450 millilitres
Chapitre 1 : 450 millilitres
9962 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 26/09/2025 19:02
Pliée en quatre dans le réduit où circulait la tuyauterie de fonte, Gwen se contorsionnait, coincée entre le béton du mur et le moteur d’une lamineuse. Les vibrations de la machine contre son dos se propageaient à travers ses os, jusqu’au bout de ses doigts secoués de tremblements. L’incessant ronronnement saturait son crâne, mais pas autant que les grésillements de son fer à souder, ni que le fracas régulier du marteau-pilon de l’atelier voisin. Même son casque, dont la mousse de caoutchouc moite collait à ses oreilles, ne pouvait l’isoler complètement du perpétuel choc de l’acier, des sirènes d’avertissement, du rugissement des camions à l’autre bout du hangar.
Une crampe enflait dans son mollet. Gwen serra les dents. Elle hâta ses gestes, le poignet tordu, la nuque tendue. Elle ne voyait pour ainsi dire, rien. Au milieu des ardents flashes blancs et bleutés, qui rougissaient sa peau là où la jonction des gants de cuir et des manches de sa combinaison la laissaient à nues, elle chercha le bout de son électrode, glissé derrière ce satané tuyau. Allez, encore un effort… La poussière collait à la buée de son masque, tapissait sa gorge. Gwen, le souffle court, respirait par le nez pour en limiter l’ingestion. L’âcre odeur de l’ozone, du métal en fusion emplissait ses narines, toutes congestionnées de morve noire.
Gwen poussa un juron silencieux. Il ne restait plus qu’une fente de quelques centimètres à la jonction des deux tuyaux qu’elle s’épuisait à solidariser. Pourtant, elle s'interrompit, le temps de jeter les restes de sa baguette usagée, consumée jusqu’au trognon. Elle avait caressé l’espoir qu’elle durerait le temps de finir l'ouvrage, en vain. La boîte était là, près du transformateur. Tout juste inaccessible. Gwen tordit son coude. Le ventre de la lamineuse l’empêchait de bouger. Elle força pour franchir l’obstacle, haleta. Le bout de son doigt caressait le couvercle de sa boite de baguettes. Une traction de plus sur chacun des muscles de son corps et elle parvint à l’attirer à elle. Elle tira une neuve, qu’elle accrocha à sa pince.
Voilà. Gwen acheva sa soudure, noyée dans la fumée et dans les étincelles. Plus qu’à sortir.
Lentement, Gwen souleva son pied, puis sa jambe. La crampe qui lui serrait le mollet se propageait dans sa cuisse. Elle grogna, plia, força jusqu’à ce que son corps tout entier s’extirpa de son espace de travail, à quatre pattes sur sol en ciment de l’usine. Les jambes pantelantes, elle se releva, retira le masque dont les sangles lui labouraient le cuir chevelu et contempla enfin le monde sans que le filtre du verre teinté ne l’assombrit .
La carrure de Gwen ne s’adaptait guère aux espaces si confinés, mais cela importait peu. Le travail, il fallait le faire. D’une manière ou d'autre. Grande et longiligne, dotée de jambes interminables, la silhouette de Gwen attirait le regard. Mais sa taille intimidait. C’était pire encore lorsqu'elle portait une paire d’escarpins à talons au lieu de bottes de sécurité. Par contre, il lui manquait les courbes qui plaisaient tant aux garçons, comme les femmes des magazines dans les kiosques à journaux. Ses membres s’étaient, au surplus, raffermis depuis l’obtention de ce poste à l’aciérie. À dix-neuf ans, c’était son premier emploi, même s’il lui arrivait autrefois de seconder le samedi madame Fitzgerald à sa boutique de fleuriste. Gwen avait le visage fin, triangulaire, les joues tapissées de grains de beauté, les cheveux implantés en V au sommet de son crâne. Raides, noirs de jais, un chignon ébouriffé et à demi défait les retenait derrière sa nuque. Ils luisaient de la sueur qui baignait son front et collait à la peau de son dos le coton de sa combinaison.
Gwen s’autorisa quelques secondes de répit. Elle étira ses muscles, dégourdit ses jambes endolories. Pas trop longtemps, l’heure tournait. Quelle heure était-il, déjà ? L’horloge de l’usine attira son regard. Elle tressaillit en y lisant les chiffres que les aiguilles indiquaient.
20h05 ! Là-bas, le reste de l’équipe de soudeur rassemblait le matériel. Son chef agita les bras dans sa direction et tapota sur son poignet le cadran d’une montre imaginaire. Gwen hocha la tête et emplit d’une énergie soudaine, se hâta de débrancher le transformateur.
Quelques minutes plus tard, tout était rangé, prêt à resservir pour la journée de demain. Fourbue, Gwen s’engagea vers les vestiaires.
Elle se lava les mains, le visage, échangea quelques mots avec une collègue de la maintenance.
Une fois changé, une fois son chignon rectifié devant le miroir crasseux des toilettes, Gwen sortit. Le chef n’habitait pas loin et rentrait à pied. Les autres l’attendaient pour prendre le bus. Elle se mêla à eux à leurs discussions. Des banalités sur le boulot, embrumés de la fumée des cigarettes. Chacun rentrait le soir et saluait qui une femme, qui un gosse, mangeait ce que le rationnement permettait et s’endormait comme une masse, pour recommencer le lendemain. Réveil à cinq heures. Pas de vie hors de l’usine. Rien à raconter. Gwen la première.
Alors que les soudeurs approchaient des grilles, le panneau d’affichage attira son attention. Un feuillet rouge familier y figurait en bonne place mais aujourd’hui, un ruban adhésif blanc le barrait en diagonale, marqué d’un mot inscrit au feutre : ANNULÉE.
— Tiens ? Ils ont annulé la kermesse ?
— Pas le temps qu'est ce que tu crois ? On va pas faire la fête pendant que nos gars crèvent au sud.
Gwen accusa le coup.
— Ça aurait fait du bien de se reposer un peu. On bosse déjà quatorze heures par jour…
— C’est la guerre, hein.
Une affiche, nouvellement collée par-dessus d’anciennes petites annonce, jouxtait la première. APPEL AU DON DU SANG, s’intitulait-elle. L’image montrait un soldat en uniforme bleu pâle à l’agonie, allongé au milieu d’un no man’s land. La douleur chargeait son visage autant que l’espoir. Il tendait la main vers un ouvrier viril équipé d’un marteau, descendu du ciel comme archange divin armé de son épée. Il prenait la main du mourant et de leurs poignets entaillés, un filet de sang en jaillissait qui les liaient l’un à l’autre.
« Tu lui as offert ta sueur. Donne-lui aussi ton sang, » annonçait le slogan. Le reste du texte, en petits caractères, détaillait la consommation mensuelle des hôpitaux de l’armée en litres de sang et de plasma, indiquait le nombre alarmant de soldats qui mouraient faute de transfusion, le nombre de pochons nécessaire pour les sauver tous et enfin, les détails techniques de la collecte organisée par le syndicat des métallurgistes.
— Eh, regardez ! s’exclama Gwen. Ils offrent un après-midi de congé si on donne son sang !
Ce fut cela seul qui la décida à y participer.
***
Dix mois plus tard :
Gwen courbait le dos sur le châssis d’un véhicule blindé amphibie. L’usine en crachait chaque semaine des dizaines d’exemplaires. Les horaires de travail n’avaient pas augmenté. Le salaire non plus. Le rationnement, lui, avait diminué. Au prix du savon, on n’en utilisait plus pour se laver. C’était l'hiver, mais l’usine ne chauffait pas. On réservait le gaz, l’essence au fonctionnement des machines. Le charbon, pour l’acier. Gwen travaillait emmitouflé dans sa parka, un châle enveloppé autour de sa tête. Elle partait le matin, bien avant l’aube et ne rentrait chez elle qu’au beau milieu de la nuit. Elle ne vivait qu’à la lueur blafarde de l’éclairage électrique et à celle, irradiante, de sa torche à souder.
Ce n’était que le vendredi, mais la semaine de travail pesait déjà lourdement sur le corps fatigué de Gwen. Le dernier mercredi, son unique jour de repos semblait dater d’une éternité et celui de la semaine suivante, lui être inaccessible.
Une main lui toucha l'épaule. Gwen se retourna. Derrière elle, son chef lui fit signe de cesser le travail un instant. Elle débrancha l'électrode, posa sa torche, releva la visière de son masque.
— Ton frère est là ! hurla le contremaître pour se faire entendre par-dessus le boucan, à travers le casque qui bouchait les oreilles de Gwen.
— Quoi ? lui cria-t-elle en retour.
Elle ne comprenait un traître mot de ce qu’il racontait.
— Ton frère est là ! Il te cherche !
Un mystérieux sourire illuminait le visage buriné de son collègue. Gwen ôta son casque pour être sûr de bien comprendre. Le grondement de l’acier tortura aussitôt ses tympans, mais son chef approcha ses lèvres de son oreille pour lui répéter, à pleins poumons :
— C’est ton frère ! Il est là ! Il te cherche !
Prise d’un mouvement de recul, Gwen fronça les sourcils. Elle cogita un instant avant de lui beugler dans le pavillon :
— Mais je n'ai pas de frère !
Son chef éclata de rire. Il lui fit signe de le suivre. Interloquée, Gwen ôta son masque et obtempéra.
Dans la salle de pause, Monsieur Burns, sous-directeur de l’usine, les attendaient. Un inconnu se tenait là à ses côtés, raide comme un piquet, appuyé d’une main sur une canne quand l’autre tenait un bouquet de fleurs. Il portait une veste d’uniforme bleu pâle de l’armée warden, impeccablement repassée, qui lui serrait la poitrine où s’exhibait une décoration. Légèrement de guingois, un calot épinglé d’un insigne de grade se juchait au sommet de son crâne.
— Salut, frangine ! salua-t-il à Gwen, tout sourire, en lui tendant les fleurs.
Elle les réceptionna prit distraitement, par réflexe, mais ses yeux écarquillés fixaient cet homme sans offrir à son cerveau qui pédalait le moindre indice sur son identité.
Non, non, Gwen était catégorique : elle n’avait aucun frère. Et n’avait par ailleurs jamais vu cet homme de sa vie.
Elle ne lui donnait pas plus de vingt-quatre ans. Il était petit et trapu, aussi Gwen le dépassait-elle d’une bonne longueur de tête. Il devait bien en rire, de cette grande perche maladroite qui, décidément, ne comprenait rien. Ses lèvres frémissaient, amusées pressées d’enfin révéler la réponse de cette grande énigme. Elles étaient larges, épaisses et son nez était camus, planté au centre d’un visage ovale, hâlé, creusé par les privations. Quelques cicatrices d’acné marquaient ses joues, toutefois rasées de près. Ses yeux gris pétillaient, mais les cernes qui les cerclaient révélaient la profonde lassitude que l’on trouvait dans le regard des soldats. Sous le calot, ses cheveux étaient si courts qu’on devinait à peine leur couleur, quelque part entre le blond et le brun.
— Mais qui êtes-vous?
— Ton frère, enfin ! Tu es bien Gwenaelle Kerry, qui habite au 6, avenue des Héros de l’Empire, à Kirknell ?
— C’est bien moi…
Comment savait-il tout ça ?
— Alors je suis ton frangin et toi, ma frangine ! On a le même sang tous les deux, regarde. Dans le bouquet. L’étiquette le prouve.
Gwen chercha dans les fleurs ce dont il lui parlait. Elle poussa un immense cri de soulagement quand elle reconnut le morceau de carton qui y était attaché. C’était son écriture. Elle éclata de rire.
Dix mois plus tôt, Gwen s’était retrouvée assise un matin dans le fauteuil du baraquement de préfabriqué où s’organisait la collecte de dons du sang des employés de l’usine : pâle, épuisée par la ponction de presque un demi-litre, mais satisfaite. Son esprit vagabondait vers le repos qui s’offrait à elle, cette demi-journée de liberté pour l’aider à se remettre de cette bonne action. Juste le temps de sauter dans le premier bus, direction : chez elle, son lit, une bonne lecture après sa sieste, en écoutant de la musique. Les autres, pendant ce temps, qui n’avaient pas voulu donner de sang, ceux-là se casseraient le dos toute la journée. Et bien, tant pis pour eux.
— C’est fini ? demanda-t-elle à l'infirmière, se levant à moitié de son fauteuil.
— Pas encore. Vous devez rester un moment en observation. Juste pour s’assurer que vous tenez bien le coup.
Sa tête tournait un peu, effectivement. Gwen se rassit, déçue. L’infirmière nota au stylo quelques informations sur l’étiquette de la poche de sang rebondie, d’un rouge sombre et profond. Une soudaine nausée serra le cœur de Gwen. Elle ne craignait pas le sang, bien sûr : elle en voyait chaque mois et avait déjà assisté à des accidents. Mais c’était là son sang, enfermé dans une pochette plastique aseptisée. Elle ferma les paupières.
— Vous savez ce que vous devriez faire ? suggéra l’infirmière. Vous pourriez écrire votre nom et votre adresse et la joindre à la poche. Qui sait, peut-être que le soldat qui recevra votre sang vous écrira-t-il pour vous remercier ?
Gwen rouvrit les yeux. C’était une idée amusante. Elle emprunta le stylo, une étiquette vierge qu’elle colla elle-même, après l’avoir remplie, juste en dessous de celle qui affichait la date et son groupe sanguin :
Gwenaelle Kerry, 6 avenue des Héros de l’Empire, Kirknell.
Après l’avoir complètement oubliée, cette bouteille à la mer lui revenait enfin.
L’hilarité retomba. Gwen essuya ses larmes. Monsieur Burns lui prit le bouquet des mains, le temps de serrer dans ses bras son nouveau frère de sang.
— Lieutenant Sean Garvey, dit-il quand elle lui demanda son nom. Du 14éme Régiment de Chars de Combats. Merci de m’avoir sauvé la vie, grâce à ton sang.
Gwen rougit.
— Alors, tu as été blessé ?
Il tritura le pommeau de sa canne.
— Oui, il y a un peu plus de neuf mois…
Son ton vague et son regard soudain fuyant indiquait qu’il ne souhaitait pas donner plus de détails. Gwen maudit son indiscrétion et n’insista pas davantage.
— Désolée…murmura-t-elle.
— Allez, ce n’est rien. Que dirais-tu de prendre un verre ? Il faut fêter nos retrouvailles.
— Avec grand plaisir : je vous retrouverais en ville après le travail. Je termine à vingt heures.
— Et pourquoi pas maintenant ?
— Mais, je bosse…
Monsieur Burns toussota.
— Le capitaine Garvey m’a demandé la permission de vous accorder un congé pour le reste de la journée, mademoiselle Kerry. Au vu des circonstances et de vos antécédents professionnels irréprochables, mademoiselle, je suis enclin à accepter. Tout est réglé. Votre histoire m’a touchée, vraiment. Émue, dirais-je. Le capitaine Garvey est un héros, il mérite toute notre considération. Et voilà aussi une belle preuve, s’il en fallait une, que nos actes à l’arrière influencent le cours de la guerre. Notre sueur, notre sang sauvent la vie de nos braves soldats, là-bas sur le front.
Gwen ne savait que dire. Elle bafouilla des remerciements, monsieur Burns, assura que ce n’était rien. Il tapota leurs deux épaules d’un geste paternel et leur arracha la promesse de bien s’amuser. Ce n’était pas tous les jours, après tout, que l’on se découvrait un nouveau petit frère.
— N’oubliez pas vos fleurs ! lança-t-il son dos, alors que Gwen courait vers les vestiaires.
Elle amorça un demi-tour, mais Sean les prit pour elle.
Gwen se rinca les mains, le visage, déplora l’absence de savon. Elle se changea à toute vitesse. Au diable le bleu de travail piqueté de brûlures, au diable les immondes bottes coquées de fer. Elle portait maintenant un chemisier sous un pull-over beige, une longue jupe qui descendait à mi-mollet et révélait ses bottines de similicuir rapé. Pourquoi Sean s’était-il donc pointé par surprise à l’usine, pour l’y découvrir noyée de sueur dans une parka trop grande et un vêtement de travail informe ?
Il faisait froid. Elle le regretterait sûrement, mais la parka était beaucoup trop moche. Elle l’abandonna dans son casier et se contenta de draper son châle autour de ses épaules. Marcher la réchaufferait.
Devant le miroir, Gwen délia son chignon et libéra ses cheveux. Elle se coiffa un peu du bout des doigts, espéra que cela ferait l’affaire. Elle regretta ne garder ni fard, ni rouge à lèvre dans le fourbi de son casier. Un rencard. Grand dieu ! C’était un rencard ! Elle avait un rencard.
Sean l’attendait devant la grille. Ils la franchirent ensemble, direction l’abribus. Le ciel était gris et des rafales de vent vicieuses leur mordaient les joues. Des plaques de neige fondues, grises et gluantes, embourbaient le trottoir. Tout était noir et terne, à Kirknell, imprégné des fumées que crachaient les aciéries. Il suffisait de passer le doigt sur une surface pour en ramasser la poussière de charbon.
Un réseau dense de câbles électriques s’étendait d’immeuble en immeuble, de poteaux en poteaux, un fouillis de toiles d’araignée noires et anarchique, au-dessus de leur tête. Le passage d’un train non loin les enveloppa de son rugissement. Jamais, pourtant, le monde ne fut si beau.
— Si je m’attendais à te voir ! Pourquoi as-tu débarqué, comme ça, à l’improviste, si longtemps après, ta… Enfin, que tu ais été…
Sean marchait lentement, appuyé sur sa canne. Il boitait, si bien que Gwen ralentit la cadence de ses longues enjambées pour suivre les siennes. Elle craignait d’encore le vexer en lui proposant son aide. Ou en mentionnant sa blessure. Sean, pourtant, balaya d’un rire ses inquiétudes :
— Tu sais, je n’ai pas honte de ma blessure, pas plus qu’elle ne me traumatise. Tout à l’heure, devant ton directeur…
— Sous-directeur !
— … c’était de la comédie. Il pense que je suis un héros, je n’allais pas le contredire. J’avais trop peur qu’il refuse de te laisser partir, s’il apprenait la vérité. En fait, je n’ai pas été blessé au combat. Je rentrais d’un bar avec mes p’tits gars, pour fêter ma promotion au poste de chef de char. On marchait le long d’une route pour rentrer au camp et un camion m’a percuté. En roulant dessus, il m’a broyé les os du bassin. J’avais perdu beaucoup de sang quand on m’a conduit à l'hôpital, alors il a fallu m’en donner du neuf. Et depuis, tu es là.
Il tapota sa poitrine, à l’emplacement du cœur.
— Ça fait mal ?
— Ça guérit bien, assez pour que je retourne au front dans quelques semaines. Je ne suis pas près de galoper comme un poney, mais au fond d’un tank, on n'a pas trop besoin des gambettes. Je voulais passer te voir avant de partir.
— Pourquoi ne pas avoir envoyé de lettre plus tôt ?
Le bus arrivait. Ils montèrent. Une fois assit à l’avant l’un à côté de l’autre, Sean expliqua :
— T’aurais vu ta tête quand je t’ai appelé « frangine », ça n'a pas de prix ! Puis j’ai passé toute ma convalescence à essayer d’imaginer cette mystérieuse Gwenaelle Kerry qui coulait à présent dans mes veines. J’ai voulu écrire, plusieurs fois, mais j’ai finalement préféré garder la surprise pour de vrai. Ça valait le coup d’attendre, non ?
— Verdict ? Je suis ce que tu imaginais ?
— Je t’imaginais… plus petite.
— Oui, eh bien, c’est à cause de ma mère : elle était très grande elle aussi. Et mon père, n’en parlons pas. Mon Dieu ! Il faudra que je leur annonce ! Ils ne vont rien comprendre du tout, quand je vais leur apprendre que j’ai passé la journée avec mon frère.
De là, il parlèrent de leur famille, de leur enfance et tout ce qui leur passèrent par la tête. Gwen n’avait que des sœurs et Sean était fils unique. Sortis du bus, ils déambulèrent un peu devant les vitrines vides et s’assirent sur un banc dans le parc. Mais ils frissonnaient et les arbres déplumés manquaient de charme. Ils optèrent pour le cinéma du quartier, où l’on diffusait les actualités et quelques courts-métrages de John Reckless. Ils se rendirent ensuite dans un café bondé, où l’on servait un gin un peu moins cher qu’ailleurs. Ils eurent faim, alors ils reprirent le bus direction l’aciérie, pour déjeuner à la cantine de l’usine. Sean n’eut guère de mal à trouver un volontaire pour lui échanger un bon pour un repas, contre un ticket de sous-officier, bien plus avantageux que ceux des ouvriers civils. Au menu : purée de patates et morue, biscotte et margarine, infusion d'orties.
L'après-midi, Sean et Gwen retournèrent au cinéma. On y passait les mêmes choses que ce matin, il y faisait aussi froid que dehors,mais au moins, ils étaient assis, coupés du vent. Cette fois, Sean osa lui prendre la main.
— Viens ! Passons chez moi, il faut que je me change. Après, je connais un café qui joue de la musique, on y dansera.
Gwen appréciait cet établissement, mais les horaires de l’usine l’empêchaient d’en profiter aussi souvent qu’elle le souhaitait.
Sean protesta :
— Je danse comme un caillou ! Et je ne suis pas sûr que mon tête-à-tête avec un camion ai amélioré mon talent.
— Moi, la danse, j’ai ça dans le sang... Ce qui veut dire que toi aussi, maintenant !
Devant cette logique implacable, Sean ne put que plier.
Gwen habitait une colocation, au quatrième étage d’un immeuble vétuste en bordure de zone industrielle. Elle partageait les lieux avec une institutrice, un fonctionnaire de la préfecture et une autre soudeuse qui, elle, travaillait dans les chantiers navals de l’autre côté de la ville. À cette heure-ci, aucun n’était encore rentré du travail.
Dans sa chambre, Gwen enfila une robe à fleurs et son manteau du dimanche. Son châle, avait triste mine, couvert de taches d’huile, de brûlures de métal en fusion. Elle en possédait en autre : celui de sa mère, qu’elle n’emportait jamais à l’usine. Gwen farfouilla ses placards. Elle remplaça l’usé par le neuf quand elle l’eut trouvé. Il sentait la lavande qu’elle utilisait pour chasser les mites. Gwen prit le temps de coiffer ses cheveux en tresse, d’y attacher de jolis rubans, emprunta le rouge à lèvre de sa colocataire.
— Je suis prête ! fanfaronna-t-elle en se montrant dans la salle à manger.
Sean l’y attendait, juste à côté des fleurs qu’elle mit dans un vase en rentrant. Il esquissa une révérence désuète, imita une voix snobe :
— La carrosse de madame l’attend pour le bal, si madame veut bien se donner la peine
— Et bien qu’attendons-nous, mon cher ? Mettons-nous donc en route, répondit-elle sur le même ton, la bouche en cul de poule, sans oublier le geste hautain du poignet qui allait avec.
Gwen rejoint Sean avec un déhanché exagéré et tous deux se retinrent de pouffer. Il lui offrit son bras et se mirent en route.
Gwen savait qu’elle le regretterait le lendemain : ils burent et dansèrent toute la nuit. Tant pis. Demain était demain, non ? Et aujourd’hui valait plus que tout au monde. Ivre de boisson, ivre de bonheur, elle dansa, tournoya aux bras de son héros. Au diable la canne, quand ses mains calleuses serraient ses frêles hanches. Tant pis s’il ne bougeait pas très vite, tant pis s’il devait lever les yeux pour admirer les siens. Et tant pis si ses colocataires les entendirent lorsque, rentrés chez elle, ils unirent leur corps comme ils avaient uni leur sang.
Toutes les bonnes choses s’achevaient et un jour, Sean repartit. Sa convalescence officiellement achevée, il était temps pour lui de retourner au front. Son train partait à l’heure où Gwen travaillait. Elle ne put le saluer depuis le quai de la gare. C’était un au revoir, non un adieu, car il revint. Six mois plus tard, Sean gagna quelques jours de permission. Ce ne fut pas auprès de sa famille qu’il les passa, mais Kirknell, en compagnie de Gwen.
Ils s’écrivaient. Chaque semaine, Gwen rédigeait une lettre. Chaque semaine, elle en recevait une. Sean y donnait des nouvelles du front dont censure, parfois, noircissait des phrases entières. Il y racontait la vie au fond de son char, combien il pensait à elle. Gwen, en réponse, lui parlait de l’usine et du rationnement, de ce que les actualités disaient de la guerre. Quand elle le pouvait, elle envoyait des colis : des biscuits, du pâté, un pull tricoté par sa mère. Ils s’échangeaient des mots doux, des phrases interdites. Ils rêvaient de projets, misaient sur l’avenir.
Un soir, la lettre qu’elle reçut ne fût pas signée Sean, mais de ses frères d’armes. Allongée sur son lit, Gwen pleura avant de se décider à l’ouvrir. L’enveloppe contenait l’étiquette que Sean avait gardée tout ce temps, et la nouvelle qu’elle redoutait tant.
Dès le lendemain, Gwen alla au bureau de recrutement. Elle répondit aux questions, passa l’examen médical, signa tous les papiers que l’on posa devant elle. En sortant, ses beaux cheveux que Sean aimaient ne lui tombaient pas plus bas que les oreilles.
Monsieur Burns apprit la nouvelle. Il frappa à sa porte, la veille de son départ pour le camp d’instruction. Il s'efforça de lui faire changer d’avis : les ouvriers qualifiés jouissaient d’exemption à la conscription, elle n’avait pas besoin de se porter volontaire. C’était insensé. En vain :
— Je vais me battre. C’est mon sang qui imbibe le champ de bataille.
— Dans quelle branche ?
— Les blindés, bien sûr.
— Vous ? Enfermé dans une minuscule boîte de conserve ? C’est ridicule, vous êtes trop grande !
— Je me courberais.
Il en fut ainsi.
***
Après des semaines à patauger, enfoncés à ras du barbotin dans la boue des tranchées du Loch Mòr, l’armée warden avançait enfin. Gwen avait subi son baptême du feu lors d’âpres combats de rue, au cœur des ruines fumantes de Feirmor Town. Le reste des positions défensives coloniales de la region avaient suivi comme des dominos quand la ville était tombée. Trop longtemps immobile, la machine de guerre caoivienne, comme soudain dégrippé, se libérait d’un coup. En trophée de cette fulgurante percée, les deux terrifiants canons-tempêtes qui trop longtemps avaient aplatis leurs assauts avaient été capturés, ainsi qu’une gigantesque pièce d’artillerie ferroviaire que l’ennemi n’avait pas eu le temps de saboter.
Les divisions blindées s'enfonçaient dans une brèche béante, grande ouverte sur l’arrière-pays colonial. Les colonnes de tanks lancées à plein régime traversaient les champs et les forêts intactes d’Umbral Wildwood, que les bombardements n’avaient pas encore effleurés. Prochaine étape : la frontière symbolique du Bulwark, l’antique muraille qui, jadis, matérialisait la frontière septentrionale de l’Empire Warden alors à son apogée. Les collies s’y repliaient en catastrophe pour y reformer une ligne de défense digne de ce nom.
Le vent fouettait le visage de Gwen. Pour soulager sa nuque endolorie, elle avait ouvert l’écoutille à l'aplomb de son siège et passait la tête à travers alors qu’elle pilotait. Les collies n’offraient que peu de résistance, on pouvait se permettre de privilégier le confort à la sécurité. Trop longtemps prisonnier de l’étroite carlingue hermétique de son char, contre laquelle elle entendait toquer les balles et les obus, le corps de Gwen s’était adapté. Elle marchait le dos courbé quand elle en ressortait, la nuque basse. Elle s’endormait le soir dans une combinaison imbibée de diesel, prise de violentes douleurs dans les vertèbres. C’était pourtant son rêve qu’elle accomplissait : on l’avait affectée à la même unité de chars de combat au service de laquelle Sean avait succombé. Gwen y était arrivé, à force d’insister et de harceler ses officiers.
Dans ses écouteurs radios, la voix hachée du chef d’escadron Scully saturait :
— Restez en colonne pour le moment, on quittera la route dans cinq kilomètres. Jade Cove et Délicat, sur la gauche. Tempête et Caiova sur la droite. Prenez les axes secondaires. Le reste, au centre, le long de la rue principale. On va traverser le village jusqu’au pont, tenter de franchir la rivière et tenir une tête de pont sur l’autre rive, juste avant la muraille. S’il y a trop de résistance, on n’insiste pas : on attend les bus d’infanterie motorisée avant de retenter l’assaut.
Gwen pilotait le Kraken, un Flood Mk1 modèle Ascension , doté d’un canon de 75 mm allongé par rapport aux variantes standards, conçu pour les engagements à longue portée. Devant elle, le Terreur du chef d’escadron crachait dans son sillage fumées et poussières à son visage et dans son dos, le chasseur de char Mort-aux-Cons roulait dans ses traces.
Le Tempête, le Caoiva, le Délicat et le Jade Cove se dispersèrent quelques minutes plus tard dans les champs environnants. Leurs chenilles labourèrent la terre, écrasèrent impitoyablement les courges déjà mûres qui y poussaient.
— Collies dans les fermes, à dix heures, signala au laryngophone le lieutenant Gallagher, qui du haut de la tourelle du Kraken, faisait à la jumelle la vigie sur les environs.
Dans le siège à côté d’elle, Quinn, l’opérateur radio répéta l’information dans son appareil. La voix du capitaine grésilla en retour :
— L’infanterie suit, elle s’en occupera. Nous, on fonce vers le pont.
À gauche, le Jade Cove et le Délicat avaient également repéré les mouvements hostiles sur cette position. Ils roulaient au galop à travers les champs. Leurs mitrailleuses crachèrent le feu vers les bâtiments. Les collies ripostèrent timidement. Des coups de feu claquèrent. Conformément aux ordres du capitaine, les deux tanks doublèrent la ferme sans s'arrêter, mais sans cesser pour autant de couvrir leur passage d’un intense rideau de balles. Le Jade Cove tira un obus dans sa course. Le toit d’une dépendance s’écroula.
— Ça commence à devenir chaud, Kerry. Referme ta trappe, lui ordonna Gallagher.
Gwen avala une dernière bouffée d’air frais, si l’on pouvait appeler ainsi les gaz d'échappements que le lui projetait le Terreur à la face, puis s’enferma une fois de plus dans la carlingue de son tank.
En rejoignant l’ancienne unité de son amant, Gwen s’attendait à y rencontrer les membres survivants de son équipage, mais pas à servir sous les ordres de l’un d’eux. Avant d’être promu chef de char à la mort de Sean, Aidan Gallagher avait été son tireur. Il était là, au canon de la tourelle, juste en dessous de lui lorsque… c’était arrivé. Un soir, il lui avait raconté :
— C’était lors de la contre-attaque sur Market Road, à quelques kilomètres de Feirmor. Notre escadron soutenait un assaut d’infanterie sur des positions défensives le long de la rivière Mercy. Au moment de s’y lancer, un escadron de char collies nous est tombé dessus, en embuscade. On a perdu deux tanks avant de pouvoir réagir et pendant ce temps-là, notre infanterie se faisaient couper en deux. Mais plutôt que de se replier, le chef d’escadron — pas le capitaine Scully, un ancien qui est aussi mort ce jour-là — a ordonné d’engager le combat.
Les collies avaient l’avantage du nombre, mais nous celui du poids. Notre infanterie était plutôt bien équipée en armes antichars. Le problème, c’est qu’ils n’étaient pas en état de s’en servir alors que les collies, si. À un moment, notre char a bouffé un obus perforant en plein dans la tourelle. Il a ricoché sur le blindage, mais le choc a arraché des éclats de métal à l’intérieur, qui ont frappé Garvey je ne sais où. J’ai senti son… son sang couler sur moi, mais il continuait de guider le char et de donner des ordres, alors il n'y avait rien d’autre à faire. Juste obéir, continuer à se battre pour se sortir de là. On a été touché, encore, et un feu s’est déclaré dans l’habitacle. Rien à faire : pas d’évacuation, Garvey a dit. On chauffait, on étouffait, mais on manœuvrait et on tirait, tant qu’on le pouvait encore et que les flammes n’approchaient pas des munitions. C’est que quand les chars collies ont été tous en fuite ou en carcasse qu’on s’est décidé à sortir. Mais pour Garvey, c’était trop tard. Il était encore à son poste, vidé de son sang.
Gwen ne dit rien. Gallagher posa une main son épaule. Pour la réconforter, il ajouta :
— Il était comme ça : du sang-froid, toujours du sang-froid. C’était pareil, l’autre fois qu’il a été blessé : il nous donnait ses ordres jusqu’au bout. Il refusait qu’on panique.
— Sean a été blessé au combat, une autre fois ?
Si c’était le cas, Gwen l’ignorait. Mais était-ce étonnant ? Elle le connaissait si peu, en définitive. Juste quelques jours ensemble. Des lettres. Il restait tant à découvrir l’un de l’autre.
— Pas au combat, non. Mais la fois où il s’est fait écrasé par un camion. Il vous a raconté ce qu’il s’est passé ?
Gwen hocha la tête et se remémora :
— Il fêtait sa promotion avec ses p’tits gars… Oh ! C'est-à-dire, toi ? Vous ? Son équipage. Un camion l’a percuté et lui a roulé dessus. Son bassin a été broyé. Il a perdu connaissance et s’est réveillé à l'hôpital.
— C'est ça, en gros, mais pas exactement. Le camion lui a roulé alors qu’on marchait à ses côtés, encore étourdis par l’alcool. Il n’a pas perdu connaissance. Pas tout de suite. Il s’est relevé direct, avec ses hanches fracturées, comme s’il avait honte d’être par terre, comme s’il avait peur que l’on s’inquiète. Il nous a dit : « Ça va, ça va » et vu qu’on paniquait, il a ajouté : « Ne paniquez pas ». Il marchait comme un zombie, pâle comme un mort. Mais nous, on était plus pâle encore, tu vois ? Et on ne savait pas quoi faire. Alors il a pris les choses en main : « Toi, retourne au bar téléphoner aux secours. Toi, va prévenir la base qu’on aura du retard. Toi, file moi une clope. » Sean était encore debout, les os en miette, à nous rassurer, quand l’ambulance est arrivée. Il nous a dit que tout irait bien, de ne pas nous en faire et il s’est allongé dans la civière. C’est là, seulement quand des gens compétents ont finalement pris le relais qu’il a gémi pour la première fois, puis s’est évanoui.
— Il ne m’a jamais raconté ça !
— Il ne se souvient pas de ce qu’il s’est passé avant de tourner de l'œil, paraît-il. C’est ce qu’il a dit quand on lui a raconté. Mais nous, on était là. Nous, on se souvient.
Les premières maisons d’un village se dressèrent le long de la route. STRAY, indiquait le panneau planté dans le fossé. Les habitants l’avaient évacué en catastrophe voilà peu de temps, à en juger les devantures ouvertes et les vélos abandonnés sous les portiques. Gwen, ralenti, prudent. Elle laissa une marge de sécurité se dessiner entre elle et le Terreur qui la précédait. Derrière elle, le Mort-aux-Cons l’imitait sans doute.
Les collies avaient à la hâte dressé un barrage de barbelés en travers de la rue, que les chenilles de la colonne emportèrent sans s’arrêter.
— Pas de mines ? s’inquiéta Gwen.
— Ils n’ont pas eu le temps, on dirait. Avance.
À travers l’étroite fente garnie de verre blindé qui lui servait de fenêtre, son champ de vision se réduisait au pan de route à l’avant de ses chenilles. De la tourelle où il pouvait observer les environs sur 360°, c’était maintenant Gallagher qui lui servait d’yeux. Quinn vérifia la bande de munitions de mitrailleuse montée à l’avant de son poste radio. Il arma la culasse, colla la crosse contre son épaule, l'œil fixé sur le collimateur.
Dans un espace aussi resserré que cette rue, coincé entre deux rangées de bâtiments, le danger pouvait surgir de n’importe où. L’infanterie risquait de s’y cacher et d’attendre le moment propice pour se jeter sur eux, armés de roquettes et de grenades.
Le sommet du crâne de Gwen, casqué de cuir, heurtait le plafond du char à chaque secousse un peu forte. Elle y gardait sa tête collée pour limiter les chocs, mais les vibrations se répandaient dans sa nuque. On l’avait prévenu, mais elle s’en fichait. Le moteur grondait, les chenilles gémissaient. L’habitacle surchauffé puait la sueur, puait l’huile, le diesel, la poudre à canon. Le parfum des tankistes. Une odeur si forte qu’elle imprégnait les vêtements, les cheveux, la peau, même. Ses mains, son visage étaient noirs et luisants.
— Le pont est à cent-cinquante mètres, signala Gallagher.
Gwen l’aperçut à son tour, de l’autre côté du Terreur. Ses mains gantées se crispèrent sur ses leviers de commande : si les collies comptaient défendre le village, c’était autour du pont qu’ils avaient intérêt à le faire.
Elle ne se trompait pas. Une détonation, un éclair et une gerbe d’étincelles illumina la tourelle du Terreur. L’obus qui y ricocha s’envola vers les cieux.
— Canon antichar, à l’angle des quais !
Nouveau coup de canon. Un flash engloutit de nouveau la tourelle du Terreur. Elle fumait, immobile, inutile alors que le char manœuvrait. Incapable de tirer, le Terreur fonçait droit sur le canon. Sa mitrailleuse faciale tirait sans discontinuer.
— Kerry, vite ! Sur la droite, toute ! Ryan, manœuvre la tourelle de 30° sur la gauche. Obus explosif, cent mètres.
Gwen relâcha la pression sur le levier de gauche et enfonça le droit de toutes ses forces. Le Kraken pivota sur sa droite, en face d’une coquette petite maison de village, cernée d’un jardinet clos. Gwen embraya, accéléra. Les chenilles mugirent, écrasèrent le muret dont le char escalada les décombres sans plus de difficulté. À L’intérieur, l'équipage secoué en tous sens s'accrochait comme il le pouvait. Gwen traversa le jardin sans la moindre considération pour les framboisiers, enfonça un autre muret, jaillit dans celui du voisin.
D’ici, la silhouette massive du Terreur ne bloquait plus le champ de vision du Kraken. Ni sa ligne de tir.
— Feu !
Le char tout entier trembla quand le coup partit. Gwen le sentit jusque dans ses os. Là-bas, près du pont, les artilleurs rechargeaient dans la précipitation. Le Terreur approchait, inexorable, une bête d’acier blessée, enragée. Le feu et le métal les engloutirent.
— Encore ! Feu !
Un second obus explosa en plein sur les débris tordus, fumants, du canon antichar. Même ici, dans l’habitacle du Kraken, on entendait les cris. Les chenilles du Terreur écrabouillèrent ce qu’il restait de chair et de métal. L’air vibra de coup de feux, de gémissements, de demandes de redditions que firent taire d’implacables décharges de mitrailleuse.
Gwen retourna sur la route, approcha son char de la carcasse du canon et de celle du Terreur. Elle s’arrêta là, moteur allumé et ouvrit son écoutille. Elle se dressa sur son siège et passa la tête à travers pour observer les dégâts.
La tourelle du Terreur s’ouvrit. Le chef d’escadron Scully s’extirpa au milieu d’un panache de fumée, rouge de sang et de colère.
— Ah, les salauds ! Ils ont buté mon tireur !
Il manquait trois doigts à sa main droite. Le bras tout entier était brûlé, ainsi qu’une bonne partie de son torse et de son cou. Les morceaux de combinaison calcinée collaient à la chair noircie, craquelée. Scully sauta au bas du char. Il se réceptionna mal et la cheville tordue, manqua de perdre l'équilibre. Il se rattrapa en sautillant, grogna un chapelet de jurons et d’un coup de pieds, envoya valser le bras d’un artilleur colonial qui gisait arraché dans le caniveau.
— Fils de pute !
Un grondement de chenilles et de moteur se rapprocha soudain. Le Caoiva et le Tempête les rejoignaient depuis une rue adjacente.
— Au rapport, ordonna sèchement le capitaine Scully.
Le chef de char du Caoiva sortit sa tête de la tourelle.
— On a croisé un peu d’infanterie à l’est du village et sur les quais, avec un peu d’antichar. Le Tempête a mangé une roquette d’Ignifist, mais rien de grave. Sinon, on a surpris pas mal de collies qui voulaient se rendre.
— Et puis quoi encore ? On est trop loin en avant-garde, on n'a pas les moyens de gérer des prisonniers.
— C’est ce qu’on s’est dit. On a pris… nos dispositions dans ce sens.
Apaisé, le capitaine Scully pointa sa main valide vers le Kraken :
— Gallagher, traversez le pont avec le Caoiva. Allez en reconnaissance et couvrez l’autre berge. Restez en liaison radio. On va tenir ce côté avec le Tempête et le Mort-aux-Cons en attendant des renforts et une dépanneuse.
— Entendu.
— Le Jade Cove et le Délicat ne devraient plus tarder, l’infanterie non plus. Mais en attendant, il faut éviter que les collies reviennent faire sauter le pont, comprit ?
Après avoir profité de la pause pour remettre un jerrican d’essence dans le réservoir, l’équipage du Kraken referma les écoutilles et Gwen lança le blindé sur le tablier du pont.
Ici, la route s’étrécissait. Tout juste assez large pour faire passer un tank, les flancs du Kraken ne laissaient qu’une faible marge entre eux et le parapet. L’endroit idéal pour une embuscade. Elle ne pouvait manœuvrer, seulement avancer ou reculer. Et si l’ennemi était suffisamment malin pour détruire en premier le Caoiva derrière elle, le choix serait encore plus limité. Gwen força l’allure.
Les yeux rivés sur sa meurtrière, elle guettait les fenêtres des maisons environnantes. Et puis : là. Un mouvement.
— Au-dessus de la boulangerie, deuxième fenêtre à gauche !
Quinn mitrailla la direction. D’autres collies se glissaient d’un couvert à l’autre. Il ne s’agissait plus de chercher les cibles, seulement de les choisir. La tourelle pivota, horriblement lente. La mitrailleuse coaxiale cracha la mort, suivie d’un obus qui perfora la façade.
En plein milieu du pont, le Kraken offrait une cible immanquable. Un sillage de fumée jaillit d’un bosquet de saules au bord de l'eau. Une roquette de RPG siffla.
Le Cutlass RPG était un secret de fabrication warden et l’armée le distribuait en masse à ses soldats. Polyvalent, tant pour un usage antichar qu’anti-matériel, les collies appréciaient en faire usage lorsqu’ils arrivaient à capturer des stocks. Se faire tirer dessus par son propre arsenal était déplaisant, mais guère surprenant. En revanche, nul warden un tant soit peu entraîné n’ignorait le défaut de conception du Cutlass, à cause duquel sa roquette tendait à dévier vers le haut lors du tir. Les collies, eux, l’ignoraient : ils oubliaient de compenser en visant plus bas. La roquette frôla la carlingue, un demi-mètre par dessus et continua sa course dans le vide. Quinn ne laissa pas au tireur le temps de corriger son erreur. Il répondit d’une rafale à l’injure, qui arracha branches, feuilles et écorce jusqu’à ce que plus rien ne bougea par ici.
Arrivée au bout du pont, Gwen vira de bord pour offrir le passage au Caoiva, qui se mit en ligne avec eux. Ses mitrailleuses, à leur tour, entrèrent en action.
— Gaffe ! Un Spatha ! À quatre cents mètres, obus perforant. Vite !
Un char de combat colonial remontait la rue d’en face. Il se montra plus rapide que le tireur du Kraken, mais le coup mal ajusté frappa la route à côté de la chenille. Les deux chars warden firent feu à l’unisson. L’un des tirs se perdit dans la fenêtre d’un immeuble, mais l’autre — Gwen ignorait lequel — frappa l’ennemi de plein fouet.
Le temps de recharger, le Spatha se mit à couvert derrière la mairie. Il guettait la sortie du pont, attendait le moment propice. À eux deux, le Kraken et le Caoiva de taille à l’affronter, plus encore s’ils appelaient en renfort le Mort-aux-Cons et son redoutable canon antichar. Le problème, c’était l’infanterie : concentrés sur la bataille de char et sans soutien de la leur, ils ne pouvaient tenir en respect les soldats collies, armés jusqu’aux dents d’Ignifist et de grenades antichar. À la longue, ils se glisseraient assez près pour pouvoir s’en servir.
Gwen laissa couler sans l’essuyer la sueur qui perlait sur son front. Ses muscles, tendus à l'extrême, se préparaient à écraser la marche arrière à tout instant. Plus rien n’existait au monde : seulement l’étroite fente à travers laquelle ses pupilles volaient de portes en fenêtres, jusqu'au mur de la mairie.
— Ils sont deux !
Le premier char collie jaillit comme un diable de derrière la mairie, mais un autre le talonnait, qui contournait de concert le bâtiment depuis l’autre côté. Quatre obus se croisèrent en l’espace d’une seconde. La tourelle de l’un des Spatha, arrachée, voltigea dans les cieux. Un choc terrible secoua le Kraken au même moment, dans un tonnerre assourdissant. Gwen crut l’espace d’un battement de cœur, être touchée, mais Gallagher la détrompa :
— Le Caoiva a sauté comme un pétard.
La tourelle du Spatha détruit retomba lourdement au milieu de la rue. Le reste flambait. Gwen accueillit froidement la nouvelle. Incapable de regarder sur ses flancs, Gwen ne pouvait qu’imaginer le sort du Caoiva aux cris qui poussait son équipage, coincés dans la carcasse métallique. Ce n’était pas le moment de pleurer.
Le combat continuait. Un duel, maintenant.
— Quatre-cent cinquante mètres, douze degrés. Obus perforant. Kerry, recule sur le pont.
— Je ne pourrais pas manœuvrer.
— Mais c’est plus dégagé, l’infanterie nous foutra la paix. Feu !
Le coup fit mouche, mais ricocha sur la carlingue avec un dong que Gwen entendit jusque-là. Le Spatha tira à son tour, manqua. Des escouades d’infanterie en uniforme kaki, en effet, profitaient de la diversion pour courir d’abris en abris et s’approcher du pont. Quinn arrosa les plus téméraires à grands coups de mitrailleuse faciales, mais l’ennemi prenait maintenant bien garde à ne circuler que dans les angles morts.
Gwen s’engagea en marche arrière sur le pont. Elle doubla le Caoiva, à présent carcasse tordue que léchaient de grandes flammes jaunes, nimbées de tourbillons fétides d’une lourde fumée noire. Les cris s’étaient tus.
Elle s'était aventurée jusqu’au milieu du pont lorsque le Kraken et le Spatha s’échangèrent une nouvelle salve. L’obus ennemi les frappa juste devant le poste de pilotage et laissa Gwen sonnée, aveugle et sourde pendant de longues secondes. Un marteau lui fracassait le crâne. Elle cligna des yeux, hagards, secoua la tête pour évaluer les dégâts. En face, l’ennemi n’avait rien.
Non… Pas tout à fait. Un minuscule point noir frangé de rouge se dessinait sur sa carlingue. Une fumée s’en échappait, de plus en plus épaisse. Puis des gerbes de flammes, qui jaillirent soudain comme un bouquet de feux d’artifices de toutes les écoutilles ouvertes pour s’échapper par l’équipage. L’instant d'après, le tank colonial flambait comme une torche.
Quant au Kraken, des vibrations de mauvais augure retinrent Gwen de pousser des cris de joie. Elle recula encore, puis patina dans le vide.
— On a perdu une chenille.
Coincés au milieu du pont, ils ne pouvaient plus bouger.
— Couvrez-moi, décida Gwenn après que Gallagher eût fini de jurer. Je vais aller voir les dégâts. De toute façon, je ne sers plus à rien.
Elle ouvrit son écoutille, se hissa au-dehors. Gwen se laissa tomber entre les flancs du char et le parapet en pierre taillé du pont. Tant qu’elle restait baissée, les balles que lui tiraient les collies depuis leurs positions d’en face sifflaient au-dessus de sa tête frappaient le blindage du Kraken comme un gong sans produire le moindre effet. Ses jambes tremblaient, comme à chaque fois qu’elle retrouvait la terre ferme après avoir été brinquebalée de longues heures dans la panse de son tank. Gwenn inspira de grandes goulées d’air s'avança à croupetons, là où l’explosion de l’obus avait arraché un pan de train de chenille et tordu deux cylindres.
Ça, ce n’était pas très grave mais en reculant, la chenille s’était déroulée sur toute la longueur. Vu son poids, il fallait être au moins deux pour la remettre, mais elle avait besoin de l’équipage au canon et à la mitrailleuse. Si elle en faisait l’effort, Gwen arriverait peut-être à le remettre seule. Peut-être. Le reste, c’était du banal : les caisses du Kraken regorgeaient de pièces de rechange, il suffirait juste de remplacer les sections de train de chenille endommagées à l’aide des outils adéquats.
Le Kraken tira au canon et tressauta sous le recul. Gwen attrapa une barre à mine. Elle tenta de soulever la chenille déboîtée, de la renquiller sur le barbotin. Cette merde pesait un âne mort. À genoux, coincée dans le faible espace que lui laissait le tank et le parapet, elle n’y arrivait pas. Elle devait se lever pour y mettre plus de force. Au risque de prendre une balle.
Gallagher passa la tête par l’écoutille.
— Alors ?
— J’aurais besoin d’aide, il faudrait quelqu’un pour…
Le premier obus tomba juste à l’entrée du pont. Ce n’était pas un obus perforant, ni même les petits obus explosifs que les tanks tiraient avec leur canon. C’était l’explosion, souveraine, suprême d’un obus d’artillerie lourde qui laissa à Gwen les oreilles sifflantes, malgré les écouteurs de son casque.
Le deuxième tomba dans l’eau et l’arrosa de gerbes glacées, le troisième pulvérisa ce qu’il restait du Caoiva. Ils tombaient maintenant si vite, si nombreux que l’explosion du précédent se mêlait au sifflement du suivant. Des essaims d’éclats bourdonnaient en tout sens. Des cratères se creusaient au milieu de la rue, les façades fissurées s’effondraient les unes après les autres. Les vitres volaient en miettes.
— Rentre dans le char ! mimèrent les lèvres de Gallagher, sans que le moindre son ne les franchît.
— Ils détruisent le pont ! hurla Gwenn en retour.
Elle-même ne s’entendit pas.
Recroquevillée le long des flancs du Kraken, elle ne cherchait qu’à faire qu’un avec le sol. À le serrer si fort qu’elle pourrait s’y enterrer. Un pan entier de parapet s’effondra dans la rivière.
À quoi bon retourner dans le char, s’il ne pouvait bouger ? Que le pont s’écroulait ? Mais si elle restait là, dehors…
Il ne restait qu’une solution. Gwenn ordonna à ses muscles de bouger. Il fallait qu’ils bougent. Ils le devaient. Ils obéirent, tremblants. Elle les força à se dresser, à enjamber le parapet. Dessous, la rivière coulait, sombre et agitée. C’était haut.
Avait-elle le choix ? Sean aurait-il…
Une explosion plus proche que les autres la souleva de terre. Le monde tournoya silencieusement. Elle prit une grande inspiration, brûlante. Tout devint noir.
***
Il faudrait renforcer le tablier du pont avant d’y engager des colonnes d’hommes, de chars et camions pour le traverser. L’intense bombardement que les collies y avaient fait pleuvoir l’avait lourdement endommagé, mais échoué à le détruire. Pour le moment, seule l’infanterie arrivait à s’y glisser, pour marcher droit sur le Bulwark au pied duquel on se battait. Le canon s’entendait d’ici.
Les carcasses de chars jonchaient encore les ruines de Stray. Une grue arrivait pour les évacuer. À commencer par celle qui trônait au beau milieu du pont, bloquant le passage à tous les camions en route pour le front. Assis sur le parapet, les gars de la logi attendaient, fumaient leur clope.
Le sergent Ailbe Ferrel ne s’émouvait plus des morts qu’il transportait. Il y en avait tant. Des milliers de visages figés, des milliers de noms qu’il notait scrupuleusement dans les lignes de son tableau. Il fallait le cœur bien accroché pour fouiller les poches de corps défigurés en quêtes de médailles de papiers, pour ramasser des sacs entiers de membres arrachés. Le secret, c’était d’oublier qu’il s’agissait d’êtres vivants. En fermant son cœur assez fort, on finissait par n’y voir que de la bidoche sans âme. C’était ça ou devenir cinglé.
Le pire, c’étaient toujours les tankistes. Des cadavres brûlés, déchiquetés, méconnaissables. Il fallait les sortir du ventre de leur engin, dans lequel ils avaient cuit vivant en griffant les parois ou fusionné avec leurs sièges.
— Grouillez de l’enlever, celui-là, grogna le conducteur d’un camion-citerne. On n'a pas que ça à faire.
— Ça vient. Il y a encore des cadavres dedans. Faut les identifier.
Le chauffeur hocha la tête, mais ne répondit rien.
Ailbe grimpa sur la carcasse. Elle ne fumait plus, mais chauffait encore. Coupé en deux au niveau de la taille, la moitié du chef de char reposait sur la tourelle, le reste à l’intérieur.
— G-A-L-L-A-G-H-E-R déchiffra Ailbe sur la médaille. Lieutenant Aidan Gallagher.
Son assistant prit note. Ailbe descendit le morceau de torse en prenant sous les aisselles. Quelqu’un vint l’aider à sortir les jambes.
Les choses s'avérèrent plus compliquées pour le tireur et l’opérateur radio, complètement calciné. La puanteur de l’essence brûlée, de la chair cramée le prenaient à la gorge. Ailbe fit aussi vite qu’il put avant de dégobiller et racla assez de morceaux pour qu’il y en ait à enterrer. Du pilote, aucune trace.
— On pense que c’est elle, signala le sapeur en charge de la sécurité du pont.
Il désigna une forme allongée sous une couverture, le long du parapet. Les colonnes de fantassins qui circulaient sur le pont passaient devant sans y jeter le moindre coup d'œil.
— Elle a dû sortir du char à temps, mais se faire refroidir dehors.
Ailbe s’approcha. Il souleva la couverture. Y découvrir un corps intact fut un étrange soulagement après, après le reste de l’équipage. C’était une jeune femme, grande et filiformes, dont les courts cheveux noirs étaient enfermés sous un casque en cuir de tankiste. Elle avaient les yeux et la bouche grande ouverte, ses vêtements étaient déchirés.
Ailbe ne trouva pas sa médaille, seulement une petite étiquette racornie dans la poche de sa poitrine qui portait la mention délavée « Gwenaelle Kerry, 6 avenue des Héros de l’Empire, Kirknell », écrite au stylo.
Ils ne découvrirent aucune blessure quand ils la soulevèrent. Elle était comme morte instantanément, d’une fin naturelle. Pas la moindre goutte de sang ne souillait son corps.
— C’est le souffle qui l’a tuée, expliqua Ailbe qui avait déjà rencontré ce phénomène. Les éclats ont volé autour d’elle sans la toucher, comme par miracle. Manque de bol, l’onde de choc l’a eu quand même.
Le chauffeur ricana.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, c’est bête : elle est morte pour la patrie. Mais n’a pas versé de sang pour elle.