Les Dessous du Bois

Chapitre 1 : Les Bourgeons de la Colère

Chapitre final

2546 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 15/02/2024 15:49

Un jeune chevreuil, père pour la première fois, se promenait avec son faon dans la forêt pour lui enseigner la vie. C'était le début du printemps, et les arbres bourgeonnaient à foison. Comme père et fils longeaient une lisière entre deux bois, une chênaie séculaire d'un côté, une toute jeune de l'autre, le chevreuil désigna l'arborescence des vieux chênes : « Tu vois ces bourgeons, là-haut ? » puis il attendit que son fils hoche la tête. « Ils seraient probablement délicieux si nous pouvions les atteindre, mais ils sont bien trop hauts ; alors ils sont aux oiseaux et aux insectes.

— J'aimerais bien être un oiseau ! » s'exclama le faon, le bleu du ciel dans les yeux. « Oui, ça serait chouette » s'amusa son père. « Mais même si nous ne pouvons pas voler, nous pouvons nous régaler de bourgeons... » Il se tourna alors vers la jeune chênaie. « Sur les jeunes arbres. » Le faon écarquilla les yeux quand il remarqua le festin qui l'attendait. « Gardons-les pour demain ; ta mère ne va pas tarder à rentrer de cueillette. » Le faon céda à la sagesse de son père, et tous deux s'en retournèrent gaiement vers la harde.

Plus tard dans la journée, au même endroit, se tint un autre genre de formation. Un jeune homme blond, solidement charpenté, en t-shirt et pantalon de travail, expliquait le métier à son stagiaire. « Tu vois tous ces jeunes chênes... Leurs bourgeons sont vulnérables aux chevreuils, qui en raffolent. » Il avait un pied posé sur une souche et le bras accoudé à son genou, nimbé par la lumière filtrant à travers le feuillage des vieux chênes. C'était la classe totale ! et le stagiaire savait que c'était ce qu'il voulait devenir, ce qu'il voulait faire de sa vie. « Raison pour laquelle on va les entourer de petits grillages.

— Les oiseaux et les insectes ne peuvent pas passer ?

— Les insectes, c'est pas tellement un problème. En général, ils ne font que pondre dedans, et les feuilles se développent normalement. Par contre, les oiseaux les mangent... Mais ça limite déjà beaucoup les dégâts. »

Après un bref instant de contemplation, à méditer sur les merveilles de la nature : « Allez, on devrait avoir fini avant ce soir ! » Et les ouvriers se mirent au travail.


Le lendemain, toute la belle famille chevreuil se présenta devant la jeune chênaie. Mais là où ils attendaient un festin de bourgeons, ils trouvèrent... un festin de bourgeons grillagé. « Papa, qu'est-ce que c'est ?

— Des grillages, fils » affirma le chevreuil, les sourcils froncés. « ça, c'est encore un coup des sangliers... »

La mère, devinant ce qui allait se passer : « Bon, je te laisse aller te disputer avec les voisins, moi, je vais chercher à manger, d'accord ? » Puis elle ajouta : « Passez une bonne journée, tous les deux » avant de disparaître dans les fourrés.

Se tournant vers son fils, le père demanda : « Tu veux m'accompagner ou retourner dans la harde ?

— Les sangliers, c'est pas ces grosses bêtes à cornes qui chargent tout le monde ?

— Des défenses, pas des cornes. Ce sont de grosses dents qui dépassent de leur gueule, pointe vers le haut, et qui sont capable d'éventrer un chevreuil adulte d'un seul coup. »

Les yeux du faon se figèrent sur l'horrible spectacle. « Je crois que je vais retourner dans la harde. Rémy doit m'attendre en plus » trembla-t-il.

« Rémy. C'est un nouvel ami ?

— Oui, c'est un hérisson. Il est très cool, je te le présenterai.

— Avec joie » rigola son père.

Il raccompagna donc son fils, avant de partir à la chasse aux sangliers.

Finalement, il les trouva en plein bain de boue dans l'une des flaques qu'ils avaient eux-même aménagée. Un gros sanglier s'apprêtait à sauter dedans, à la détresse de sa famille. Tous soupirèrent de soulagement quand le chevreuil l’interpella, évitant la catastrophe : « Désolé d'interrompre votre bain, cher camarade. » Le gros et vieux sanglier se retourna.

« Tiens, chevreuil, que pouvons-nous pour toi ?

— Sachez, sanglier, que ma famille et moi sommes quelque peu incommodés par vos installations. » Le sanglier haussa un sourcil. « Ah ? Et en quoi vous dérangent-elles, nos installations ?

— Elles nous empêchent d'accéder aux bourgeons des arbustes dont, vous le savez bien, nous sommes très friands. » Le gros et vieux sanglier se plaqua un air bougon, avec effet de lui ajouter quatre mentons et trois arcades sourcilières. « Sachez, cher camarade, que ces bains sont indispensables à notre bien être, et que vous êtes, de plus par corollaire préfectoral, autorisés vous et votre famille ici absente, à en jouir selon votre gré. J'estime donc fort malavisé de venir vous plaindre des bourgeons, que vous pouvez de toute manière trouver ailleurs ! » Cette tirade inspira au chevreuil une longue expiration. « Hubert... il n'est pas question de tes bains, mais des grillages.

— Des grillages ? Quels grillages ?

— Ceux que vous avez installés autour des jeunes chênes.

— Et pourquoi aurions nous fais ça ?

— Je ne sais pas » asséna le cervidé avec une fausse désinvolture, voulant cacher sa déroute « peut-être pour vous gratter plus efficacement. » Cela énerva profondément le sanglier, mais son rôle de chef exigeait de la sagesse pensa-t-il : de la diplomatie ferait le bien de tout le monde, même si le chevreuil se comportait comme un cochon. Alors il ravala péniblement les grossièretés à la queue dans sa gorge, puis proposa : « Écoute, Janis ; même si nous n'avons pas installé ces grillages, en ma qualité de chef des deux familles suidées ici présentes, en preuve de bonne volonté, et en faveur de la cohabitation interespèces, je vous offre, à toi et ta famille, notre concours pour vous en débarrasser et accéder à vos friandises... » L'étonnement du chevreuil fut bref : « en échange d'un service pour le dérangement, bien entendu.

— Et puis quoi encore ! Toujours pareils, vous les sangliers ! Des fainéants éhontés, sans honneur, prêts à n'importe quelle bassesse pour ne pas avoir à soulever vos grosses fesses crottées ! »

— C'est de la boue, pas de la crotte ! »

Et le cervidé, collant son museau contre le groin de son digénère : « C'est pas ce que disent mes naseaux... »

Le suidé poussa un couinement enragé ! « Et les voilà repartis ! » soupira alors la famille, barbotant. « Ça faisait quoi, deux semaines ? » Splash ! La rixe se prolongea dans le bain, les adversaires se battant, à défaut de force physique, avec force de conviction, projetant boue et insultes sur leur passage. Cela dissuada les interventions, et on les laissa continuer ainsi jusqu'à ce qu'ils tombent d'accord de fatigue.


Le soir venu, Janis s'était lavé du mieux possible à l'eau clair, pour effacer toute trace de la querelle. À peine était-il rentré que sa femelle s'exclama : « Mon dieu, Janis, mais tu pues le sanglier ! » en se bouchant les naseaux. « Tu t'es encore battu avec Hubert, hein ? Vous êtes de vrais gamins tous les deux ! » Ce qui ne manqua pas de faire rire leur faon. « Alors, comment ça s'est passé cette fois ? » Le chevreuil marmonna quelque chose à ses sabots. « Je ne t'entends pas !

— J'ai rendez-vous demain matin pour du... (inintelligible).

— Du déblayage ? C'est nouveau ça. » Elle se moquait ouvertement de sa gueule.

« Mais ! » s'exclama-t-il soudain, « après-demain au plus tard, nous aurons nos bourgeons ! »

Au début, la chevrette s'était inquiétée d'avoir un mâle querelleur ; que penseraient les autres couples de la harde ? Sans parler des sangliers ! Mais en fait, ils ne se faisaient jamais bien mal, et avec le temps, la maturité lui avait enseigné à ignorer les commérages. L'important était qu'elle l'aimait, et finalement, ses enfantillages coloraient la routine. Elle s'en amusait comme de regarder les corneilles houspiller les buses. « Super ! » s'exclama à son tour le faon.

— Oui, super ! J'ai hâte ! » ajouta la mère, les yeux taquins.


Le lendemain matin, Hubert attendait son ouvrier déblayeur au point de rendez-vous, l'entrée d'une petite gorge tapissée de mousses et de fougères. « C'est par ici » indiqua-t-il, invitant à le suivre. « J'espère que ce n'est pas un guet-apens.

— Oh, j'aimerais suspendre tes bois au-dessus de ma paillasse, en guise d'avertissement pour ton espèce ; mais j'ai besoin d'un grimpeur. »

Le chevreuil ne s'inquiétait vraiment pas pour sa vie, il voulait surtout entretenir un semblant d'inimitié pendant leur coopération, par habitude. C'était en quelque sorte... rassurant. « Un grimpeur ? Je croyais que vous aviez besoin de déblayage ?

— Tu comprendras une fois sur place. »

Hubert était un gros et vieux sanglier, mais contrairement à tous les autres gros et vieux sangliers, il vivait en famille. Et une famille, il en avait même une de plus que les jeunes. C'était suite à un terrible drame que deux laies, seules avec leur marcassins, étaient passées sous sa garde. Depuis, et malgré son infécondité, elles ne le quittaient plus, et lui vouaient une confiance indéfectible. Dans le fond, Hubert était un bon bougre.

« Voilà, nous y sommes » déclara-t-il après quelques minutes de marche. Un chaos d'arbres déracinés et de branches cassées bouchait le passage. « En théorie, nous devrions pouvoir déblayer nous-mêmes, sauf que ces branches là, sont bloquées sous ce tronc... qui est bloqué entre ces deux branches, là. » Le chevreuil croyait deviner où son compère voulait en venir : le blocage en question se situait sur un arbre tombé de part et d'autre de la gorge, à environ dix mètres de haut. « Tu veux que j'escalade la paroi puis que je grimpe sur l'arbre pour les débloquer, c'est ça ?

— Exactement » acquiesça le sanglier. « On déblaiera le reste nous-mêmes. Ce passage nous évite un long contournement, et en l'état, c'est trop difficile pour les petits » ajouta-t-il pour apitoyer.

Comme le chevreuil ne répondait pas, en train de visualiser son itinéraire, il continua : « Et tu comprends aussi qu'il serait beaucoup trop dangereux pour nous d'essayer de grimper là-haut pour le débloquer. Nous risquerions de glisser et de nous embrocher sur une branche. Alors que vous, vous êtes comme des chèvres... »

« Non ! Non, je veux dire que vous êtes très agiles, vous escaladez bien, sans perdre l'équilibre... Je suis admiratif, vraiment. C'est un compliment. Un peu maladroit certes, mais de bon cœur, et... » Janis se lança. Sur une parois de la gorge, il sauta de pierre en pierre tel un chamois à flanc de falaise ; on se demandait parfois à quoi il tenait. Et même Hubert avait peur de le voir déraper, tant le spectacle était pour lui extraordinaire ; cependant, le sanglier était aussi dans un tel déni que la boule dans son propre ventre ne lui parvenait pas, et qu'il croyait sincèrement ne rien avoir à nier. Sur la fin de sa première expiration, le chevreuil arriva en haut, prêt à s'aventurer sur le tronc. Une patte après l'autre, il progressa sur le bois mou comme sur un simple chemin de terre, jusqu'à un faible piaillement. Si faible, en fait, que le cervidé se référa aux battements d'ailes qui l'accompagnaient pour le situer. Une jolie petite mésange bleue voletait autour de lui. « Bonjour ! T'es mignon, toi ! Mais oui, t'es ador... AAAAAHHH !!!! ...ble. » La petite mésange bleue lui avait foncé dessus, manquant de l'envoyer s'empaler sur les branches au fond de la gorge. « Eh ! qu'est-ce qui te prend ? » Voyant sa position précaire et la menace que pouvait incarner le volatile, Janis jugea préférable de s'essayer à l'approche parlementaire. Ce qui n'est jamais évident quand votre interlocuteur ne s'exprime que par piaillements. « Je vois bien que tu es énervé, petite mésange » aborda-t-il en surveillant le vide sous ses pattes. « Mais je ne sais pas pourquoi. Je ne te veux sincèrement aucun mal. AH ! » Une nouvelle ruade de l'oiseau avait propulsé assez d'adrénaline dans ses pattes pour les faire trembler. C'était mauvais, à un faux pas de s'écraser dix mètres plus bas. Cependant, Hubert, refusant de regarder son comparse se faire tuer par un passereau, avait cherché comment lui venir en aide, et amassé des munitions, en fait des cailloux. Il en souleva un sur son boutoir puis le jeta en l'air, avant de lui asséner un coup de patte en direction de l'ennemi. « Va-y ! » cria-t-il. « Je vais l'occuper. » Bientôt, la mésange volait en tout sens pour éviter les projectiles. Mais dans sa précipitation, Janis posa une patte sur de l'écorce morte qui se détacha, et l'emporta avec elle. À califourchon sur le tronc, il allait rassurer son ami quand l'un des projectiles lui coupa la parole, en pleine tempe, et le fit basculer. Il gesticula désespérément comme il se sentait glisser par dessus bord. Son ami criait, ses yeux se fermèrent, puis, plus rien. Était-il mort ?

La question trouva vite une réponse, sous la forme d'un faible piaillement énervé. Janis rouvrit les yeux sur la petite mésange bleue vociférant toujours contre lui, alors qu'il était... suspendu au-dessus du vide ! Un rapide examen de la situation lui confirma qu'il était accroché au tronc par ses bois. « Dieu merci, tu es vivant ! » soupira Hubert. « Oui, dieu merci, c'est ce que j'allais dire ! Bon, et maintenant qu'est-ce que je FFFAAAAIIISSSS !!! » L'ennemi repartait à l'attaque. Pour éviter son terrible bec, le chevreuil n'avait d'autre choix que de se balancer, risquant à tout moment de se détacher. « Si je continues comme ça, je vais... Oh ! » Dans cette position, il remarqua un trou caché dans la partie inférieur du tronc, d'où lui parvenaient d'autres piaillements encore plus faibles, à peine audibles, des piaillements affamés. Janis savait maintenant pourquoi il était devenu la proie du passereau. « Il a des petits ! » s'écria-t-il. « Il y a des oisillons dans ce trou !

— Et alors ? T'es trop gros pour eux, je crois.

— Mais non, regarde ! Si je débloque les branches, le tronc va tomber, et le nid avec.

— Ah, mince ! Eh, p'tit père... ou p'tite mère, je sais pas, t'énerves pas. On avait pas vu ! Juré, craché ! »


Finalement, on alla chercher la harde pour remonter Janis ; on installa le nid sur ses bois pour le déplacer jusque dans un trou de la paroi, puis, c'est son faon, parce qu'il était léger et ne risquait pas d'abattre la structure, qui alla ronger les branches pour les débloquer. Comme promis, la grande famille recomposée de sangliers coopéra ensuite à l'arrachage des dispositifs anti-chevreuils autour des jeunes chênes, et la famille chevreuil put enfin se régaler de leurs bourgeons. Et les seuls malheureux de l'histoire, furent l'ouvrier et son apprenti, qui le lendemain matin, constatèrent les dégâts sans comprendre comment des bêtes avaient pu s'organiser ainsi. Leur avait-on joué une mauvaise farce ? En vingt ans de carrière, c'était inédit. Les deux hommes méditaient sur le tableau, confus et en même temps, heureux que la forêt recèle encore tant de mystères et de secrets.

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