Chroniques des Héros de l'Emblème

Chapitre 2 : Saga d’Owain le Sombre : L’Ennemie des Ténèbres et le Vengeur de la Justice, qu…

9298 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/03/2021 19:26

Personnages :

L'Arachel (The Sacred Stones) : La princesse de la théocratie de Rausten, embarquée dans la mission divine de purger le continent des monstruosités qui l'habitent. Bien qu'elle soit censée voyager incognito, son plus grand désir est de devenir célèbre au point où l'on se souvienne d'elle à tout jamais, comme le sont les héros qui ont jadis vaincu le Roi-Démon.

Owain (Awakening) : Un jeune homme de sang royal qui vient d'un monde apocalyptique, englouti par le désespoir, où le rêve de connaître un jour meilleur a disparu depuis longtemps dans l'esprit des quelques survivants. Avec sa cousine, la princesse Lucina, et leurs amis, ils affrontent sans relâche les sous-fifres du dragon déchu Grima pour rendre leur lendemain plus supportable.


Saga d’Owain le Sombre : L’Ennemie des Ténèbres et le Vengeur de la Justice, qu…



« Il était une fois, les terres lointaines et merveilleuses de Magvel étaient infestées de créatures féroces, maléfiques et putréfiées. Du royaume de Frelia jusqu’au territoire aride de Jehanna, en passant par la théocratie de Rausten, tous les peuples étaient indifféremment effrayés par ces immondices venues d’un autre temps, et résultats d’une récente catastrophe. Peu importe le lieu, chacun redoutait d’être dévoré par une araignée géante, emporté par une gargouille vivante ou encore pétrifié par une gorgone. L’espoir de vivre une vie longue et heureuse s’était peu à peu réduit en celui de vivre une année, un mois, une semaine… jusqu’à ce que les humains, êtres faibles et fragiles, se retrouvent à savourer la survie d’une simple journée.

Mais dans ce monde englouti par les ténèbres, une lueur était apparue. Loin de n’illuminer que sa patrie, elle sillonnait le monde et protégeait veuve et orphelin, indépendamment de leur culture, âge ou richesse. Qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige, dans une nuit sans lune ou à travers une forêt broussailleuse, cette lumière chevauchait son destrier immaculé avec légèreté et souplesse, illuminant le chemin de son bâton sacré. Lorsqu’elle foulait ces terres désolées, comme les rayons du soleil percent l’étendue constellée à l’aube, les ombres fuyaient, confrontées à son aura ; et dans son sillon les fleurs repoussaient et les animaux se réveillaient. Elle s’arrête ? Les malheurs halètent. Elle descend de sa monture ? Gare à la souillure. Elle ouvre son tome sacré ? Les monstres se tiennent prêts. Car il est déjà trop tard : la dernière image que ces horreurs perçoivent, luttant contre l’éblouissement naturel de l’Ennemie des Ténèbres, est celle d’une jeune femme en tenue blanche et brillante, les cheveux et les yeux de jade, pointer son doigt vers eux et implorer la lumière divine de les bannir dans l’autre monde.

Remerciant les cieux d’avoir répondu à leur appel de détresse, tous les témoins s’exclament alors : « Gloire à dame L’Arachel, la belle princesse à la beauté sans pareille ! »

 

Le dernier revenant retourna à l’état de poussière après avoir croisé le regard de son antithèse, messagère des dieux. Celle-ci tourna une fois sur elle-même en un joli pas de danse, leva son bâton qu’elle fit briller, et s’adressa, d’une voix dont le charme n’avait d’égal que la portée, à l’obscurité comme pour la forcer à desserrer son emprise sur le petit groupe.

— Attestez de mon pouvoir, ténèbres profondes ! Moi, L’Arachel, m’engage à purifier le continent de Magvel des incarnations malfaisantes qui l’arpentent ! Tant que ma mission demeurera inachevée, jamais vous ne connaîtrez le répit !

— Dame L’Arachel !

Un homme moustachu, les cheveux sales et grisonnants et vêtu de haillons, accouru vers l’héroïne et se jeta à ses pieds, n’hésitant pas à se mettre à genoux dans la boue et s’incliner jusqu’à ce que son nez touche le sol. Les larmes se mêlaient au crachin qui s’écrasait sur sa peau et ruisselait sur son visage. Son attitude interpella immédiatement la ravissante jeune femme, mais avant qu’elle n’ait pu prononcer le moindre mot, le paysan reprit de plus belle, la voix tremblante et désespérée.

—Dame L’Arachel, pitié ! Mon fils est mourant ! Il a voulu protéger le village d’un Tarvos, mais il n’était hélas pas assez expérimenté ! Je n’ose vous regarder et je me couvre de honte, mais je vous en supplie, sauvez mon fils !

—Relevez-vous, mon bon monsieur ! Nulle honte ne peut être éprouvée par un père qui désire soigner son enfant ! Amenez-moi à lui ! Hâtons-nous !

— Oh, merci, dame L’Arachel ! Merci ! répéta le vieil homme, brisé par l’émotion.

— Vous me remercierez lorsque votre fils sera tiré d’affaire !

La foule qui s’était attroupée autour de la belle princesse pour l’acclamer s’écarta pour laisser passer la personnification de la lumière. La plupart des villageois la suivirent, pour avoir le privilège d’assister à un autre de ses miracles. Les autres s’occupèrent de son cheval blanc en lui prodiguant des mots doux et en lui donnant quelques carottes pour le sustenter.

La course ne dura qu’un court moment car la maison du vieillard était proche du champ de bataille. Lorsqu’elle passa la porte d’entrée, les bougies qui éclairaient faiblement la maison en bois se ravivèrent. Quelques mètres plus loin, un jeune homme gémissant avait été installé sur une couche de fortune, et une femme du même âge se tenait à son chevet, changeant un linge humide posé sur le front de la victime. Le pauvre garçon transpirait et plaquait sa main contre son flanc ; à côté de lui, le parquet se teintait de rouge.

— Lise, elle est là ! s’écria le père à la fois affolé et euphorique. Dame L’Arachel va soigner ton frère ! Elle va soigner Victor !

— Oh, dame L’Arachel, la belle princesse à la beauté sans pareille ! répondit sa fille tandis qu’elle levait la tête et qu’une lueur d’espoir animait ses yeux. Faites-vite, je vous en conjure !

— N’ayez crainte, ma chère ! Ecartez-vous et laissez-moi faire ! Je vais immédiatement guérir votre frère.

L’Arachel, dont ni les vêtements n’étaient salis ni les cheveux n’étaient décoiffés, s’approcha doucement du jeune agonisant. Elle s’agenouilla près de lui.

— Regardez-moi, courageux jeune homme.

Le jeune en question, qui semblait quelques secondes plus tôt ne prêter aucune attention à ce qui l’entourait, cessa de panteler en entendant cette voix pure comme le cristal. Il ouvrit les yeux, et contempla le véritable ange qui lui faisait l’honneur de lui rendre visite. Était-ce la mort ? Le paradis venait-il l’accueillir à bras ouverts ? Comme si elle avait lu dans ses pensées, L’Arachel poursuivit après avoir capté son regard.

— Vous devez vivre, Victor. L’heure n’est pas encore venue pour vous de mourir.

— Qui… qui êtes-vous ? demanda faiblement Victor.

— Je suis L’Arachel, l’Ennemie des Ténèbres. Je vais vous soigner, mais pour cela, je dois vous demander d’écarter votre main de la blessure. M’accorderiez-vous ce service ?

Pour toute réponse, le patient obtempéra et découvrit sa plaie. L’entaille était large et profonde, et elle saignait abondamment, il fallait agir vite. S’il s’agissait vraiment de l’œuvre d’un Tarvos, la hache qui s’était plantée dans son corps pouvait être enduite de poison. La Dame manquait malheureusement de temps pour le déterminer, et dans le doute, décida de s’occuper en premier lieu du potentiel empoisonnement.

Elle posa son bâton au sol, en saisit un deuxième plus petit et coloré, le leva au ciel de ses deux mains et récita un psaume en murmurant, que personne ici présent ne parvenait à comprendre. La pièce s’emplit d’un halo vert, de plus en plus vif, puis au bout d’une dizaine de secondes, L’Arachel acheva sa formule par un simple mot.

— Vitalis !

Flash vert, et la maison ne fut à nouveau éclairée que par les bougies. Elle lâcha ensuite cet outil et récupéra le bâton qu’elle avait posé plus tôt. D’une main, elle le dressa au-dessus de sa tête, tandis qu’elle survola la blessure de son autre main gantée de blanc. A nouveau, elle récita une formule. Une lueur blanche apparut au bout du bâton.

— Soin vital !

La lumière s’estompa. Le visage de Victor était déjà apaisé, et sa respiration retrouvait un rythme normal. La troupe de villageois explosa en cris de joie et commença à chanter encore une fois les louanges de dame L’Arachel, la belle princesse à la beauté sans pareille. La sœur enlaçait le frère, pendant que le père, les mains encore jointes et les yeux larmoyants, se confondait en remerciements en s’inclinant devant celle qu’il considérait comme une déesse.

— Oh, dame L’Arachel ! Merci, merci infiniment… comment vous exprimer ma gratitude ?

— Allons, mon brave homme ! Je ne vous demanderai que deux choses.

— Tout ce que vous voudrez, fit-il sans oser regarder L’Arachel dans les yeux.

— Occupez-vous bien de votre fils, et montrez-vous en digne père. Gardez vos larmes pour une autre fois, et riez car vous n’avez pas été séparés. Quant à ma deuxième requête, vous avez bien parlé d’un Tarvos ?

— C’est bien cela, Madame.

— Je n’ai occis aucun Tarvos dans ce village. Où est-il à présent ?

— Moi, je l’ai vu ! interrompit tout à coup une femme trapue présente dans l’assemblée. Au moins trois fois plus massif et musclé que le plus fort des hommes. Je l’ai vu brandir son énorme hache et galoper là-bas, vers la forêt, en empruntant le sentier. Je l’ai vu poursuivre Owain le Sombre !

En entendant ces mots, tous les villageois redevinrent silencieux. L’Arachel se leva et prit une mine sérieuse en fixant la femme.

— Owain le Sombre ?

— Le Vengeur de la Justice, Madame ! répondit un autre. Il faisait une halte dans notre village depuis quelques jours. Il a repoussé les monstres avant votre arrivée, mais lorsque le Tarvos a blessé Victor et s’apprêtait à l’achever, Owain le Sombre s’est interposé ! Il parvint à dévier la lame vers le sol avec sa propre épée. Puis il a attiré la bête hors du village, pour que personne d’autre ne soit blessé, et sans doute éviter que sa rage ne devienne incontrôlable !

— C’est un héros, reprit la première, mais de sombres pulsions cherchent constamment à prendre le dessus sur sa volonté. S’il vous plaît, dame L’Arachel ! Assurez-vous qu’il va bien !

La jeune femme éclatante sourit. Elle n’avait certes jamais entendu parler de cet Owain le Sombre, mais la perspective qu’un autre justicier commençait à venir en aide au peuple l’intriguait beaucoup. Elle sentait au plus profond de son cœur que cette rencontre changerait son destin. Et puis, s’il restait un monstre dans les parages, c’est que sa mission n’était pas encore terminée.

De la lumière jaillit de l’extrémité de son bâton, puis elle s’élança en courant au dehors et grimpa sur son cheval, tout en souplesse et délicatesse. Alors que celui-ci se cabrait et hennissait, elle jeta un dernier regard, qui se voulait rassurant, à tous ses protégés.

— Soyez sereins, braves gens ! Je vais retrouver Owain le Sombre, et j’exorciserai ce mal s’il ose se montrer devant moi ! Prenez soin de vous, et puisse le grand Latona protéger votre village ! En avant !

Et après avoir prononcé ces derniers mots, son destrier accéléra, porté par les encouragements de leurs admirateurs.

 

Un silence pesant régnait dans la forêt. Le vent ne soufflait pas, et tous les êtres vivants présents dans cette forêt, aussi bien arbres qu’animaux sauvages, n’osait se manifester. Cela aurait pu être normal, en cette heure de la nuit, mais L’Arachel avait tout de suite remarqué qu’il ne s’agissait pas d’un silence habituel. Toute la forêt était apeurée. L’ennemie des ténèbres pouvait ressentir l’aura sombre qui avait enveloppé ce lieu et qui luttait contre son propre éclat pour l’étouffer elle aussi. Cependant, nulle souillure ne pouvait trouver refuge et se répandre dans une âme pure. Comme si elle était protégée par une bulle de lumière, la ravissante jeune femme se glissait sans peine dans cette couche de brouillard noir, qui devenait de plus en plus opaque. L’atmosphère suffoquait tant que l’air ne parvenait même plus à transmettre le son des sabots de l’étalon blanc frappant la terre fraîche à un rythme soutenu.

Au détour d’un chemin, L’Arachel aperçut une forme massive au pied d’un arbre. Un corps de cheval immense et un torse d’homme aux muscles non moins impressionnants. La cavalière n’eut pas besoin de marquer une halte pour comprendre que ce cadavre étalé au sol d’une pitoyable façon était celui du Tarvos dont les villageois lui avaient parlé. A en juger par l’expression de son énorme visage barbu, il n’avait pas connu une fin paisible. A quelques mètres de lui, sa hache, enfoncée profondément dans la boue, avait visiblement délivré sa dernière coupe.

Son cheval la tira de ses pensées en sautant par-dessus un tronc d’arbre couché. Au milieu de ce qui avait apparemment été le champ de bataille, il n’était pas le seul à avoir succombé à la force démentielle du monstre couplée au tranchant de son arme. L’Arachel pria pour le repos de toutes les victimes de ce combat, avant de s’arrêter brusquement.

Elle l’avait trouvée. La source de cette énergie noire. En plein cœur de la forêt, l’air environnant était devenu si sombre qu’on ne distinguait même plus la végétation ni le sol.

La sainte femme posa pied à terre, et s’avança. Chacun de ses pas produisait une onde lumineuse qui s’élargissait sur l’humus comme le fait une plume de cygne se déposant à la surface d’un lac, et laissait une empreinte brillante comme la lune. Finalement, la Dame blanche s’approcha suffisamment près pour aller, sans crainte, à la rencontre de la silhouette noire, prostrée, de laquelle émanait cette aura oppressante.

— Vous n’avez rien à craindre. Je sais qui vous êtes, Owain le Sombre.

Le jeune homme accroupi, entouré de volutes de ténèbres violacées, ne sembla pas entendre L’Arachel de prime abord, car il n’eut aucune réaction visible. Cependant, il n’hésita pas à lui répondre sèchement, sans daigner la regarder.

— C’est vous qui avez à craindre ! Partez si vous tenez à la vie !

Oh, alors il le prenait sur ce ton ? Mécontente, la personnification de la pureté avait maintenant fermement l’intention de ramener cette pauvre âme à la raison.

— Quelle impolitesse ! Vous avez de la chance que je sois une sainte, sinon…

— PARTEZ ! Je ne puis la retenir plus longtemps ! interrompit le guerrier en haussant le ton de nouveau.

Quel goujat ! Quel rustre ! L’Arachel aurait aimé lui donner une bonne leçon sur-le-champ, mais sa raison la poussa à prêter attention au sens des paroles de cet individu.

— Et d’abord, de qui parlez-vous ?

Pendant de longues secondes, sa seule réponse fut le silence. Le garçon replié sur lui-même qui était en face d’elle se releva lentement, tel un revenant. Son énergie maléfique explosa et transforma l’atmosphère déjà insoutenable en véritable sphère de corruption et de malfaisance. L’ennemie des ténèbres, surprise par tant de puissance, augmenta la force de sa propre barrière magique, tandis que ses cheveux et vêtements volaient comme s’ils étaient pris dans une tempête. Les dents serrées, les yeux plissés, elle ne distinguait plus qu’une chose : le soi-disant « héros » dont elle avait pris connaissance, qui empoignait fermement sa main droite, tremblante, en se servant de la gauche.

— … alm… oi… murmura-t-il dans ce qui semblait être une agonie sans pareille.

L’Arachel, par réflexe, prit une posture de garde et recula, en continuant d’observer la scène. Elle tendit l’oreille.

— Calme-toi… MAIN EXALTEE !

Sans crier gare, il tira son épée du fourreau et attaqua de taille ! Le geste fut si rapide qu’il arracha un lambeau de soie du vêtement de la belle. Prudente, son réflexe d’esquive l’avait épargnée d’une grave blessure. Mais, face à l’épéiste incontrôlable, elle se doutait que cette chance ne se présenterait pas à chaque offensive. Ce qu’elle avait devant ses yeux n’était certes pas un monstre, mais ce n’était pas non plus un humain ordinaire. Un conflit avait éclaté entre une âme, grande, vaillante et généreuse, et un corps, enveloppé dans une tunique d’un doré bien terne, qui n’était plus qu’une bête enragée agitant une lame.

La scène qui se déroulait ne laissait pas le temps à L’Arachel d’hésiter, et la pointe de l’épée qui fendit l’air près de son oreille le lui rappela. Il n’y avait en vérité qu’un seul moyen de délivrer ce guerrier.

Elle empoigna le dernier bâton qu’elle possédait après avoir jeté l’autre sur le côté, et la lumière de ce dernier s’évanouit progressivement. Elle recula de plusieurs pas et entama une nouvelle série de psaumes, sans bégayer une seule fois malgré son visage crispé par l’inquiétude. Au moment où le noir complet se délectait de son règne absolu imminent, et où la Dame de lumière voyait l’épéiste s’approcher d’elle d’un pas à faire trembler la terre, brandissant son arme, elle termina son incantation.

— Latona !

L’orbe bleutée posée à l’extrémité du bâton royalement décoré et pourvu de deux petites ailes blanches sculptées scintilla. L’instant d’après, une myriade de sphères de lumières multicolore et translucides surgirent de nulle part tout autour d’eux. Elles grossissaient, puis rapetissaient, puis reprenaient leur taille d’origine en offrant une chorégraphie certes éphémère, mais surtout resplendissante de beauté à quiconque se trouvait dans ces bois. La lourde atmosphère s’était allégée en une fraction de seconde, et pendant un court moment, le monde eut l’air de se transformer en réel paradis. Chacune de ces couleurs flottantes semblait libérer un parfum de fleur différente à chaque fois, et lorsque l’une d’elles effleurait la peau balafrée du bretteur, il avait l’impression qu’un ange le caressait d’une main aussi douce et duveteuse que le paraissent les nuages par une douce journée de printemps. Ses blessures se refermèrent, sa main ne tremblait plus, son pas avait retrouvé sa souplesse et la sombre énergie qui le contrôlait, elle-même apparemment émerveillée, commençait à s’endormir. Ce spectacle sensoriel atteint son apogée lorsque l’orbe brilla d’une telle intensité qu’Owain le Sombre ne parvint à garder les yeux ouverts. Tout fut baigné de lumière. Pas seulement la forêt, mais aussi le ciel, et les épais nuages qui le recouvraient se dissipèrent pour lui permettre de s’incliner face à l’unique véritable gloire : celle de la Foi.

Quand Owain fut enfin capable de rouvrir les yeux, l’éclat du bâton avait complètement disparu, mais un autre, perpétuel, s’était ouvert à lui. Celui-là jaillissait du cœur de sa libératrice, se reflétait dans ses pupilles et résonnait dans son corps tout entier en le faisant frissonner. Il ressentit cette lueur l’atteindre au plus profond de lui, connectant les deux êtres par un lien invisible. Il eut également l’impression d’être délivré d’un poids, d’avoir enfin partagé un fardeau qu’il avait été le seul à porter durant bien trop longtemps. Pendant toute l’opération, il n’avait pas quitté du regard la jeune femme aux cheveux de jade, ce qu’elle avait probablement voulu étant donné qu’elle le fixait en retour, concentrée sur sa tâche. Au même instant, l’aube se levait à l’horizon.

Durant de longues secondes, les deux élus du Destin demeurèrent ainsi, sans prononcer le moindre mot, plongés dans la certitude la plus totale qu’ils venaient de rencontrer leur complémentarité parfaite. Le blanc et le noir, la clarté et l’ombre, l’ordre et le chaos.

Sans qu’il ne s’en rende compte, l’épée d’Owain tomba à terre. Son genou droit suivi, non pas pour ramasser son compagnon de métal, mais parce qu’il se prosternait, poing sur le cœur.

— Aujourd’hui vous m’avez secouru, ma mie, dit-il. Faisant fi de mon avertissement et du tranchant de ma lame Mystletainn qui n’obéissait plus qu’à l’esprit vengeur de ma Main Exaltée, vous avez risqué votre vie pour la mienne. Permettez-moi d’être, à partir de ce jour, votre plus fidèle protecteur et ainsi payer ma dette, jusqu’à ce que la mort me prenne, comme le veut le code des Chevaliers Noirs.

Sa voix laissait transparaître une conviction aussi dure et limpide que le diamant. Troublée par cette soudaine tirade, L’Arachel ne trouva rien à répondre. Le guerrier purifié prit alors à nouveau la parole.

— Puis-je avoir le privilège de vous demander votre nom ? lui demanda-t-il, relevant doucement la tête pour plonger son regard dans le sien.

Cette question sortit la sainte de sa torpeur. Elle aimait qu’on lui demande son nom et retrouva le sourire qu’elle arborait habituellement.

— Je suis L’Arachel, l’Ennemie des Ténèbres. Mais j’ai cru comprendre que les bardes se plaisaient à m’appeler « La belle princesse à la beauté sans pareille » !

Malgré la tournure de sa phrase, celle-ci ne semblait pas peu fière de ce titre puisqu’elle marqua une pause en remettant ses cheveux en place et en posant la main sur sa hanche.

— C’est un honneur pour vous de me… je veux dire, c’est un honneur pour moi de vous rencontrer, Owain le Sombre !

— Vous connaissez mon identité ? répliqua ce dernier en haussant les sourcils.

— Bien sûr, je… hein ? Attendez, non ! C’est impossible, puisque j’ai entendu parler d’Owain le Sombre tout à l’heure.

— Hmm… En effet, ce n’est pas très cohérent. Ce n’est pas grave… vous voulez parlez des villageois d’à côté ?! s’exclama le héros en agrippant son épée et se redressant en tout hâte. Votre présence me les a fait oublier ! Je dois immédiatement partir à leur secours !

— Calmez-vous ! Je me suis chargée de ces abominations moi-même. J’ai aussi soigné le garçon que vous avez protégé. Les villageois m’ont ensuite prié de venir à votre rencontre, craignant pour votre santé. Ils vous ont appelé Owain le Sombre, le Vengeur de la Justice. Apparemment, leurs inquiétudes étaient fondées.

Owain poussa un soupir de soulagement. Il s’étira et frappa le sol du bout de ses bottes de cuir. Puis il saisit son fourreau, rangea l’épée dedans, et prit la pose en amenant sa main droite grande ouverte devant son visage. Il rit alors à gorge déployée avant de terminer lui-même sa présentation.

— C’est exact, ma mie ! Je suis Owain le Sombre, gardien de l’épée démoniaque Mystletainn, ou « le Vengeur de la Justice » comme les bardes se plaisent à m’appeler ! Les villageois vous ont assurément parlé de la folie destructrice qui cherchait à s’emparer de moi à chaque seconde, s’exprimant par le biais de ma Main Exaltée ! Porteuse de la marque de l’Exalté, transmise de génération en génération depuis…

— Oui, c’est cela, c’est exactement cela !

L’Arachel applaudissait et sautillait de joie en assistant à la prestation originale et non dénuée de charisme de son interlocuteur, mais s’était aussi permis de l’interrompre car cela faisait un peu trop longtemps que l’on ne parlait pas d’elle.

— Je comprends votre fardeau, Owain le Sombre, car je suis moi-même porteuse d’une arme légendaire, bien que celle-ci soit plutôt symbole d’espoir et de paix !

— Je le sais, déclara Owain en retrouvant son sérieux au moins pour un instant. Vous avez utilisé le bâton Latona pour me soigner, celui-là même que portait le fondateur de la nation de Rausten dans son combat contre le Roi-Démon et ses sbires. Je l’ai reconnu du premier coup d’œil. Vous avez pris le risque d’absorber une partie des ténèbres qui me rongeaient pour me délivrer de l’emprise de l’épée. Notre rencontre ne peut être le fruit du hasard, vous ne pensez-pas ?

— J’en suis convaincue. Vous m’avez annoncé tout à l’heure que vous me protégeriez, mais permettez-moi de décliner. Si vous tenez à ce point à rembourser une quelconque dette, alors j’ai une proposition à vous faire.

— Laquelle ? questionna l’épéiste en ouvrant grand les yeux. Je jure sur le sang royal qui boue dans mes veines que je n’aurai de répit que lorsque je vous aurai comblée !

— Alors accompagnez-moi, Owain le Sombre ! Vous vous êtes certes laissé tenter par cette énergie malfaisante, mais vous avez terrassé un Tarvos en duel. De plus, vous ne pouvez vous permettre de vous retrouver dans un tel état un jour où je ne serai point avec vous. Les conséquences seraient tout à fait désastreuses. Soyez mon partenaire, et ensemble, partons purifier les terres de Magvel des présences maléfiques qui la rongent ! Car telle est la mission divine qui m’a été donnée !

— A partir de ce jour et pour toujours, vous pourrez me compter à vos côtés, dame L’Arachel, l’Ennemie des Ténèbres ! Et les bardes chanteront à jamais l’histoire de la belle princesse à la beauté sans pareille et du Vengeur de la Justice ! Prêtons serment ici et maintenant !

Il recula de quelques pas, sortit son épée du fourreau à nouveau, et la tendit devant lui en souriant. L’Arachel fit de même, brandissant son bâton et le croisant contre le fer de son nouveau camarade. Elle lui rendit un sourire aussi radieux que les rayons du soleil qui se reflétaient sur leurs armes.

— Que l’épée démoniaque Mystletainn en soit témoin… commença Owain.

— Et que le bâton sacré Latona en soit témoin…

— Je fais le serment de vous accompagner et de bannir les forces obscures de ce monde, dussé-je en périr ! déclarèrent les deux héros en chœur.

 

Et c’est à partir de cette alliance, signée par le croisement éclatant d’une épée assoiffée de mort et d’un bâton abondant de vie, que le périple du plus fameux et du plus admiré de tous les duos légendaires commença.

L’Arachel attire les hordes d’horreurs et les désintègre dans un rayon de lumière. Revenants, gargouilles, araignées, tous doivent affronter l’aura sacrée qu’elle dégage avant d’espérer l’atteindre. Ses combats sont des ballets dont elle est la danseuse principale, et dont ses ennemis sont des figurants qu’elle renvoie hors de la scène d’un geste à la fois doux et résolu. Préoccupée par le monstre qui fait tournoyer une hache faisant deux fois sa taille devant elle, elle ne fait pas attention à la silhouette macabre qui saute et s’apprête à la griffer de toutes ses forces…

… mais surgissant de l’ombre, Owain le Sombre n’a besoin que de quelques secondes ! Il ne lui faut que les trois premières pour évaluer la situation et dégainer son arme. A quatre il attaque, à cinq il esquinte, à six il s’éclipse ! De taille et d’estoc, ses adversaires se sont déjà changés en loques. Lui disparaît aussi soudainement qu’il est apparu, et continue de trancher toutes les abominations qui menacent en secret la ravissante princesse. L’Arachel ne prête même plus attention aux dangers imminents, car elle a la certitude que son compagnon stoppe héroïquement n’importe quel assaut au dernier moment !

— Au secours, maman ! crie un petit acculé par un chien bicéphale en pleurant.

— Pitié, que quelqu’un sauve mon enfant ! renchérit la veuve en accourant.

— Insaisissable comme le vent, brûlant comme un volcan, je débarque en tailladant ! hurle le héros, de sa lame la créature pourfendant.

— Tout va bien, ce monstre n’est plus vivant, dit la mère en le consolant.

— Il est arrivé juste à temps ! commente le Maire par sa fenêtre regardant.

Main Exaltée devant le visage, Owain le Sombre se retourne et observe trois énormes yeux lugubres lévitant. Il lève alors le bras gauche, paume ouverte vers le ciel, et s’écrie :

— Que les cieux m’accordent leur pouvoir ! RAYON MYSTIQUE DE LUMIERE !

Une colonne d’énergie blanche s’écrase alors au sol, faisant vibrer l’air et soulever les roches enfouies sous la terre, grillant sur place les trois êtres maléfiques qui, à défaut de gémir de douleur, n’ont que leurs yeux pour pleurer ! Une silhouette se dessine alors, une fois l’aura dissipée. L’Arachel, à dos de cheval, tient son grimoire d’or dans les mains et galope vers son compagnon en lui adressant un large sourire et un air amusé.

— Owain, voyons ! C’est moi l’héroïne de la lumière, ici ! Observez et apprenez : Ô grand Latona, entendez ma prière ! Par le pouvoir de ce tome et par votre bénédiction, ainsi que celle de la pierre sacrée de Rausten, je vous implore de me prêter votre force ! Accordez à l’Ennemie des Ténèbres la puissance nécessaire pour bannir les forces obscures de ce monde ! J’en appelle à votre arme la plus purificatrice…

Elle murmure quelques mots puis, alors qu’un Tarvos galope lui aussi à sa rencontre, grognant et dévoilant sa hache aiguisée, elle relâche la plus destructrice des magies blanches.

— IVALDI !

Une véritable explosion de lumière, à faire pâlir le plus brillant des zéniths, est expulsée du tome sacré légendaire, et engloutit non seulement le puissant ennemi qui la charge, mais également toutes les créatures terrorisant les habitants de ce village. Des éclairs de lumière tombent du ciel et achèvent de faire disparaître à tout jamais les corps putréfiés de ces monstruosités.

L’Arachel saute alors habilement de sa monture, et se réceptionne dos à dos contre son camarade de voyage, le rejoignant pour prendre la pose. Un artiste en devenir les implore de pouvoir immortaliser leur venue miraculeuse, mais les voilà déjà repartis afin de poursuivre leur mission !

Remerciant les cieux d’avoir répondu à leur appel de détresse, tous les témoins s’exclament alors : « Gloire à dame L’Arachel, la belle princesse à la beauté sans pareille ! Gloire à Owain le Sombre, le Vengeur de la Justice ! »

Vraiment, ils sont exceptionnels ! Craints par ceux qui osent s’opposer à eux, jalousés mais surtout adorés par leurs pairs, ils continuent d’alimenter leur légende pour les siècles, non, les millénaires à venir, d’un écho résonnant à une distance telle que les divinités elles-mêmes s’en trouvent assourdies !

— Owain ! C’est un peu trop d’éloges, là, non ?

— Nulle n’existe d’éloge suffisamment représentative pour nous définir, sœur d’armes !

Quoi qu’il en soit, les deux justiciers du peuple se firent connaître aux quatre coins du continent, et même par-delà.

Tant et si bien qu’un jour, on vint directement les trouver.

 

Alors que les deux compères faisaient une halte à la sortie d’un bourg, ils virent une jeune enfant apparaître au sommet d’une colline surplombant la vallée dans laquelle ils se trouvaient. Vue de leur emplacement, la silhouette n’était encore que minuscule, mais ils pouvaient malgré tout très bien remarquer que celle-ci titubait. Sans même avoir besoin de se consulter l’un et l’autre, ils se rendirent en toute hâte vers la jeune fille, alors que les nuages grondants menaçaient à tout moment d’éclater en une pluie battante et un orage furieux. En quelques minutes ils parvinrent à leur destination et constatèrent que la jouvencelle s’était effondrée. Elle respirait encore, mais ses vêtements sales à moitié déchirés et sa maigreur témoignait d’un voyage long et particulièrement éprouvant. Owain n’hésita pas un seul instant à retirer sa tunique pour couvrir la frêle enveloppe corporelle de l’enfant, exposant son torse athlétique aux intempéries imminentes. L’Arachel prit la petite avec elle sur son destrier et fonça vers le village le plus proche, prenant ainsi de l’avance sur son camarade. Elle ne pouvait débuter ses soins ici alors que le risque d’une averse était plus que jamais présent.

Lorsqu’elle fut suffisamment proche des portes de la bourgade, elle s’adressa aux gardes sans ralentir sa course.

— Faites place !

Les deux gardiens n’auraient, d’ordinaire, jamais accédé à une telle requête de la part d’une étrangère. Mais la personne qui le leur ordonnait n’était pas n’importe qui : il s’agissait de dame L’Arachel ! Celle qui, avec l’aide de son partenaire, venait de les aider à se débarrasser des monstres qui les avaient envahis la veille ! La belle princesse à la beauté sans pareille, en personne ! De plus, elle semblait transporter une blessée grave, et la vue d’un tel altruisme les remua profondément.

Emus jusqu’aux larmes, ils s’exécutèrent. Ils firent jouer leurs muscles comme jamais auparavant afin d’ouvrir les grandes portes le plus vite possible et accompagnèrent cette action par un cri de guerre digne des gladiateurs dans les plus prestigieuses arènes du pays. Cela leur laissa même le temps de s’incliner au passage de l’Ennemie des Ténèbres. Deux de ses chatoyants cheveux se détachèrent et se déposèrent sur leurs casques, comme pour leur accorder sa bénédiction.

Parcourant les ruelles, slalomant habilement entre les habitants, la jeune femme ne s’arrêta que lorsqu’elle arriva devant l’auberge. Là-bas, elle transporta la petite fille à l’étage, guidée par le gérant lui-même qui la conduisit dans sa meilleure chambre. Puis elle commença les soins, alors qu’elle demandait à l’aubergiste de lui fournir eau, pain et poisson. Après une séance de pouvoirs curatifs, la gamine ouvrit lentement les yeux et parvint à s’hydrater en acceptant l’aide de sa sauveuse, qui portait le verre à sa bouche. Sous le regard inquiet de l’aubergiste, L’Arachel rassura l’enfant dans un premier temps, puis lui demanda ce qu’il lui était arrivée. Comme si cette question avait réveillé de douloureux souvenirs chez la petite fille, qui ne devait avoir guère plus de dix ans, les larmes lui montèrent aux yeux et elle se mit à respirer bruyamment.

— Dame L’Arachel… commença-t-elle. Je… je me souviens ! S’il vous plaît, aidez-moi !

— Calmez-vous, tendre enfant, et expliquez-moi tout.

Owain arriva à ce moment et, pour éviter d’imposer une présence supplémentaire à leur protégée, s’adossa près de l’entrée de la pièce et tendit l’oreille.

— Ma maison… je vis dans un autre village, au cœur des montagnes les plus proches. Il n’existe qu’une seule route pour s’y rendre. Des monstres se sont récemment installés dans les montagnes. Les Baels, ils, ils ont déjà…

Elle enfouit sa tête entre ses mains et sanglota de plus belle. Inutile de lui demander plus de précisions à ce sujet, L’Arachel savait très bien ce que ces ignobles araignées géantes étaient capables de faire subir aux humains. Elle saisit la main de la pauvre petite entre les siennes, caressa son visage et poursuivit.

— Es-tu la seule qui a réussi à s’enfuir ?

— Oui, répondit l’autre en hochant la tête. Pour profiter de la situation, des bandits se sont installés sur la route, et ont mis en place un péage, mais nous n’avons plus d’argent, et nous commençons à mourir de faim… j’ai réussi à échapper à leur vigilance et j’ai couru jusqu’ici.

L’Arachel et Owain ne communiquaient pas à ce moment, mais leur dégoût envers une telle attitude s’amplifia exactement de la même façon. Ces hors-la-loi ne valaient pas mieux que les monstres dont ils débarrassaient le monde chaque jour. Ils en avaient assez entendu, leur prochaine destination était toute trouvée.

— Tu as été très courageuse, ma petite. Reste ici pour le moment, en sécurité. Je vais secourir ton village, et lorsque ce sera fait, je reviendrai te chercher et te ramènerai auprès des tiens.

— Je… je vous remercie… fit la demoiselle, un énorme sentiment de culpabilité trahissant sa voix.

Après s’être assurée auprès de l’aubergiste qu’elle dispose de toute l’attention nécessaire, elle rejoignit son frère d’armes et tous deux s’en allèrent en entendant s’intensifier les pleurs. La pluie qui tombait et trempait sans distinction la botte de paille la plus fournie et le plus imperméable des tissus n’était cependant pas assez puissante pour éteindre la flamme de la rage qui animait leurs esprits. Owain, qui n’avait même pas pris la peine de couvrir le haut de son corps, sentait l’épée Mystletainn frétiller de fureur dans son fourreau, à l’inverse du bâton Latona qui paraissait plus terne qu’il ne l’avait jamais été. La monture, même si elle portait deux charges, avait l’air de survoler la fange et ne jamais se fatiguer, se nourrissant du désir de justice de ses deux cavaliers.

Quand ce trajet fut achevé, il faisait nuit noire depuis longtemps. Le barrage construit par les brigands était effectivement visible, mais il ne semblait pas être actif. Ceux-ci étaient-ils en train de dormir ? Peut-être, mais même si c’était le cas, l’Ennemie des Ténèbres et le Vengeur de la Justice n’avaient pas pour habitude d’agir en furtivité. Ils voulaient que leurs ennemis sachent à qui ils avaient affaire avant de s’enfuir ou de périr.

 

Parés à l’attaque, les deux s’approchèrent sans peur du bastion adverse. Alors qu’ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètres, ils furent surpris par un sifflement. Owain leva la tête juste à temps pour esquiver d’un bond de félin la flèche qui lui était destinée. Les partenaires s’observèrent un instant, sous le choc. Ils n’avaient certes pas cherché à dissimuler leur présence, mais à la distance où ils se trouvaient, il était impossible que ces bandits les aient déjà repérés dans la pénombre. Alors comment… ?

Au loin, une torche s’alluma. Une deuxième suivit, puis une troisième, et finalement, une dizaine de ces lumières incandescentes apparurent devant leurs yeux.

— L’Arachel… murmura Owain. Je crains que ces vauriens nous attendaient.

— Comment osent-ils… piège ou pas, rien ne nous empêchera de rendre justice, Owain. Rien ! Vous m’entendez ?!

D’autres torches furent allumées, à leurs côtés. Au moins vingt bandits armés jusqu’aux dents les encerclaient et n’hésitaient pas à faire entendre leurs rires gras aux deux héros. L’un d’eux, plus grand et plus robuste, portant une masse d’armes, fit quelques pas en avant et leur adressa la parole.

— On avait donc vu juste, lança-t-il dédaigneusement. Les deux illuminés qui se prennent pour des champions se baladaient dans le coin. On va vous faire la peau, ici, et plus personne n’entendra parler de vous.

— Ha Ha Ha ! hurla Owain en toisant l’homme. Tu as du cran pour oser te montrer devant nous, coquin ! Je suppose que tu es le chef de cette bande de malfrats. Mais laisse-moi te dire que votre règne de terreur se termine ici, et qu’au nom de cette fillette, nous…

— Pauvre crétin ! C’est moi qui l’ai envoyée, cette fille ! Je l’ai vue tomber comme un sac de patates juste devant mes pieds, alors qu’elle tentait de contourner le bastion ! Je n’ai eu qu’à prendre ses parents en otage pour qu’elle obéisse bien gentiment à mes ordres.

L’Arachel, qui n’avait dit mot jusqu’à maintenant, ne laissa pas son frère répondre.

— Ses parents sont-ils donc en bonne santé ?

— J’en sais rien, répondit l’être malfaisant avant de montrer la montagne qui se dressait derrière lui. Va falloir voir ça avec les Baels. Je me suis dit qu’ils s’en occuperaient bien mieux que nous.

Owain serra les poings jusqu’à ce que ses ongles transpercent la lanière de cuir qui décorait le manche de Mystletainn. Quant à L’Arachel, elle ouvrit d’un geste son tome de magie blanche et leva son index droit, une petite flamme virevoltant au bout de celui-ci. Son sourire crispé n’avait pas du tout l’intention d’être sincère. Au contraire, elle jubilait de continuer à mener sa mission à bien en débarrassant le monde d’une pourriture de plus.

— Vous n’avez aucun espoir de rédemption. J’avais l’intention de vous traiter de monstre, mais vous êtes bien pire que cela. Vous êtes un corps qui n’a jamais eu besoin d’une quelconque magie noire pour se comporter comme le pire des scélérats. Je crois qu’il est temps de vous administrer une bonne correction et de purifier un peu plus les saintes terres de Magvel. Owain ?

— Je suis avec vous, ma mie. Ma Main Exaltée tremble d’impatience.

— Alors allons-y. Torche !

La flammèche qui dansait au bout de son doigt éclata en produisant un flash bien plus puissant que l’éclairage émis par les malheureux bouts de bois que tenaient les malfrats. Cette lumière intense trônait au-dessus de la tête de la magicienne, à l’extrémité du bâton qu’elle laissait dépasser de son dos. Pendant qu’elle commençait ses incantations et que les pages de son grimoire se tournaient, mues par une force mystérieuse, l’épéiste profita de l’éblouissement engendré par le bâton pour se faufiler dans les lignes ennemies. Il ne lui fallut pas plus que ces quelques instants pour disparaître de leur champ de vision comme s’il s’était téléporté et pour faire danser sa lame au beau milieu de leur groupe !

Les deux premiers tombent sans résistance, le troisième n’a que le temps de l’apercevoir. Dans la confusion, le quatrième abat sa hache de manière hasardeuse ; le héros de l’ombre la dévie de sa propre lame, et elle s’enfonce dans la chair d’un de ses collègues. Avant d’avoir pu la retirer, le bandit reçoit la sanction méritée. Et de sept qu’il maltraite, et de huit qu’il s’acquitte, le neuvième fuit, pris de folie ! Owain cherche des yeux le chef, mais le couard s’est apparemment éclipsé ! Au moment où le dixième semble le trancher en deux, il se glisse agilement derrière lui et le propulse d’un coup de pied face à la magie sacrée de son acolyte. Celle-ci n’a toujours pas bougé de son emplacement d’origine. Elle lance impitoyablement ses sorts pour venir à bout de quiconque ose faire un pas en direction de sa sainte personne. Alors qu’un archer s’apprête à décocher, la foudre lui tombe dessus ; le malheureux n’a même pas le temps de savoir si cela provient de sa cible, ou des dieux qui veillent sur leur messagère. Désormais, les voyous ne font aucune différence entre la simple vision de cet index nitescent et de ce livre mystique animé, et ce qu’ils imaginent être les portes du purgatoire.

Les bandits, constatant que le combat ne les mène qu’à la mort, commencèrent à reculer, tandis que les deux incarnations du bien se retrouvaient, à peine fatigués mais toujours plus déterminés. C’est alors qu’un événement inattendu changea complètement la donne.

— OK, maintenant on bouge plus d’un pouce, les deux preux chevaliers !

Le chef de la bande était revenu, et il n’était pas seul. Devant lui se trouvait un jeune homme attaché et bâillonné, ni très grand ni très musclé, qu’il menaçait en pointant une dague vers son cou.

— Je savais bien que tu me serais utile, toi, dit-il à son prisonnier en laissant paraître un large sourire qui dévoilait des dents jaunies. J’ai jeté les parents aux Baels, mais ce garçon a gentiment accepté de rester avec moi au cas où les choses tournent mal. Si vous vous comportez bien gentiment et que vous déposez vos armes, il pourra revoir sa petite sœur.

— Canaille ! s’écria Owain, rouge de colère. Vous n’avez donc aucun honneur ?!

Serrant son arme plus fort que jamais, la tentation était pour lui très grande d’empaler cet homme sur-le-champ, mais ses jambes refusaient d’avancer. Il savait parfaitement que ce lâche était capable d’agir conformément à ses menaces. Il restait là, immobile, ne sachant que faire, et alors que le chef de la bande s’apprêtait à donner ses ordres une seconde fois, un bruit sourd attira son attention. En tournant la tête, il vit L’Arachel, résignée, qui se débarrassait un à un de tous ses bâtons et tomes sacrés.

— L’Arachel, que faites-vous ?! s’époumona-t-il. Ne vous laissez pas embobiner par ses paroles ! Si nous lâchons nos armes maintenant, ils nous tueront tous de toute façon !

— Je le sais, Owain. Mais je me suis déjà bien trop écartée de ma mission en attaquant des êtres humains et non des sbires du Roi-Démon. Il est hors de question qu’un innocent meurt par ma faute, je ne me le pardonnerais jamais, et Latona non plus.

Ce petit discours plut beaucoup à l’homme qui était à l’origine de cette décision. Il observa avec délectation la fameuse Ennemie des Ténèbres formuler une dernière prière pour sa vie et jeter à terre le tome légendaire Ivaldi.

— Enfin, L’Arachel ! C’est de la folie ! insista le gardien de Mystletainn en la voyant poser délicatement le bâton Latona à ses pieds. Il n’est pas encore trop tard, reprenez vos armes et battez-vous ! Nous pouvons sauver cet enfant et ce village, il faut just–

Il s’interrompit. Son esprit lui jouait-il des tours ? Il n’avait fait que cligner des yeux. Depuis quand L’Arachel avait-elle une telle expression de surprise sur le visage ? Depuis quand avait-elle teint sa tenue de soie immaculée en une couleur si vive ? Et surtout, depuis combien de temps se battait-elle avec une flèche plantée dans la poitrine ?

— Quoi ? Mais… Owain… ?

— L’Arachel, non !

Le Sombre lâcha son épée. Il vit sa partenaire basculer en arrière, au ralenti, plus légère qu’un pétale de fleur de cerisier. Il la réceptionna dans ses bras juste avant que son dos ne frappe le sol.

— L’ARACHEEEEEEL !

— Owain !

Un frisson parcourut le corps entier du guerrier tandis que des larmes de rage coulaient déjà sur ses joues avant de s’écraser dans la boue. Il regardait, impuissant, les yeux de sa propre sauveuse se voiler, et se faisant, sentit le serment qu’ils avaient prononcé et le lien qu’ils avaient établi se rompre à toute allure ! La colère emplit son âme et sa main droite fut prise de convulsions.

— Owain, non ! C’est pas du jeu !

Et comment, car ça n’avait jamais été un jeu ! Le Vengeur de la Justice hurla de douleur, jusqu’à vider entièrement ses poumons ! Son cri pétrifia de terreur les bandits sans foi ni loi qui venaient de lui prendre l’être qu’il admirait, et résonna dans tous les territoires de Magvel ! Owain n’était plus, il ne restait qu’un démon qui ne connaîtrait un début de satisfaction que lorsqu’il aurait prit la vie de tout ce qui respirait autour de lui ! Il saisit Mystletainn et commença sa marche inexorable vers le groupe de survivants, enveloppé de l’aura rougeâtre de sa lame maudite !! Allié ou ennemi, plus aucune distinction ne lui était discernable, et–

-O-WAIN ! STOP ! »

 

Owain s’arrêta net, une pointe d’agacement sur le visage.

« Mais Cynthia, tu me déconcentres à me couper la parole sans arrêt !

— Ah, enfin tu m’écoutes ! C’est pas trop tôt ! répliqua son amie aux couettes qui tapait du pied, poings sur les hanches. C’est n’importe quoi ! C’est pas du tout comme ça que l’histoire se finit, d’abord ! J’ai accepté de jouer L’Arachel parce que j’avais un rôle aussi important que le tien, pas pour mourir d’une flèche idiote qui venait de nulle part !

— Mais ce sont les chroniques de la saga d’Owain le Sombre, le Vengeur de la Justice, Cynthia ! Je suis le personnage principal ! s’indigna le premier.

— D’abord c’est faux, tu as juste modifié un texte de la légende de la belle princesse à la beauté sans pareille pour te rajouter dedans, commença la jeune fille de petite taille. Et ensuite, tu as changé toute la fin sans me le dire ! Normalement–

— Eh, vous deux ! »

Les apprentis-héros se tournèrent vers l’entrée de la tente. Un garçon de leur âge, d’une bien plus grande taille et d’une voix bien plus grave, avait passé une tête exaspérée dans l’ouverture de la tente.

« Fermez-la un peu, vous allez réveiller tout le monde avec vos enfantillages.

— Désolé, Gerome, je n’y pensais plus, avoua Owain.

— Si vous tenez tant que ça à rester éveillés, allez monter la garde, j’ai fini mon tour. »

Il s’en alla aussi vite qu’il était apparu, et laissa ses deux camarades entre eux, gênés. Ils reconnurent toutefois le bon sens de ses paroles et sortirent, après qu’Owain eût soigneusement posé son recueil de légendes dans une couverture mitée. Ce recueil qu’il connaissait par cœur et dont les personnages lui apparaissaient comme des modèles d’héroïsme.

Dehors, le ciel était sombre. Owain et Cynthia auraient aimé que ce soit parce qu’il faisait nuit. Et surtout, ils auraient aimé qu’une cavalière immaculée, portant un tome et un bâton, se manifeste à l’horizon et perce les ténèbres qui avaient envahi leur monde. Ils auraient aimé crier eux aussi « Gloire à dame L’Arachel, la belle princesse à la beauté sans pareille ! »

Mais ce monde ne laissait place à aucune lumière.

Ils s’assirent dos à dos sur un rocher et, scrutant chacun un point opposé du paysage, ne pouvaient s’empêcher de lever les yeux vers l’unique nuage qui les séparait du firmament.

« Hé, Owain, murmura Cynthia après un moment. Il ressemble à quoi, le soleil ? Tu t’en souviens ?

— Non, pas moi. Mais j’ai vu des illustrations. C’est un peu comme la magie Torche, mais très haut dans le ciel.

— Ah… répondit-elle. Je suis un peu déçue. Je pensais que ça ressemblait à la magie de Latona.

— J’aurais préféré aussi, mais bon. Nous le découvrirons bien un jour par nous-même, de toute façon ! »

Le sourire fier qu’Owain arborait perpétuellement disparut quand il prononça cette phrase. Il fronça les sourcils en observant des éclairs violacés fendre le ciel au loin. Une brise annonciatrice de tempête se leva et s’engouffra dans leur chevelure.

« On le découvrira tous, assurément ! » répéta-t-il encore plus fort.

La réponse de son amie ne vint pas tout de suite, étouffée par un sanglot puis par un reniflement.

« J’en suis sûre. »

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