De Fer et d'Acier

Chapitre 1 : Première Partie

5721 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/11/2016 19:44

Le seau de bois plongea dans l'eau dans un grand plouf retentissant répercuté en échos par la paroi pierreuse du puits. Il se remplit lentement, s'enfonçant de plus en plus jusqu'à disparaître totalement sous la surface. À l'autre bout de la corde tendue qui, seule, émergeait encore, Donal Noye cracha dans ses grosses mains calleuses avant de l'empoigner fermement.

Les muscles du forgeron se tendirent, saillants sous sa peau tannée par le soleil. Il employa toute sa force pour faire remonter le seau dont il vida tout le contenu dans deux énormes baquets qui se retrouvèrent ainsi remplis. Le soleil, haut dans le ciel bleu moucheté de légers nuages au-dessus d'Accalmie, et la chaleur étouffante de sa forge avaient poussé Donal à tomber sa chemise de laine, nouée autour de sa taille, révélant un torse large comme un tonneau, des épaules droites et des bras puissants, que les lavandières venues elles aussi se ravitailler en eau, lorgnaient en gloussant. Ne prêtant pas vraiment attention aux œillades de ces bonnes femmes, Noye attacha les deux baquets à un joug à bœuf qu'il se passa en travers des épaules avant de reprendre le chemin de la forge.

La forteresse de lord Steffon Baratheon débordait d'agitation en vue des préparatifs du tournoi. Suite à l'humiliation publique infligée par le roi Aerys à sa Main, lord Tywin Lannister, l'année précédente, lord Steffon s'était fait un devoir, et une joie non dissimulée, d'enfoncer davantage le clou en organisant une série de joutes, de mêlées et de festivités plus grandioses que celles offertes par le sire de Castral Roc à Port-Lannis.

Ainsi, en retournant à sa forge, Donal croisa des chevaliers des Terres de l'Orage, il y en avait aussi certains du Bief et des Terres de la Couronne, et des soldats et valets de Dorne venus avec le prince Oberyn Martell. Des blasons du Conflans, comme celui de lord Jason Mallister, côtoyaient celui de lord Leyton Hightower de Villevieille. Tous les grands vassaux de lord Steffon Baratheon étaient venus : les Buckler des Bronzes, les Estremont de Vertepierre, les Connington de la Griffonnière, les Dondarrion de Havrenoir, les Penrose des Parchemins, les Swann de Pierheaume, les Fell de Felbois, les Morrigen du Nid de Corbeaux, les Errol du Fenil, les Wylde de Castelpluie, les Rogers d'Amberly, les Grandison de Grandview, les Cafferen de Bourgfaon, ou encore les Cossepois de Champoquet. Cétait aussi sans compter tous les chevaliers errants venus en quête de gloire et de richesse, mais surtout d'un protecteur auquel attacher leur service. Aucun seigneur ou chevalier des Terres de l'Ouest n'avait fait le voyage cependant. Les rumeurs allaient bon train, et on disait que lord Tywin avait formellement interdit à ses bannerets de se rendre au tournoi, sous peine de sévères représailles. Néanmoins tous les concurrents avaient amenés écuyers, pages et serviteurs, mais aussi hommes d'armes, parents et damoiselles. Le nombre de chevaux à Accalmie avait quadruplé, destriers, coursiers ou chevaux de bât, forçant lord Steffon à faire construire de nouvelles écuries à la hâte.

Aux cortèges et convois s'étaient joints de nombreux baladins, saltimbanques et autres bateleurs, avides de remplir leurs bourses en faisant montre de leurs talents, tant en jonglage qu'en chant, en danse et en musique. Bannières colorées et tentures chamarrées se mêlaient aux costumes bigarrés. Un régal pour les yeux de Donal qui commençait à avoir du mal à se frayer un chemin au milieu de toute cette cohue. Un cracheur de feu imprudent manqua même de lui roussir les cheveux dans une gerbe de flammes. « D'mande pardon, m'sire ! bredouilla l'inconscient.

-Je suis pas un sire, mais recommence et tu goûteras au feu d'ma forge », lui répondit Donal Noye dans un grognement.

    Le forgeron reprit son chemin au milieu des crincrins, des violons, des musettes, des tambourins et des pipeaux qui s'adonnaient à une joyeuse cacophonie. Il passa devant l'étal d'un marchand de Myr qui vantait les mérites de ses plus belles soieries. De nobles dames et jouvencelles touchaient, caressaient les étoffes ou les passaient contre la douceur de leurs joues. Donal entendit quelque barde entonner La Belle et l'Ours à quelques mètres d'un spectacle de marionnettes rejouant la déconvenue du tournoi de Port-Lannis. Piquée de curiosité, il s'approcha.

    Le public, aussi bien des enfants que des adultes, riaient aux éclats devant cette petite histoire savamment menée par le conteur. La Main du roi, un personnage aussi avare que veule qui n'aimait rien tant que compter ses picaillons, essayait de convaincre le roi, homme naïf et passablement étourdi, du bien fondé des fiançailles de sa fille, proclamée plus belle jouvencelle du royaume, avec l'héritier du trône, chevalier juste et rusé. Les pantins de bois étaient mus par un habile et complexe jeu de fils. Dotés de grosses têtes sur des corps frêles, ils singeaient l'apparence des nobles impliqués, autant que les marionnettistes pouvaient les connaître. Une des marionnettes était affublée d'une main gigantesque et son petit costume de laine restituait la livrée rouge et or des Lannister. Lord Tywin, la Main, en conclut Donal. Le roi, habillé de noir et de vermillon, et affublé d'une petite couronne dorée, portait barbe et longs cheveux blancs, et s'emmêlait constamment dans ses mouvements, provoquant l'hilarité des spectateurs. Le contenu de la scénette était somme toute assez simple : après avoir vu la jouvencelle, fort belle sous les rayons du soleil, le roi acceptait les fiançailles. Mais flairant le piège, le prince héritier se glissait une nuit dans la chambre de la jeune fille pour y découvrir une hideuse ogresse à la peau verdâtre et aux défenses de sanglier. Maudite par les dieux, elle était condamnée à être belle à la lumière du soleil, et laide à la lueur de la lune. Averti par son fils de l'horrible affliction dont était atteinte la fille de sa Main, le roi rompait les fiançailles et renvoyait son premier conseiller pour marier son fils à une magnifique princesse, parfaite en tout point. Lorsque le petit rideau se baissa les spectateurs applaudirent et Noye passa son chemin.

     

    Le tournoi n'avait pas rameuté uniquement les nobles et les chevaliers à Accalmie. Forgerons et armuriers faisaient également partie des équipées, et ils avaient apportés avec eux tout leur attirail. Donal avait eu beaucoup de mal à les chasser de sa propre forge. Ses apprentis et lui étaient régulièrement dérangés par ces opportuns qui quémandaient tantôt une place dans un coin, tantôt un peu de métal. Mais d'autres, bien plus intéressants, venaient surtout pour comparer leurs œuvres avec celles d'un confrère. Ils s'étaient ainsi retrouvés, une douzaine, autour de chopes de bière, à parler un langage secret de compagnons que les non-initiés ne pouvaient comprendre.

    L'un d'eux, un forgeron du Bief au service des Tarly de Corcolline, leur avait présenté un nouveau modèle de gantelet à l'écrevisse. Reprenant la forme d'une queue de homard, le gantelet conférait une totale autonomie de mouvement aux doigts, ce qui améliorait considérablement la prise d'une arme. « Lord Randyll m'a déjà fait commande de deux paires, une pour lui et une seconde pour lord Tyrell », leur avait-il fièrement annoncé. Un autre, Tobho Mott, un Qohorien installé depuis peu dans la rue de l'Acier à Port-Réal avait produit sous leurs yeux sa dernière création. Par un antique procédé valyrien, il avait réussi à teindre dans la masse l'acier d'une épée damasquinée pour lui donner une couleur rouge sang veinée de noir. « Un seigneur m'en offrira un bon prix, j'en gagerais ! » avait-il assuré en langue ouestrienne avec son fort accent des Cités libres. Donal n'avait pu lui donner tort. Qohor était réputée pour la qualité de ses forges où l'on pouvait encore trouver des artisans capables de travailler l'acier valyrien.

     

    Son dernier chef-d'œuvre, Donal Noye eut l'honneur de le présenter au banquet donné la veille par lord Steffon. Pour l'occasion, il avait été habillé aux couleurs noir et or de la maison Baratheon avec une tenue simple de laine légère mais bien coupée, ceinte d'un baudrier de cuir clouté de têtes de cerf en fer. De grandes tables à tréteaux avaient été disposées en forme de fer à cheval dans la grand-salle du château. Les murs étaient drapés de tentures aux couleurs de la maison, arborant le majestueux cerf noir des Baratheon. Chandelles, chandeliers et torches donnaient à l'immense pièce une ambiance chaleureuse. Chevaliers, fieffés ou errants, et autres petits invités, se tenaient de part et d'autre de la salle, trépignant d'impatience. Troubadours et ménestrels accordaient leurs instruments ou travaillaient leurs vocalises. Donal, lui, se tenait près de l'entrée de service derrière laquelle ses apprentis attendaient. Le forgeron était mal à l'aise et ne se sentait pas à sa place. Lord Steffon avait ordonné qu'il soit nettoyé et peigné pour faire bonne impression devant ses invités. Il n'avait pas seulement un des meilleurs artisans des Sept Couronnes, il avait aussi le plus présentable.

    Seigneurs et nobles dames avaient alors fait une entrée pleine de cérémonie. Lord Steffon Baratheon, portant cheveux et barbes noirs rehaussés d'un bandeau doré à son front, et son épouse, lady Cassana, dans une sublime toilette émeraude et or, venaient en tête, suivis par leurs fils.

    Robert, si grand et si fort, faisait, la plupart du temps, la fierté de son père. Ils se ressemblaient beaucoup d'ailleurs. Les mêmes cheveux noirs, les mêmes yeux bleus brillant d'une lueur malicieuse, et le même caractère bravache et tempétueux. Sa forte carrure et sa majesté distinguaient Robert du commun des mortels. Les hommes le respectaient tandis que les femmes le vénéraient. Son retour des Eyrié, où il était éduqué par lord Jon Arryn, avait été célébré et le cortège qu'il menait avait été acclamé par les petites gens des Terres de l'Orage. Certains avaient même rapporté que des paysannes avaient dénudé leur poitrine ou dévoilé leur toison intime en soulevant leurs jupons sur son passage en échange d'un de ses sourires charmeurs. Les femmes l'ont toujours aimées pour sûr, s'était dit Donal. Il a d'ailleurs dû engrosser une fille dans chaque auberge qu'il a visité entre ici et le Val. C'était de notoriété publique. Dans un élan de joie, d'effronterie et de provocation, Robert avait écrit du Val quelques mois auparavant pour annoncer à ses parents qu'il était père d'une petite bâtarde appelée Mya.

    Stannis venait après lui. Plus fin mais presque aussi grand que son frère aîné, il était surtout plus austère et toujours emprunt d'une retenue pudique. Ser Harbert Baratheon, son grand-oncle et tuteur, ne tarissait pas d'éloges à son propos. Stannis s'adonnait à ses activités et ses devoirs avec application, discipline et détermination. Il commençait à devenir un combattant tout ce qu'il y avait de plus correct. Il montait bien, quoiqu'un peu raide sur sa selle. Et il montrait un goût certain pour la chose militaire et la stratégie. Ser Harbert disait d'ailleurs que Stannis le surprenait par sa connaissance précise des forces dont chaque maison des Terres de l'Orage disposaient. Chaque jour montrait qu'il se différenciait un peu plus des habitudes et du tempérament de son aîné. Là où Robert agissait de manière impulsive, à l'instinct, Stannis, lui, choisissait la prudence et la planification. Néanmoins, il avait du mal à s'attacher des amitiés et il inspirait peu de sympathie. Les jeunes de son âge le qualifiaient volontiers de barbant. La partie du temps qu'il ne consacrait pas à sa formation auprès de ser Harbert, il la passait en compagnie de mestre Cressen. Le vieil homme s'était très vite entiché du jeune seigneur, qu'il avait toujours considéré comme l'injustement mal-aimé de la famille.

    À un pas derrière eux, une nourrice berçait le jeune maître Renly dans ses bras, entourée des suivantes de lady Cassana. Puis les invités de marque étaient entrés à leur tour. Le prince Oberyn Martell, cheveux noirs huilés, et portant une chaude livrée de brocarts oranges et rouges constellée de soleils jaunes, était entré dans la salle de banquet avec à son bras une scandaleuse gourgandine tout droit sortie d'une maison de plaisir de Lys. Belle à défroquer un septon aveugle, elle portait ses cheveux blonds argentés attachés en une extravagante coiffure qui laissait d'espiègles mèches bouclés encadrer son visage d'enfant. Ses yeux bleus profonds étaient scandaleusement fardés avec science, ses lèvres sensuelles avaient été peintes d'un rouge éclatant, et elle portait un assortiment de bijoux extravagants dont seules les plus riches dames pouvaient se parer. Sa robe, courte et échancrée évoquant coraux et coquillages, brillait de mille feux à la lumière des torches et n'habillait que ce qu'il fallait pour la pudeur, et encore. Par un habile jeu de reflets et de transparence, tous avaient pu admirer la blancheur de lait de sa croupe. Lady Cassana avait bien essayé d'interdire l'entrée du banquet à cette catin, mais lord Steffon n'avait pu faire grand chose devant l'importance d'un personnage comme Oberyn Martell. Frère du prince Doran de Dorne, et surnommé la Vipère Rouge depuis son duel avec lord Ferboys trois ans auparavant, il jouissait d'une sulfureuse et brûlante réputation dans l'ensemble des Sept Couronnes, et malgré ses dix et neuf années il était déjà père de trois filles bâtardes.

    Lord Leyton Hightower, sire de Villevieille, portait un riche surcot de velours gris où se dessinait un phare flamboyant brodé de fils d'or et d'argent. On le disait plus petit et moins massif que son oncle, le Taureau Blanc, mais cela ne l'empêchait pas de parader en grande pompe et en bombant le torse aux côtés de sa nouvelle épouse. À leur suite venait lord Jon Arryn, gouverneur du Val, tout vêtu de bleu pâle et de blanc. Donal avait été impressionné par sa prestance et sa noblesse qui se mariaient si bien avec le faucon plongeant sur son vêtement. Avec lui s'avançaient ses héritiers putatifs, son neveu Elbert et son cousin ser Denys, que l'on disait galant homme et prodigieux jouteur. Derrière eux, dans une attitude empreinte d'une digne humilité, se tenait le jeune Eddard Stark, condisciple de Robert aux Eyrié. Il portait ses cheveux à la mode du Nord, raides, bruns et longs jusqu'aux épaules, mais n'affichait pas de barbe nordienne. Il était rasé de frais et vêtu simplement d'une cotte de laine blanche comme neige blasonnée du loup-garou gris des Stark, avec une paire de chausses et des bottes en cuir noires, et une cape agrafée à son épaule par une broche à tête de loup en argent. Il avait cet air austère propre aux gens du Nord, et un maintien de parfait soldat. Par certains aspects, Donal retrouvait un peu de Stannis dans les attitudes d'Eddard. À ceci près qu'il avait semblé plus prompt aux rires et aux festivités.

    Quand finalement tous les convives étaient entrés dans la grand-salle du château, chacun avait pris place autour des grandes tables à tréteaux par ordre de préséance. Les serviteurs s'étaient ensuite agités comme des fourmis. Certains portaient un plateau de bois garni de tranches de pain blanc tandis que d'autres tenaient entre leurs mains un mortier de sel. Ils s'étaient ensuite mis à distribuer l'un et l'autre aux invités. Ceux-ci étaient dorénavant protégés par les lois de l'hospitalité. Lord Steffon avait alors levé sa coupe de vin en souriant. « Au nom de ma maison, et celui de mon fils, Renly, s'était-il exclamé, moi, Steffon Baratheon, vous souhaite la bienvenue dans notre demeure. Que le banquet commence ! Nôtre est la fureur ! »

    Dans une grande clameur les autres lui avaient rendu son salut, et le banquet avait commencé. Les plats s'étaient succédés sans discontinuité, et le vin et la bière avaient coulé à flots tandis que les conversations se mêlaient dans un brouhaha assourdissant. Donal et ses apprentis avaient été relégués dans la cuisine où on leur avait servi trois poulets rôtis avec des carottes et des navets rissolés. Puis un page étaient venus les chercher. « C'est à nous. Mettez-vous en ordre, et pas d'vagues », avait grommelé Donal. Il avait repéré une tâche de gras sur la casaque d'un de ses hommes qu'il avait foudroyé d'un regard noir avant de se mettre en tête de procession.

    Quand ils étaient entrés, Robert se tenait au centre de la salle, fièrement dressé face à son père debout sur l'estrade. Tous écoutaient la fin du discours de lord Steffon. « Ainsi, en tant que mon fils aîné et héritier d'Accalmie, accepte ce présent que je t'offre », avait-il dit solennellement. Robert s'était ensuite tourné vers Donal et sa suite, l’œil brillant de curiosité et un sourire désinvolte aux lèvres. Arrivé à deux pas du jeune homme, le forgeron s'était incliné lentement quoique roidement, puis il s'était écarté pour dévoiler deux apprentis qui portaient un lourd et long écrin. De facture simple, il était fait de bois de noisetier vernis et lustré, rutilant à la lumière. Les fermoirs étaient en or rouge ciselé aux armes des Baratheon. Robert s'était approché à son tour et, avec la fébrilité d'un enfant impatient, avait soulevé le couvercle pour découvrir le chef-d'œuvre de Donal.

    Lorsque Robert l'avait pris à deux mains, le libérant de son présentoir de velours, tous les invités avaient émis un hoquet de stupeur, au grand plaisir du forgeron, qui avait bombé le torse de fierté. L'arme faisait quatre pieds de long, son manche et sa tête ouvragés avaient été forgés d'un seul bloc dans un acier noir, et les deux poignées étaient recouvertes de lanières de cuir souple entrelacées. Mais c'était la tête qui avait demandé le plus de travail. Sur chacun de ses flancs, un cerf de bronze courant sur fond de forêt avait été sculpté et ciselé, avec force détails, dans le métal. Sa face était des plus redoutable, dentelée et crénelée de petites pyramides d'acier. L'autre côté se terminait en un bec courbé et pointu. « C'est... c'est magnifique, avait balbutié l'héritier d'Accalmie qui caressait l'arme comme s'il s'était agi d'une jouvencelle complètement nue.

    -Vous ne trouverez pas meilleur marteau de guerre dans toutes les Sept Couronnes, maître Robert, avait fièrement dit Donal d'un ton d'expert. Je l'ai conçu pour enfoncer, percer et briser la plate. Aucun chevalier en armure ne saurait vous résister. Appréciez-en l'équilibre, messire. »

      Le jeune seigneur ne s'était pas fait prier. Il avait brandi le marteau et avait balayé le vide de toutes ses forces, fendant l'air avec une vivacité prodigieuse. Les convives avaient applaudi, la plupart par courtoisie élémentaire. Qu'ils applaudissent, mais sur un champ de bataille, ce petit bijou pourrait bien leur décoller la tête des épaules d'un seul revers, s'était dit Donal. Il avait également remarqué, du coin de l’œil, que la Lysienne semblait impressionnée et émoustillée par la démonstration de force de Robert, et qu'elle s'était penché pour susurrer quelques mots à l'oreille du prince Oberyn. « Merci pour ce cadeau, Père, avait fait Robert en se retournant vers lord Steffon. Quant à toi, Donal Noye, je crois que la maison Baratheon peut s'enorgueillir d'avoir un homme tel que toi à son service.

      -Et il n'y a pas homme plus fier que moi de servir une si noble maison » avait répondu Donal en s'inclinant aussi bas qu'il l'avait pu.

         

        Le banquet avait ensuite repris son cours. Les plus proches amis de Robert, Eddard Stark en tête s'étaient pressés autour de lui pour admirer le marteau, tandis que Stannis restait à sa place, mangeant et buvant à peine. Les invités avaient repris leurs conversations ou leurs agapes, certains faisant même les deux simultanément. Les plats s'étaient succédés et avaient été engloutis à un rythme soutenu. Sangliers rôtis à la broche accompagnés de pommes cuites et de champignons, pâtés de volaille en croûte, bœuf mijoté aux petits légumes, paons et chapons, boudins et saucisses de porc baignant dans une sauce marron, mais également cuisseaux de chevreuils et cailles au beurre, le tout avait disparu puis était réapparu comme par enchantement. On avait même servi un cerf chassé et tué pour l'occasion par lord Steffon. Les vins, les bières, les ales, les cidres, les cervoises et les hydromels avaient été versés à flots dans les coupes et les hanaps.

        Le premier à tomber de son banc complètement ivre avait été ser Padraig Estremont, un oncle de lady Cassana. Donal avait aidé à évacuer le vieil homme inconscient pour aller le coucher sur une paillasse dans un coin. Puis la soirée avait continué. Bardes et ménestrels, troubadours, jongleurs et illusionnistes s'étaient présentés pour agrémenter le banquet de leurs talents. Se prenant au jeu, Donal avait commencé à se laisser aller à piocher quelques bouchées de nourriture et avaler des gorgées de vin en tapant des pieds pour suivre le rythme des différentes chansons.

        Mais le véritable clou de la soirée avait été l'arrivée, à l'improviste, du prince Rhaegar Targaryen. Accompagné d'Arthur Dayne et Barristan Selmy de la Garde Royale, de Myles Mouton et Richard Lonbec, ses anciens écuyers, et de son ami Jon Connington, le prince avait chevauché à bride abattue depuis les Météores. D'ailleurs il portait encore sa tenue de cavalier : un pourpoint de cuir noir sur une chemise écarlate couverts de poussière, ainsi que des bottes éperonnées d'équitation crottées de boue. Ses beaux et longs cheveux blonds presque blancs étaient humides de sueur et ébouriffés par sa folle chevauchée. Mais ses brillants yeux indigo rappelaient à tous sa noblesse, et la majesté de sa personne. Il s'était cependant confondu en excuses auprès de lord Steffon. « Je serais arrivé bien plus tôt, si j'avais pu, avait humblement dit Rhaegar. Mais nous sommes passés par les ruines de Lestival, et je me suis laissé séduire par la mélancolie du lieu. Nous nous sommes donc arrêtés pour que je puisse composer. » Personne n'aurait osé réprimander le prince à la seule mention de l'antique palais d'été de la dynastie Targaryen, et tous avaient gardé un silence respectueux.

        Ce que l'on appelait aujourd'hui la tragédie de Lestival était connue dans tout le royaume. Même un simple forgeron comme Donal Noye en avait entendu parler. Toutefois personne ne semblait véritablement savoir ce qu'il s'était passé durant cette mystérieuse nuit qui avait endeuillé la famille royale. Un prodigieux incendie s'était soudainement déclaré et avait emporté la demeure, et avec elle le roi Aegon V, son fils et héritier, ainsi que le lord Commandant de sa Garde Royale, ser Duncan le Grand. On disait même que ce fut au beau milieu des flammes que la reine Rhaella avait donné naissance à Rhaegar.

        Le sire d'Accalmie avait été le premier à rompre le silence. Il avait fendu la foule pour accueillir le prince et lui offrir une coupe de vin pour le rafraîchir. Il lui avait ensuite assuré à quel point il était heureux de compter l'héritier du Trône de Fer parmi ses convives, et il l'avait enjoint à prendre place sur l'estrade, à ses côtés comme il sied à des parents. Car lord Steffon Baratheon était cousin du roi Aerys par le mariage de son père, lord Ormund, avec la princesse Rhaelle Targaryen, la fille du roi Aegon. Et était-il besoin de rappeler que Orys Baratheon, le fondateur de la maison, était le propre demi-frère du Conquérant ? Le prince avait alors affiché son plus beau sourire et levé sa coupe pour un salut : « Je bois à la grandeur de la maison Baratheon ! Puissent les Sept bénir à jamais nos terres. Que la paix et la prospérité règnent à jamais. Au royaume ! »

        Après que toute l'assemblée ait répondu à l'hommage, les festivités avaient repris leur cours. Le prince Rhaegar avait régalé les invités de sa dernière composition. Ses doigts parcouraient les cordes de sa harpe d'argent avec une célérité et une virtuosité impressionnantes. Surtout aux yeux d'un forgeron déjà fin saoul comme l'était Donal. C'était un homme délicieux à l'esprit agile et d'une courtoisie sans égale. À la fois chevalier et poète, il avait dansé avec lady Cassana et, à ce que Donal avait pu en juger, avec toutes les dames présentes au banquet. Le prince s'était vite retrouvé encerclé par une nuées de jeunes filles, accompagnées de leurs mères, de leurs septa ou de leurs chaperons, et envoyées par leurs seigneurs de pères. Car il se murmurait partout, que le prince Rhaegar allait prendre femme, et l'opportunité de devenir un jour reine des Sept Couronnes suscitait si ce n'étaient des vocations, au moins des ambitions. Il avait toutefois témoigné la plus grande gentillesse à ces demoiselles, et il maniait suffisamment bien les mots pour les contenter toutes sans rien promettre à aucune. Il s'était par la suite entretenu avec tous, grands et petits, et chacun s'était senti meilleur en sa présence. Par les Sept, quel roi cet homme fera un jour !

        Lord Steffon et son épouse avaient exécuté quelques maladroits pas de danse avant de se retirer sur l'estrade. Robert avait paradé comme un paon parmi les damoiselles pour finir par danser avec la prostituée blonde de Lys. Lady Cassana en était devenue rouge de honte.

        Sous ses insistances, Stannis, lui, avait dansé consciencieusement mais sans grand plaisir avec Selyse Florent, la nièce de lord Alester de Rubriant.

        Donal avait continué à errer au milieu des tables, titubant légèrement. La tête lui avait tournée et tout avait commencé à devenir confus. Les scènes de beuveries et de débauches s'étaient multipliées autour de lui. Les chevaliers, les seigneurs et nobles dames s'étaient enivrés, et avaient mangés et ris avec plaisir, abandonnant toute idée de bienséance. Il lui avait même semblé apercevoir, à la dérobée d'une porte de service, une jeune et jolie septa succomber aux charmes d'un couple que Donal crut reconnaître en les personnes du prince Oberyn Martell et de sa Lysienne. Le prince dornien avait passé ses mains sous les robes de la religieuse, dévoilant un joli sein rond comme pomme au mamelon rose, ainsi que la douceur de crème, le galbe et la fermeté de ses jambes et de ses cuisses, tandis que la catin l'avait embrassée à pleine langue, sensuellement. Donal n'avait pu en voir plus car la porte s'était refermée sur les scandaleux amants.

        « J'aimerais beaucoup voir cela ! » avait-il soudainement entendu sur sa droite. Il s'était tourné pour découvrir Robert en compagnie du prince Rhaegar, les deux passablement éméchés, tout à la présentation de son tout nouveau marteau de guerre. « Avec une telle arme, pour rien au monde je ne voudrais me retrouver face à vous dans une mêlée, sire Robert », avait commenté en riant le prince aux cheveux d'argent.

         

        Suite et fin dans le Seconde Partie

        Laisser un commentaire ?