Crépuscule ordinaire

Chapitre 1 : Crépuscule ordinaire

Chapitre final

2064 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/09/2017 16:37

Un VAB, ou véhicule de l’avant blindé, roulait à faible allure sur ce qui servait de route, laissant derrière lui une traînée de stries ocres sur le sol aride et poussiéreux de ce pays d’Afrique. Les lettres majuscules U et N peintes en noir sur la carrosserie semblaient bien seules, perdues au milieu de la blancheur colombe qui se fondait dans le paysage. L’intense luminosité saturée par un soleil à son zénith écrasait les reliefs et les couleurs devenues ternes et délavées.


L’ombre se faisait rare en cette saison sèche. Ce n’étaient pas les quelques arbustes clairsemés de la brousse qui pouvaient servir d’abri face aux morsures du jour. Heureusement, l’habitacle climatisé du véhicule permettait à une petite escouade de cinq soldats, habillés d’un treillis vert kaki, casque bleu vissé sur la tête, d’échapper aux étouffantes conditions extérieures. Assis sur des sièges escamotables, nul ne parlait. Le vacarme du moteur qui faisait vibrer jusqu’aux os dissuadait toute discussion futile. Ils n’avaient rien à se dire de toute manière.


Puis, le décor de cette nature semi-aride se transforma. À travers un hublot, des assemblages précaires de tôles et de planches de récupération se reflétèrent sur les iris acier de l’officier. Ces habitations de fortune pour des dizaines de milliers de réfugiés s'entassaient à perte de vue. Ce camp improvisé à l’échelle d’une ville devait être provisoire. Mais les violents affrontements qui sévissaient depuis tant d'années déjà étaient devenus la nouvelle façon de vivre, ou plutôt, de survivre.


Une guerre civile avait éclaté sur fond de fraudes électorales et de rivalités entre les deux hommes forts du régime. Ça, c’était la version officielle de l’état-major en huit diapositives avant qu’Eric ne parte en mission. Officieusement, sur le terrain, la réalité était beaucoup plus confuse. Tout était prétexte à tuer son prochain : ses biens, sa tribu, son ethnie, sa religion, ses convictions politiques, ou encore son mode de vie nomade ou sédentaire. Les intérêts géostratégiques des grandes puissances et la convoitise des multinationales pour les ressources naturelles n’arrangeaient rien.


La guerre avait beau être son job, il se fichait pas mal des causes du conflit. L’idéalisme de sa jeunesse était loin derrière lui. Eric se contentait désormais du strict minimum. Patrouiller, se montrer un peu, et rentrer à la base. Même la paix avait ses mercenaires. Ce n’était ni son pays ni sa guerre. Il n’avait rien à gagner ici et tout à perdre. Dans une semaine, sa mission de six mois serait terminée et il pourrait rentrer chez lui auprès de sa femme et de son fils de sept ans. Loin de cette misère et de ces violences sans fin.


Le blindé passa devant un groupe d'enfants aux bras à peine plus épais que des bâtons, et aux ventres gonflés symptomatiques de la malnutrition. Malgré tout, attroupés autour de deux Occidentales, ils les écoutaient religieusement. Celle qui semblait la plus âgée était brune, cheveux courts, légèrement grassouillette avec des taches de rousseur sur le visage, lunettes rectangulaires sur le bout du nez. Tout en articulant chaque mot dans un anglais approximatif, elle essayait à l’aide d’affiches grand format de sensibiliser son très jeune public à l'hygiène, dont l'absence faisait des ravages. À ses côtés, accroupie, une blonde, plus jeune, aux traits presque angéliques, cheveux longs et ondulés, se lavait les mains bien en évidence avec une bouteille d’eau en plastique et invitait les enfants à l’imiter.


Agitant les bras pour chasser les particules de poussières soulevées par le transit du véhicule, la jeune femme toussota. Puis, le vert de ses yeux se porta sur la bruyante carcasse d’acier qui s’arrêta un peu plus loin devant un baraquement. Voilà qui lui changerait un peu les idées se dit-elle. Toujours souriant derrière son épaisse barbe poivre et sel, le responsable de l’organisation humanitaire se tenait quant à lui debout pour accueillir les visiteurs. Les deux portes à l'arrière du blindé s'ouvrirent en grand et cinq soldats en sortirent sans précipitation. Parmi eux, un individu de grande taille, teint mat, aux épaules et aux mâchoires carrées, salua le vieil homme d’une poignée de main virile et engagea la conversation. Bien que trop loin pour entendre, elle dévisagea de la tête au pied ce nouvel arrivant avant de se tourner vers sa collègue.


Il est pas mal, tu trouves pas ?

Emma... À peine arrivée, tu flashes sur le premier beau mec que tu voies, dit la plus âgée un brin agacée. Celle-ci regarda sa montre et mit fin à la séance de sensibilisation d’un battement de mains. Aussitôt, les enfants tout autour se dispersèrent dans la bonne humeur.

— Je crois que j’ai toujours eu un faible pour les hommes en uniforme. Le regard pétillant, la jeune blonde affichait un air rêveur. Tu connais son nom ?

— Lui, c’est un lieutenant, répondit la femme brune en rangeant le matériel. Un certain Eric Trevor il me semble. Mais oublie-le, veux-tu. En plus, on n’est pas là pour s’envoyer en l’air je te rappelle.

— Ça, c’est toi qui l'dis ! Tout le monde n’est pas comme toi, Mère Teresa. Y a pas de mal à se faire plaisir de temps en temps.

— Peut-être, mais au moins, sois attentive à ce que tu fais. T’es en train de gaspiller l’eau, étourdie !


Pendant qu’Emma bavardait, la bouteille en plastique qu’elle tenait penchée par inadvertance était déjà pratiquement vide.


— Désolée... C’est que je vais être obligée d’aller chercher une autre bouteille, répliqua-t-elle pleine de malice.


La jeune femme blonde se leva et se dirigea vers le baraquement, emplie d’excitation. Elle rougissait, certes, mais cela pouvait bien passer pour de simples coups de soleil. Arrivée à hauteur du lieutenant, son cœur battait fort. Elle se mit à sourire le visage hébété et bredouilla une vague salutation. Eric lui rendit un sourire de principe, l’observa un bref instant, un peu surpris, puis reprit la conversation avec le responsable humanitaire. Emma qui s’efforçait de rester naturelle poursuivit son chemin pour disparaître à l’intérieur du bâtiment. Mais avant qu’elle n’ait eu le temps de ressortir avec une bouteille d’eau pleine entre les mains, la petite escouade remontait déjà dans le VAB. Les portes métalliques claquèrent puis le véhicule repartit aussitôt. Ce n’était qu’une simple visite de routine. Même si la demoiselle était un peu déçue, demain serait un autre jour.


*

* *


L’après-midi touchait à sa fin. La température, moins étouffante de quelques degrés, accompagnait la course languissante d’un soleil couleur braise vers l’horizon. Quelques femmes du pays aux tenues bariolées se déhanchaient, indolentes, jerricans de cinq litres sur la tête, tandis que les vieillards édentés assis à même le sol, la mine hagarde, contemplaient immobiles les enfants qui jouaient entre eux.


Dans une pièce basse de plafond, aux dimensions modestes et dépourvue de mobilier, Emma, en tailleur sur une natte de paille, écrivait dans un petit carnet rose qui lui servait de journal intime. Ce bénévolat, racontait-elle avec enthousiasme, la dépaysait plus que n’importe quel séjour via un tour-opérateur. La Voie lactée étincelante la nuit et les regards sans jugement le jour, le silence et les bruits, tout était si différent en Afrique. Le rythme aussi, plus lent, plus humain. Son master en psychologie du développement et sa licence en relations internationales ne lui étaient pas d’un grand secours, mais ici, elle avait l’impression de se sentir vraiment utile, pour la première fois peut-être. En face, enveloppée d’une moustiquaire accrochée au plafond, sa collègue dormait à poings fermés, écouteurs sur les oreilles.


C’est alors que des bruits de moteurs se firent entendre au loin. Puis les vrombissements s’amplifièrent. Des cris et des hurlements suivirent. Emma se dépêcha de sortir du baraquement et vit une nuée de pick-up Toyota foncer au milieu d’une marée humaine incohérente. Les tirs de kalachnikov résonnaient de toute part. Dans leur fuite, les réfugiés se bousculaient, se piétinaient. Sauve-qui-peut et chacun pour soi. Les plus faibles marquaient le pas. Des femmes se débattaient en vain avant d’être embarquées sans ménagement. Des nouveau-nés à l’abandon, aux anciens résignés à leur sort, ils étaient tous condamnés. Sur le sol gisaient des cadavres par dizaines baignant dans leur sang encore frais. Parmi eux, un vieil homme à la barbe poivre et sel. Emma n’eut pas le temps de s’apitoyer qu’un véhicule rouge s’arrêta à quelques mètres. Trois miliciens débarquèrent en tenue paramilitaire. Ils s’avancèrent dans sa direction. Prise de panique, elle retourna immédiatement dans le baraquement, ferma le verrou puis coinça une chaise contre la porte afin de la bloquer. Mais celle-ci ne tint guère longtemps et finit par céder sous les balles et les coups de botte. Emma jeta des regards désordonnés tout autour d’elle : nulle part où se cacher. Désemparée, la jeune bénévole courut, haletante, à travers le bâtiment alors que les armoires et les étagères se fracassèrent sur le sol derrière elle. Le lourd bruit des pas se rapprochait. Elle finit par arriver dans une pièce dotée d’une simple table en contreplaqué faisant office de bureau. Un téléphone satellitaire y était posé. Le souffle court, dégoulinante de sueur, elle tremblait à tel point que le combiné lui échappa des mains et tomba par terre au moment de s’en saisir. Soudain, la fine cloison vola en éclat. Deux sinistres silhouettes apparurent. Quatre yeux, quatre mains, un poignard. Son sang se glaça. La nuit ne faisait que commencer.


L’ambiance était détendue à la base militaire des Nations Unies située à moins de deux kilomètres du camp de réfugiés. Le hangar baignait dans un épais brouillard blanchâtre mêlé à une forte odeur de tabac. Une dizaine d’hommes, lunettes de soleil en guise de regard, fumaient en silence leur Marlboro, assis autour d’une grande table ronde recouverte d’un tapis en feutre vert. Le voisin à la droite d’Eric souleva l’extrémité de la paire de cartes que le croupier venait de lui distribuer, réfléchit longuement, puis piocha du tas qui se trouvait devant lui une poignée de jetons qu’il balança avec désinvolture au milieu de l’assemblée. C’était désormais au tour du lieutenant lorsqu’une série de trilles aigus brisèrent la relative quiétude des lieux. L’officier feignit de ne pas entendre. Mais la sonnerie électronique persistait. Finalement, agacé, il sortit un téléphone de la poche de sa veste et décrocha.


— Lieutenant Trevor à l'appareil...


À peine eut-il prononcé ces mots qu’une voix féminine hurla dans l’écouteur jusqu’à résonner dans la salle.


— Au secours ! Au secours ! Nous sommes attaqués... Camp de réfugiés de Juma. Venez vite, je vous en...


Sans attendre la fin de la phrase, Eric raccrocha sèchement le téléphone.


— C’était qui ? demanda pour la forme un des soldats autour de la table.

Hmm, juste une fausse alerte.


Quelques raclements de gorge se firent entendre. Des têtes se baissèrent, à peine. Le lieutenant prit une profonde bouffée en levant les yeux au plafond, puis écrasa sa cigarette dans un cendrier débordant de mégots. Il souleva ses deux cartes du bout des doigts : cinq de cœur et huit de pique.


— Sans moi.

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