Les Chroniques d'Éolia

Chapitre 1 : La Petite Évasion

Chapitre final

3697 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/02/2024 14:38

 L'enclos était vide. Même pas dix minutes et l'enclos était déjà vide ; pas une plume, pas le soupçon d'un caquètement, seule la sempiternelle brise insulaire. Le village d'Éolia se trouvait sur un mont rocheux loin du continent, et pour cette raison vivait presque en autarcie, en dehors de quelques échanges avec les îles voisines. C'est dans ce contexte que Maria avait pensée commencer un élevage de poules, avec la bénédiction de sa mère. De quoi doubler la production d’œufs du village et profiter de plus de gâteaux et de crèmes, en plus d'un poulet ou deux de temps en temps. Mais voilà qu'à peine installées dans leur nouveau domicile, les quatre poules de Maria avaient renouées avec leur pulsion d'aventure pour explorer l'île, ou dans le pire des cas entamer une migration qu'elles finiraient probablement au fond de l'océan. Grand-père saurait peut-être comment les retrouver ; inutile de prévenir maman pour l'instant.

Maria se dirigea donc vers la côte ouest, au bord de laquelle, à une quinzaine de mètre au-dessus de la houle, se trouvait la maison de grand-père Flop, le seul carré de l'île où le vent ne soufflait jamais. Flop était planté sur une chaise, face au soleil de début d'après-midi. Qui savait ce qui pouvait bien se passer dans sa tête ronde, en forme de bulbe de fenouil renversé. Son visage était figé dans un sempiternel sourire, les yeux presque fermés, le sourire de celui qui sait. Maria imaginait qu'il vivait déjà à 70% dans l'autre monde, mais qu'il gardait une tige ou deux dans celui-ci par charité pour sa famille. Elle entendait bien en profiter.

« Grand-père, commença-t-elle, et il tourna sa tête vers elle. Les poules ont disparues. » Il hocha la tête comme s'il avait attendu la nouvelle. « Elles se sont envolées, confirma-t-il.

— Non... l'éleveur m'a assuré que les brahma sont trop lourdes pour voler à plus de dix centimètres du sol, et que les soies sont incapables de décoller à cause de leur plumage. Alors en l'absence de prédateurs, une clôture de cinquante centimètres de haut suffirait largement. Nous n'avons pas de prédateurs sauvages, pas de chiens, et les quelques chats domestiques du village n'attaquent même pas les oiseaux. Il y a bien Timmy, mais je lui ai promis vingt-cinq grammes de sucreries par semaine pour qu'il les épargne (payé d'avance). » Grand-père Flop hocha encore la tête et reconfirma : « elles se sont envolées. » Dans ces moments-là, Maria se demandait si son grand-père n'était pas tout simplement sénile, ou s'il se moquait d'elle. « Non, euh... Est-ce que tu saurais comment les retrouver et les rattraper ? » Sans même réfléchir il déclara : « Tu te débrouilleras bien toute seule, mais un coup de gnôle, ça aide toujours. » C'était probablement l'une des phrases les plus bizarres qu'elle l'avait jamais entendu proférer, au sens où elle était compréhensible mais franchement impertinente. « OK... merci, papy. J'y vais. À plus tard. » Maria allait probablement devoir appeler sa mère, finalement. Mais pas avant d'avoir essayé elle-même !

Elle retourna à l'enclos... devant lequel picorait une poule soie blanche. « Salut, ma belle. Ton enclos te manque, hein ? Bouge pas, je vais t'y remettre. » Et comme elle s'approchait, la poule se décala machinalement de cinq mètres, avant de continuer à picorer. « Très bien, tu es récalcitrante, je comprends ça. Mais tu serais à l'abri dans ton enclos, argumentait Maria tout en se rapprochant, très lentement. Ici, le méchant Timmy pourrait t'attraper et te faire dieu sait quoi, comme te déplumer ou te déguiser en dinde. Je pourrais oublier de lui donner ses bonbons… » Mais la poule s'envola encore cinq mètres plus loin. « C'est vraiment pas raisonnable. Bon, tu l'auras voulu. »

Mais ce que voulait vraiment la poule, c'était picorer ; et après avoir sauvagement picoré le visage de Maria, celle-ci obtempéra. « Bon, il me faut quelque chose pour les attraper. Un sac, par exemple. » Elle allait récupérer un sac à pommes de terre, quand soudain : « Colotte. » Un caquètement. Et il venait d'en haut. Le temple, devant lequel Maria s'était arrêtée, comptait quatre niveaux de largeur décroissante. Le niveau aménagé, celui de la charpente ouverte, le niveau de soutien du clocher, et le clocher lui-même. Une poule brahma, fauve herminé bleu, se trouvait sur le dernier toit, celui du clocher, paradant pour une girouette en forme de coq. « Mais comment t'es arrivée là-haut ? Bouge pas, je reviens tout de suite. » Maria revint effectivement très vite, équipée d'un sac et d'une échelle, juste assez longue pour porter au premier toit. Ensuite, il allait falloir escalader... ou déloger le volatile. Maria fourra une poignée de cailloux dans son sac, puis commença son ascension. Le second toit était trop haut pour y accéder sans support, et l'échelle trop lourde pour la hisser au premier. La poule était aussi trop loin pour la caillasser. Il faudrait donc un support moins lourd qu'une échelle à hisser au premier, comme une caisse. Mais c'était bien trop compliqué. Comment faisait-on des réparations, là-haut ? Quelqu'un devait avoir une échelle suffisamment longue.

Maria redescendit prudemment par l'échelle, puis se dirigea vers la maison de madame Grange, la charpentière du village. Celle-ci découpait des planches dans la menuiserie voisine. « Madame Grange ! appela Maria.

— Oui ? Oh ! bonjour, Maria. Qu'est-ce qui arrive ?

— Est-ce que vous auriez une échelle assez longue pour atteindre la girouette du temple ?

— Certainement. Elle est cassée ?

— Non, c'est pour déloger une poule.

— Hein ? »

Maria expliqua tout à madame Grange. « Pourquoi tu n'utilises pas ton lance-pierres ?

— Je ne veux pas la tuer, seulement la faire descendre.

— C'est si puissant que ça ? »

La petite opina avec le regard de celle qui a déjà tué un homme.

« Bon, et si tu le chargeais avec quelque chose de plus mou qu'un caillou ?

— Ah, c'est pas bête.

— C'est pas que je ne veux pas te prêter l'échelle, mais c'est vraiment dangereux là-haut avec le vent. Il faut s'assurer correctement.

— J'aurais pas besoin de grimper jusqu'en haut, juste sur le deuxième toit, pour être à portée de tir à la main. Mais je vais d'abord essayer votre méthode.

— Entendu. Si ça ne fonctionne pas, je viendrai t'aider, d'accord ?

— D'accord. Merci, madame Grange. »

Presque tous les habitants d'Éolia étaient des as du lance-pierre, car c'était le passe-temps fétiche des enfants. Ils savaient même gérer des vents de force moyenne sur des tirs longue distance. Ce serait plus difficile avec les haricots secs que Maria avait dégoté qu'avec des cailloux, mais après quelques essais, elle devrait y arriver. Elle s'était placée du côté du temple où la distance avec la poule était la plus courte, et pourrait même grimper sur le premier toit si le tir s'avérait trop difficile. Maria banda l'élastique et le relâcha presque aussitôt. Le haricot fila selon une jolie courbe, poussé par la forte brise d'altitude, pour atterrir... directement dans le bec de la cible. « Mais c'est pas vrai ! T'es pas sensé les manger ! » En dehors de quelques tirs manqués, la poule goba joyeusement tous les haricots suivant, jusqu'à ce que Maria, excédée, choppe une poignée de cailloux. « T'as encore faim, sale piaf ? Alors mange ça ! » La poule ouvrit grand son bec et avala le projectile. Et loin de s'étrangler, goba les cailloux suivant comme des miettes de pain. Maria était furieuse et tirait maintenant au rythme d'un fusil automatique, hurlant après le volatile. Un petit groupe s'était formé pour observer la scène. Un caillou trop gros heurta la tête de la poule, qui vacilla, puis tomba de la girouette jusqu'au sol. La colère de Maria tomba aussi vite et des larmes inondèrent ses yeux alors qu'elle se précipitait vers le petit corps inanimé. « Non ! Je suis désolée, pardon. Je ne voulais pas te faire mal. » Elle sanglota, entouré par un public solennel. La poule soie blanche traversait alors tranquillement la place, picorant ça et là, sa perruque de plumes frémissant à chaque fois. « Maria ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Je t'ai entendu hurler. » C'était madame Grange. « J'ai fais une bêtise, déclara Maria en se relevant. » Elle marchait avec détermination vers la soie blanche, serrant son sac à la main, quand : « Colotte... » La blessée se relevait.

Après les effusions de circonstance, Maria la souleva comme lui avait montré l'éleveur et la porta jusque dans l'enclos. Encore sonnée, la poule ne protesta pas. Au retour de Maria, la soie blanche avait disparue. « Évidemment... » C'est alors qu'arriva Bastien, une belle poule soie bleue dans les bras. « Bastien !

— Salut, Maria ! Ce serait pas une de tes poules ?

— Si ! Comment l'as-tu attrapée ?

— Je l'ai simplement ramassée ; comme ça. »

Maria commençait à croire que ses poules ne l'aimaient pas personnellement.

« Comment s'est-elle échappée ? La clôture est trop basse, finalement ?

— Non, elles sont trop lourdes, soupira Maria, agacée. Elles se sont échappées toutes les quatre, je ne sais pas comment. J'en ai déjà récupéré une... mais c'était dur.

— Je peux t'aider à retrouver les deux autres ?

— Avec plaisir, soupira Maria, cette fois de soulagement. »

Ils déposèrent la soie bleue dans l'enclos avec sa camarade et décidèrent de les surveiller. Car Bastien avait intelligemment remarqué qu'il était inutile de les rattraper tant qu'ils ignoraient comment elles s'échappaient. Elles recommenceraient encore et encore, jusqu'à ce que Maria devienne folle. Mieux valait attendre un flagrant délit et réfléchir à un plan pour les fugitives. « Comment tu t'y es prise pour la première ?

— Mal.

— Alors tu sais quelques trucs à ne pas faire.

— Les attraper à mains nues... mais tu l'as fais sans problèmes.

— Disons, ne pas attraper à mains nues une poule réticente. C'est ça ?

— C'est ça. Euh... les assommer au lance-pierres.

— Évidemment qu'il ne faut pas les... s'exclamait Bastien quand il croisa le regard meurtrier de son amie. »

Il n'insista pas.

« Et pour les localiser ?

— Au hasard. Mais c'est pas très efficace.

— T'as essayé les graines ?

— Elles vont pas les sentir à travers toute l'île !

— Non, mais si elles passent devant, elles s'arrêteront. Du moins, c'est probable.

— C'est malin !

— Ça risque d'attirer tous les oiseaux de l'île, mais qu'importe.

— Donc quelqu'un doit rester ici faire le guet. Pendant ce temps, l'autre pourrait arpenter l'île et interroger les habitants.

— Bonne idée ; je vais rester là et je te sonnerai si jamais les deux fugitives reviennent. » Le temple d'Éolia était doté d'une cloche pour rassembler le village, mais tout à chacun pouvait l'utiliser avec sa propre mélodie, à condition de ne pas se lancer dans une symphonie.

« Très bien, à tout à l'heure. Et merci, Bastien, ajouta Maria avant de partir.

— De rien, répondit celui-ci alors qu'il se levait pour aller répandre les graines. »

Cinq minutes plus tard, une poule brahma coucou pointait timidement le bout de son bec. Bastien la laissa fouir le tas de graines un moment puis, quand elle ne pensa plus à se méfier, la fourra dans un sac. Pendant ce temps, Maria enquêtait. Elle interrogeait les passants et suivait les pistes de plumes et de fientes. C'est ainsi qu'elle avait découvert que sa poule soie blanche avait pénétrée dans une maison, agressé le chat, puis volé une tarte aux quetsches et un dé à coudre (« mais le dé à coudre, je l'ai peut-être perdu, je ne suis pas très sûre. ») avant de déféquer dans un puits d'eau potable. Quant à la brahma coucou, elle s'était faite câlinée toute l'après-midi par des camarades d'école de Maria, avant de prendre congé. Cette dernière se dirigeait maintenant vers Timmy, qui selon des témoins, se baladait avec un collier de plumes. « Timmy ! je te cherchais.

— Maria ? Salut. Qu'est-ce qui se passe ? » Ses tâches de rousseur avaient blêmies.

« Il paraît que tu as un joli collier de plumes ; j'aimerais le voir.

— Euh, non, je n'ai pas de collier de plumes, dit-il en essayant pitoyablement de fondre son cou dans son buste. Qui t'as dit ça ?

— Tout le monde.

— Ah oui ? c'est bizarre...

— Je peux voir ton collier, s'il te plaît ?

— Mais j'ai pas de collier.

— Je vois la lanière. »

Difficile de ne pas voir la lanière noire sur sa peau blanche quand elle était si bien dissimulée par l'absence de col de son marcel, blanc lui aussi.

« Ah, ça... C'est juste une boussole, en fait.

— Pourquoi t'as besoin d'une boussole ? T'as perdu le nord ?

— Euh... non, et Timmy suait maintenant assez pour remplir un verre d'eau qu'il aurait aimé boire. C'est pour une étude géomagnétique de mon père, à laquelle je participe. »

Maria colla presque son front au sien, comme une chèvre enragée.

« Moi, je crois que t'as perdu le nord, petit. »

Son cœur allait percer sa poitrine et son cerveau jaillir par ses oreilles. Quand Maria s'empara brusquement du collier, il hurla et urina un peu. Au bout de la lanière pendait... une boussole.

« Mais c'est une boussole !

— Bah oui, je te l'ai dit !

— Alors pourquoi t'as l'air de pisser dans ton froc ?

— Parce que tu me fais peur ! Tu me fais toujours peur ! »

L'image d'une poule à moitié assommée se rappela à Maria. Jamais elle n'avait jugé sérieusement les réactions de Timmy ; pour elle, c'était un pitre. C'est pourquoi elle passa les bras autour de son petit corps maigre et tremblotant et le serra doucement.

« Pardonne-moi de t'avoir fais peur, ajouta-t-elle après l'avoir lâché. » Puis après réflexion. « Il est dans ta poche, pas vrai ? »

C'est là que la cloche sonna la mélodie de Maria. « Euh... on t'appelle, non ? »

Elle pointa un index accusateur vers Timmy. « J'ai pas le temps pour ça, mais on s'expliquera. » L'accusé déglutit péniblement alors qu'elle filait sur les vaux. Elle retrouva Bastien devant l'enclos, dans lequel déambulait une troisième poule. « Très bien, et où est la... oh. » Maria venait de remarquer une constellation de saignées sur le visage de son ami. « Il faut trouver autre chose pour l'attraper, dit-il un peu renfrogné.

— Je suis d'accord, consentit Maria. Une idée ?

— Pas vraiment.

— Alors réfléchissons. Quel est le problème ?

— Le volatile est méfiant et récalcitrant.

— Donc on ne peut ni l'approcher, ni l'attraper. Comment faire pour la capturer sans l'approcher ni l'attraper ?

— Un piège ! s'exclama Bastien.

— Mais oui, évidemment ! »

Après cinq tentatives, quatre pièges en morceaux, deux fois plus de griffures sur chacun, et pas une poule de plus dans l'enclos, Maria et Bastien convinrent que les évidences sont parfois trompeuses. « C'est une vraie furie, cette poule, désespérait Bastien.

— Ouais... il faudra que je parle à l'éleveur, déclara Maria avec ressentiment. »

Le jour tombait mais pas le vent, comme d'habitude sur Éolia.

« Ma mère saura peut-être quoi faire en attendant. Je voulais m'en sortir toute seule, mais cette fois, je suis vaincue. »

Une mouette passa... puis repassa... puis repassa encore... puis s'encastra le bec dans une pile de seaux vide. Elle recula en titubant, l'air franchement désorienté, avant de buter contre sa propre patte et de s'étaler par terre. « Qu'est-ce qui lui arrive à cette mouette ? questionna Maria.

— Je dirais qu'elle est soûle.

— Quoi ?

— Après les récoltes il ne reste plus que les fruits pourris qui sont tombés des arbres à manger. Ils ont fermentés et contiennent de l'alcool, alors il n'est pas rare de voir une mouette complètement bourrée dans les parages à cette période. Celle-là s'est probablement égarée, ce qui n'est pas étonnant dans l'état où elle est. Ou alors elle est malade, ou s'est cognée la tête. » Maria le dévisagea. « Quoi ?

— C'est ça qu'il faut faire ! s'exclama-t-elle. » Et elle fila à toute vitesse, poussée par le vent.

« Bouge pas, je reviens !

— C'est quoi qu'il faut faire ? cria Bastien.

— Un petit coup de gnôle, ça aide toujours, répondit-elle en riant. »

Bastien était perdu ; avait-elle l'intention de trouver l'inspiration dans une cuite ?

Un bouchon de kir dans une poignée de graines, et la soie blanche n'était plus en état de protester, ni même de comprendre qu'on l'enlevait. Tout ce qu'elle savait, c'est que ces graines étaient drôlement bonnes. Et voilà que les derniers travailleurs rentraient chez eux et que les quatre poules de Maria étaient rentrées dans leur enclos. Restait une question.

« Bien, mais on ne sait toujours pas comment elles se sont échappées.

— Je suspecte Timmy. Il se baladait avec un collier de plumes cette après-midi.

— Il faudra enquêter pour être sûrs. »

Maria opinait quand Émilie, une copine, arriva.

« Salut ! J'ai appris que tu avais perdu tes poules, Maria. Tu les a retrouvées ?

— Oui, elles sont toutes là, répondit-elle en les montrant du doigt.

— Wouah, elles sont belles ! »

Puis : « Timmy m'a fabriqué un collier avec les plumes de l'une d'elles, regarde. » Elle arbora le collier qui pendait sur sa poitrine, de longues plumes blanches et soyeuses ondulant au vent. « Je crois que c'est la blanche avec la perruque sur la tête. Elle les a perdues dans une bagarre contre un chat, expliqua Émilie. » Maria en resta bouche bée, le regard perdu dans la même dimension que son grand-père.

« Il te plaît pas ? Moi, je le trouve joli. Et c'est gentil, non ?

— Si ! si, il est très beau. C'est juste que... Qu'est-ce que je peux être conne !

— Pardon ?

— Mais non, Maria, tu pouvais pas le savoir, rationalisa Bastien ; tout l'accusait. »

Comme Émilie ne comprenait pas, Bastien lui raconta toute l'histoire, et le dernier mystère qu'il restait à élucider. « Du coup, vous allez les surveiller toute la nuit ? les plaignit-elle. » Heureusement, non. Nul besoin de surveiller encore les volatiles car 1) ils savaient maintenant comment les rattraper sans mal, et 2) un caquètement troubla leur conversation. Caquètement qui venait du ciel. Le trio leva la tête pour découvrir une poule, une belle poule fauve bien grasse, qui volait à dix mètres du sol. « Pas possible... » Puis deux autres décollèrent pour la rejoindre, et toutes les trois semblaient plus légères que le vent. « Le vent ! C'est le vent ! s'écria Maria. C'est grâce au vent qu'elles peuvent voler !

— Mais oui ! continua Bastien, l'éleveur n'a pas pensé à la célèbre brise d'Éolia. Elle est plus forte et persistante que partout ailleurs ; assez pour les soulever. » Ils contemplèrent le spectacle avec émerveillement jusqu'à ce que les poules se posent... sur le tas de graines alcoolisées et commencent à le picorer. C'était franchement marrant, mais il valait probablement mieux éviter de recommencer. La nouvelle clôture attendrait le lendemain ; les poules ne risquaient rien de toute manière.

Avant de rentrer chez elle pour dîner, Maria se détourna vers le carré de la côte ouest où le vent ne souffle jamais. Le soleil nimbait l'horizon de rose et la mer reculait tranquillement. La chaise était vide. Grand-père Flop faisait revenir des œufs sur un grill, dans une grande poêle en fer. Il salua Maria d'un sourire profond. « Un œuf sur le plat ?

— Bientôt, c'est moi qui t'en apporterai, grand-père.

— Alors tu les as retrouvées. » Mais il semblait déjà le savoir.


Si vous aviez demandé à Maria quelle est la morale de cette histoire, elle vous aurait répondu qu'elle est multiple. D'abord, que son grand-père n'est peut-être pas sénile après tout, mais qu'il devrait travailler sa communication. Ensuite, que ce qui est vrai quelque part ne l'est pas forcément partout ; en particulier que les poules peuvent parfois voler à plus de dix centimètres du sol. Que certaines poules sont de vraies salopes, même si elles sont belles ; et inversement, que des petits garçons patibulaires sont en réalité gentils (en tout cas pas aussi fautifs que leur physionomie). À ce sujet, elle aurait ajouté que l'intuition n'est pas infaillible et qu'il faut savoir la questionner. Plus anecdotique, mais que contrairement à ce qu'affirme sa mère, l'alcool a parfois son utilité. Enfin, que les regrets sont biaisés, car ils négligent les limites physiques, psychologiques, et épistémologiques de leur auteur. OK, elle ne l'aurait peut-être pas formulé exactement comme ça, mais le cœur y est.


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