La Dernière Grenade

Chapitre 1 : La Dernière Grenade

Chapitre final

2704 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 23/03/2024 17:46

Histoire écrite en seconde chance pour le défi “Le Fil du Destin” de septembre-octobre 2023, qui impliquait d’insérer un cliffhanger et de traiter du thème du destin. Bonne lecture ! 

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— Un jour nouveau se lève pour Caoiva. De quoi sera-t-il fait ? Je l’ignore. Mais c’est à nous de tracer le chemin. 


Une entraînante fanfare de tambours et trompettes satura les haut-parleurs dès que se fût tu le timbre viril de John Reckless. Un tonnerre unanime de cris et d'applaudissements s'éleva de la foule de spectateurs. La caméra se déplaca pour filmer souriante de soldats, qui défilaient à l’écran en même temps que le générique. Les lumières s’allumèrent.


Un capitaine, tiré à quatre épingles dans son uniforme bleu grimpa sur une estrade. Il tapota un micro et tâcha de se faire entendre par-dessus le vacarme de la salle de cinéma. 


— J'espère que ce film vous a plu ! Je vous rappelle que nos gars qui se battent au front font un boulot formidable, pensez à eux ! En achetant votre place, vous soutenez l’effort de guerre de l’Empire Warden. Mais vous pouvez faire plus : souscrivez aux emprunts nationaux pour leur payer de nouveaux canons, de nouveaux obus, de nouveaux fusils. Considérez l’enrôlement ! Je serais disponible à la sortie de cette salle dès la fin de la séance pour en discuter avec vous, n’hésitez pas à venir me voir. Merci de votre attention ! Louez Callahan. Sauvez Caoiva. Tuez les Coloniaux.


La visage béhat, Patrick se tourna vers sa voisine : 


— Alors, t’en a pensé quoi ? 


— Génial ! J’adore cet acteur, mais ca fait bizarre de le voir avec une barbe dans les flash-back ! 


Mara étira ses jambes, courbaturées par la longue inactivité. 


— Ah, oui ! Et puis, t’as vu quand John Reckless sauter le pont en plein milieu de la tempête ? C’était fou ! Mais j’étais trop triste quand le gros est mort.


— Oui, c’était le plus gentil… Je voulais trop qu’il survive !   


Les gens se pressaient lentement vers la sortie. Patrick et Mara attendirent que leur rangée ne se libère pour se lever à leur tour, baignés dans le brouhaha des discussions et des commentaires. 


— T’as vu ? Le 3 a déjà été annoncé, il devrait sortir l’année prochaine. 


— Oh, s'exclama Mara. C’est vrai ? On ira le voir ensemble ?


La sortie se dessinait devant eux, indiquée par les flèches que suivaient la file de spectateurs. Patrick, galant, retint la porte pour Mara. Un peu plus loin dans le hall du cinéma, le capitaine distribuait des tracts à une demi-douzaine de curieux massés devant son stand tapissé d’affiches. Quelques accolades et poignées de mains plus tard, l’attroupement se dispersa alors que Mara et Patrick passaient à sa hauteur. La main du capitaine se posa sur son épaule : 


— Eh bien, mes bon jeunes gens ! Avez-vous aimé le film ? 


— Oh, oui monsieur, répondit Mara, les joues empourprées. On a hâte d’aller voir le 3 ! 


Le capitaine opina du chef.

— C’est bien, c’est bien. Mais n’oubliez pas que pendant que nous passons du bon temps dans les salles obscures, nos braves soldats, eux, défendent notre glorieux Empire dans la boue et dans la neige. Quel âge avez-vous ? Si vous voulez devenir des héros comme John Reckless, considérez l’enrôlement. 


Tiré d’une pile qui trônait sur la table, chacun d’eux reçut un petit prospectus imprimé d’une photo de John Reckless qui chargeait à la baïonnette un groupe de Coloniaux désemparés. 


— J’ai dix-neuf ans, monsieur, et je suis assez vieille. Mais je dois m’occuper de ma grand-mère, elle n’a que moi. Mes parents sont morts à Jade Cove. 


Le visage si souriant du recruteur s’assombrit brusquement. Tous les Warden avaient perdu des proches lorsqu’en l’espace d’un battement de cil, le feu de l’atome avait embrasé le bourg de Jade Cove. 


— Ce crime des coloniaux ne restera pas impuni, jeune fille, je te l’assure. 


Mara garda le silence. Sa main glissa pour attraper celle de Patrick. Le cœur du jeune homme bondit dans sa poitrine : même dans l’obscurité de la séance, lorsque Mara pleurait pendant la scène de la mort du gros, il n’avait osé produire ce geste. Il réfréna un frisson. Que fallait-il faire ? Son coeur palpitait, toujours plus frénétiquement. Qu’attendait-elle ? Diverses images dansèrent devant son regard : la robe d’été de Mara, lorsqu’ils étudiaient ensemble à la bibliothèque le mois dernier ; son sourire lorsqu’elle riait et couinait malgré elle au milieu de ses éclats comme un petit cochon ; la scène du duel de sniper, filmée en plan séquence , dans L'Éveil du Loup Triomphant ;  John Reckless , mitrailleuse à la hanche, dézinguant les collies par dizaines. 


Patrick dressa la tête, une lueur autoritaire dans le regard : 


— Je suis encore trop jeune, monsieur : je n’aurais dix-huit ans que dans six mois. Mais je m'engagerai, c’est promis. Pour défendre et venger Caoiva, comme John Reckless. 


La dernière grenade. 


De quel film venait donc cette réplique qui la traversait l’esprit ? 


— Voilà ce que j'aime entendre, dit le capitaine en lui tapotant la tête amicalement. Tu es un brave et tu seras un héro. Le moment venu, n’oublie pas de prendre rendez-vous au bureau de recrutement de ton quartier. 


— J’irais le jour même de mon anniversaire ! fanfaronna Patrick.


Il tourna la tête vers Mara, pressé de lire l’admiration sur son visage. Il n’y découvrit que l’indifférence. Elle regardait le bout de ses souliers, comme s’ils étaient plus fascinant que son serment donné. 


La dernière grenade. 


Mais où diable avait-il entendu cette phrase ? 

***


Ce soir-là, en caleçon, Patrick se jeta sur son lit. Il n’avait même pas pris la peine, pendant le repas, de cacher le grand sourire qui illuminait son visage. Le frangin pouvait bien s’imaginer ce que bon lui semblait, Patrick s’en moquait : il voulait bondir, il voulait danser, il voulait crier. Il voulait être demain, déjà, pour revoir Mara. Elle lui avait donné rendez-vous, sur la place du Général Callahan. Mais c’était lui, tout à l’heure, qui avait pris l'initiative de lui reprendre la main, alors qu’ils dégustaient une glace. Elle n’avait pas rougit. Seulement sourit. Et plus tard, ils attendaient le tram pour rentrer. Il ne restait qu’un siège sous l’abribus, alors elle s’était assise sur ses genoux. 


Patrick se leva d’un bond. Décidément, il n’arriverait jamais à dormir cette nuit. Il atterrit au pied du grand miroir qui ornait son armoire. Il contempla son corps à demi-dénudé. Depuis toujours, il s’estimait insignifiant : trop peu de muscles, un nez trop grand, des cheveux gras qu’il aurait souhaité bruns. Mais aujourd’hui, il distinguait des traits bien dessinés, un regard profond et les lignes d’une musculature bien réelle qui se dessinait sous sa peau. Etait-ce ainsi que Mara le percevait ? 


D’un mouvement d’épaule, Patrick fit jouer ses biceps. Il leva les bras pour pour faire saillir les pectoraux. Les jambes arquée, à demi-fléchies, il dédia à son reflet le plus intimidant regard dont il fût capable. Il retroussa les lèvres en un rictus assassin. Et plus vite que son rival, dégaina un pistolet imaginaire. 


— Bam, bam, bam, bam, bam, murmura-t-il entre ses dents alors que son index pressait la détente et vidait un chargeur en direction de l’armoire. 


Ses mains laissèrent tomber l’arme à terre et se portèrent à une sacoche fictive, supposément pendue à sa hanche, de laquelle il tira une grenade. Ses doigts dégoupillèrent l’air et il la lanca d’un geste ample à travers sa chambre. Patrick sauta à plat ventre sur son lit, face contre son oreiller pour se mettre à couvert de l’imminente explosion. 


La dernière grenade. La dernière grenade. Grand dieux, comme il avait hâte d'être à demain. 



***


— Les gars, couvrez la retraite, nom de merde, beugla le sergent William. Et que quelqu'un ramène une mitrailleuse ! 


Patrick tenta de se faufiler, mais la poigne du sergent se referma sur son épaule et sur celle du caporal Carl. 


— Vous, là, vous restez là. Déglinguez tout ce qui porte le mauvais uniforme, interdiction de vous barrer tant qu'il reste un type à nous derrière, capiche ? Bougez pas, je reviens.


Patrick hocha la tête machinalement mais déjà le chef William s’éloignait au pas de course, droit vers la première ligne dont tous s’efforcaient pourtant de s'éloigner. Le moteur des tanks coloniaux grondaient à travers l’incessant clapotis de la pluie. Les coups de feu claquaient sans discontinuer, toujours plus proches. 

Une file éperdue de soldats hagards défilaient dans la tranchée. Ils courbaient la tête sous leur casque et glissaient dans la boue en passant devant lui. Beaucoup n’avaient plus d’arme. Patrick aussi voulaient lâcher la sienne et fuir avec eux loin, loin des bombes et de la percée ennemie. 

Mais il ne pouvait pas. 


La dernière grenade, songea Patrick une fois de plus.  Cette phrase lui avait souvent traversé l’esprit au cours des mois qui avaient suivi cette journée avec Mara au cinéma : A son réveil, dans son bain, en cours de mathématique, dans un abri anti-bombe au beau milieu d’une alerte. Ces trois petits mots lui revenaient sans cesse, sans raison apparente. 


Il avait pourtant cherché : aucun film ne portait ce titre. Aucun film n’énonçait cette réplique. Même les plus vieux, sortit en salle bien avant qu’il n’eut l’âge de se passionner pour le cinéma d’action. Patrick avait un jour demandé au vieux projectionniste de sa salle de quartier pour en être certain. 


La dernière grenade ; ces mots semblaient soufflés par le destin. Un jour, il sortirait de ce merdier et deviendrait réalisateur. Il serait célèbre dans tout l’Empire Warden et alors, il tournerait un film qu’il appellerait ainsi. Pas une de ces conneries comme John Reckless : il montrerait la vérité sur la guerre et toute l’horreur de la vie de soldat. 


La main froide et trempée de Patrick vérifia la culasse de son fusil Loughcaster. Il était approvisionné, le cran de sûreté retiré. Le flux d'hommes se tarissaient peu à peu. Tout ceux qui avaient pu battre en retraite vers la seconde ligne étaient à présent déjà loin. Quelques blessés se traînaient, bruns de boue et rouges de sang. 


Quelqu’un installa enfin la mitrailleuse demandée par le sergent. Un soldat qui n’était même pas de leur bataillon déploya le bipied à même le sol, allongé dans les flaques boueuses creusée par le passage de dizaines de bottes. Un second soldat, issu encore d’un autre bataillon les rejoint peu après, le torse ceinturé de bandoulières de cartouches, les bras chargés de caisses de 12,7 et d'une sacoche de grenades.  

Ils étaient quatre et il ne restait qu’eux dans le boyau, seuls avec les cris qui résonnaient encore depuis les tranchées de première ligne. 


— Le sergent… J'espère qu’il va faire vite, souffla Carl. 


— Il reviendra pas, c’est sûr, répondit brutalement le mitrailleur d’une voix trop aiguë pour être naturelle. Il faut tenir. Protéger la tranchée. 


Patrick connaissait le sergent. Un putain de dur à cuir. Il reviendra, c'était certain. Et ils pourraient tous se barrer de cet enfer. 


Une odeur âcre fît frissonner ses narines. Les larmes lui montèrent aux yeux. Le cœur de Patrick bondit dans sa poitrine et il fût le premier à hurler, de toute la puissance de ses poumons : 


— GAZ !!! GAZ !!!!


— GAZ !!! GAZ !!! répétèrent les autres frénétiquement, tandis que les mains tâtonnaient à l’aveugle pour ajuster les masques sur le visage. 


Patrick se retint de respirer jusqu’à ce que le siens soit entièrement sanglé. Il inspira une bouffée d’air salutaire, filtrée par la cartouche. Il étouffait pourtant encore, comme enfermé dans un sarcophage. La boue, la pluie, la buée maculaient le verre devant ses yeux. Il distinguait à peine le canon de son fusil. 


Un tremblement incontrôlable se répandit à travers ses membres, se mua en panique qui s’empara de son corps. Il lutta pour ne pas arracher le masque. Il lutta chaque seconde qui passait et chaque seconde, menaçait un peu plus de perdre. 


La mitrailleuse tira. Sur quoi ? Pourquoi ? Patrick ne chercha pas, il tira à son tour. Il tira au hasard dans la direction générale de la tranchée. Tout le monde tirait. La fusillade ne dura que quelques secondes, mais déchira l’air avec l'intensité d’un bombardement. 


L'accalmie fût plus brève encore. A l’autre bout du boyaux s’agitaient quelques vagues silhouettes, que Patrick reconnues teintée de kaki. Les collies approchaient. Il rechargea, tira de nouveau. Des grenades explosèrent. La mitrailleuse lâcha une longue rafale qui souleva des geysers de boue. La chaleur du canon de son fusil vaporisait les gouttes de pluie qui s’écrasaient dessus. Des volutes de fumée blanche s’en élevaient. 


L’échange de tir s'intensifia. Les collies répondaient avec une détermination égale à chaque balle tirée, à chaque grenade lancée. Les balles en vol saturaient l’air de part et d’autre. Les doigts de Patrick agissaient seuls : ils pressaient la gâchette et maniaient la culasse pour éjecter la douille sans discontinuer, jusqu’à ce que son fusil refusa de faire feu. La boue qui maculaient ses cartouches avait enrayé le mécanisme. 


Recroquevillé derrière un coude, Patrick tira sa baïonnette hors de son fourreau. Il peina à l’attacher au bout de son canon. Le loquet de fixation résistait à ses doigts tremblants. 


Une vague de chaleur frappa son visage même à travers le masque avec un soufflement de taureau furieux. Une intense lumière jaune illuminait la tranchée et se mua en épaisse fumée noire lorsqu’elle se fût éteinte. Salauds… Un lance-flamme, reconnu Patrick dans un mouvement de pur terreur instinctive, alors que devant lui le caporal Carl se changeait en torche humaine, hurlante. Il se roulait par terre pour éteindre les flammes qui embrasaient sa chair et ses vêtements. 


Non, non, tout sauf ça… 


Sa baïonnette comme son fusil lui échappèrent des mains. Il bondit sur la sacoches de grenades qui gisaient près de la mitrailleuse, au milieu d’un lit de douilles fumantes. Il n’en restait qu’une au fond du sac. Il ôta la goupille.


— LA DERNIÈRE GRENADE ! hurla-t-il à ses camarades pour les avertir de la gravité de leur situation, avant de la lancer vers la localisation supposée du servant de lance-flamme. 


Patrick compris alors et une lassitude infinie s’empara de lui. Il ne s’agissait ni d'une réplique ni même du titre d’un film : seulement des derniers mots qu’il prononcerait jamais. 


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