Opération Serenaris : la plage qui recelait un dieu
Valeria n’a pas une seconde à perdre. Elle se rue vers l’accès à la cale. Elle active l’ouverture de la grande porte et s’extirpe hors du vaisseau. Il ne lui faut pas plus d’un instant pour se souvenir de la bonne direction. Elle retrouve les traces de pas, et les pistent. Environ quatre cents mètres séparent le vaisseau de la côte. S’ensuit une course effrénée. Elle sprinte. Son corps se meut rapidement. Ses membres s’agitent en rythme. Et dans sa course, elle n’entend qu’une seule chose : les battements de son cœur.
Mais la réalité la rattrape. Valeria sait bien que sa forme physique n’est plus à son apogée, et plus que le savoir, elle le sent. Au fil des pas, ses jambes s’alourdissent, sans compter qu’extirper ses pieds du sable lui demande un effort supplémentaire. Avancer sur cette surface lui donne l’horrible impression de courir sur place, la capitaine n’est même pas à mi-chemin, qu’elle a déjà le souffle court. Ayant enfin atteint une dune à trois cents mètres de la mer, Valeria s’arrête. Elle pose ses mains le long de ses jambes, baisse la tête, et halète bruyamment.
Il y a vingt ans, j’aurais couru les quatre cents mètres d’une traite en un temps record.
Elle se redresse. Ce qu’elle aperçoit lui fait magiquement retrouver son souffle. Proche d’elle, trois explorateurs, Lucius en tête avec une solide avance. Ils fuient dans sa direction. Et derrière eux, au bord de la mer trois cents mètres plus loin, une vague gigantesque est en train de se former, bientôt prête à déferler sur la plage. Le flot destructeur progresse à une vitesse ahurissante. Il menace de tout emporter avec lui. Et telle un impitoyable monstre assoiffé de sang, il ne fera aucune distinction parmi ses victimes.
La capitaine devrait fuir vers le vaisseau tant qu’il en est encore temps. Pourtant, un détail la fascine. Son point de vue lui permet de voir au-delà de la vague. Et il lui semble apercevoir subrepticement un gigantesque membre s’extirper du fond des flots. Un grondement sourd et inhumain la réveille de sa torpeur. Lucius, maintenant à son niveau, n’est pas loin de la percuter.
Une montée d’adrénaline lui redonne alors la force de courir. Les deux rivaux, sont côte à côte. Ils peuvent enfin s’entendre pour un but commun : leur survie face à une menace dépassant leur simple condition d’humain. Le vaisseau est déjà proche. Ils ne leur restent qu’une faible distance à parcourir. Mais leurs poumons les brûlent.
La vague les rattrape. La capitaine ne peut prendre le risque de se retourner pour l’observer. Cependant le tumulte lui fait comprendre qu’elle s’approche rapidement. Bien trop rapidement. Valeria entend un de ses équipiers perdre l’équilibre, signant ainsi son arrêt de mort.
Lucius et elle, toujours au même niveau, ne sont plus qu’à cinq mètres du vaisseau. L’accès est resté grand ouvert. Cette vision soulage temporairement Valeria. Un hurlement d’un autre explorateur lui rappelle qu’elle est toujours à l’extérieur du vaisseau, et qu’une vague d’une dizaine de mètres pourrait provoquer sa mort en un battement de cils.
Son pied touche la surface métallique si familière de la passerelle. Ayant enfin atteint la cale avec Lucius, Valeria active le bouton de fermeture d’urgence de la porte situé au coin du mur. Avant que cette dernière ne se referme, la capitaine se permet un rapide coup d’œil derrière elle. La vague n’est qu’à une trentaine de mètres d’eux, le contact est imminent. Owen, devant la porte, voit sa seule chance de survie se refermer face à lui. Son visage est celui d’un mort en devenir : une bouche déformée par l’effroi, les yeux fous et des cheveux hirsutes. Le monde extérieur disparaît de son champ de vision. Enfin à l’abri dans la cale ! À l’abri, c’est ce qu’elle pensait naïvement.
La vague percute la coque. La violence inouïe du coup entraîne le vaisseau vers l’arrière. Cette confrontation entre le fin fleuron de la technologie humaine et mère nature dépasse complètement Valeria, ballotée en tous sens comme une poupée de chiffons. Elle est écrasée tantôt contre un mur, tantôt contre le sol. Ses bras ne suffisent pas à la protéger. Ses côtes, son dos, son postérieur, son ventre… Chacun de ses membres est mis à contribution pour amortir les chocs, et tout n’est plus qu’un large tourbillon de douleur. Les parois tremblent tellement, comme si l’eau cherche à s’infiltrer dans le vaisseau afin de traquer inlassablement les derniers survivants. C’est la première fois que la capitaine fait face à un tel ennemi. Elle ne peut l’attaquer, seulement se réfugier et espérer que ça s’arrête.
Finalement face contre terre, elle cesse enfin de voler en tous sens. Sa tête tourne tellement, qu’elle met plusieurs secondes pour se rendre compte qu’elle est immobile. Elle regarde Lucius. La bouche de son second s’ouvre et se ferme. Un acouphène l’empêche de comprendre.
« - Ma capitaine ! Nous devons faire décoller ce rafiot sur-le-champ ! Levez-vous ! »
Lucius lui tend la main. Elle l’agrippe et se relève. Les deux se dirigent vers les autres survivants, probablement réunis dans le vaisseau. En chemin Valeria constate la dégradation provoquée par les catastrophes successives. La réserve a été complétement désorganisée. Des armes, ainsi que des extincteurs et des jetpacks trainent çà et là. Valeria enjambe une armoire renversée, et manque de trébucher à trois reprises. Dans la salle de réunion, les écrans se sont écroulés, se rependant en des milliers de débris. Les chaises renversées les obligent à slalomer dans cette pièce bien trop encombrée. Puis, arrivé dans la salle des machines, ils retrouvent les trois techniciens sain et sauf, et Caleb qui fusille Lucius du regard. Archibald, le vieux technicien, souffle de soulagement.
« - Vous êtes encore en vie. Dieux merci, nous sommes juste assez nombreux pour piloter cet engin.
- Et on a intérêt à faire très vite » renchérit Axel.
Comme pour appuyer ses propos, le grondement sourd que Valeria avait entendu sur la plage s’élève à nouveau. Sauf que cette fois-ci, il est plus puissant, plus proche. Roxanne, la troisième technicienne, montre une tablette à sa capitaine. Sur celle-ci, une énorme tâche rouge est affichée.
« - Nous nous sommes trompés. Il y a bien des êtres vivants sur Serenaris. Cette chose se cachait sous la surface. Ses signes vitaux était si faible qu’elle en est devenue indétectable pour nos capteurs. Il semblerait qu’elle se soit réveillée, et en s’extirpant de sous la planète, elle a probablement provoquée le séisme.
- C’est un fléau comme nous n’en avions jamais affronté. Nous ne pouvons rien faire tant qu’elle est éveillée. On se fera tuer à coup sûr par d’autres catastrophes. Voir peut-être même directement piétiner par elle. » achève Caleb.
« - Dans le cockpit, maintenant ! » décrète Valeria.
Pour une fois, personne ne conteste ses ordres, pas même Lucius. Ils courent se répartir aux multiples sièges. Sans tarder, Valeria, au poste principal, allume les réacteurs avec succès.
« - Le vaisseau a subi des dégâts, mais il devrait tenir le coup. »
Sans trop de difficultés, ils décollent. Une fois à une dizaine de mètres au-dessus du sol, ils peuvent constater avec effroi l’apocalypse qui a eu lieu en contrebas. Les dunes, encore inondées par endroit, ont été ternies par l’eau et ont revêtu des teintes marron foncé. Evidemment, aucun arbre n’a tenu le choc, les rares qui avaient réussi à pousser ont été arraché du sol. Mais surtout, ils peuvent enfin admirer le fauteur de troubles.
Plusieurs kilomètres plus loin, au milieu de la mer, une infâme créature rugit. Son simple cri suffit à faire trembler tout le vaisseau. Rien d’étonnant avec sa taille. Littéralement aussi imposant qu’une montagne, sa tête ressemble vaguement à celle d’une tortue. Ce monstre bipède est doté de deux bras, qui se finissent par des pinces et non des mains à leur extrémité. Le reste de son corps est partout protégé par une cuirasse d’une couleur si terne, qu’elle en ressemble à de la pierre.
« - Ce n’est pas une simple créature. On a trouvé le dieu de cette planète. » souffle Lucius.
« - Il ne nous as probablement pas remarqués. À son échelle, notre vaisseau est à peine aussi gros qu’une mouche. »
Valeria regrette ses paroles. Puisque l’instant d’après, elle jurerait voir la chose se tourner dans leur direction et les scruter. Ses yeux jaune vif, plus grand que leur véhicule, sont empreints d’intelligence. Non seulement elle peut les voir, mais surtout, elle comprend que de potentielles proies cherchent à la fuir. Un frisson parcourt l’échine de la capitaine.
« - Ce truc nous as remarqués là ? » chuchote Axel.
« - Réacteurs pleine puissance ! »
Le vaisseau est pris d’un soubresaut tandis que Caleb active un grand levier. Les réacteurs produisent un vacarme infernal. Au moins pourront-ils se vanter d’avoir échappé à une créature titanesque s’ils survivent !
Cette dernière ne l’entend pas ainsi. Refusant de voir fuir cet insupportable insecte sur son territoire, elle rugit de colère. Cet effroyable son, assez puissant pour être entendu de l’autre bout de la planète, oblige Valeria et ses équipiers à mettre leurs mains contre leurs oreilles pour ne pas finir sourd. Le vaisseau, extrêmement rapide, continue de prendre de la hauteur. Atteindre la stratosphère signifierait une victoire.
Neuf kilomètres en altitude. Ça va être juste.
La chose n’est plus visible de la vitre. Des caméras à l’arrière du vaisseau, visionnable du poste de pilotage par Lucius, les permettent de prédire les mouvements de leur ennemi.
Treize kilomètres. On se casse enfin de cet endroit maudit. Plus qu’un tout petit effort…
« - On dirait qu’elle s’est arrêtée de bouger, constate le second avec un calme forcé. Son poitrail se gonfle.
- Ho mer… »
Le juron de Valeria est interrompu par un nouveau son. Celui de leur mort. Un bruit sec, comme une inspiration, suivi d’une déflagration.
« - Projectile en vue !
- Activez les boucliers sur le champ ! »
Le vaisseau fait une brusque embardé. Un éclair bleu aveugle momentanément Valeria, suivi d’une nouvelle secousse terrifiante. La capitaine est projetée hors de son siège, et percute le tableau de bord. Sonnée, sa vision est gênée par de grosses tâches noires qui s’élargissent au fur et à mesure qu’elle tente de reprendre sa respiration. L’éclairage dans le cockpit s’éteint, tandis que des alarmes s’allument.
Valeria parvient à se relever après de longues minutes de flottement. Sa tête tourne, encore plus qu’après le séisme. Elle se touche le haut du crâne, étrangement visqueux, puis regarde sa main teintée de rouge. Pressée de sortir de là, elle boite jusqu’à ses équipiers. Ils sont tous sur leur siège, inconscient. Ou mort. Valeria n’a pas le temps de le vérifier, le vaisseau n’est plus qu’une ruine. Une odeur de brûlé lui chatouille les narines. Les commandes crachent de grosses nuées d’étincelles, une des rares sources d’éclairages du poste de pilotage avec les néons rouges clignotant des alarmes. Un regard sur l’écran principal lui indique l’état du vaisseau.
Bouclier H-S. L’aile gauche a été détruite. La capsule de sauvetage semble opérationnelle, et le choc nous a projeté en dehors de l’atmosphère de Serenaris. Pas une minute de plus à perdre ici.
En route pour la capsule située à l’arrière, Valeria remarque que le siège de Lucius est vide. Un rictus déforme son visage.
Un petit détour par la salle d’armement s’impose, pense-t-elle en souriant.
Lucius a de la chance dans son malheur. Il sera le seul survivant de cette mission, il n’y aura aucun témoin de son insubordination. Le second est occupé à préparer sa dernière chance de salut : une pièce située à l’arrière du vaisseau, elle aussi équipée d’un tableau de bord. Cette capsule pourrait le mener à la station relais la plus proche. En prévision du voyage qui l’attend, il remplit son abri de denrées alimentaires, et d’eau. Lucius soulève une lourde caisse, débordante des précieuses ressources. Même s’il est parvenu à rester conscient après que le vaisseau se soit fait percuter par le projectile laser de cette chose, il est bien amoché. C’est non sans peine qu’il traîne la cargaison, son dos et ses bras le faisant terriblement souffrir. Il parvient enfin à embarquer la lourde caisse.
« - Tu comptais partir sans même t’assurer de l’état de santé de ta supérieure ? »
Lucius se stoppe net. Encore cette garce qui revient éternellement le gêner. Il se retourne, et prépare mentalement une excuse. Précaution bien inutile. Valeria a une arme à feu braqué sur lui.
« - Je me souviens de ce que j’avais oublié de prendre. Des armes.
- Donne-moi une raison de ne pas te buter.
- Il n’y en a aucune. Alors fais-le au lieu de bavasser.
- Crois-moi, je compte bien me débarrasser de toi aujourd’hui. (Elle commence à marcher autour de Lucius, et continue de le pointer avec son arme.) Simplement, un détail me dérange. Je ne comprends pas. Tu devrais te sentir honoré de servir au sein de notre entreprise. Des centaines, que dis-je, des milliers de gens envie ton poste haut gradé. Alors qu’est-ce qui t’a poussé à prendre des vacances sur Serenaris en pleine mission ? Tu n’as plus rien à perdre maintenant, alors dis-moi tout. Pourquoi te comportes-tu comme un gosse égoïste ?
- Un gosse égoïste ? »
Pour la première fois, Valeria remarque de la colère dans le ton de Lucius.
« - Selon toi, je devrais me sentir honoré ? Mon métier consiste à exploiter et polluer des planètes encore sauvages. Leur campagne de propagande ne me touche pas. Je vois OGEEP Industries telle qu’elle est réellement.
- Et moi, je te vois telle que tu es : un éternel insatisfait. Si cette entreprise était vraiment qu’une bande d’exploiteurs, alors explique moi pourquoi ils m’ont sorti de la pauvreté ? »
Sans s’en rendre compte, Valeria avait haussé le ton sur sa dernière phrase.
« - Tu es un cas isolé. Crois en mon expérience, OGEEP Industries ne sauve que rarement des vies. Sauf quand c’est dans leur intérêt. Et le jour où tu ne leur seras plus utile, ils se débarrasseront de toi. Tu tomberas alors dans l’oubli, et tu te souviendras de moi.
- Cette discussion n’a pas d’issue. On ne sera jamais d’accord. Ta manière de penser est dangereuse, tu dois être effacé. »
Son expression se durcit. Sans la moindre hésitation, elle appuie sur la détente avant que Lucius ne puisse répondre. Résigné, il n’esquisse pas le moindre geste, attendant dignement ses derniers instants. La balle se loge dans la tête du second, qui explose dans une gerbe de sang.
Valeria s’approche du corps de Lucius, propulsé un peu plus loin par l’impact. Elle le traîne jusqu’au vaisseau, laissant une longue trace pourpre au sol. Puis, elle rentre dans la capsule, et ferme la porte. Elle est immédiatement éjectée du vaisseau après la fermeture. Enfin sauvée.
« - Journal de bord, entrée n°2438, 27 août 3802. La mission a été un désastre. Notre vaisseau s’est fait attaquer alors que nous tentions de fuir la planète. Nous avons été touchés. Mes équipiers sont morts sur le coup, je suis la seule survivante. Ma capsule de sauvetage devrait me permettre d’accéder à une station relais dans une semaine. »
Elle met fin à l’enregistrement audio. Du point de vue d’OGEEP Industries, cet expédition sera un cuisant échec. Pire encore, ce sera le premier de sa carrière. La capitaine déglutit. La réaction de ses supérieurs est hors de son contrôle. Elle craint l’imprévisible. Une peur viscérale dont elle n’est pas coutumière.
Le jour où tu ne leur seras plus utile, ils se débarrasseront de toi.
Valeria rejette cette idée. Voilà que les dernières paroles de son stupide second lui revienne en tête.
Ils ne sont pas malveillants. J’ai raison, il a tort. Ce fait est le plus certain qui soit.
Un peu rassurée par ses pensées, elle s’enfonce dans son fauteuil, et tente de s’assoupir. Cruelle erreur. Chaque fois que le sommeil la guette, elle revoit le visage de Lucius. Elle réentend son ultime provocation, sa malédiction.
C’est impossible. Il ment pour t’embrouiller. Ils ont fait de toi ce que tu es aujourd’hui. Il ne veulent pas ton mal. Il ment.
Impossible de le chasser de son esprit. Valeria frappe une paroi de la capsule. Ses phalanges craquent, une douleur sourde se propage à travers son bras, jusqu’à sa clavicule.
Il ment ! Il ne sait pas ce qu’il raconte ! Il ment !
Elle qui est si sûre de servir la seule cause noble de la galaxie. Pourquoi a-t-elle la dérangeante impression d’avoir été trompé ? Pourquoi se surprend-elle à émettre des doutes pour la toute première fois de son existence ?