Retour à Saint-Cyrien

Chapitre 1 : Septembre 1939

3996 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/05/2017 21:36

Septembre 1939

 

Les fleurs étaient le symbole d'une vie, où chaque corolle était un évènement, chaque pétale un souvenir, chaque épine une larme. Elles illustraient aussi le temps, insaisissable et incoercible. Plus représentatives encore que les grains qui s'écoulent dans un sablier, Pernelle regardait ses précieuses plantes tout juste écloses se faner sous ses yeux, pour ne laisser derrière elles que les vestiges de la faste qu'elles avaient à peine connue.

Elle en possédait tout un parterre, dont elle prenait un soin jaloux. Rien ne comptait plus à ses yeux que ces instants volés à son existence qu'elle passait à jardiner. Ils l'éloignaient de sa demeure et lui offraient l'oxygène qui lui manquait cruellement à l'intérieur. Pernelle haïssait sa maison, mais tout de même moins que la fatalité qui l'avait menée jusqu'ici.

Si partager ses journées avec des végétaux était chose aisée, elle ne pouvait pas en dire autant de celles qu'elle subissait auprès des siens, son mari et leurs deux enfants. Elle qui, selon toute vraisemblance, n'aurait jamais dû donner naissance, supportait sa progéniture comme une mule endure un fardeau sur son dos contre sa volonté muette.

Pernelle ne cessait d'ailleurs de s'interroger à ce propos : pourquoi la vie lui avait-elle apporté ce qu'elle refusait à d'autres qui, pourtant, le désiraient ardemment et le méritaient davantage ? S'agissait-il d'un châtiment supplémentaire à tous ceux qu'elle avait déjà subi ? Une réponse terrible aux erreurs qu'elle avait commises et qu'elle ne cesserait jamais de payer ?

Agenouillée face à son lopin de terre adoré, sans tenir compte de la douleur dorsale qu'elle éprouvait à se maintenir dans cette posture, elle coupa une rose dont les pétales commençaient à se flétrir. Elle n'aimait que les fleurs bien portantes. Lorsque l'une d'elles montrait un signe de lassitude, elle disparaissait aussitôt, sèchement tranchée par les lames acérées du sécateur, sans aucune pitié. Ô combien Pernelle aurait apprécié qu'il en fût aussi simple pour elle.

Sa main maigre et abimée s'empara de l'anse de l'arrosoir, qu'elle fit traîner sur le sol tant il était lourd. Elle venait juste de le remplir au puits. Son regard se posa sur l'eau qui s'agitait à l'intérieur, comme si elle cherchait désespérément à s'échapper. Pernelle avait été comme elle, autrefois. Elle avait voulu fuir, avant de prendre conscience qu'il était impossible d'échapper à son sort. Un regard posé sur son reflet qui dansait sur la surface aqueuse le lui confirma.

Sa chevelure, dont la couleur marron était semblable à celle du tronc d'un jeune arbre, se clairsemait de fils blancs, qui se multipliaient de semaine en semaine. Elle s'affinait également, perdant sa sublime épaisseur d'autrefois. Les yeux de Pernelle n'étaient plus que deux fentes ternes cernées par les rides, au milieu d'un visage émacié aux pommettes saillantes, marqué par les affres d'une misérable vie. Une expression blasée y survivait à grand-peine, trahissant l'âme de celle qui en avait trop vu trop tôt. Quant à sa peau, elle se transformait progressivement en un parchemin sec, tannée par les longues heures où elle restait en plein soleil, immobile, pour jardiner.

Sa jeunesse lui paraissait bien lointaine. Tel un souvenir qui s'altèrerait après des années perdues à le ressasser, il n'en demeurait presque rien. Si Pernelle avait été belle autrefois, et surtout fière de l'être, elle souffrait désormais des ravages que subissait son corps. Elle voyait ce qui restait encore de celle qu'elle avait été s'envoler peu à peu. Tout ceci appartenait au passé qu'elle avait laissé derrière elle, tandis qu'elle se laissait condamner par un avenir certain.

Elle n'était pas particulièrement âgée, contrairement à ce que son apparence permettait de supposer, mais c'était ainsi qu'elle se percevait. Son existence l'avait durcie combattre et elle avait été témoin de tant de choses, pour la plupart si peu plaisantes, qu'elle aurait pu se révéler plus vieille encore que ses ancêtres eux-mêmes par sa connaissance de la vie.

Où avait disparu la jolie jeune fille de jadis ? Que restait-il d'elle, derrière ce tablier crasseux et cette robe grisâtre qu'elle arborait sans une once de fierté ? Si la chance avait consentit à lui sourire, autrefois, elle n'en serait certainement pas là, mais seul son honneur l'avait accompagnée dans ses heures les plus sombres, au point de devenir une obsession.

— Mère ! appela quelqu'un depuis la terrasse. Vous devriez rentrer avant d'attraper la mort.

— Je n'ai pas terminé, répliqua Pernelle d'une voix rauque. Laisse-moi tranquille.

— En ce cas, je vous apporte votre châle, pour que vous vous en couvriez les épaules. Il fait plutôt frisquet.

— Je n'ai pas besoin de ton secours. La paix, veux-tu !

— Comme vous le souhaitez, Mère.

L'intéressée leva les yeux de ses mains souillées par la terre pour les tourner vers la demeure, résidence familiale mais surtout luxueuse des Soubassin, que son époux Augustin reçut en héritage à la fin de la Grande Guerre, au cours de laquelle son père mourut et la fièvre emporta sa mère. Pernelle eut le temps d'apercevoir une cascade de cheveux aussi dorés que les blés disparaître dans un gracieux tourbillon par une porte en bois massif.

Pourquoi l'accablait-on d'enfants qu'elle ne désirait pas alors qu'elle avait été privée de tout ce qu'elle aurait pu souhaiter ? Comment pouvait-elle donner la vie, quand la sienne n'avait été que mort ? Était-ce pour entraver définitivement une liberté qu'elle n'avait jamais possédée ? À moins que ce ne fût pour l'attacher ici, à ces lieux, où seules ses obligations d'épouse la retenaient prisonnière, ainsi que la volonté d'expier ce passé qui envenimait son être ?

Même si Pernelle prenait un jour la décision de partir, où irait-elle ? Depuis fort longtemps déjà, il ne lui restait plus aucun ami, pas plus que de famille. Elle avait renoncé à son nom qui ne signifiait plus rien pour elle, alors qu'il aurait pu lui permettre de rêver d'une grandeur qui lui revenait de droit. La honte et l'indignité qu'elle avait affrontées l'avait réduite au point de n'être plus rien, ni personne.

Il ne lui restait désormais que ses fleurs, dans lesquelles il lui semblait parfois se retrouver un peu, tel un miroir qui lui aurait renvoyé le reflet profond de son âme. La veille belle, le lendemain fanée. Le matin bien en terre, le soir déracinée. Pernelle ôta l'un de ses gants qu'elle jeta au loin, avant de cueillir entre ses doigts décharnés une rose encore en bouton. En dépit des effluves enivrants qui chatouillèrent ses narines, elle ne sentit au travers d'elle qu'une splendeur éphémère.

Son pouce se posa sur une épine qui lui transperça la chair. Le sang fusa, écarlate, et s'écoula le long de sa peau à l'instar d'une larme rouge, gorgée de regrets. Pernelle suçota la plaie entre ses lèvres sèches. C'était à peine si elle ressentait la douleur, car les maux physiques ne l'atteignaient plus. Ils n'étaient rien à côté de ceux qui étreignaient son cœur.

Elle se redressa, la robe et les bottines boueuses, avant d'éloigner sa blessure de sa bouche. Ce n'était déjà plus qu'un souvenir, car les égratignures avaient le mérite de ne saigner jamais que l'espace d'un instant. La souffrance charnelle lui apparaissait depuis longtemps comme bien dérisoire.

Pernelle secoua ses vêtements dont l'allure misérable n'était pas sans évoquer celle d'un vieux chiffon rapiécé, alors qu'ils étaient en réalité taillés dans un tissu des plus onéreux. Les prunelles de la femme, qui avaient la couleur du miel, s'attardèrent sur la demeure dans laquelle elle résidait. Elle l'observa en réfrénant un mouvement de recul et une grimace de dégoût.

C'était un vaste domaine, l'un des plus grands de la région normande. Il s'étendait sur de nombreux hectares, sur lesquels Augustin de Soubassin se plaisait à organiser de longues parties de chasse en compagnie des ses amis et associés. Pernelle détestait cette activité barbare, ce qui n'était pas du goût du châtelain.

Égoïste et brutal, il n'hésitait pas à l'enfermer à clé dans sa chambre lorsqu'elle refusait de prendre part à l'une de ses innombrables battues, lui interdisant ainsi toute autre forme d'occupation. Pendant de nombreuses années, il avait cru pouvoir dompter sa femme, mais après s'y être brisé à maintes reprises, il avait fini par renoncer et se contentait de lui infliger le plus de tourments possibles, en représailles. Comme si elle n'en avait pas suffisamment...

Pernelle ne comptait pas parmi ces femmes qui aimaient pratiquer la broderie devant un bon feu de cheminée pendant que leur époux lisait le journal. Autrefois, elle en aurait été ravie, mais le destin l'avait éloignée de ce rêve tranquille. À présent, au lieu de raccommoder, elle déchirait. Pendant le bénédicité, elle blasphémait. Et si Augustin n'avait jamais eu à la blâmer d'aucun refus dans l'intimité, il ne retirait d'elle pas d'autre satisfaction que celle d'enserrer dans ses bras une poupée de son.

Elle ne se sentait pas maîtresse, en ces lieux, mais captive. Son mari avait tous les droits et le seul qu'il accordait à Pernelle était celui de lui obéir, au même titre que les domestiques qu'il exploitait sans vergogne. Augustin était un monstre à la moralité presque inexistante, qui ne distinguait dans son entourage que des objets dont il pouvait disposer à sa guise.

Sa femme se soumettait à lui par défaut, puisque c'était là le rôle auquel elle s'était elle-même condamnée en l'épousant, mais elle ne le bravait pas, cela ne l'empêchait pas de le haï en silence. Elle méprisait tout ce qu'il était, et plus encore. Elle détestait cette maison, ainsi que leurs propres enfants.

Pernelle ne possédait aucun sentiment maternel. Elle ne voyait en Eudes, son arrogant fils aîné, qu'une vile copie de son père. Son assurance se mêlait à son effronterie et il était persuadé qu'il lui suffisait de daigner tendre la main pour que le monde entier s'offrît à lui. La ressemblance avec Augustin ne se limitait pas qu'au caractère ; elle s'étendait également sur le plan physique.

Les deux odieux individus possédaient la même morphologie, trop grande et trop maigre pour que leur corps fût harmonieux. Le visage, au contraire, était joufflu, et souvent rougi par l'alcool en ce qui concernait le père. Seule leur coiffure différait : là où Augustin avait des cheveux longs et bouclés, d'un blond qui se rapprochait du blanc, ceux de son engeance étaient plus foncés, et coupés très court.

Malgré cette désagréable similitude, c'était de loin sa fille que Pernelle haïssait le plus. L'enfant n'avait pas quatorze ans, mais tout le monde la considérait déjà comme la plus jolie demoiselle des environs. Son jeune âge ne dissuadait pas les prétendants de se presser autour d'elle, dans l'espoir d'obtenir ses faveurs ou ne fut-ce qu'un simple sourire de sa part. Elle leur faisait tourner la tête avec sa soyeuse chevelure d'or, son teint rose éclatant et ses lèvres vermeilles, aussi douces que des pétales de rose. Ses yeux verts, qui brillaient de vivacité, ajoutaient à son attrait.

Lorsqu'elle l'observait, Pernelle avait l'impression de revoir à travers elle celle qu'elle était bien avant que le temps ne la brisât. Elle ne supportait pas de vivre aux côtés d'une créature pleine de charme, qui jouissait d'un plaisir dont elle-même était depuis si longtemps privée, alors qu'elle sortait de ses propres entrailles. Sa mère savait que cette beauté n'existait que pour être éphémère, qu'elle ne durait qu'un instant, tandis que la vie tendait à s'éterniser désagréablement.

Peut-être la jeune fille subirait-elle le même sort que sa génitrice avant elle et assisterait à la destruction une à une de ses illusions d'enfant, mais rien n'était moins sûr. Augustin veillait à ce qu'elle fût choyée, qu'elle obtînt tout ce qu'elle désirait et cédait à chacun de ses caprices, bien qu'elle en fît peu. Le désir de son père était de faire d'elle une princesse, de manière à la marier un jour à un prince et consolider ainsi la gloire de la famille de Soubassin.

Pernelle aurait dû s'estimer heureuse de posséder une telle vie, aux côtés d'un mari puissant, dans une somptueuse demeure et avec plus d'argent qu'elle ne pouvait en souhaitait, mais cela n'effaçait en rien le cauchemar de son existence, ni l'amertume qu'elle éprouvait en voyant sa propre fille s'épanouir au milieu d'un rêve. Elle ignorait tout de la dureté du monde qui l'entourait et s'en trouvait préservée par le cocon dans lequel elle grandissait.

Sa mère, elle, était hantée par des choses que l'enfant ne saurait imaginer. Elle avait été témoin de cruautés et d'atrocités qu'elle avait reléguées au fond de sa mémoire, sans jamais parvenir à les oublier. À défaut de parvenir à tirer un trait sur le passé, Pernelle avait appris à survivre avec les fantômes qui l'habitaient.

Elle essayait parfois de se dire que tout n'était pas aussi misérable qu'elle voulait bien le croire, mais chaque instant qu'elle perdait à se le démontrait se concluait par un échec cuisant. En plus d'être un mari ignoble, Augustin était infidèle. Depuis leur union, il accumulait les maîtresses, n'hésitant pas à aller jusqu'à les choisir sous les yeux inexpressifs de son épouse. Contrairement à elle, il n'avait pris au sérieux les vœux échangés le jour de leur engagement.

Ce que Pernelle enviait le plus à ses enfants, c'était la facilité déconcertante dans laquelle ils étaient élevés. Elle les jalousait de n'avoir à traverser aucune épreuve qui leur révèlerait le sinistre et vrai visage de la réalité, que leur mère affrontait au quotidien, et ce depuis sa prime jeunesse. Elle avait essuyé des tempêtes et des océans tumultueux avant de s'échouer sur les rives d'un île hostile, tandis qu'eux naviguaient sur un lac paisible, accompagnés par la douceur des rayons du soleil. Pourquoi fallait-il que tout fût si injuste ?

Pernelle étouffa une violente quinte de toux dans la manche de sa robe terne. Depuis quelques mois, la maladie était venue se joindre au reste de son enfer personnel. Ce mauvais rhume n'allait qu'en s'aggravant et elle ne faisait rien pour l'arrêter, en dépit des sempiternelles prescriptions du médecin, qui lui rendait régulièrement visite pour tenter de la convaincre de se soigner. Elle n'avait pas confiance en lui, pas plus qu'en ses confrères. S'ils s'étaient tous montrés un peu plus compétents, par le passé, son destin n'aurait sûrement pas été le même.

Comme elle manquait de force, le simple fait de tirer un seau d'eau au puits pour se désaltérer épuisa Pernelle. Elle se gargarisa la gorge et recracha un filet de sang. Elle avait l'impression de sentir sa trachée s'embraser à chaque nouveau toussotement, mais elle ne voulait pas lutter contre ce mal. Elle n'en avait ni le courage ni l'envie. Elle espérait seulement que ceci fût un présage annonciateur, que sa vie approchât de son terme, après trente-sept années interminables, durant lesquelles la mort n'avait pas cessé de l'épargner, quand elle emportait les autres sur son passage. Pernelle était si lasse de son existence que son unique désir était de la voir enfin s'achever, après tous les tourments qu'elle lui avait infligés.

Des bruits de pas résonnèrent dans son dos. La femme ne se retourna pas, mais elle sentit deux petites mains délicates envelopper ses épaules osseuses dans un châle au tissu soyeux. Tout en frictionnant ses membres glacés, une voix douce chuchota timidement :

— Mère, permettez-moi d'insister. Vous savez que vous ne devez pas rester dehors. Le docteur a été catégorique : l'automne est bien trop humide pour vos pauvres bronches. Elles pourraient n'y pas survivre si vous n'en prenez pas soin.

— Qu'importe donc ! siffla Pernelle tandis que sa fille la prenait délicatement par le bras pour la conduire à l'intérieur.

— Je vais vous préparer une tisane. Je compte sur vous pour tâcher de la boire jusqu'à la dernière goutte.

— Te prendrais-tu pour ton père pour oser me donner des ordres ?

— Je ne me le permettrais jamais, Mère. Je ne fais que suivre les instructions laissées à votre attention par le médecin, et que vous semblez avoir grand-peine à appliquer par vous-même.

— Qui te dit que j'en ai seulement envie, Yvonne ?

Le dédain avec lequel Pernelle avait prononcé le nom de sa progéniture, qui se contenta de hausser les épaules, n'était pas inhabituel lorsqu'elle prenait la peine de lui adresser directement la parole. Elle se résolut néanmoins à regagner la demeure à sa suite, où elles pénétrèrent par la porte des domestiques, qui donnaient directement sur ma cuisine.

Un évier, un four et un grand placard derrière la vitre duquel était exposée la précieuse porcelaine aux armoiries des Soubassin faisaient face à une large fenêtre. Elle-même donnait sur le parc du domaine. Les étagères étaient nombreuses, et la plus solide d'entre elles supportaient le poids d'une batterie de casseroles. Au centre, une large table en bois occupait la majeure partie de l'espace. Pernelle s'assit à contrecœur sur une chaise brinquebalante.

Yvonne posa une bouilloire remplie d'eau sur le feu. Quand elle fut assez chaude, elle versa le liquide dans une tasse et sortit du garde-manger un pot en métal, qui renfermait des herbes. Elle en préleva une pincée, qu'elle fit infuser pendant quelques minutes, avant de glisser le récipient entre les mains squelettiques de sa mère.

Pendant que Pernelle buvait ses premières gorgées, sa fille s'absenta un moment, le temps pour elle d'aller chercher une étoffe plus légère. Elle ôta le châle du dos de la femme, qui n'était pas utile à l'intérieur, où les températures étaient plus clémentes, et le remplaça par un carré de tissu moins épais. Cela fait, Yvonne s'éloigna de quelques pas pour se poster en silence à côté de la fenêtre, contre laquelle elle accola son front.

Elle demeura un long moment dans cette position, sans prononcer un mot. Pernelle, quant à elle, reposa sa tasse encore à moitié pleine sur la tasse, pour ne plus la toucher. Son contenu refroidissait de minute en minute, jusqu'à cesser de fumer. Elle l'observait sans vraiment le voir, jusqu'à ce que la voix d'Yvonne, qui ne s'éleva guère plus haut qu'un murmure, la fît sursauter.

— Pourquoi ne m'aimez-vous pas, Mère ?

L'intéressée, surprise par cette question qui lui était posée au moment où elle s'y attendait le moins, posa la cuillère en argent qu'elle tenait dans sa main et leva les yeux de sa tisane pour les orienter vers la jeune fille. Celle-ci n'avait toujours pas bougé, ne la regardait même pas, fixant distraitement le soleil couchant qui descendait derrière les arbres du parc, où il se tapissait pour la nuit.

— Il n'y a rien, en ce bas monde, qui vaille la peine d'être un jour aimé, affirma Pernelle après avoir pris une longue inspiration.

Le ton avec lequel elle s'exprima était monocorde, dépourvu de toute émotion, mais elle ne le regretta pas. Elle but machinalement une nouvelle gorgée du breuvage amer, qui lui laissait une sensation âpre sur le bout de la langue. Elle ne voulait pas s'attarder davantage sur le sujet, encore moins avec cette enfant qui était la sien et qu'elle détestait tant, mais Yvonne insista :

— Pourquoi dites-vous cela ? Est-ce à cause de la guerre ? Nous n'avons aucune preuve que ce qui est arrivé il y a vingt ans risque de se reproduire aujourd'hui. Je sais ce que vous avez connu, notre précepteur nous l'a expliqué, à Eudes et à moi. D'accord, l'Europe entière vient de se plonger dans un nouveau conflit, mais rien ne prouve qu'il sera aussi meurtrier que le précédent, et puis c'est à l'Est que tout se déroule pour le moment. Nous n'avons rien à craindre ici. Je doute que notre gouvernement ou celui d'Angleterre accepte cela bien longtemps. Ils savent quel cauchemar ce fut de 1914 à 1918. Jamais ils ne toléreront un affrontement de cette envergure, ils ne sont pas sots au point de répéter les erreurs déjà commises par le passé. La paix reviendra bientôt, Mère, soyez-en assurée. Qui plus est, je ne vois pas en quoi des discordes d'ordre internationales interdiraient aux gens de faire individuellement preuve d'un peu d'humanité. Ne partagez-vous pas mon avis ?

— Pauvre sotte. La guerre est bien loin de faire partie des troubles qui hantent mon esprit, et d'être le pire traumatisme que j'ai conservé de mon enfance.

— Alors qu'y a-t-il, Mère ? Parlez-m'en, je vous prie. Je vois bien que quelque chose ne va pas. Votre état empire, vous allez un peu plus mal chaque jour, et je sais que ce n'est pas uniquement à cause de la maladie qui vous ronge. Il y a une autre raison à cela, même si je suis loin de prétendre la connaître. Je ne peux qu'émettre des suppositions sur vos motivations, celles qui vous poussent à haïr à ce point ce qui vous entoure. Il ne s'agit pas seulement de moi, mais de tout ce qui fait votre existence. Je sais que Père ne vous témoigne pas autant d'intérêt qu'il le devrait, et que mon frère ne vous offre pas toujours le respect que vous méritez, mais moi, Mère, que vous ai-je fait ? Depuis que je suis petite, je m'applique à être la meilleure fille possible, dans l'espoir de vous voir un jour, à défaut de m'aimer, cesser de me détester.

Pernelle se leva, tremblante sur ses jambes maigres, pour aller vider le reste de sa tisane dans l'évier. Après une brève hésitation, elle rejoignit Yvonne devant la fenêtre, où elle regarda à son tour le monde qui les entourait se recouvrir d'or, puis se peindre dans différents tons orangés, tandis que le soleil disparaissait au loin. Sans prendre la peine de tourner les yeux vers sa fille, sans exécuter un geste, elle déclara d'une voix neutre, quoiqu'un peu enrouée :

— Tu ne le sauras jamais, mais j'espère tout de même pour toi que d'ici à ta mort, les maux qui sont les miens te resteront étrangers.

— Qu'entendez-vous par là ?

— Ce que j'ai toujours tu.

Sur ces paroles énigmatiques dont le sens échappa à Yvonne, cette dernière décida de quitter la pièce, sachant qu'elle n'arracherait pas de meilleure confidence à sa mère. Pernelle demeura seule, son nez frôlant la vitre. Au-dehors, l'astre du jour s'était presque entièrement évanoui derrière l'horizon, symbole de mort au coucher comme il l'était de renaissance au lever.

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