Ce que les chansons ont laissé
Je ne sais plus quand j’ai cessé de compter les jours. Peut-être autour du centième. Peut-être avant. Depuis un an, tout semble flotter dans une lenteur étouffée. Les matins gris, les pas dans la rue, les cafés tièdes pris seule. Paris ne parle plus. Elle respire à peine. Ce matin encore, la lumière filtre à travers les rideaux comme une brume. J’ai laissé la radio allumée sans écouter, un fond sonore pour remplir le vide. Le monde continue. Moi aussi, paraît-il.
Heart beats fast,
Colors and promises.
How to be brave?
How can I love when I'm afraid to fall?
La chanson s’élève doucement, presque par hasard, comme si elle avait attendu que je sois seule pour se glisser entre deux silences. Je reconnais ces premières notes instantanément. Mon cœur se serre. Un an. Un an jour pour jour depuis que sa voiture a percuté ce camion sur le périphérique. Un an que j’ai reçu cet appel, au milieu de la nuit. Une voix que je ne connaissais pas, mais qui portait déjà ma douleur dans la sienne.
« Mademoiselle, il y a eu un accident. »
Quelques mots. Puis plus rien.
Je ferme les yeux. Le piano continue, fragile et pur. Je le revois, lui, debout près de la fenêtre de notre appartement. Il avait toujours cette manière de regarder la ville comme s’il pouvait la comprendre.
« Tu sais », disait-il, « Paris est plus belle quand elle pleure. »
Je riais. J’ignorais que ce serait la dernière fois.
But watching you stand alone,
All of my doubt suddenly goes away somehow...
One step closer...
Je me surprends à fredonner, à voix basse. Les paroles me reviennent malgré moi, ancrées quelque part entre la gorge et la mémoire. J’ai essayé de supprimer cette chanson de ma playlist. Trois fois. Elle revient toujours. C’était la nôtre. Le soir où il m’avait embrassée pour la première fois, elle jouait en fond, dans un bar presque vide. Nous ne savions pas encore ce que signifiaient les mots forever et fear, mais ils avaient le goût du vrai. Aujourd’hui, je me promène sans but dans le sixième arrondissement. Les vitrines se reflètent dans les flaques, et je cherche inconsciemment son visage dans les silhouettes pressées. J’imagine parfois qu’il traverse la rue, qu’il s’arrête, qu’il me sourit encore. Mais la réalité est une impasse. Il n’est plus là. Et pourtant, tout parle encore de lui. Le café où il commandait toujours deux expressos. Un pour lui, un pour moi, même quand je disais non. Le banc du jardin du Luxembourg où il s’endormait, la tête sur mes genoux. Les livres qu’il n’a jamais terminés. Moi non plus, je n’ai rien fini depuis.
I have died every day waiting for you...
Darling, don't be afraid,
I have loved you for a thousand years.
I’ll love you for a thousand more.
Je m’arrête au milieu du trottoir. Cette phrase me traverse comme une lame douce :
I have died every day waiting for you.
Je me dis que c’est exactement ça. Je meurs un peu chaque jour depuis qu’il est parti. Mais dans cette mort lente, il y a quelque chose de tendre. Une promesse qui survit à tout. Je l’aime encore. Je l’aimerai toujours. Même si le monde continue sans lui. Je rentre chez moi avant la pluie. L’appartement sent le thé froid et la poussière. Sur la table, il y a encore ses clés. Je n’ai jamais eu la force de les ranger. Je me dis parfois qu’il va ouvrir la porte, comme avant, qu’il va poser son sac, s’excuser d’avoir oublié le pain. Mais le silence, toujours, répond à sa place. Je prends une grande inspiration. Sur le balcon, la ville s’étend sous un ciel couleur de cendre. Des couples passent, riant, serrés l’un contre l’autre. Je suis seule, mais je ne lui en veux plus. Il n’a pas voulu partir. C’est la vie qui l’a fait pour lui.
Time stands still,
Beauty in all she is...
I will be brave,
I will not let anything take away
what’s standing in front of me...
Je ferme les yeux. Les images se succèdent. Sa main dans la mienne, son rire dans la cuisine, la lumière du matin sur son visage. Je revois l’accident, aussi. Les fleurs déposées sur la route. Le froid de ce jour-là. J’ai tout gardé. Même ce que j’aurais voulu oublier. Il y a un an, j’ai cru que le monde s’arrêtait. Aujourd’hui, je sais qu’il a juste changé de tempo. Je continue de marcher, de respirer, de sourire parfois. Mais une partie de moi reste figée à ce carrefour, là où tout s’est brisé. Chaque note de cette chanson me ramène à lui, pas pour me faire mal. Non. Mais pour me rappeler qu’il a existé. Que ce n’était pas un rêve.
One step closer...
Je répète les mots en murmurant. Un pas de plus. C’est peut-être ce que je fais, lentement, chaque jour. Un pas de plus vers une vie où son absence ne me tue plus, mais me guide.
I have died every day waiting for you...
Je ferme la radio. La musique continue pourtant, quelque part dans ma tête. Je regarde le ciel. Il commence à pleuvoir. La pluie tombe sans colère, comme une caresse triste. J’ai laissé la fenêtre entrouverte, et le vent fait frissonner les rideaux. Je n’ai plus peur du silence. Il m’a apprivoisée. Sur la table, le carnet qu’il m’avait offert pour « quand les mots te manqueront ». J’y ai écrit chaque souvenir, chaque odeur, chaque battement de son rire. Et pourtant, il reste toujours une page blanche. Celle que je garde pour la fin, sans jamais savoir si j’oserai la remplir.
Every hour has come to this...
One step closer...
Ces mots résonnent comme un battement de cœur. J’ouvre le carnet. Je prends son stylo. L’encre est sèche, mais je le trempe dans mon thé froid. Un geste absurde, presque enfantin. Je trace lentement. I still love you. Les lettres tremblent. Mes doigts aussi. Mais cette fois, il n’y a pas de larmes. Seulement un calme étrange, comme si la chanson m’avait conduite là où je devais être. Au seuil de quelque chose, peut-être la paix. Je repense à ce jour. Le bruit du téléphone. La voix qui tremble. Le vide. Je n’ai jamais revu sa voiture. On m’a dit que le choc avait été brutal, qu’il n’avait pas souffert. J’ai voulu les croire. Parce que l’idée qu’il ait eu peur me déchire encore. Il faisait nuit. Il rentrait de ce dîner qu’il ne voulait pas manquer, parce qu’il avait promis à son frère d’y aller. S’il avait su… Je me dis souvent que le destin ne tue pas, il déplace juste la douleur d’un cœur à un autre.
And all along I believed I would find you
Time has brought your heart to me...
I have loved you for a thousand years.
I’ll love you for a thousand more.
Je murmure les paroles à mi-voix, sans musique. Elles emplissent la pièce comme une prière, ou une promesse à l’envers. Je n’ai jamais été croyante, mais parfois, j’imagine qu’il m’entend. Dans ces instants suspendus, j’ai l’impression qu’il est là, juste derrière le souffle du vent, juste au bord du monde. Je me souviens de sa main, tiède et sûre, sur la mienne quand il conduisait. Du goût du café qu’il préparait toujours trop fort. Des nuits d’été sur les quais de Seine, quand il disait qu’on n’aurait jamais assez de temps. Je me souviens de tout, même de ce que j’aimerais effacer. Il y a des jours où je voudrais crier. D’autres où je me contente d’exister. Et parfois, comme ce soir, j’écoute le silence, et j’entends son rire au fond de ma mémoire.
One step closer...
Je me lève, pousse doucement la chaise. Mes pieds me guident vers la porte. Je prends son manteau, celui qu’il avait oublié sur la patère le dernier jour. Il sent encore un peu le bois et la pluie. Je le porte, juste pour sentir ce qu’il sentait. Je descends l’escalier. Les marches craquent. Le monde respire. Dehors, Paris est humide, brillante de lumière. Les pavés reflètent les lampadaires. Je marche sans savoir où aller, mais chaque pas me semble plus léger. Je croise un couple enlacé sous un parapluie. Ils me sourient. Je leur rends un sourire timide. C’est la première fois depuis longtemps que mes lèvres se souviennent comment faire. Au bout de la rue, un musicien joue du piano sous un porche. Ce n’est pas A Thousand Years, mais quelques accords y ressemblent. Je m’arrête. Il me regarde sans rien dire, continue de jouer. Je ferme les yeux. Je le vois. Pas comme une apparition, pas comme un fantôme. Juste une image. Assis sur le banc du Luxembourg, son manteau beige, sa main levée vers moi. Il ne parle pas. Il sourit. Je souris aussi. Et pour la première fois, le souvenir ne me brise pas. Il m’enveloppe doucement, comme un au revoir qu’on comprend enfin.
And all along I believed I would find you...
Time has brought your heart to me...
I have loved you for a thousand years...
I’ll love you for a thousand more...
Les dernières paroles me traversent. Elles n’appartiennent plus à la chanson, ni à lui, ni à moi. Elles appartiennent à ce que nous avons été. Je rouvre les yeux. Le musicien s’arrête, me regarde, comprend sans que je dise un mot. Je lui glisse une pièce, chuchote :
« Merci. »
Je rentre lentement, les mains posées sur la barre de la poussette. Le vent a séché mes larmes avant même qu’elles ne tombent. Les roues glissent doucement sur le trottoir. Dans la rue, les lumières s’éteignent une à une, comme si la ville se mettait au repos. Je monte les escaliers avec précaution, pousse la porte. L’appartement m’accueille, silencieux, mais plus tout à fait vide. Je range enfin ses clés dans le tiroir. Pas pour oublier. Pour continuer. Je m’assois près de la fenêtre, la poussette tout près de moi. La radio est muette. Mais dans ma tête, la chanson tourne encore, plus douce, plus lointaine. Elle ne fait plus mal. Elle vit.
For a thousand years...
And a thousand more.
Je ferme les yeux, respire, serre notre fille contre moi, et pour la première fois depuis un an, je me sens vivante.