Retour à Saint-Cyrien

Chapitre 4 : Septembre 1908

3738 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/09/2017 20:58

Ce fut éreintée que Pernelle s'allongea sur son lit. La journée avait été si longue que ses pauvres jambes ne la portaient plus. Sans prendre la peine de tirer ses couvertures car elle ne s'en sentait pas la force, elle enfouit son visage dans l'oreiller. Une vague odeur de moisissure s'échappait de sa taie rendue jaunâtre par le temps. Autour d'elle, les filles riaient, s'agitaient allègrement. Les plus jeunes se préparaient pour dormir, tandis que leurs aînées ne cessaient de discuter.

Comme le silence tardait à se faire, l'enfant alla chercher dans l'armoire où elle rangeait ses affaires, à moitié écrasées entre celles des autres, une chemise de nuit blanche au col bordé de dentelle de Calais. Au domaine d'Autemart, quoique entourée de bonnes, elle avait toujours refusé qu'on l'habillât dès lors qu'elle eut été suffisamment grande pour le faire seule, car elle jugeait que cela s'apparentait à un manque de pudeur. Pernelle éprouva donc un profond sentiment de gêne à la seule idée de devoir se mettre nue devant ses condisciples, qui pourtant ne la regardaient pas. Elles-mêmes semblaient ne ressentir aucun malaise à se déshabiller en public.

À vingt heures trente, le gros des conversations se tut. Seuls quelques murmures persistaient dans l'obscurité après que deux élèves, comptant parmi les plus âgées du dortoir, eussent éteint les lampes à pétrole. La fillette profita de l'obscurité pour sortir son chapelet du tiroir de sa table de nuit branlante. Elle l'égraina entre ses petits doigts dans une rapide prière qu'elle psalmodia à voix très basse, tel un soufflement.

Elle sollicitait du Seigneur qu'Il prît soin de sa défunte mère, désormais à Ses côtés. Même s'Il l'avait rappelée dans Son royaume divin, elle ne Lui en tenait pas rigueur. Depuis sa plus tendre enfance, on l'élevait en bonne catholique et elle se montrait toujours très pieuse. Elle savait le Dieu dont elle invoquait le nom du bout des lèvres miséricordieux. Qui plus est, sa génitrice n'avait commis aucun péché, du moins à sa connaissance. Il lui paraissait donc normal qu'elle eût le droit à une place de choix au paradis.

Pernelle aurait peut-être dû également prier pour elle-même, autant pour son salut que pour la nouvelle vie à laquelle elle devait faire face, mais elle ne tenait pas à attiser les foudres du Tout-Puissant en songeant égoïstement à son propre bien-être plutôt qu'à celui des êtres qui lui étaient chers.

Après avoir soigneusement remis l'objet de dévotion à l'endroit où elle l'avait pris, elle s'allongea sur le dos. Gardant les yeux rivés sur le plafond, invisible dans le noir total qui l'engloutissait, elle repensait à sa toute première journée à Saint-Cyrien. Si celle-ci fut un cauchemar, les prochaines promettaient d'être un véritable enfer. Elle détestait déjà cet endroit et n'avait pas besoin d'y demeurer encore davantage pour savoir que ce farouche sentiment de haine qui la dévorait à son égard ne s'atténuerait jamais vraiment, du moins pas tant qu'elle se verrait contrainte de rester enfermée entre ses murailles, loin de tout ce qu'elle aimait.

Suite au déjeuner qu'elle avait pris seule à une table dans la partie de la cantine réservée aux jeunes filles, à défaut de souhaiter sympathiser avec ses camarades d'infortune, Mlle Rouet était revenue les chercher pour les conduire dans le bâtiment principal. Là-bas, de nouveaux paragraphes tirés du règlement de l'établissement furent ajoutés à la liste déjà interminable de tous ceux évoqués au cours de la matinée.

En cet instant encore, Pernelle demeurait coite devant l'absence totale de réaction des autres, comme si ses condisciples trouvaient tout à fait normal de se voir quasiment interdire de respirer sans une quelconque autorisation. Elle-même avait beau ne pas être turbulente, ces innombrables articles représentant l'autorité lui donnaient envie de désobéir. Certains frôlaient tant le ridicule qu'ils auraient presque pu la faire sourire si elle ne désirait pas tellement pleurer. Elle regrettait immensément la liberté laissée derrière elle, et sans doute perdue à jamais, au-delà des murs infranchissables et du portail clos du pensionnat.

Tout au long de la journée, les filles s'étaient pliées sans rechigner à cette quantité de règles, comme menées par une baguette invisible. Certes, il y avait de sévères, voire de douloureuses punitions à la clé si elles osaient en transgresser n'en serait-ce qu'une seule, mais comment pouvaient-elles, et ce de manière si naturelle, se soumettre à ces ordres sans en omettre un seul ? Pernelle ne s'en sentait pas capable, quand bien même elle se déciderait à faire preuve de toute la bonne volonté du monde.

Elle devait désormais occuper son lit depuis une vingtaine de minutes. Perdue dans ses pensées, elle n'avait pas fait attention au silence qui s'était progressivement instauré autour d'elle. Ses camarades dormaient déjà, alors qu'au dehors, le soleil de septembre ne se couchait que, d'après ce qu'elle pouvait apercevoir entre les rainures des volets à la peinture décolorée.

À l'autre extrémité de la longue salle, les gonds de la porte grincèrent légèrement sous les doigts de quelqu'un qui s'apprêtait à entrer. La fillette n'eut qu'une fraction de seconde pour réagir et se glissa en hâte sous les couvertures qu'elle tira jusqu'à son menton. Bien que son cœur battît la chamade, elle s'efforça de prendre une respiration régulière, les yeux clos, afin de faire croire qu'elle dormait. Il s'agissait de la surveillante qui venait les épier dans l'espoir de surprendre l'une d'entre elles hors de son lit, pour sévir dès le premier soir.

Pernelle ne retrouva son souffle, soulagée, que lorsque Mlle Rouet eut enfin quitté la pièce. Elle put alors sans crainte d'être repérée se tourner sur le flanc pour adopter une posture plus confortable. Dans le noir, elle chercha à tâtons sa poupée de porcelaine sur les anglaises de laquelle elle referma ses doigts fins. Blottissant son visage contre la soyeuse chevelure dorée, elle se sentit presque rassurée. Le jouet portait encore l'odeur de sa mère, agréable mélange de vanille et de citronnelle. Pendant un instant, elle aurait pu se croire de retour chez elle, à Autemart, si d'insoutenables démangeaisons ne l'avaient pas soudain assaillie.

Les draps, bien loin de ceux en soie ou en satin dans lesquels elle avait pour habitude de dormir dans sa véritable chambre, étaient affreusement raides et pelucheux. Pernelle ne serait d'ailleurs guère surprise de découvrir qu'elle dormait peut-être au milieu d'un nid de puces. Dans la mesure où sa souplesse le lui permettait, elle se contorsionna afin de ramener ses jambes contre son ventre pour les garder à l'intérieur de sa chemise de nuit. Elle ne voulait pas laisser sa peau au contact direct de ce tissu allergisant.

Pelotonnée dans une position située à mi-chemin entre le fœtus et le chien de fusil, Pernelle resserra une étreinte tremblante sur sa poupée. S'il ne faisait pas particulièrement frisquet, ses frissons, eux, ne cessaient pourtant pas. C'était bien au-dessus de ses forces. La température pouvait être aussi clémente que possible, Saint-Cyrien n'en demeurait pas moins glacé à ses yeux. Il ne serait jamais rien d'autre pour elle que l'austère prison qu'elle avait redoutée en arrivant.

À deux autres reprises, séparées par un très court intervalle, la surveillante repassa dans le dortoir. L'enfant dut à chaque fois faire semblant de dormir, car c'était loin d'être le cas. La pièce manquait cruellement de lumière pour qu'elle ne fût pas apeuré, d'autant que Pernelle n'avait jusqu'à présent jamais dormi hors du manoir familial. Elle craignit d'avoir été démasquée lorsque Mlle Rouet s'arrêta à sa hauteur, mais elle ne tarda pas à s'évanouir dans l'obscurité et le silence.

Quand la fillette parvint enfin à somnoler un peu, après s'être accoutumée aux ténèbres qui l'oppressaient, l'aube commençait à poindre dehors. Le soleil s'infiltrait par l'interstice des volets pourtant clos. Jamais encore elle n'avait passé une nuit blanche ; il fallait bien un début à tout. Cet établissement lui réservait-il encore d'autres mauvaises surprises pareilles à celle-ci ?

Tout comme ses condisciples, elle se leva lorsque quelqu'un sonna la cloche de l'école, à sept heures précises. La cour déserte renvoya l'écho du bruit, qui se répercuta de manière assourdissante jusque dans les dortoirs.

Exténuée par son manque de sommeil et fourbue par le matelas grumeleux, Pernelle suivit docilement le mouvement en tenant son dos endolori jusqu'au hall d'entrée, où les autres attendait Mlle Rouet. Après les avoir saluées, la surveillante conduisit les pensionnaires dans les douches, situées au sous-sol. Ce n'était pas encore là que la fillette retrouverait son intimité disparue.

Une dizaine de pommeaux au métal cabossé s'alignaient le long du mur latéral, ainsi que sur celui qui lui faisait face. Aucune cloison ne les séparait entre eux, contrairement à ce qu'elle avait osé espérer. Une fois encore, elles pourraient toutes s'observer les unes les autres, ce qui constituait une flagrante atteinte à la pudeur. Elle tressaillit rien qu'à la pensée de se déshabiller à nouveau publiquement. Etait-ce là une habile façon de leur faire prendre conscience de leur absence d'unicité, de les réduire au même niveau en les forçant à se mettre en tenue d'Ève devant le reste de leurs camarades ?

À contrecœur, Pernelle laissa tomber son peignoir dans un endroit où elle avait pris soin de s'assurer qu'il demeurerait au sec. Comme les filles déjà en train de se laver, elle se glissa sous l'eau que Mlle Rouet venait d'enclencher. Elle était glacée. Dès qu'elle eut coulé sur son corps mince, l'enfant fut gelée jusqu'aux os. Lorsqu'elle s'en éloigna enfin après s'être jugée suffisamment propre, le bout de ses doigts bleuit tandis qu'elle grelottait, transie de froid.

Elle ne perdit pas une seconde pour s'emmitoufler dans son vêtement molletonné à l'intérieur duquel elle se sentit à l'abri, des regards tout du moins. À défaut d'améliorer son moral qui était au plus bas, il lui apporta malgré tout une agréable sensation de chaleur. Pernelle eut à peine le temps de se remettre de cette douche froide et de s'habituer à l'odeur nauséabonde du savon collectif qu'il lui fallait déjà retourner au dortoir afin qu'elle y prît ses affaires.

Elle se plaça dans l'angle de la pièce, le dos tourné à ses condisciples, pour enfiler ses sous-vêtements tout en essayant de conserver son peignoir sur elle, ce qui n'était pas une mince affaire. Il s'agissait néanmoins là de l'unique trace de décence dont elle pouvait disposer dans cette salle bondée.

Elle remarqua en s'habillant les plaques rosâtres qui recouvraient sa peau d'albâtre par endroits, abominable souvenir qu'elle conservait de sa première nuit à Saint-Cyrien. Jusqu'à son réveil, elle n'avait eu de cesse de s'arracher la peau avec ses ongles là où le tissu de mauvaise qualité et à la propreté douteuse la grattait violemment.

Elle s'efforça ensuite de démêler ses cheveux sans miroir, car la pièce n'en possédait pas et elle n'avait pas songé à en emporter un avec elle avant de quitter les terres orléanaises. De toute manière, elle ne savait pas comment réaliser elle-même une coiffure sophistiquée. Elle laissa donc ses boucles marron clair reposer sur ses épaules, non sans un pincement au cœur. Elle regrettait déjà les soigneuses anglaises dont sa bonne lui ornait le visage chaque matin à Autemart et qu'elle serait bien en peine de reproduire jamais.

Pernelle se rendit ensuite à la cantine, où elle prit un rapide petit-déjeuner qui s'avéra immangeable : seul un bol de gruau leur fut servi et il lui colla aux dents, l'empêchant presque d'avaler. Elle dût se servir un verre d'eau froide pour l'aider à faire descendre la mixture gluante dans son estomac.

Comme huit heures approchaient, elle partit en direction de sa classe, son cartable en cuir à la main. Elle ne transportait à l'intérieur que le strict minimum : quelques cahiers, du papier buvard et évidemment un porte-plume à la forme élégante que son père lui avait acheté la veille de son départ, décoré du sceau des Autemart. Les livres leur seraient remis en mains propres par l'institutrice dès le premier cours, qui commencerait sous peu.

Pernelle ne s'était encore jamais rendue à l'école de toute sa vie. Jusqu'ici, elle avait reçu pour seul enseignement les leçons qu'une préceptrice lui dispensait de temps en temps et l'apprentissage de la lecture débuté avec sa mère, bien qu'elle fût décédée trop tôt pour avoir eu l'occasion de lui en transmettre tous les rudiments. La fillette ne savait pas non plus écrire le moindre mot.

En rang par deux, les élèves patientèrent en silence, immobiles comme des statues, devant la salle à l'allure austère. Elles devaient attendre dans le calme l'arrivée de l'institutrice, qui fit preuve d'une grande ponctualité. Toutes se virent néanmoins contraintes de demeurer encore un peu dans le corridor : elles n'étaient autorisées à pénétrer à l'intérieur qu'à l'appel de leur nom, après quoi la femme sélectionnerait la place qu'elles occuperaient pour le restant de l'année scolaire.

— D'Autemart, lança-t-elle d'une voix rauque qui la rendait presque menaçante. Deuxième rang sur la gauche, à la table du bout.

D'un pas hésitant, l'intéressée parvint à se décoller du seuil de la porte pour en franchir le chambranle. Elle aurait tant aimé ne pas avoir été citée la première afin d'éviter les regards insistants qu'elle sentait rivés sur son dos. Comme la veille, les effluves de craies l'assaillirent, plus fortement encore cette fois-ci, car elle se trouvait désormais au cœur même de la pièce.

Un tableau noir était suspendu à un mur fissuré, au-dessous duquel une petite bordure métallique retenait les bâtonnets de couleur malodorants, ainsi que le chiffon humide utilisé pour effacer les inscriptions écrites sur l'ardoise. Elle tressaillit en croisant les orbites vides du squelette accroché dans l'angle de la pièce, qui devait sans doute servir pour les leçons d'anatomie. Diverses affiches étaient collées un peu partout sur la peinture sale, certaines ayant pour thème la conjugaison, d'autres l'algèbre ou la géométrie. Une immense carte de l'Europe se trouvait au fond de la classe, juste à côté d'une autre, plus petite, représentant la France.

Pernelle s'assit derrière son pupitre, parfaitement aligné dans l'axe des autres, sur le banc en bois raide qui rendit presque immédiatement son séant douloureux. Cet endroit n'était décidément pas un pensionnat, mais une chambre de torture. L'enfant faisait pratiquement face au bureau de l'institutrice, qui venait d'y prendre place après lui avoir jeté un rapide coup d'œil.

Il s'agissait d'une femme si maigre qu'elle en était presque effrayante, n'ayant que la peau sur les os. Elle arborait un tablier noir couvert de craie beaucoup trop grand pour elle, comme si elle avait fondu une fois à l'intérieur. Ses cheveux blancs filandreux tombaient de chaque côté de son visage en lui conférant un air fantomatique. Quant à ses yeux, profondément creusés par les rides, ils s'enfonçaient dans leurs orbites. Elle avait toute l'apparence d'une sorcière ancestrale et Pernelle s'attendait déjà à la voir mourir de vieillesse d'une seconde à l'autre, ou même tomber en poussière, bien que cela ne se produisît pas.

L'enseignante posa un doigt osseux, tordu par l'arthrose, sur un carnet aux pages aussi jaunies que sa peau parcheminée afin de continuer l'appel. Comme elle n'arrivait pas à lire le nom qui suivait, elle ajusta ses lunettes aux montures d'acier sur son nez semblable au bec crochu d'un rapace. L'expression de son visage lui donnait d'ailleurs tout l'air d'un oiseau prêt à fondre sur sa proie.

Il fallut vingt bonnes minutes et de nombreuses admonestations avant que les autres fussent convenablement installées. À ce moment-là seulement le cours put enfin commencer, le premier auquel Pernelle assisterait entre les murailles de Saint-Cyrien.

Une nouvelle fois, le groupuscule s'entendit répéter l'interminable règlement du pensionnat, qu'elle écouta d'une oreille distraite. Il y avait tant de choses interdites qu'il eût semblé plus simple pour l'administration de lister ce qui était permis.

L'institutrice enchaîna ensuite sur les points les plus importants qu'elles auraient à étudier tout au long de l'année. La géographie était l'élément principal du programme, de manière à savoir situer les villes et régions de France, puis venaient l'Histoire, la lecture, l'écriture et les mathématiques.

Une pensionnaire, qui dormait dans un lit proche de celui de Pernelle et qui paraissait être l'une des aînées de leur dortoir, du haut de sa dizaine d'années, leva une main hésitante en attendant patiemment d'être autorisée à poser une question. La vieille femme qui leur dispensait le cours y consentit d'un simple regard jeté par-dessus ses verres en demi-lune.

— N'étudierons-nous pas la musique ?

— La musique ? Quelle idée saugrenue ! Pourquoi voudriez-vous donc travailler cette discipline, Mademoiselle ?

— Dans l'établissement où j'étudiais l'année précédente, nous pratiquions régulièrement divers instruments, parfois même plusieurs heures par semaine en fonction du temps que nous avions à accorder à cette matière. Je suis seulement surprise qu'elle ait ici totalement disparue.

— Vous apprendrez, petite naïve que vous êtes, qu'à Saint-Cyrien seule compte l'excellence et la discipline. Le reste a très peu de valeur aux yeux de la direction et du corps enseignant. Nous attendons des élèves présents entre ces murs qu'ils nous fassent honneur dans le monde sitôt l'obtention de leur Brevet Simple, non qu'ils poussent la chansonnette pour de parfaits inconnus. La musique n'est qu'une broutille, une perte de temps dont vous n'aurez aucun mal à vous passer. En ces lieux, tout ne sera que travail et discipline. Après tout, n'est-ce pas pour cette raison que vous vous trouvez parmi nous ? Sans cela, quelle raison auraient vos parents de débourser des sommes onéreuses afin d'assurer votre scolarité ici-même ?

Le visage écarlate jusqu'aux racines de son cuir chevelu, celle qui avait eu le courage de faire part de son interrogation baissa presque immédiatement les yeux sur son pupitre couvert d'échardes. Cette vue paraissait fascinante, car elle ne s'en détourna pas avant plusieurs minutes, soit tout le temps où l'institutrice demeura debout devant elle.

Comme la leçon était sur le point de commencer réellement, Pernelle sortit de son cartable l'un de ses cahiers, ainsi que son porte-plume. Tout en prenant grand soin de ne pas renverser une goutte d'encre sur le bois qui l'absorberait aussitôt, elle posa le petit récipient sphérique dans l'orifice prévu à cet effet, au bout du pupitre,

Les plus âgées débutèrent le cours par un exercice de mathématiques que la vieille femme qualifia d'aisé sans leur donner la moindre consigne. Pendant ce temps, les autres, au sein desquelles Pernelle se trouvait, apprenaient à recopier avec l'aide du plumier les lettres froidement tracées au tableau. C'étaient comme si elles ne possédaient aucune personnalité, seulement droite ou courbée en fonction de ce qu'exigeait l'enseignante, ni plus ni moins. Elles devaient juste être le plus semblable possible à celles qui leur servaient de modèles.

La fillette jugea abominable cette première journée passée sur un banc tortionnaire tandis qu'elle marchait le long du chemin contournant le bâtiment principal. Elle venait de picorer en solitaire son repas nauséabond, qu'elle avait presque laissé intact dans la cantine miteuse. Elle trouvait les cours ennuyeux à souhait en dépit de tous ses efforts, et bien qu'elle y apprît à écrire.

Jusqu'à présent, aucune de ses condisciples, pas même les plus jeunes de sa classe qui devaient pourtant avoir à peu près le même âge qu'elle, ne s'était encore décidée à lui adresser la parole, sans qu'elle ne sût pourquoi. Si elle ne s'intéressait pas véritablement à leur compagnie, se morfondre dans son mutisme à longueur de journée ne l'aidait sûrement pas à passer le temps.

Ce fut presque avec soulagement que Pernelle regagna son dortoir, aussi peu accueillant fût-il à ses yeux. Elle ôta l'affreuse robe dont elle devrait désormais s'accoutrer chaque jour et la jeta sur le sol avec violence. Se ravisant, elle la ramassa afin de la poser en évidence sur sa valise pour être certaine de ne pas oublier, au cours des prochains jours, de l'apporter aux lavoirs situés dans le sous-sol du bâtiment principal.

Elle aimait profiter du fait qu'elles fussent peu nombreuses dans la pièce pour se changer, car quasiment toutes ses camarades se trouvaient dans la salle commune, à l'étage inférieur. Elle s'aperçut cependant en enfilant sa chemise de nuit que son complexe était tout autant présent devant trois personnes que si elles avaient été au complet.

Le sommeil lui vint plus facilement, ce soir-là, non pas parce qu'elle commençait à s'habituer à la rudesse de Saint-Cyrien, au contraire, mais pour la simple et bonne raison qu'elle était exténuée. Après une nuit blanche passée à s'agiter entre des draps qui lui provoquaient d'atroces démangeaisons doublées de plaques d'urticaire et huit heures à être restée assise sur un pupitre inconfortable qui avait rendu son dos encore plus douloureux, Pernelle s'effondra sur son lit grinçant. Presque aussitôt, elle tomba dans les bras de Morphée, la main pourtant encore serrée sur son chapelet, sans avoir eu le temps de réciter la moindre prière avant que la fatigue n'eût raison d'elle.

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