait, de ses mots aux sonorités étranges, à calmer ma peine.

L’inconnu resta ainsi à mes côtés jusqu’à ce que je puisse sécher mes larmes. Je recherchai ensuite Thalie du regard. Elle s’était réfugiée de l’autre côté du cheval et me fixait avec une mine courroucée. Je ne comprenais pas sa réaction. Après tout, l’homme ne nous avait pas attaquées et l’ignorait même, son attention étant portée sur moi. Elle ne craignait donc rien. Ou alors m’en voulait-elle de ne pas avoir réussi à lui faire comprendre notre détresse ?

Je tentai donc, une nouvelle fois, de lui expliquer notre situation. Sa moue perplexe me confirma que nos langues respectives ne se ressemblaient guère. Une autre idée me vint alors : je ramassai une branche tombée sur le chemin et entrepris de dessiner notre histoire dans la boue. Je traçai ainsi un carrosse et ses chevaux, les silhouettes de Père, Mère, Thalie et moi. Notre sauveur providentiel fronça les sourcils. Les dessins revêtaient un sens à ses yeux. Il me fallut faire preuve d’un peu plus d’imagination pour représenter la coulée de boue et notre marche éreintante à travers la forêt, ainsi que notre objectif. Une lueur de compassion s’alluma alors au fond de ses iris. Il se perdit dans un monologue animé, le doigt pointant la direction d’où il venait. Il m’attrapa même la manche comme pour m’entraîner sur le chemin.

J’hésitai un instant. Thalie paraissait sceptique. Je devinais ses craintes. Rien ne nous prouvait que cet inconnu ne nous attirerait pas dans un piège quelconque. Cependant, la route se poursuivait toujours tout droit, sans que nous n’eussions la possibilité de faire demi-tour. Aucun chemin alternatif ne se dessinait dans la forêt. Nous ne pouvions décliner son offre. Je croisai le regard de ma sœur. Elle dut comprendre la gravité de la situation, car elle n’émit aucune objection. Ou peut-être était-elle trop inquiète, intimidée par l’absence de Père et Mère, pour oser émettre quelque refus.

Je fis donc comprendre à notre nouveau guide que nous le suivions. Ce constat parut le ravir. Je tirai doucement sur les rênes de Tornade pour l’entraîner derrière moi. L’homme cala son rythme de marche sur le nôtre et se posta à mon côté. Thalie, quant à elle, préféra rester de l’autre côté de notre monture.

Notre route dura une bonne heure, dans un silence perturbant. Les seuls mots que nous échangeâmes furent nos noms respectifs après que l’inconnu ait initié les présentations. Lui se prénommait Iorghu. Une sonorité étrange, autant que sa langue natale. Nos propres noms prenaient d’ailleurs une consonance exotique lorsqu’il les prononçait. Je ne pouvais dire si cela me plaisait ou me dérangeait. Je devais admettre que quelque chose de mélodieux se dégageait de son accent.

Mes réflexions furent interrompues par l’odeur agréable d’un feu de cheminée perdue dans le lointain. La joie fit palpiter mon cœur d’impatience. Nous approchions enfin d’un village ! Nous allions pouvoir nous reposer et jouir d’un repas chaud, pour peu que ses habitants fussent accueillants. Peut-être même pourraient-ils nous céder des vêtements plus adaptés au climat local.

Les premières maisonnettes apparurent à la sortie d’un virage. Nichées contre le flanc de la montagne, elles se blottissaient pour la plupart les unes contre les autres en surplomb de la route, accessibles par un simple chemin détrempé. Des champs de terre nue s’étendaient sur une bonne centaine de mètres de part et d’autre du village, entrecoupés de petites pâtures vides. Seules les fumées au-dessus des toits témoignaient de la présence d’habitants. Un instant, je ralentis le pas, mal à l’aise. Était-ce le froid qui les tenait ainsi cloîtrés chez eux ? Je l’espérais.

Iorghu nous amena jusqu’à l’église locale, un bâtiment trapu en retrait du village, sur une petite butte verdoyante. Les hautes pierres tombales situées le long de l’un de ses flancs indiquait le cimetière local, guère très étendu, signe d’une faible démographie. Le lieu de culte présentait une rare austérité ; aucune statue n’ornait le parvis, hormis deux gargouilles situées en-dessous du toit, de part et d’autre de l’imposante porte en bois usée par les ans. Par endroits, la pierre semblait s’effriter, érodée par les ans et le climat.

Malgré mes réticences, je pénétrai dans cette maison de Dieu à l’aspect négligé après avoir attaché Tornade à l’extérieur. L’intérieur, en revanche, s’avéra chaleureux malgré l’absence de décorations. Seuls une statue à l’effigie de la Sainte Vierge aux couleurs éclatantes et un crucifix de calcaire immaculé occupaient les lieux, la première dans une alcôve, le second dressé derrière l’autel. Des cierges éclairaient l’allée centrale, entre les bancs de bois religieusement alignés. Je me sentis apaisée dès que la porte claqua derrière nous. L’odeur de renfermé me rappelait celle de notre chapelle, en France, me ramenant vers d’agréables souvenirs.

Iorghu s’avança vers un prêtre en prière devant l’autel. L’homme, auquel j’aurais donné une cinquantaine d’années, se releva pour l’écouter. Son regard doux se posa sur nous. J’y décelai une lueur rassurante, semblable à celle qu’aurait un père bienveillant envers ses enfants. Je sus aussitôt que nos ennuis s’achevaient.

Avec Thalie, nous nous approchâmes timidement. Je remarquai les tremblements de ma sœur, ainsi que les larmes au coin de ses yeux. Ses cheveux sales et ses vêtements couverts de boue lui donnaient un air misérable. Je savais que je ne devais paraître guère plus soignée. Sous les traces brunes qui le maculaient, le tissu détrempé de ma robe, en effet, laissait apparaître mon corset par transparence. Un manquement à la pudeur qui m’octroierait sans doute une bien sombre réputation.

Loin de deviner mes craintes, cependant, le prêtre nous adressa un salut aimable avant de nous bénir l’une après l’autre. Je fus rassurée de retrouver dans sa bouche des prières latines et des noms familiers, bien que ses derniers mots, dans sa langue natale, fussent pour moi dénués de sens. Le regard qu’il posait sur nous, loin des jugements désapprobateurs auxquels je m’attendais, était empreint d’une miséricorde teintée de pitié. Même Thalie parut se détendre.

Sans même chercher à comprendre notre calvaire – Iorghu avait sans doute déjà narré ce qu’il avait saisi de mes dessins –, l’homme nous invita ensuite à le suivre hors de l’église. Il nous emmena jusqu’à un bâtiment minuscule non loin de là, entouré d’un potager vide de toute plantation. A l’intérieur, nous trouvâmes une unique pièce dépouillée, mais propre. Un lit à l’aspect confortable occupait un coin, une minuscule cuisine un pan de mur complet, et des étagères remplies de livres et d’aliments divers complétaient l’espace.

Notre hôte nous invita d’un geste à prendre place autour d’une table en bois vernie avant de nous tourner le dos le temps de poser une marmite remplie d’eau sur le feu. Il y jeta quelques légumes, ainsi qu’une gousse d’ail et un épais morceau de viande. La simple odeur de nourriture suffit à réveiller mon estomac, qui se manifesta bruyamment. Je me sentis rougir de honte. Le ventre de Thalie ne tarda guère à imiter le mien. Les joues de ma sœur prirent à leur tour une teinte écarlate. Le prêtre nous adressa un sourire avenant qui me rasséréna. Après tout, nous venions de passer plus d’une journée sans manger. Il ne nous jugerait pas pour quelque chose d’aussi naturel que de souhaiter se restaurer après des évènements si traumatisants.

Il nous rejoignit ensuite avec un pichet plein et trois verres. Il nous en tendit un chacune et les remplit. Ni Thalie ni moi ne refusâmes. L’eau de pluie nous avait certes préservées de la déshydratation, mais nous n’avions pu nous désaltérer autant que nous l’aurions souhaité. Lorsque je laissai le liquide couler dans ma gorge, je ressentis une délectation que je ne pensais jamais connaître pour quelques gorgées d’eau. Au vu des larmes de joie de Thalie, je sus qu’elle ressentait la même chose.

Une fois mon verre vide, je le reposai et adressai un remerciement à notre hôte. Il nous répondit d’un hochement de tête accompagné d’un sourire franc. Il essaya ensuite d’engager la conversation en attendant que le repas cuise. Ses mots, dépourvus de sens à mes oreilles dans un premier temps, gagnèrent au bout de quelques instants d’autres sonorités, plus rocailleuses et gutturales, que je reconnus avec davantage d’aisance. De l’allemand. Je sentis la joie faire vibrer mon cœur. Père m’avait appris les rudiments de cette langue en plus du français et de l’anglais ! Il me parut alors plus facile de communiquer avec notre hôte. Il dut le comprendre, car il m’adressa un sourire radieux avant de me demander :

—  D’où venez-vous, jeunes demoiselles ?

—  France.

Je ne pus réprimer une grimace désappointée. Certes, je connaissais des bribes de vocabulaire, ainsi que la grammaire basique ; il me fallait cependant redoubler d’efforts pour formuler une phrase correcte, d’autant plus que l’accumulation de fatigue me rendait la tâche plus fastidieuse encore. Le prêtre me fit comprendre d’un signe indulgent qu’il ne m’en voulait pas.

—  Que faites-vous si loin de chez vous ?

Cette fois, il dut reformuler sa question pour que je la comprenne. Un soupir m’échappa.

—  Je devais me marier, expliquai-je. A un…

Je m’arrêtai le temps de retrouver mes mots.

—  Un ami de notre père. Il vit quelque part à l’Est. Au sud de la Russie…

Le silence retomba entre nous. Thalie me questionna sur notre échange du regard. Je lui répondis d’un signe de la main que je lui résumerai tout plus tard. Notre hôte coupa notre échange muet d’une voix douce :

—  Cela explique bien des choses… Iorghu m’a raconté votre mésaventure telle qu’il l’a comprise. Votre voiture a été détruite par une avalanche, est-ce bien cela ?

Les souvenirs de la coulée de boue déferlèrent en une vague dévastatrice dans mes pensées. Je frémis, alors que de nouvelles larmes venaient embuer ma vue. Rendue muette par l’émotion, je secouai tout juste la tête pour faire comprendre au prêtre qu’il se trompait. Il fronça les sourcils et m’invita à poursuivre. Je pris le temps d’inspirer profondément afin de dégager ma gorge et de chasser le noir nuage du deuil qui m’embrumait l’esprit avant de narrer l’incident, non sans peine :

—  Pas tout à fait. Notre roue s’était prise dans un trou. Nous… étions… bloqués

Je jetai un coup d’œil à l’homme. J’avais prononcé mon dernier mot en français, incapable de retrouver son équivalent allemand. Il me fit signe de continuer. J’obtempérai, soulagée qu’il m’ait comprise :

—  Un grondement a retenti un certain temps plus tard. Lorsque nous avons levé les yeux, nous avons vu cette avalanche de terre venir vers nous, très vite. Nous avons pu fuir, avec Thalie, mais Père et Mère…

Ma voix se brisa. Le prêtre posa une main compatissante sur mon bras.

—  Nous prierons pour leurs âmes, déclara-t-il avec douceur. Puisse Dieu les accueillir en Son royaume.

Je hochai la tête par automatisme. Il poursuivit, le visage heureux :

—  En tous cas, ni eux ni vous n’êtes tombés entre les mains de Satan. C’est un véritable miracle que le Malin ne vous ait approchées cette nuit, sur la route.

Son brutal changement de ton m’interpella.

—  Pourquoi ?

Son visage se ferma. Son regard dériva dans le lointain, à travers la fenêtre qu’un pâle soleil traversait de ses rayons tièdes. Il se signa ensuite.

—  Jeunes filles, soyez bénies d’ignorer encore le mal qui règne sur nos régions. Vous êtes si pures, si innocentes… je ne peux pervertir votre esprit avec de telles horreurs…

Je devinai ensuite sur ses lèvres une prière murmurée à voix basse. Il poursuivit sur de longues phrases dans sa langue natale sans que je n’en comprisse le moindre mot. Je fronçai les sourcils et tournai les yeux vers Thalie, qui semblait aussi perdue que moi. Au-dehors, le soleil se voila. L’inquiétude enserra mon cœur de ses griffes empoisonnées à mesure que l’obscurité se déversait dans la petite pièce. Même les flammes dans la cheminée cherchaient à se dissimuler entre les bûches à moitié consumées. Un véritable frisson de terreur me parcourut l’échine.

 Le prêtre continuait de murmurer des phrases en roumain, comme pour se rassurer lui-même. La peur commençait à me gagner. J’insistai donc :

—  Mon Père ? Qu’y a-t-il ?

Il me jeta un regard où se mêlaient terreur et pitié. J’allais abandonner lorsqu’il lâcha enfin, du bout des lèvres :

— Oh, Doamne, iartă-mă că am menționat o astfel de aberație diabolică. Acești copii săraci trebuie să știe adevărul dacă vor să se întoarcă în siguranța casei lor într-o zi.

Il se signa, puis enchaîna dans un allemand si approximatif qu’il me fallut redoubler d’efforts pour le comprendre :

—  Connaissez-vous la légende de Vlad Tepes ?

Je secouai la tête. Il soupira.

—  Il s’agit d’un ancien souverain de Valachie, qui régna au cours du xve siècle. Sa cruauté était telle qu’il fut vite connu sous le surnom de Vlad l’Empaleur. Selon certains, il buvait le sang des soldats qui le décevaient en plus de celui de ses victimes. D’autres racontent qu’il aurait pactisé avec le Diable.

Je ne pouvais détacher mon regard de cet homme bouleversé par l’histoire qu’il me contait. Moi-même, je sentais mon cœur tambouriner contre mes côtes à un rythme effréné. Les sourcils froncés, je l’invitai à poursuivre. Il se signa une nouvelle fois, les lèvres agitées en une prière frénétique dans sa langue natale, avant de reprendre son récit :

—  Les textes officiels attestent de sa mort en décembre 1476, mais de nombreuses légendes affirment qu’il aurait survécu à son assassinat. Il serait alors parti en quête de ses descendants humains à travers toute la Roumanie pour pervertir leur esprit avec ses connaissances démoniaques. 

Il frissonna. Ses yeux se perdirent dans les imperfections de la table, soudain vides de toute émotion. Toute vie quitta sa voix lorsqu’il acheva :

—  L’un de ces monstres vit à nos portes, dans un immense château à une demi-journée de marche d’ici. De temps en temps, de jeunes vierges disparaissent sans laisser de traces, lorsque ses domestiques traversent le village. Nous savons qu’il les fait enlever pour ensuite se nourrir de leur sang et, ainsi, jouir d’une jeunesse éternelle. 

Je ne pus réprimer un gémissement. Thalie m’attrapa aussitôt la manche pour me demander des explications. Je secouai la tête, trop bouleversée pour répéter les horribles propos de notre hôte. Je ne voulais par ailleurs guère l’effrayer avec de telles nouvelles. Peut-être avais-je mal interprété certains mots et empiré, par mon imagination, la description que je venais d’entendre. Après tout, son discours mêlait allemand et roumain. J’avais forcément mal compris quelque chose, j’en étais persuadée. Une telle aberration ne pouvait exister, même dans cette contrée sauvage… si ?

—  Hécate, j’en ai assez !

L’intervention stridente de Thalie me fit sursauter. Ses yeux me jetaient des éclairs. Elle se leva, les bras croisés sur sa poitrine, et reprit :

—  Vous me tenez hors de vos discussions depuis que nous sommes arrivées ici ! Moi aussi, j’aimerais savoir où nous sommes, qui est cet étranger qui nous loge, comprendre de quoi vous parlez et, surtout, que vous m’expliquiez ce qui a pu vous effrayer au point que votre visage soit devenu aussi pâle qu’un spectre !

—  Je veux juste vous protéger, Thalie…

—  J’en ai assez !

Elle frappa le sol de son pied gauche, les poings serrés.

—  Vous me considérez trop comme une enfant ! Père et Mère m’auraient déjà éclairée sur la nature de cet échange. Arrêtez de me tenir éloignée de tout ce que vous faites ! J’ai onze ans, je vous rappelle ; je suis capable de comprendre ce que l’on me dit !

Je me levai à mon tour pour lui faire face.

—  Pourtant, vous agissez comme une petite fille trop gâtée, sifflai-je. A votre âge, jamais je n’aurais osé faire une telle scène devant un inconnu, de surcroît un prêtre qui accepte de nous héberger le temps de trouver un moyen de nous ramener chez nous. Père m’aurait giflée et punie pour bien moins que ceci. Et il n’aurait pas hésité à vous corriger vous aussi pour une telle indiscipline.

Elle lâcha un cri de rage mêlé de sanglots. J’avais marqué un point, elle le savait aussi bien que moi. Boudeuse, elle se rassit sur sa chaise avec brutalité.

—  C’est pas juste…

Je l’imitai, avec plus de retenue, cependant. J’adressai un sourire gêné à notre hôte.

—  Je vous prie de l’excuser. Thalie est, semblerait-il, fatiguée. Elle n’est pas habituée à tant de pression et y réagit trop vivement.

—  Il n’y a pas de mal, me rassura-t-il. Si elle le souhaite, elle peut prendre mon lit pour se reposer. Nous lui garderons une assiette au chaud pour son réveil.

—  C’est très gentil à vous, merci.

Je traduisis sa proposition à ma sœur, qui haussa les épaules d’un air maussade. Je retins un soupir agacé. Telle que je la connaissais, elle avait décidé de ne plus me parler. Comme elle se levait, j’en déduisis cependant qu’elle acceptait de pouvoir dormir quelques temps. Le prêtre lui offrit donc de nouveaux draps, ainsi qu’une robe de paysanne, grossière mais propre. Il m’expliqua qu’il gardait toujours quelques vêtements pour d’éventuels voyageurs perdus. Je le remerciai.

Notre hôte installa ensuite une bassine derrière un paravent pour lui permettre de se débarbouiller. J’aidai ma sœur à retirer ses vêtements détrempés, puis la laissai faire sa toilette et enfiler sa nouvelle tenue. Elle se changea, puis gagna les couvertures. Le silence nous enveloppa alors d’un cocon apaisant. Je fermai les yeux quelques instants, en proie à une immense fatigue. Ma migraine s’était quelque peu apaisée, mais je savais qu’elle m’oppresserait les tempes jusqu’à ce que je me sois reposée.

Pendant que le prêtre vérifiait la cuisson du repas, je posai la tête au creux de mes bras. Lorsque je la relevai, quelques minutes plus tard, j’aperçus notre hôte occupé à lire à la lueur d’une bougie. Dehors, une nuit sans lune avait étendu son voile opaque sur le monde, si bien que rien ne paraissait exister en-dehors de la petite pièce où nous nous trouvions. Je fronçai les sourcils et me redressai. Notre hôte m’adressa un sourire bienveillant.

—  Vous voilà réveillée, constata-t-il simplement. Avez-vous bien dormi ?

—  Quelle heure est-il ? demandai-je.

Un bâillement m’échappa.

—  Il est presque minuit.

La stupeur m’arracha une exclamation. Il rit, puis se leva pour aller me chercher un bol de nourriture. Son parfum épicé me fit saliver. Je réalisai alors que, si mes maux de tête s’étaient envolés, j’étais en revanche affamée. J’acceptai donc avec reconnaissance les couverts et le plat, que j’entrepris de dévorer avec appétit. Pendant mon repas, le prêtre m’informa que Thalie s’était réveillée une heure, le temps de manger, avant de se recoucher. Il m’indiqua également qu’il avait ramené un matelas de paille pour moi. Il s’excusa par avance du manque de confort – nos robes avaient trahi nos origines nobles. Je le rassurai. Son hospitalité m’allait droit au cœur. Je pouvais bien m’accommoder d’un lit de fortune pour quelques jours.

Nous discutâmes ensuite de tout et de rien, du village, de notre ville natale à Thalie et moi, de nos propres connaissances en allemand. Sa conversation, bien que simple, acheva de chasser mes peurs. Il se montrait en effet fort courtois, et savait, par ses mots, me changer les idées. Bientôt, je ne pensais presque plus à notre accident, ni même à la situation délicate dans laquelle nous nous trouvions. Il sut même développer mon intérêt pour les Carpates lorsqu’il me décrivit la beauté des sommets enneigés l’hiver, lorsque l’aube les peignait en mille nuances d’or et de rose. Je remarquai pourtant qu’il prenait un soin tout particulier à éviter de mentionner de quelconques dangers ou légendes régionales. Je lui en fus reconnaissante.

Il me servit ensuite une tasse de thé bien chaude, que j’acceptai avec joie. Un court silence nous enveloppa, à peine troublé par le tintement de ma cuillère dans la tasse.

—  Une question me taraude cependant…

Je relevai la tête vers mon hôte. Il poursuivit :

—  Vous dites que votre père souhaitait vous marier à un ami vivant quelque part au sud de la Russie. Ne vous a-t-il donc pas donné sa localisation exacte ?

Je me figeai une fraction de seconde. Je n’y avais jamais réfléchi.

—  Maintenant que vous me le demandez… non, en effet. Il m’a seulement montré une vaste zone sur notre globe terrestre, sans toutefois entrer dans les détails.

—  Etrange… poursuivit-il à mi-voix. Pourquoi vous aurait-il caché une telle information ?

J’en restai coite. Je partageais les questionnements de notre hôte. Lorsque nous étions plus jeunes, Hyacinthe savait toujours me resituer avec exactitude chaque recoin de l’Europe où Père était envoyé, car il mettait un point d’honneur à lui enseigner la géographie. Alors pourquoi me dissimuler la réelle destination de notre voyage, qui s’avèrerait sans retour pour moi ?

—  Peut-être aura-t-il oublié lui-même où se situait la ville, imaginai-je sans conviction. Il me disait qu’elle n’était pas visible sur les cartes, car trop petite.

—  Cela reste tout de même étonnant. De même que la période de votre périple : la région, qu’il s’agisse des Carpates ou de la Roumanie de manière générale, subit des hivers rigoureux. Plus vous vous rapprochez de la Russie, plus les températures chuteront. Par ailleurs, vous en avez fait le constat vous-même : votre méconnaissance de votre destination vous plonge dans l’incapacité à poursuivre votre chemin maintenant que vous êtes seules.

—  C’est à se demander si Père souhaitait bien me voir me marier… poursuivis-je, pensive.

Il hocha la tête sans répondre. Je pris une gorgée de thé supplémentaire, plongée dans mes pensées. Je m’étais déjà étonnée de la précipitation dont Père avait fait preuve pour notre départ. Il n’avait même pas pris la peine d’écrire à mes aînés pour les prévenir de mes fiançailles. Hyacinthe me l’avait laissé entendre dans sa toute dernière missive, reçue la veille de notre périple et datée de trois jours auparavant. Il n’avait simplement pas mentionné l’évènement, signe sans équivoque de son ignorance. A présent que je remarquais sa réticence à nous fournir une destination précise, je commençais à douter de ses intentions. Oh, Dieu, pourquoi nous l’avoir pris ? Lui seul aurait pu répondre à mes questions.

Je jetai un œil au corps assoupi de Thalie. Les couvertures se soulevaient au rythme de sa respiration régulière et profonde. Un pâle sourire étira mes lèvres. Bienheureuse était-elle de pouvoir ainsi dormir sans se soucier de toutes ces choses. J’aurais tant aimé être à sa place, à me laisser guider par quelqu’un en qui j’aurais pu placer toute ma confiance…

Le prêtre posa alors une main sur mon épaule. Je tournai la tête vers lui.

—  Allez vous reposer. Vous paraissez encore épuisée. Nous verrons demain ce que nous pourrons faire pour vous ramener chez vous.

J’acquiesçai.

—  Merci pour tout, monsieur.

Il me sourit.

—  C’est tout naturel, mon enfant.

Je le remerciai encore une fois avant de me diriger vers le paravent, derrière lequel une bassine d’eau fraîche et une robe semblable à celle de Thalie m’attendaient. Je l’enfilai après une toilette rapide, mais bienvenue. Le vêtement, trop large pour moi, me grattait affreusement la peau. Il n’en restait pas moins chaud et, je devais l’admettre, bien plus confortable que mes tenues habituelles. Sans corset, je pouvais respirer à ma guise. Je me glissai ensuite dans mon lit de fortune avec délectation. Bien qu’il ne fût constitué que de paille et d’un oreiller sommaire, je ne pouvais qu’apprécier son confort simple après les épreuves de la veille. Il ne me restait plus qu’à laisser Morphée m’étreindre afin d’accéder au royaume du sommeil.

Pourtant, malgré ma fatigue, je ne parvenais à m’assoupir. Trop de questions me taraudaient. Qu’allait-il nous arriver, à présent ? Nous étions certes protégées, mais je craignais toutefois que les villageois ne puissent nous offrir l’hospitalité bien longtemps. Ils ne paraissaient guère très riches. Avec l’hiver précoce qui s’annonçait, rien ne nous prouvait qu’ils accepteraient de nous nourrir, nous, deux orphelines de noble lignée n’ayant jamais réalisé le moindre travail agricole. Il nous fallait trouver une solution, et vite.

Avec un soupir, je me tournai sur le flanc. Je distinguai dans la pénombre le visage paisible de ma sœur. Une idée m’apparut alors : dès le lendemain, je me renseignerai sur le nom et la localisation du village. J’écrirai ensuite une lettre à Hyacinthe afin de lui demander son aide. De son école, il saurait sans aucun doute nous envoyer quelqu’un s’il ne pouvait se déplacer lui-même. Oui, cette solution me paraissait la plus logique. Mon frère pourrait nous tirer de cette mauvaise passe. Nous rentrerions ensuite avec Thalie, puis nous organiserions les funérailles de nos parents. Nous leur offririons, à défaut d’une sépulture décente pour leurs dépouilles, une dernière cérémonie d’adieu à leurs âmes. Avec un peu de chance, Dieu les accueillerait auprès de Lui.

Rassurée par cette pensée, je fermai les yeux. Mon esprit apaisé s’évapora en arabesques dénuées de sens à mesure que le doux voile du sommeil m’enveloppait. Ma dernière pensée consciente s’en alla à Thalie en une promesse muette de la ramener vivante à la maison, puis je sombrai dans une bienheureuse inconscience.


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