Retour à la source, Retour aux origines, Retour au nid

Chapitre 1 : Retour à la source, Retour aux origines, Retour au nid

Chapitre final

8458 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 15/03/2024 02:41

Cette fanfiction participe au Défi d'écriture du forum Fanfictions.fr, Mon animal totem (mars à avril 2024)



Retour à la source, Retour aux origines, Retour au nid



« .הִסְתַּכֵּל בִּשְׁלֹשָׁה דְבָרִים, וְאֵין אַתָּה בָא לִידֵי עֲבֵרָה. דַּע מֵאַֽיִן בָּֽאתָ, וּלְאָן אַתָּה הוֹלֵךְ, וְלִפְנֵי מִי אַתָּה עָתִיד לִתֵּן דִּין וְחֶשְׁבּוֹן »

« Considère ces trois choses et tu ne seras pas amené à pêcher : sache d'où tu viens, où tu vas et devant qui tu devras rendre des comptes. »

Avot d'Aquavia fils de Mahlalel (עקביא בן מהללאל), dans פִּרְקֵי אָבוֹת [Pirqué Avot, Maximes des Pères], 3,1.




— Il faut que vous reveniez parmi les vivants ! Vous ne pouvez encore quitter ce monde-ci, votre mission n'est pas encore terminée ! Vous devez retrouver vos origines. Retour à la source, retour aux origines, retour au nid, petit oisillon ! Vous devez vous réapproprier votre réelle force et grandeur. En plus de retrouver votre fidèle compagnon. Au signe, vous le reconnaîtrez !

Hanté par ses mots mystérieux qui ne cessent de se répéter en boucle dans son âme, Élie James ouvre péniblement les yeux quelques heures plus tard. Le professeur de Psychologie et de Philosophie de l'Université Rockland constate que sa vision est floue, à l'instar de ses pensées, avant que le brouillard de la fatigue ne se dissipe définitivement. Le grand trentenaire observe autour de lui : il est allongé sur un lit d'hôpital, des murs blancs l'entourent, un moniteur près du lit et un ambulancier de l'autre côté de la vitre en discussion animée avec un médecin et une jeune femme qui regarde, de temps en temps, dans la chambre. Il soupire et ferme ses yeux pour mieux se concentrer sur les évènements récents.


Il se rappelle ce qui s'est passé un peu avant son expérience de mort imminente, en ce début du mois d'octobre, le 3 octobre. Retournant à son bureau après un cours, il a traversé le silencieux corridor. Le seul bruit qui lui est parvenu a été celui de ses propres pas. Bruit qui l'a rassuré en son âme, certain d'être seul et tranquille, maintenant que la vague d'étudiants et de professeurs pressés ont passé les couloirs beiges et blancs si familiers de l'université quelques minutes plus tôt. Il est ravi qu'aucun étudiant ne l'ait intercepté pour lui demander plus de détails sur le cours. Arrivant à quelques mètres de son bureau, il a discerné, dans les dernières lueurs vespérales qui ont filtré l'horizon nuageux, l'une de ses patientes en psychothérapie l'attendre devant la porte, les bras croisés en-dessous de sa poitrine, lui arrachant un sourire rêveur qu'il a rapidement camouflé. L'élégante jeune femme, aux long cheveux bruns cascadant sur son dos, aux yeux marron et au visage habituellement expressif et souriant, maintenant renfrogné, répond au nom de Fiona Raine. Cette dernière a été fâchée qu'il ait interrompu son traitement en lui demandant de consulter un autre psychologue pour sa prochaine séance et n'a guère été satisfaite de ses explications. Le professeur, qui n'a pas pu cacher son étonnement, a espéré qu'elle n'a pas remarqué son air rêveur pendant une fraction de seconde, mais le visage de sa chère patiente ne lui a trahi aucun indice concluant. Chaque fois qu'il l'avait vu, il avait pensé être en présence d'une déesse des temps anciens plus qu'à une mortelle, tellement elle a été charmante et belle, lui exigeant un grand travail sur lui-même pour ne pas laisser paraître ses sentiments. Soupirant brièvement, tiraillé entre son devoir professionnel de l'aider comme psychothérapeute et son amour, il l'a invité à rentrer dans son bureau, l'acceptant à contrecœur. Fiona a voulu lui expliquer un étrange rêve. À peine la porte de son bureau fermée, déposant son sac par terre, ses livres et ses notes sur le bureau, avançant une chaise en face de lui pour son ancienne patiente, il a observé distraitement les murs blancs trop familiers de son austère bureau où seuls une table en cerisier, un fauteuil brun et les deux chaises en bois ont apporté un peu de couleur pour ne pas croiser le regard de Fiona. Lorsque sa patiente a ouvert la bouche pour lui relater son rêve, il a constaté un feu derrière son dos et une odeur de fumée et de bois carbonisé lui a agressé les narines. Paniqué, les yeux agrandis par la peur, le cœur battant la chamade, les mains moites, il a essayé de sortir avec Fiona Raine tout en évitant le feu qui s'est propagé, mais, pris entre Charybde et Scylla, il n'est pas parvenu à esquiver le feu, ni à laisser indemne sa patiente. La fumée s'est élevé de plus en plus épaisse. Le psychologue est dépassé par la situation : le feu est partout autour d'eux, aucune échappatoire possible. Enlaçant la jeune femme pour la protéger des flammes, il a couru rapidement vers les escaliers de secours. Il a espéré que quelqu'un les aidera, mais en vain. Tous deux ont suffoqué sous l'épaisse fumée qui s'est avancée vers eux et sont tombés inconscients.

Une fois que le psychologue a repris conscience, il est sorti de son corps, ne se sentant jamais aussi léger de toute sa vie. Observant à gauche et à droite, il a remarqué un ambulancier aux yeux bleus penché au-dessus de son corps, et Fiona Raine à sa droite et son corps un peu plus loin. Il a blêmi en songeant à l'état de sa chère patiente, ses yeux se sont agrandis à cette pensée, son front s'est plissé, une lueur de tristesse a traversé brièvement ses sombres yeux avant de se ressaisir. Pour lui, la mort n'avait jamais pu l'avoir, elle a été une femme hors de l'ordinaire, chère en son cœur. Détournant son regard à droite, il a noté une beauté indescriptible, paradisiaque, dans une lumière irréelle. Il a fait un pas vers cette splendeur divine, et a remarqué son grand-père et sa grand-mère l'attendre, radieux. Le psychologue leur a souri, ne se sentant jamais aussi heureux et rasséréné en son âme, lâchant une larme de joie. Pensant rejoindre cette lumière qui lui a lancé un appel et des doux rayons sur son visage, il est interrompu dans son élan par une voix puissante au-dessus de sa tête. Levant vivement la tête vers le ciel, il a discerné un Ange majestueux, vêtu d'une ample robe blanche, plus immaculée que la neige, aux traits délicats, aux grands yeux sombres et à la chevelure blonde brillante, ressemblant à de l'or, et aux grandes ailes blanches semblables aux plumes d'un cygne. Grâce, bonté et élégance seront les termes pour le qualifier. Tout son être a inspiré confiance au professeur et une crainte révérencielle, crainte qu'il n'a jamais connue de toute sa vie, lui l'agnostique et l'homme rationnel. Reculant de trois pas en arrière, le regard baissé par respect pour l'entité surnaturelle, il a cessé tout mouvement pour l'écouter, demeurant au seuil de cette lumière. Il a remarqué qu'il n'est plus sur la Terre, mais bien au-dessus, dans les airs.

— Il faut que vous reveniez parmi les vivants ! Vous ne pouvez encore quitter ce monde-ci, votre mission n'est pas encore terminée ! Vous devez retrouver vos origines. Retour à la source, retour aux origines, retour au nid, petit oisillon ! Vous devez vous réapproprier votre réelle force et grandeur. En plus de retrouver votre fidèle compagnon. Au signe, vous le reconnaîtrez ! lui a-t-il affirmé d'une voix de stentor.

Élie James n'a pas osé désobéir à l'Ange, approuvant ses paroles d'un geste de la tête. Descendant en un clin d'œil vers son corps inanimé en contre-bas, il a constaté que l'ambulancier aux yeux bleus s'est acharné à le réanimer, lueur de détermination dans le regard, lui arrachant un sourire à son dévouement au travail. Il est revenu, à contrecœur, dans son corps, le ramenant à la vie. Aussitôt de retour parmi les vivants, il a ressenti toute la douleur dans son corps et un vague goût d'amertume dans sa bouche. Amertume de quitter cette merveille indescriptible qu'a été l'Au-delà; amertume de ne plus être libre, sans souci ni douleur; amertume de supporter encore son enveloppe corporelle; amertume de la mort qui l'a séparée de Fiona pour toujours; amertume des non-dits avec sa patiente. Il a fermé les yeux pour ne pas se fatiguer plus que nécessaire.


Maintenant qu'il repense à tous les évènements des dernières heures, il se sent coupable de la mort de Fiona. Si seulement elle n'a pas été à son bureau ce jour-ci, elle aurait été encore vivante, pense-t-il. Il lâche une larme de tristesse malgré lui.

— Mais pourquoi pleurez-vous ? l'interroge la douce voix de sa patiente à ses côtés.

Élie James sursaute, ayant l'air de revenir de Pontoise.

— Fiona Raine, êtes-vous dans la même salle que moi ? bredouille-t-il, confus. Je ne vous vois pas... Où êtes-vous ?

Il se retourne, mais ne la discerne pas, il est seul dans la chambre, aucun autre lit à côté du sien... ses yeux marron s'agrandissent de peur... Commençant à douter de sa santé mentale, il passe sa main droite frénétiquement entre ses cheveux bruns désordonnés pour tâcher de calmer la nervosité qui s'instille en lui, insidieuse.


À ce moment, le grand ambulancier aux yeux bleus et une jeune femme, une petite brunette plus jeune que lui, élégante et sympathique, rentrent dans la chambre. L'homme, nul autre que Jim, intrigué de la frayeur qui se lit dans les yeux du professeur, lui lance un regard interrogateur, mais demeure coi. La femme à ses côtés, nulle autre que Mélinda, lui sourit gentiment, observant discrètement l'esprit errant qu'est Fiona Raine près de son psychologue.

— Bonjour Monsieur Élie James, vous n'avez pas eu de raison de vous inquiéter, vous êtes bien vivant ! Vous êtes revenu des morts !

— Très encourageant, maugrée-t-il.

— Très exactement ! commente l'esprit errant. Mais c'est excellent !

— Je deviens fou ! s'exclame le professeur. J'entends des voix qui n'existent pas ! Serais-je schizophrène ?

— Non, non et non ! répondent à l'unisson les deux femmes, exaspérées.

— Votre expérience de mort imminente vous a débloqué, semble-t-il, une capacité hors de l'ordinaire, similaire à la mienne, commente la chuchoteuse d'esprits, à savoir celle d'entendre les esprits.

Se tournant vers Fiona Raine.

— Est-il exact qu'il a interagi avec vous depuis qu'il s'est réveillé ?

— Oui, il me répond, mais il ne me voit pas.

— Attendez, Madame...

— Mélinda Gordon, antiquaire et femme hors de l'ordinaire par mon habileté à communiquer avec les esprits errants.

— Voulez-vous me dire que Fiona Raine est morte ? l'interroge-t-il d'une voix tremblante, brisée par l'émotion.

Au moment où la brunette veut lui répondre, une voix masculine résonne dans la salle. Voix qui appartient à un Observateur debout, près de la fenêtre depuis le début de la conversation. La jeune femme le détaille avec une lueur de curiosité dans ses grands yeux bruns : un svelte homme de soixante-dix ans, aux cheveux gris, aux yeux noirs bienveillants, au visage sérieux et vif et à la stature imposante, vêtu d'un complet beige et d'une chemise blanche. Il lui inspire confiance et respect, rien en lui n'émane de mauvais.

— Élie James, vous êtes encore en vie parce que j'ai guidé un agent de sécurité vers vous. Il a passé ainsi près du Département de Psychologie en feu, appelant les ambulanciers, les pompiers et les policiers. Il a traîné votre corps et celui de Mademoiselle Fiona Raine loin des flammes. Les ambulanciers ont constaté que votre patiente est morte et vous-même n'avez montré aucun signe de vie, mais Jim Clancy, l'ambulancier présent dans cette salle, a persisté à vous réanimer. Vous, Élie James, avez vécu une expérience de mort imminente qui a ouvert l'un de vos dons qui auraient dû se manifester dès votre enfance... N'oubliez pas la raison de votre retour : Vous connaître vous-même, ce qui est une mission difficile, mais vous n'avez pas le choix !

— Quel joli rappel philosophique ! commente ironiquement le professeur.

— Jeune homme, ce n'est pas un rappel philosophique, mais un sérieux conseil ! se vexe l'Observateur.

— Très bien ! ajoute-t-il, pensif et perplexe. Mes excuses...

Élie ne sait guère comment accomplir sa mission.

— Mais, Monsieur, qui êtes-vous ? l'interroge, très intriguée, Mélinda.

— Je suis Jean-Albert Goldberg, un Observateur depuis très longtemps. Obtenant ma mission de Dieu, j'observe tout ce qui se passe sur Terre, lui répond-il simplement en souriant. D'ailleurs, je n'ai guère eu l'occasion de rencontrer des hommes qui peuvent me voir ou m'entendre... Intéressant ! À la prochaine !

Sur ces paroles, il s'en va, laissant Mélinda et Élie très confus. La première se racle la gorge et affirme au second :

— Monsieur Élie James, je vous rassure, vous n'êtes pas un fou, vous avez acquis ou, selon l'Observateur, débloqué, une capacité lors de votre expérience de mort imminente.

— D'ailleurs, la beauté que j'ai vue est indescriptible ! Une lumière telle qu'elle n'existe pas en ce monde... J'ai l'impression que c'est même une punition de revenir dans ce corps !

— Élie James, ne dites pas ces mots ! s'énerve Fiona Raine. Vous devez retrouver qui vous êtes. Je vais vous expliquer mon rêve... Écoutez-moi !

Mélinda fait un signe discret à Jim de s'éclipser de la chambre, pour le laisser seul avec sa patiente.

— Dans mon rêve, continue l'esprit errant sur un ton sérieux, je suis dans votre salle d'attente au cabinet.

Élie James opine du chef pour lui signifier qu'il l'écoute attentivement, malgré sa confusion et les centaines de questions qui se succèdent en son âme.

— Et vous êtes dans le cadre de porte de votre cabinet, secondé par un aigle royal, vêtu d'étranges vêtements. L'oiseau a un regard qui brille d'intelligence, une intelligence humaine, dirais-je. Il vient vers moi et me dit, avec la même voix que la vôtre, que je serai l'une des femmes importantes dans votre éveil spirituel et pour retourner à vos origines, pour retrouver une partie de votre âme. Il me prend et m'amène dans les airs, il s'arrête au-dessus d'une clairière, me dépose avec douceur et m'informe qu'à cet endroit se trouvent toutes vos réponses ! Et je me suis réveillée.

— Étrange, très étrange, murmure le psychologue... Est-ce le résultat d'un transfert ? Je ne saurais le dire.

— Je ne pense pas...

Ignorant sa réponse, il l'interroge sur un ton professionnel :

— En me voyant ainsi accoutré, dans votre rêve, quel mot serait juste pour me décrire ?

— Un chaman, hurle-t-elle, enthousiaste, sans la moindre hésitation.

— Mademoiselle, ne criez pas près de mes oreilles, je vous entends bien ! Très bien même ! s'emporte-t-il.

Il agite sa main droite d'un mouvement sec, puis la laisse retomber doucement sur le lit, traçant des mots avec ses doigts sur les draps.

— ... Mais vous dites un chaman... Étrange association ! réfléchit le psychologue.

Il soupire.

— Je verrai plus tard pour trouver un sens à votre rêve, je dois me reposer maintenant.

Et Élie James ferme les yeux et s'endort.



Quatre jours plus tard, une fois Élie James complètement rétabli, les médecins lui permettent de retourner à la maison. Il est euphorique d'être vivant et de s'en sortir sans séquelle... hormis son nouveau don d'entendre les esprits errants. En empruntant les couloirs de l'hôpital, il entend plusieurs voix, derrière son dos, devant lui, à sa gauche et à sa droite, lui chuchotant diverses informations, le pressant de diverses demandes.

— Pourquoi tout le monde nous ignore ? demande sèchement une voix masculine à sa gauche.

— Pourquoi personne ne veut retrouver le chirurgien qui m'a tué lors de l'opération ? interroge une voix féminine amère derrière le dos du psychiatre.

— Pourquoi l'infirmière est-elle encore vivante, alors que je suis mort ? s'offusque une voix masculine claire à sa droite.

— Qui êtes-vous ? De quelle infirmière parlez-vous ? lui demande poliment l'entendeur d'esprits novice.

— Quelqu'un peut informer mon mari de ne pas trop me pleurer ? murmure une voix suppliante de femme.

— Que fais-je ici ? Où dois-je aller ? Pourquoi ma famille m'ignore ? hurle une voix féminine aiguë, désespérée.

— Je veux que mon fils sache que je suis désolé de mon comportement. J'ai été un mauvais père... Quelqu'un peut le lui dire ? Me pardonne-t-il ? supplie une voix éteinte d'un homme.

— Est-ce que mon petit bébé est en sécurité ? s'inquiète une douce voix féminine à sa droite.

— Quelqu'un peut consoler ma fille et ma femme et leur dire que je les aime beaucoup, malgré nos nombreux malentendus et nos disputes ? s'exclame une voix masculine tendue.

— Pourquoi dois-je tous vous entendre ? Pourquoi n'accomplissez-vous pas vous-mêmes votre dernière volonté ? murmure Élie James, très confus de saisir autant de voix, ne sachant comment les aider dans leurs dernières volontés, alors qu'il ignore leur identité et leur apparence, n'ayant que les accents et intonations pour s'orienter. Un mal de tête point, engendré par les paroles des défunts qui se succèdent à une vitesse vertigineuse.

Il bloque la cacophonie en plaçant ses mains sur ses oreilles et court jusqu'au parc, s'asseyant sur un banc pour saisir en son âme le sérieux de son don et, surtout, pour réfléchir sur sa situation particulière.

— Ainsi, murmure-t-il, j'ai acquis une perception des plus étranges... J'entends des voix appartenant à des âmes perdues, des défunts, mais je ne les vois pas... Très étrange sentiment, soupire-t-il. D'ailleurs, ils sont aussi bruyants que les vivants ! Et tout aussi bizarre dans leur demande ! ... À la différence qu'il n'y a pas beaucoup d'individus qui peuvent les entendre ! ... J'ai l'impression de devenir un peu fou avec toutes ces demandes insistantes ! Il faut alors fonctionner comme en thérapie, un patient à la fois, savoir s'imposer auprès d'eux et ne pas se laisser submerger par les défunts ! Facile à dire lorsque je ne les vois pas ! Je les entends uniquement, ce qui me complique un peu la vie ! C'est comme être aveugle ! Quel affreux don ! ... Mais revenons à une réflexion plus générale... Ainsi, notre monde, le monde physique dans lequel j'évolue depuis ma naissance, le monde matériel, le monde des cinq sens, est toujours peuplé d'entités invisibles, des esprits... Un monde des esprits qui existe simultanément au monde physique, deux mondes qui n'entretiennent que de faibles relations réciproques... Et si les esprits cohabitent avec nous, existe-t-il encore d'autres entités invisibles et surnaturelles ? Les Anges, les Démons, Dieu et Satan ? Pourquoi pas ? ... Revenons à des considérations plus pratiques... Si j'entends ces défunts, un présupposé philosophique, surtout, ontologique se présente, à savoir que l'âme, qui conserve tous les souvenirs et toutes les actions de son vivant, est une entité immortelle... Survit-elle à la mort physique ? Oui, très certainement, mais se réincarne-t-elle ? Je ne peux le savoir, ni l'envisager... Je commence à me demander si Platon a raison lorsqu'il affirme qu'après la mort, c'est-à-dire après le détachement de l'âme du corps, un jugement a lieu dans l'Au-delà, une psychostasie. La crainte des défunts est alors justifiée... Une recherche de pardon ou une manière de réparer sa faute seront une raison de leurs errements ici-bas... Ainsi, ils veulent comparaître l'âme légère... Ce qui est très logique ! Une fois ce jugement passé, les âmes se préparent à la réincarnation... Au moins, j'ai une certitude sur l'Au-delà, à savoir qu'après la mort, lorsque mon âme, ma conscience, mon Moi, se sépare de l'enveloppe corporelle, il n'y a rien à craindre... Définitivement, Platon a raison lorsqu'il affirme que le corps est tombeau de l'âme... Avec quel regret je suis revenu dans mon corps ! Suis-je revenu pour acquérir une capacité surnaturelle, celle d'entendre les défunts et pour me connaître ? Certainement, mais je suis bien certain que plusieurs hommes meurent sans jamais se connaître réellement... Pourquoi moi ?

Le psychologue soupire et passe une main dans ses cheveux pour calmer ses centaines d'idées qui se succèdent dans sa tête, avant de continuer son monologue.

— ... Et la mort ne saurait se réduire qu'à un arrêt des fonctions vitales, elle est surtout la séparation du Moi, de la conscience, du Je, de l'esprit, de l'âme, peu importe le nom que nous pouvons donné à cette entité spirituelle, immatérielle et vivante, du corps, de l'enveloppe corporelle qui devient cadavre, matière inerte, morte...

Perdu dans ses réflexions depuis deux heures, il entend la douce voix de sa patiente.

— Élie James, je vous le dis, vous êtes un chaman ! Un guérisseur non seulement des corps, mais aussi des âmes !

— Mademoiselle Fiona Raine, vous divaguez... Je pense plus que c'est le résultat d'un transfert où vous me voyez comme le médecin des temps anciens, pour ne pas dire des primitifs...

— Mais j'affirme avec certitude, Monsieur Élie James, vous êtes un chaman !

Elle se tait, alors qu'il soupire, ne sachant que faire, ni que dire.

Soudain, une ferme voix masculine s'entend à la droite du professeur.

— Jeune homme, vous devez comprendre votre âme... Demandez des informations aux bonnes personnes, elles sauront vous diriger vers la voie à emprunter.

Sursautant, le psychologue interroge la voix inconnue, jouant nerveusement avec le bord de son manteau :

— Monsieur, je ne vous vois pas, mais je vous entends... Qui êtes-vous ? Pourquoi venir à moi ? Comment puis-je vous aider ?

— Je suis l'un de vos ancêtres, Emmanuel James. Médecin de mon vivant, mes patients m'ont surnommé « le chaman », mais j'ai l'intuition que seul vous, mon descendant, mériterez ce surnom, si seulement vous parvenez à comprendre votre réel... Soi ou Moi ? ... Quel est le terme exact ?

— Je vous ai compris, illustre ancêtre !

— Et je vous conseillerais de retrouver au plus vite votre force, votre animal emblématique. Aussi, je me souviens que Ray, mon petit-fils que je chérissais beaucoup, me comprenait bien, malgré l'absence d'un tel don. Pour nos bons moments passés en discussions animées, je lui en suis reconnaissant !

— Donc, vous êtes mon arrière-grand-père ! Et je vous confirme que mon père ne parlait qu'en bien de vous, gardant des bons souvenirs des longues promenades ensemble dans les forêts... Avant que vous ne partiez, je n'aurais qu'une question pour vous... Aviez-vous eu un animal emblématique ?

— Oui, une mésange... Aussi, faites-vous confiance ! Si vous entendez les esprits errants, ce ne peut être vain ! Moi-même pouvais les voir, aussi vivants que vous, et ils me communiquaient par télépathie leurs histoires. Vous n'avez qu'à les guider pour qu'ils quittent définitivement le monde des vivants, pour qu'ils partent dans l'Au-delà.

— Mais, Emmanuel James, pourquoi restez-vous encore parmi les vivants ?

N'entendant aucune réponse de l'interpellé, laissant son descendant très perplexe, il pense qu'il est parti. Élie décide de demander l'aide de son collègue et ami du Département d'Anthropologie.


Deux heures plus tard, le trentenaire frappe à la porte de son collègue en Anthropologie, Richard Payne. Ce dernier, un grand blond, au sourire nonchalant et aux yeux bleus coruscants de curiosité, l'accueille chaleureusement à son bureau avec sa bibliothèque dans un coin remplie de livres et de souvenirs de ses voyages, donnant un aspect intellectuel et sympathique à l'austère endroit.

— Alors Élie, vas-tu bien ? J'espère que tu vas mieux depuis le triste évènement dont tu as été victime ? ... Sinon, pour quelle raison es-tu venu à mon bureau ? Es-tu intéressé par une question sur l'occulte ou sur les croyances des hommes ?

— Richard, je ne suis pas d'humeur aux blagues ! Je viens à toi pour solliciter ton aide... Et je suis très sérieux !

Intrigué, l'interpellé se rembrunit et adopte une mine plus sérieuse.

— Expliquez-lui que vous pouvez nous entendre, nous, les âmes perdues, et que vous avez une recherche de première importance, il saura vous aider, lui explique Fiona Raine.

Le professeur de Psychologie, sursautant brièvement en entendant la voix de sa défunte patiente, opine du chef, se racle la gorge et soutient le regard interrogateur de son collègue.

— Disons que j'ai récemment vécu une expérience de mort imminente qui m'a débloqué une capacité extraordinaire, celle d'entendre les défunts.. et un Ange m'a donné une mission : je dois me connaître moi-même, revenir à mes origines et retrouver un fidèle compagnon... Et, pour couronner le tout, l'une de mes anciennes patientes, décédée depuis peu, m'a vu en rêve avec un aigle vêtu comme un chaman... Peux-tu m'aider à élucider tout ce cas ?

Si le visage du professeur demeure sérieux, les yeux de Richard ne peuvent camoufler son étonnement.

— Oui, ... Je peux t'aider... Mais je dois reconnaître que ton discours, si je ne te connaissais pas, est des plus inhabituels et étranges... Je penserais même être en présence d'un illuminé qui frise un fanatisme religieux ou une folie, plutôt qu'à un homme sérieux et intellectuel en proie aux doutes philosophico-pratiques, mais je sais que tu n'es pas un tel homme...

Élie James se renfrogne au commentaire de son collègue. Ce dernier, remarquant son changement d'expression, continue son discours.

— ... Mais revenons à tes propos, Élie... Tout ce qui vient d'être mentionné me fait penser à la mentalité dite primitive...

Il se lève et lui donne quelques livres de sa bibliothèque.

— ... Selon Lucien Lévy-Bruhl, l'un des anthropologues français les plus connus, il n'est pas étrange qu'un homme soit associé à un animal, entretenant un rapport mystique avec lui. L'âme de l'homme peut être simultanément dans son corps et dans l'animal. Ce dernier adopte un comportement plus humain. Deux types d'hommes sont ainsi, les sorciers et les chamans. Et l'homme et l'animal s'influencent mutuellement, ce qui arrive à l'un a une répercussion sur l'autre. Comprends-tu tout le sérieux de la relation homme et animal dans ce cas ?

Le psychologue feuillette rapidement les livres et les lui rend.

— Oui, je saisis le sérieux... Mais l'un de mes ancêtres m'a mentionné un oiseau emblématique... Pourtant ma famille n'a aucun blason... Peux-tu m'éclairer ?

Réfléchissant quelques minutes, le professeur d'Anthropologie continue :

— L'oiseau emblématique de ton ancêtre est très certainement un animal totémique. Ce dernier est propre à un clan, à une famille et plusieurs tabous entourent cet animal. Selon l'animal totem, il y aura des relations permises ou interdites entre des hommes et des femmes.

— Intéressant et éclairant ! Mais comment connaître l'animal totémique de ma famille ?

— Je l'ignore, à toi de le découvrir ! Mais bonne chance dans ta recherche, Élie !

— À la prochaine, Richard, mais ne divulgue à personne la présente conversation.

— Aucun problème !

Le professeur de Psychologie quitte le bureau de son ami et revient dans son appartement.


À peine le seuil franchi, déposant son manteau sur la patère, observant distraitement les sobres murs beiges du salon avec son mobilier tout aussi simple, il entend une cacophonie de voix : des voix masculines et féminines aux intonations et accents les plus différents, il bloque le son avec ses mains et s'assied sur un fauteuil. Il prend une grande inspiration et leur hurle :

— Taisez-vous ! Sachez que je vous entends très bien et que je ne peux régler tous vos cas maintenant ! Un à la fois ! Apprenez à être patient dans la vie... Ou plutôt dans l'Au-delà ! Si même avant mon EMI* vous avez été aussi bruyants que maintenant, je comprends mieux comment j'ai eu mal à la tête de temps en temps ! Vous êtes pire que des petits enfants !

Toutes les voix se taisent, très étonnées. Un silence complet règne dans l'appartement.

— Ainsi, réfléchit à voix haute Élie, j'aurais un animal avec lequel j'entretiendrais un rapport... Un animal totem, mais comment le trouver ? Je l'ignore... Je suis, me dit Fiona Raine...

Il s'arrête, trop ému et attristé, quelques secondes dans son monologue. Il continue d'une voix tremblante.

— Ma chère patiente que j'aime...

— J'aurais dû m'en douter ! s'exclame la mentionnée, intriguée.

— Arh ! J'ai oublié qu'elle peut être où bon lui semble et qu'elle me voit et m'entend ! Mais, Mademoiselle Fiona Raine, êtes-vous toujours dans la salle ?

Il se tourne à gauche et à droite, comme s'il espérait discerner un fantôme près de lui, mais en vain.

— Oui, à votre droite.

Il prend une grande inspiration avant de continuer.

— L'heure est à la révélation... Il ne sert à rien de vous cacher la vérité... Je voulais interrompre votre traitement psychothérapeutique parce que je vous aime... Ce qui s'oppose directement à notre éthique et notre code déontologique de travail... Vous ne pouvez plus être ma patiente...

— Merci de votre réponse, mais cela ne change rien à mon rêve ! Vous êtes mon chaman ! Vous seul pouvez me guérir !

— Ainsi... Comment trouver mon oiseau ? Vous me suggérez l'aigle, mais ce ne peut pas être n'importe lequel, n'est-ce pas ?

— Oui, très exactement.

Élie recherche des livres dans sa bibliothèque et en lit certains.

— L'aigle est un oiseau qui n'est pas licite à la consommation**. Il est un oiseau de proie, symbole de régénération spirituelle***. Messager du Ciel, oracle infaillible, il est symbole de la royauté, de la beauté, de la force, du courage et du prestige. Il est le seul parmi les créatures ailées qui peut fixer le soleil sans ciller, croyait-on. Il devient ainsi le symbole de la contemplation immédiate de la vérité et, par métaphore, la perception directe de celle-ci et de la lumière de l'intellect... Intéressant, mais je suis loin de saisir la vérité aussi aisément !

— J'ai l'intuition, lui commente sa défunte patiente, que votre rapport avec le rapace n'est pas seulement sur un plan symbolique, mais aussi physique.

Se levant du fauteuil, il fait les cent pas dans la petite pièce.

— Physique ? En quel sens ? Sa vue perçante est loin d'être la mienne ! Son bec fort, son agilité et sa rapidité ne sont pas les miennes non plus ! Et ce n'est pas la monogamie commune qui permet d'établir un rapport avec le rapace ! Il y a plusieurs autres espèces d'oiseaux qui sont monogames... D'ailleurs, je n'ai même pas encore d'épouse.

Le professeur soupire et, se déplaçant près de la fenêtre, observe les passants en contrebas. Il murmure, notant un quidam avec sa femme à ses côtés :

— Cet homme-ci haït son épouse, regrettant de s'être marié... Pauvre femme, sa vie n'est pas facile !

— Mon descendant, est-il exact que j'ai raison, lorsque je vous ai mentionné que vous êtes plus digne du titre de « chaman » que moi ! Quelle perspicacité !

Son descendant sursaute et revient à sa place.

— Emmanuel James, vous m'avez fait peur ! Mais, je n'ai aucune pénétration d'esprit bien particulière ! Je n'ai formulé que ma première pensée en le voyant.

— Si vous le dites, grommèle-t-il, guère convaincu.

Le professeur est dépassé par la situation et part faire les commissions.


Le marché est rempli des divers marchands qui vantent leurs produits, fruits, légumes et vêtements, des femmes empressées de faire les emplettes et des hommes nonchalants qui discutent entre eux des dernières nouveautés de la météorologie ou d'un évènement sportif local. Des retraités s'invectivent avec conviction sur les taxes, les impôts et le coût exorbitant des médicaments et des consultations médicales, des ouvriers et des amateurs de sport s'enthousiasment pour le derby de football dimanche prochain, des vieilles femmes médisent leurs voisins et des jeunes mères se plaignent des coûts des aliments et des autres biens essentiels. Élie James, perdu dans ses pensées, est brutalement tiré de ses rêveries par une forte voix qui passe près de lui.

— Monsieur Walter, j'ai été fauconnier en France depuis plus de quinze ans, j'ai particulièrement apprécié l'aigle royal. Tout un oiseau !

— La réponse se trouverait en France ! s'étonne l'universitaire. Dans les Alpes ou les Pyrénées !

Ravi, il termine ses commissions suivi par le pépiement joyeux des passereaux au-dessus de sa tête. Sur le chemin du retour, il capte les mots suivants :

— Mais jeune homme, les Pyrénées sont magnifiques ! Je vous conseille de visiter le Pic du Midi de Bigorre, tellement merveilleux ! Vous avez une vue époustouflante sur la France et l'Espagne !

Le visage du psychologue s'illumine soudainement.

Il revient dans son appartement et s'achète un billet d'avion pour l'Aéroport de Paris-Charles de Gaulle et un autre jusqu'à l'Aéroport Pau-Pyrénées pour son voyage en France et loue une chambre pour deux semaines à Saint-Bertrand-de-Comminges.

— J'ai trouvé la réponse à mes questions ! Les Pyrénées me donneront la solution à ma recherche !

— Excellente piste ! s'exclame son ancêtre. D'ailleurs, ma mère m'a longuement parlé de la beauté architecturale et naturelle de la ville ! Comme elle m'a maintes fois dit « Ça m'espante toujours la beauté de mon coin natal ! »

— Merci Emmanuel James de votre commentaire !

Et le psychologue recherche sur sa famille et sur Emmanuel James.

Ainsi, il trouve que ses ancêtres, du côté maternel d'Emmanuel James, son arrière-grand-père, sont originaires du petit village français d'Arles-sur-Tech. Le trentenaire comprend que la réponse à toutes ses questions sera dans le sud de la France.



Deux jours plus tard, Élie James, terminant une séance de psychothérapie à son cabinet, s'étonne de l'exactitude de son analyse par des procédés peu orthodoxes, à savoir qu'en observant attentivement son patient, il saisit, en dehors de toute explication logique ou rationnelle, le problème exact de celui-ci. Il note sa conclusion, mais décide de ne pas la divulguer. Ce n'est qu'a posteriori que son intuition première est confirmée, à la suite des propos de son patient au cours de la thérapie le jour même, voire après plusieurs séances.

Déambulant dans les rues, sans but précis, il réfléchit à la possibilité que son animal emblématique puisse être l'aigle royal.

— Mon descendant, commente Emmanuel James, voulez-vous récupérer un collier qui m'a appartenu ? Celui-ci est dans le dernier tiroir de la table de chevet.

— Très bien, je n'oublierai pas !

— Jeune homme, l'informe une voix sépulcrale d'un homme, pouvez-vous dire à mon épouse, ma chère Valérie, que je l'aime beaucoup et que je ne m'oppose plus au mariage de notre fille avec son bien-aimé.

— Commencez par décliner votre identité et par m'expliquer votre situation ! s'emporte l'entendeur d'esprits. Je ne vous vois pas, mais j'ai l'impression que vous me cachez quelque chose.

— Je vous ai cherché longtemps, Monsieur Élie James... Vous seul pouvez guérir mon âme rongée de culpabilité, le supplie-t-il.

Soudain, des cieux ensoleillés, un magnifique aigle royal fond vers le sol, à côté d'Élie James, attrapant un petit rongeur. Le roi des oiseaux le fixe brièvement et tourne la tête vers la voix de l'esprit errant et pousse un puissant glatissement avant de regagner le ciel, sa demeure éthérée. Le professeur a un frisson en rencontrant le regard de l'animal, un regard rempli d'intelligence, un regard humain. ll a l'impression de discerner une partie de son âme dans la créature ailée.

Le soir, dans son sommeil, Élie James vole comme un oiseau, parcourant la voûte céleste sans se fatiguer et rencontre l'aigle qu'il a vu un peu plus tôt dans la journée.

— Nous nous sommes enfin trouvés ! s'exclame le rapace.

— Mais qui êtes-vous ? l'interroge-t-il, confus.

— Vous êtes si ignorant que vous ne pouvez pas savoir mon identité ! s'étonne l'aigle à voix humaine. Je vous ai déjà remarqué depuis plusieurs années, mais vous n'étiez pas encore prêt.

— Prêt pour quel évènement ?

L'animal s'avance un peu plus de lui, le fixe de ses yeux marron foncé brillants d'intelligence et son interlocuteur saisit ses propos, les yeux agrandis par sa soudaine prise de conscience.

— Hector, le plus intrépide de votre espèce, bredouille-t-il. Je comprends... Vous êtes mon animal emblématique et... vous êtes une partie de mon âme, mon guide spirituel dans l'Autre Monde... Tout étrange à dire.

L'interpellé opine du chef à son attention et l'amène sur son dos au Pic du Midi.

Soudain, le professeur, devenu aigle, en vol plané depuis une heure, discerne aisément un chat à plus de sept mille mètres d'altitude. Élie constate qu'il note aisément son entourage, sans tourner la tête, en plus de couleur, de précision et de nuance, l'étonnant. Le félin a un pelage noir avec quelques poils blancs sur le dos et sur les oreilles. Captant le souffle de l'impétueux Borée qui lui transporte le doux chant au loin d'une femelle, il ignore l'appel familier. Il fond, en piqué à une vitesse incalculablement rapide pour le psychologue, sur le quadrupède au pelage noir et le tue net avec son puissant avillon, ressentant la vie de sa proie fuir sous ses serres d'un coup, un craquement des os lui confirme sa mort. L'étrange sensation des doux poils maintenant salis du félin sous ses pattes ne le dérange nullement. Une odeur de sang assaillit ses narines, odeur amplifiée, insupportable pour le psychologue. Il regagne les hauteurs célestes et transporte ainsi, sans se fatiguer, sa proie. Il revient au nid, qu'il remarque de loin, dans lequel une femelle et un petit oisillon l'attendent, impatients, le saluant d'un cri joyeux. Une fois arrivé, il donne de la nourriture aux deux habitants, et lui-même consomme un peu de la chair crue de l'animal, un goût de tartare pense le psychologue.

Élie James se réveille, ébahi.

— Ainsi, Hector, cet aigle que j'ai vu, est une partie de mon âme ! Raison de la familiarité perçue dans son regard... Les yeux sont le miroir de l'âme... J'avais l'impression de m'observer... Un Moi beaucoup plus vieux, beaucoup plus sage, beaucoup plus intelligent que je ne le suis ! Perturbant ! ... Très perturbant ! Je commence à me demander si Carl Gustav Jung n'avait pas finalement raison avec sa Personnalité numéro deux... À la différence que ma Personnalité n'est pas humaine, mais animale, un aigle !

— Je vous ai bien dit que vous êtes un chaman, Élie James ! intervient sa défunte patiente.

L'interpellé ne souffle mot, ferme les yeux et s'endort.



Un mois plus tard, les bagages à la main, le professeur part en France. Le vol et l'escale sont tranquilles, sans incident. Arrivé à Saint-Bertand-de-Comminges, il discerne Hector dans le ciel nuageux, glatissant joyeusement. Depuis qu'il a mis les pieds en sol français, le psychologue se sent plus léger et plus complet, comme s'il retrouvait une partie de lui-même.

« Étrange sensation », pense-t-il, ravi.

L'aigle royal descend vers lui et le guide vers le Pic du Midi. Arrivé au sommet, il contemple le sol français et espagnol à ses pieds, émerveillé par la beauté et l'élégance de l'endroit. Sourire aux lèvres, il se tourne vers son animal emblématique et lui souffle :

— Je ne me suis jamais senti aussi léger de ma vie, j'ai retrouvé une partie de mon individualité, une partie de mon âme...

— Mon collier, celui que je recherche, est autour du cou de l'oisillon ! s'exclame, très étonné, l'ancêtre du psychologue.

Intrigué, Élie James tourne sa tête vers le sommet inaccessible du Pic et y découvre un immense nid. Hector l'embarque sur son dos et l'amène dans le gîte. Un oisillon y piaille joyeusement, portant autour de son cou un immense collier d'or, serti de pierres précieuses brillant de mille feux. Le psychologue, dépassé par les évènements, observe le petit, les yeux étonnés. Il demeure sans voix pendant quelques minutes.

— Mais Hector, comment le collier peut-il être dans votre nid ? N'est-il pas dans un tiroir d'un chevet de nuit dans une maison en Aix-en-Provence ?

L'aigle lui sourit et agite ses ailes, poussant un cri harmonieux.

— J'ai envoyé un allié du monde des esprits le récupérer il y a dix ans, bien avant la naissance de mon petit. Une fillette bien sympathique répondant au nom de Claire Benyahia a accompli cette tâche.

Le professeur de Psychologie approuve d'un geste de la tête et s'approche du nid, amadouant l'oisillon pour récupérer le collier.

— Je suis ravi que le collier t'appartienne maintenant ! Je remarque une lumière ô combien divine ! lui hurle, ravi et extasié, Emmanuel James. ... Je peux enfin quitter la vie terrestre... Mon épouse, ma tendre et douce Jeanne m'attend. Au revoir, Élie, le chaman, digne descendant de mon sang !

Son descendant, sursautant à ses paroles, sourit en son for intérieur, satisfait que son ancêtre quitte définitivement le monde des vivants.

Revenant déambuler dans les rues du petit village français, il entend sa défunte patiente.

— Élie James, avais-je raison lorsque je vous ai dit que vous êtes un chaman ? Votre ancêtre lui-même le confirme !

— Il semble qu'il en soit ainsi ! soupire-t-il, résigné.

— Je dois vous avouer un lourd secret qui me pèse sur l'âme... chuchote-t-elle d'une voix morne. Vous savez Christian, mon ami d'enfance et fils de la famille dans laquelle j'ai été adoptée, que je vous ai maintes fois mentionné...

— Oui, complétez votre pensée...

Le psychologue sort un calepin et un stylo, prêt à noter les informations pertinentes, très intrigué et intéressé.

— Il est pyromane et a mis le feu à la maison où il habitait. Je l'ai couvert, laissant croire aux autres que j'ai initié le feu. En ce moment même, il est en train de reproduire le même acte criminel dans la famille d'accueil ! termine l'esprit errant d'une voix tendue... Et je pense que le feu criminel à votre bureau est son acte... Il ne voulait pas me tuer, mais uniquement vous envoyer un avertissement...

Une lueur d'inquiétude traverse ses sombres yeux, ses traits s'affaissent et sa voix est devenue tremblante malgré lui.

— Parce que je vous aime... Et qu'il serait jaloux...D'ailleurs, il me semble que vos explications et aveux sont exacts... Il ne voulait pas vous tuer... Il est certainement rongé par la culpabilité ! .... J'espère qu'il ne se suicidera pas, même si j'ai la vague intuition qu'il agira ainsi...

Se tournant vers l'aigle, il lui ordonne :

— Hector, retrouvez Christian....

— Christian Wolf, lui précise l'esprit errant.

— Comme le philosophe allemand du XVIIIe siècle**** ! s'étonne son psychologue.

— Non...

— Désolé, Mademoiselle, mon habitude de philosophe... Et merci de l'information.

Lançant un regard suppliant vers Hector, il lui demande impérativement :

— Retrouvez-le et empêchez-le de passer à l'acte.

L'aigle approuve d'un geste de la tête et s'envole, rapide comme la lumière, à Grandview. Il s'arrête à la bibliothèque de la ville, repérant le jeune homme. Il pousse un cri puissant, le détournant de son action, celle de mettre en feu l'endroit, et attirant l'attention des passants. L'un d'eux alerte la police qui arrive rapidement et l'arrête, l'amenant au commissariat pour procéder à un interrogatoire.


Deux heures plus tard, Hector revient dans son nid, auprès de sa famille, puis parcourt son vaste territoire en quête de nourriture. Le professeur de Psychologie, continuant sa promenade sans but dans le village, admirant la beauté de l'endroit, ne sait plus trop que penser de sa situation. Soudain, devant la Cathédrale Sainte-Marie, la voix de sa défunte patiente le sort de sa rêverie.

— Monsieur Élie James, je ne peux que vous remercier infiniment, maintenant que Christian est sain et sauf, certes en prison pour tentative de vandalisme, mais il est bien vivant ! Et pouvez-vous lui expliquer que je ne l'ai jamais aimé, mais que je voyais en lui un frère, une famille, que je n'ai jamais eus.

— Oui, Mademoiselle Fiona Raine, je lui rapporterai vos paroles.

— De même, sachez que vos espoirs de me voir nourrir un amour pour vous ont toujours été vains ! Pour moi, vous êtes un père que je n'ai jamais eu... Et vous êtes un chaman, le guérisseur de mon âme ! Bonne chance pour vous trouver femme et fonder une famille !

Baissant les yeux au sol, il fixe ses mains pendant quelques secondes avant de relever sa tête, se ressaisissant de son émotion première.

— Je suis très ému, gémit-il.

— Il ne faut jamais abandonner, Monsieur James.

Et l'esprit errant se tait.

— Facile à dire !

Le professeur, ne captant aucune réplique de la défunte, continue sa promenade sans but.



Deux semaines plus tard, Élie James est de retour à Grandview. Il est ravi de retrouver son oiseau emblématique, la partie manquante de son âme, se sentant complet et fort. Il décide de rendre visite à Christian Wolf en prison. Il le salue.

— Christian Wolf, il faut que nous mettions au clair nos rapports avec feue Fiona Raine. Je suis Élie James, son psychothérapeute... Et elle ne m'aimait pas... Elle voyait en moi une figure paternelle... Et je voulais interrompre sa séance, parce que tout devenait trop lourd pour moi et prenait un sens tout autre qu'il ne devait...

Le jeune homme aux yeux brun noisette brillant d'étonnement rencontrent les yeux marron du professeur.

— Est-ce que votre discours n'est destiné qu'à me rassurer ? bredouille-t-il.

— Non, jeune homme. Je ne fais qu'éclaircir ma situation avec Fiona Raine, votre sœur adoptive. Celle-ci vous considérait comme son frère, comme une figure protectrice fraternelle. Votre amour n'était pas partagé...

Les yeux agrandis de curiosité, le jeune homme passe nerveusement sa main droite dans ses cheveux brun foncé et murmure :

— Mais comment savez-vous que je l'ai aimé ?

— Fiona Raine m'a tout expliqué. Et vous êtes fou amoureux d'elle, raison de votre pyromanie, comme vengeance et déclaration de votre amour. Feu qui vous ronge de l'intérieur... Je vous conseillerais de faire une sublimation de votre pulsion destructrice, une manière de retravailler votre amour déçu.

— Comment ? De quelle manière ? l'interroge très sagement Christian Wolf, impressionné par le prestige du psychologue, son assurance et sa prestance, lui rappelant celle d'un roi et d'un professeur pour qui l'autorité est naturelle.

— Soit vous vous spécialisez en pyrotechnie, soit en artiste qui pratique la pyrogravure.

Mine pensive, le visage du pyromane s'illumine.

— Merci, Monsieur James ! Je n'avais jamais pensé ainsi ! Je retiens sérieusement votre suggestion de la pyrogravure !

— Vous n'avez pas à me remercier, je ne fais que mon travail.

Le professeur de psychologie se retire, revenant au parc de la ville. Soudain, sa défunte patiente, sur un ton enjoué, s'exclame :

— Élie James, vous avez une capacité de contrôle mental, une force de persuasion sur Christian. Vous m'étonnez, mais je remarque qu'il n'est plus dépressif et est bien décidé à suivre votre conseil !

— Je suis étonné et bien ravi qu'il change ainsi.

— Élie James, je vous avertis de bien faire attention avec votre capacité de persuasion. Ne la détournez pas pour le Mal. N'abusez pas de votre influence sur les autres, affirme sérieusement Jean-Albert Goldberg, un Observateur.

— Très exactement, approuve Fiona Raine.

Le professeur de Psychologie baisse son regard brillant d'intelligence au sol, réfléchissant au sens profond des paroles.

— Chaque capacité et chaque don sont tout à la fois une punition, une exigence et une obligation, jeune homme, continue l'Observateur. N'oubliez pas que nous savons tout ce qui se passe sur Terre. Aucun secret ne peut exister !

— Je tâcherai d'être prudent et de ne pas user à mauvais escient mes capacités, promit, ému, le professeur.

— Merci infiniment Élie James pour votre aide ! Je peux enfin quitter le monde des vivants, lui annonce joyeusement sa défunte patiente.

— Au revoir, Mademoiselle Fiona Raine.

— Merci Élie James ! Je discerne une lumière ô combien magnifique ! Divine, brillante et angélique, est cette lumière ! Elle m'appelle... Et je remarque mon père et ma mère qui m'attendent. Je vais les rejoindre ! Au revoir, professeur James.

Et la défunte patiente du professeur de Psychologie quitte définitivement le monde ici-bas.

Élie James revient chez lui, profondément ému et ravi du départ de sa chère patiente pour l'Au-delà. Saluant en chemin son aigle Hector qui vole joyeusement au-dessus de sa tête, il est bien décidé à se consacrer à la psychothérapie plus qu'à l'enseignement universitaire.



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EMI est l'abréviation d'expérience de mort imminente.

** L'aigle, à l'instar d'autres oiseaux, ne peut être mangé par l'homme, considéré impur. Voir Bible, Lv 11,13 [ou, en hébreu, ויקרא, Wayiqra littéralement « Et Il appela », 11,13] et Dt 14,12 [ou, en hébreu, דברים, Devarim littéralement « Paroles », 14,12].

*** Voir Bible, Ps 103,5 [ou, en hébreu, ספר תהילים, Sefer Tehillim littéralement « Livre des Louanges », 103,5].

**** Le philosophe en question est Christian Wolff.

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