Lettres d'un autre monde
Chapitre 1 : Lettres d'un autre monde
6410 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 27/02/2025 00:49
Cette fanfiction participe au Défi du forum de Fanfictions.fr La Lettre (mai 2018) en seconde chance
Lettres d’un autre monde
Il était une fois, par une belle journée ensoleillée du mois de mai 2014, dans une petite ville américaine, Grandview, dans une simple petite maison de banlieue, une famille vivait heureuse depuis la victoire des Lumineux sur les Ombres, deux forces surnaturelles qui représentaient le Bien et le Mal. Famille extraordinaire, où la mère et le fils avaient une capacité peu commune, celle de percevoir les esprits errants, les âmes des défunts. La mère du garçon de cinq ans, Mélinda, une petite brunette, était antiquaire de métier.
Le jour où débuta notre histoire, elle était à la maison, arrosant les fleurs dans le jardin de devant. Soudain, elle entendit un roucoulement à quelques mètres d’elle. Se retournant, la trentenaire remarqua une colombe qui avait à sa patte droite une épaisse enveloppe habilement attachée. L’oiselle, au regard humain, lui murmura d’une voix mélodieuse :
— Prenez cette enveloppe, elle contient une lettre de mon beau-père, l’une de vos connaissances.
Bouche bée, étonnée d’entendre un animal parler, la jeune femme demeura figée, l’observant minutieusement. Le plumage d’une blancheur virginale était le plus éblouissant qu’elle n’eut jamais vu scintiller au soleil. Tremblante malgré sa volonté à paraître imperturbable, elle s'approcha de la créature ailée. Cette dernière ne battait même pas des ailes pour s’enfuir, attendant sagement d’être délivrée du fardeau qu’elle portait. Dès que l’animal fut libéré, il s’envola pour se percher sur l’arbre voisin, épiant Mélinda. Cette dernière entra dans la maison, s’assit à table, ouvrit l’enveloppe et lut la lettre de son ami le professeur Richard Payne, reconnaissant son élégante écriture cursive.
7 mai 2014,
Vingt-Septième Royaume*, non loin (et très loin) de Moscou, Fédération de Russie
Bonjour, Madame Gordon-Clancy,
Si vous recevez cette lettre, c’est bon signe ! Cela signifie que je suis bien vivant, corps et âme pour ainsi dire ! Depuis fort longtemps, je n’ai guère de nouvelles de vous ! Je pourrais très bien connaître votre situation de maintes façons, mais je préfère vous le demander directement et je dois vous informer d’étonnantes et incroyables révélations sur votre famille.
Depuis 2008, sans contact avec vous, je n’ai donné aucun signe de vie non plus ! … Quel piètre ami, je suis ! Et l’achronie chronique dans laquelle je vis depuis mon second mariage me laisse toujours étonné. Elle ne devrait pas être une échappatoire, ni une excuse pour ce long silence qui vous a certainement inquiété ! Je n'ai jamais pensé que des années s’étaient écoulées, mais seulement quelques jours ! … Mais revenons aux nouvelles.
J’espère que vous vous portez bien. Sans grands bouleversements et avec des bonnes nouvelles ? De mon côté, malheureusement, je n’ai guère été chanceux… Mais j’eus une heureuse nouvelle après une triste, un bon signe, non ? Belle consolation, n’est-ce pas ? Je vous le demande en toute sincérité. Je ne me fâcherai point, même si vous pensez que je ne suis qu’un excentrique et arrogant professeur dès que vous aurez terminé de lire cette lettre. Je n’ai aucun problème avec votre pensée sincère, mais votre avis m’importe… Au moins, au travers de mes malheurs, je pense comprendre votre don. Et je ne parviens point encore à décrire l’état émotionnel dans lequel je me trouve. C’est une angoisse et une effervescence de l’esprit… Indescriptible.
Vous le saviez sans doute que je suis parti en voyage d’étude en septembre 2008** dans le cadre de mon congé sabbatique. J’ai visité le Pérou, le Tibet, la Chine, l’Ouzbékistan et finalement la Russie. À mon arrivée au Tibet, rien d’étrange n’est à noter, mais, vers la fin de mon séjour dans ce pays, mon monde s’est effondré… D’une manière inattendue, soudaine et imprévisible… Rien de commun avec ce que j’avais vécu en Chine, en Ouzbékistan et en Russie.
Gabriel Lawrence a également joué un rôle non négligeable dans l'événement… J’avais attiré son attention lorsque nous nous sommes rencontrés en 2007, à Grandview. Vous vous rappelez sans nul doute avec quelle rage et fureur il avait osé arracher de mes mains l’appareil pour en retirer la pellicule. Il n’avait pas du tout apprécié ma curiosité. J’avais perçu qu’il était constamment suivi par de sombres entités…
Depuis ce jour, j’ai capté son attention… Il était venu au Tibet, en Chine et en Russie, à ma suite, me poursuivant, me menaçant, m’attaquant… J’en étais même venu à une lutte avec le sordide monstre pour délivrer ma première épouse, que Dieu ait son âme ! …
Permettez-moi de vous apporter une précision concernant, ma défunte première épouse, feue Kate, ou plutôt devrais-je écrire Katherine Payne. En 2008, contrairement à ce que vous semblez penser, elle n’avait point encore quitté ce monde pour rejoindre la Lumière. Je vous expliquerai dans une autre lettre ce détail, si le temps ou l’espace venaient à me manquer pour le faire dans celle-ci…
Aussi, j’ai une découverte de première importance à vous communiquer, concernant à la fois Gabriel Lawrence et vous. Maintenant, je comprends mieux certains autres détails de ma vie… Je dois en remercier mon actuelle épouse, ma chère et douce Iarina, qui a été mon professeur, mon mentor et ma femme. Elle m’a permis de mieux appréhender mon existence depuis mon expérience de mort imminente en août 2009. Durant mon apprentissage à ses côtés, j’ai mieux saisi le sérieux de mon champ d’intérêt… Et je vous donnerais un conseil : Il ne faut pas jouer avec des forces qui nous dépassent ! Elles existent et sont bien réelles… Même si elles nous paraissent effrayantes, effroyables ou inoffensives !
Mais revenons à mes mésaventures… De septembre à novembre 2008, j'étais au Pérou. Voyage sans incident… Hormis l’étrange sentiment d’être suivi, d’être épié. Je me suis demandé si je ne devenais pas paranoïaque. Mais tel n’avait pas été le cas…
Gabriel Lawrence m’avait suivi à chaque pas. Non, ce n’est pas une blague, ma chère amie. Il passe quasi inaperçu lorsqu’il prend ses photographies… Cette aptitude — je l’ai comprise beaucoup plus tard — est liée à son histoire familiale, à son grand-père maternel et à sa mère. À cet instant, dans mon ingénuité, j'avais écarté cette intuition d'un geste dédaigneux, l’attribuant, à tort, aux effets trompeurs de la fatigue qui m'accablaient.
De la mi-novembre jusqu’en décembre de la même année, j’avais été au Tibet, étudiant l’Islam et les pratiques locales.
Vers la fin de mon séjour, dans le petit et humble appartement qu'avait été mon logement, Gabriel Lawrence, en chair et en os, en corps et en âme, c’était présenté à moi, me disant pour m’intimider : « Votre épouse, Catherine Payne, est encore parmi les vivants ! Elle est prisonnière dans ma maison aux esprits… Maison qui est mobile et qui ne se trouve pas aux États-Unis, mais dans un lointain ailleurs… Vous seul pouvez la délivrer ! Si d’ici le mois d’août, vous ne parvenez pas à la libérer, vous la rejoindrez rapidement ! »
Sur cette parole menaçante, il avait psalmodié des paroles en ancien slavon, que j’avais reconnu sans vraiment comprendre, et puis m’avait donné un miroir de poche. À sa surface, une image apparut, j’avais reconnu sans l’ombre d’un doute ma défunte épouse comme si elle était devant moi en chair et en os, bien vivante. Elle arborait une mine triste, dans son tailleur classique bleu qui lui seyait si bien. Des larmes perlaient ses yeux clairs, ses bras et ses jambes étaient entravés par des chaînes de fer… Mon cœur s’était fendu. Elle avait été mon épouse bien-aimée, comment j’aurais pu l’oublier…
Ma chère et douce moitié à qui je n’avais point pardonné son infidélité, mais elle avait été la femme avec qui j’avais partagé plusieurs années de vie commune. Notre mariage était certes parfois tumultueux, mais elle restait mon épouse ! Ce qui m’avait le plus étonné, c'était la possibilité de la discerner si clairement alors qu’elle était morte… Mystère que j’ai élucidé bien plus tard.
Le sourire sardonique de ce démon ne m’avait point échappé. Gabriel avait ricané, satisfait d’avoir touché une corde sensible ! Et il avait disparu tout aussi étrangement qu’il était arrivé…
Avec les connaissances que j’ai maintenant, je comprends mieux comment il y parvient, mais je vous l'expliquerai plus tard. J’avais regardé fixement et intensément ce miroir, mais il était redevenu ordinaire, ne renvoyant que mon reflet. J’avais décidé de plier bagage le plus rapidement possible, fermement déterminé à délivrer ma défunte épouse, peu importe où qu’elle soit ! C'était une promesse que j’ai faite à moi-même ! J’y arriverais, coûte que coûte ! Rien ne m’empêcherait de parvenir à mon but !
De janvier à mars 2009, j’étais en Chine, étudiant les pratiques chinoises du christianisme et de l’Islam, tout particulièrement l’influence des traditions ancestrales antiques sur la pratique du culte des monothéistes.
En plus je prospectais les recoins les plus improbables et les plus insoupçonnés à la recherche de l’endroit où ma défunte épouse pourrait être emprisonnée.
J’avais constaté que mes moindres pas étaient surveillés… par Gabriel Lawrence, je l’ai compris rétrospectivement. Au cours de ces quatre mois, j’avais remarqué que des étranges accidents et des activités paranormales se déroulaient sous mon regard sceptique… J’avais même pensé qu’un poltergeist me hantait… J’avais envie de vous appeler, mais je m’en suis abstenu, considérant qu’il était impossible de faire partir une entité entêtée à distance !
J’avais consulté tous mes livres et j’étais paré d’une quantité impressionnante d’amulettes et de talismans… Si vous m'aviez vu, vous auriez pensé que j’étais devenu superstitieux ! … Ce qui n’était pas faux, jusqu’à un certain point. Mais, hélas, toutes ces précautions n’avaient servi à rien ! Je me suis même retrouvé aux urgences, jambe écrasée par une lourde bibliothèque dans une librairie, alors que je cherchais les ouvrages sur le folklore sino-russe. Maintenant, je comprends qui en est le responsable et la raison de cet événement : j'étais juste à quelques mètres de la porte de cette maison ambulante dont avait parlé Gabriel Lawrence ! Cela n’avait pas plu ni à lui, ni à son grand-père, le propriétaire de la librairie. C’était ce vieil homme qui retenait mon épouse prisonnière !
Une fois rétabli, j’avais voulu revenir à cette librairie, mais elle était fermée ! Vendue pour être transformée en un restaurant ! Alors, j'ai plié bagage et je suis parti vers ma prochaine destination, à la recherche de mon épouse.
De mars à mai, j’avais visité l’Ouzbékistan, me consacrant uniquement à fouiller dans les diverses librairies et bibliothèques des écrits sur le folklore, les mythes, les légendes, les contes et les histoires paranormales et occultes. J’avais eu l’intuition qu’une partie de la réponse y serait…
Voyager toujours sous surveillance… Quelle angoisse ! Un détail m’avait particulièrement frappé, à savoir qu’en lisant des contes populaires et des contes russes dans une bibliothèque, j’avais noté la soudaine présence du même vieux libraire qu’en Chine… En le voyant, j’étais demeuré bouche bée, je l’avais reconnu… et il m’avait reconnu également. Il affichait un sourire carnassier qui me donnait des frissons. En croisant ses yeux vert émeraude, un vertige m’avait pris et je m'étais éclipsé de l’endroit avant qu’un malheur ne m’arrive. À peine avais-je franchi le seuil que j’ai entendu sa voix murmurer dans mon oreille gauche en français avec un fort accent slave — langue que je maîtrise aussi bien que l’allemand et le russe. Ses paroles resteront gravées dans ma mémoire :
— Jeune homme, vous ne pouvez m’échapper ! Je connais vos moindres pas ! Vous ne parviendrez jamais à délivrer votre épouse, hormis dans un combat ! Mais cette lutte est déjà perdue d’avance ! Vous êtes trop faible ! Vous, un mortel, ne pouvez rien contre un immortel !
J’ai blêmi et me suis retourné pour constater, à sa place, une fumée sombre qui avait mis quelques minutes à se dissiper. J'avais eu peur, effrayé de ne pas tenir promesse et de cette étrange apparition maléfique. Mais je n'abandonnerais pas !
De juin à août, j’ai séjourné en Russie, visitant Saint-Pétersbourg, Ekaterinbourg et Ijevsk. C’est dans cet immense pays plein de charme que j’ai connu à la fois un malheur et un bonheur.
La malchance sera gravée à jamais dans ma mémoire, ce 21 août 2009 à 17 h 33 à Ijevsk, mais je ne dois point sauter une étape de mon voyage !
Je suis arrivé à Saint-Pétersbourg où je courais littéralement après les livres pour trouver le plus d’indices… Et c’est durant ces recherches que j'ai fait la connaissance de celle qui est devenue ma seconde épouse, Iarina Vladimirovna, la libraire. En consultant des contes traditionnels et folkloriques russes, j’ai remarqué que la libraire m’observait attentivement de ses grands yeux bleu gris, avant de rapporter son attention vers la porte. Le même vieillard qui m’avait poursuivi et menacé en Chine et en Ouzbékistan est entré dans la librairie. La propriétaire, d’une voix tonnante qui assombrissait le ciel pourtant ensoleillé à mon arrivée, l’a chassé en ces termes, agitant vers lui ses mains :
— Squelette ambulant ! Disparaissez de ma vue, avant que vous ne regrettiez le jour de votre naissance et que je ne ne fasse venir Maria Mikhaïlovna*** dans cette salle pour vous remettre à votre place !
L’interpellé s’est figé au seuil, murmurant quelques imprécations en vieux slavon. Il a fait quelque pas vers l’intérieur, puis en est sorti rapidement lorsqu’une grande et élégante femme au regard froid comme la glace, au visage hiératique, s’est matérialisée sous mes yeux éberlués, une employée de la libraire sans aucun doute.
L’étrangeté de la scène ne m’est pas passée inaperçue. J’ai feint de ne rien voir, mais rien de tout cela n'a échappé à la libraire. Cette dernière s’est approché de moi et a affirmé, d’un ton sérieux :
— Monsieur l’étranger… Venez me rendre visite… Je possède des livres qui pourraient vous intéresser. Des ouvrages que je garde précieusement et avec beaucoup d’attention dans ma maison… Ils pourraient vous aider à comprendre ce que vous cherchez… Vous n’êtes pas un mortel ordinaire !
Ne sachant que faire, j’ai accepté l’invitation. Elle m'a donné une carte de visite où une adresse à Strelna était inscrite. Je m’y suis présenté le matin du jour suivant, animé par une vive curiosité et une profonde fascination pour cette femme érudite au savoir étendu.
Lorsque je suis arrivé devant la maison montée sur des pilotis tournant, tel un plat en exposition dans une pâtisserie, qui n’était pas sans rappeler par ceci l’isba de Baba Yaga, cette sorcière folklorique russe. Après avoir hésité un instant, j’ai prononcé la formule consacrée d’une voix assurée et forte. Sous mes yeux, la maison a cessé de se mouvoir, s’immobilisant pour laisser la place à un escalier en bois. J’ai frappé à la porte qui s’ouvrit sur la libraire de la veille qui m'attendait à l’intérieur avec un sourire affable. Elle m’a expliqué qu’elle m'aiderait dans ma quête, puisque celui qui a gardé l’âme de ma première épouse prisonnière était Kochtcheï l’Immortel.
L’unique manière de triompher de lui serait de quérir sa mort sur l'île mystérieuse de Bouïane, au cœur de cette terre isolée s'élevait un chêne majestueux, pluricentenaire, qui cachait, en son sommet, un coffre. Dans ce coffre, se trouvait une aiguille et c’était dans cette aiguille magique, sur sa pointe, que résidait la perte de Kochtcheï.
J’ai demandé à la libraire si, pour se rendre à cet endroit fabuleux, par-delà le Vingt-Septième Royaume, au Trentième Royaume, faudrait-il entrer dans une transe chamanique. Ce qu’elle m’a confirmé, mais elle m’a averti que ce voyage peut être très dangereux pour mon corps et périlleux pour mon âme. Incrédule, je me suis plié néanmoins aux deux semaines d’ascèse et de jeûne nécessaires avant de partir au Trentième Royaume. Je n'oublierai jamais la première impression que j’ai eu lorsque je suis sorti de mon corps et aperçu mon corps à mes pieds…
Étonné, j’ai fixé Iarina Vladimirovna qui m’a foudroyé du regard et m’a ordonné fermement de partir récupérer l’aiguille dans son coffre pour pouvoir combattre Kochtcheï à arme égale.
Cette expérience extraordinaire a été absolument impossible à décrire, une merveille telle qu’il n’y a point de mot pour vous la rapprocher… Une autre manière de percevoir le temps et l’espace… Et je suis revenu de ce voyage sans difficulté, émerveillé que je puisse voyager à la vitesse de la pensée… Bref, rien de très héroïque dans ma manière de récupérer la mortalité de ce sorcier folklorique… Pourtant, les contes dépeignent une imbrication nettement plus élaborée que celle que j’ai vécue : l’aiguille magique, enchantée, est dissimulée dans un œuf, lui-même niché dans un canard, qui, à son tour, se cache dans un lièvre, le tout enfermé dans un coffre.
Je ne vais pas m’en plaindre, mais je me demande si je n’ai pas rêvé toute cette quête ? Semble-t-il que non, puisqu’en revenant dans mon corps — malgré toute mon euphorie du moment, comme enivré par le meilleur des vins, j’ai néanmoins retrouvé dans la poche intérieure de mon veston l’aiguille qui m’attendait sagement. Je l’ai sorti de la poche pour l’observer sous toutes les coutures pour vaincre mon scepticisme.
Avant mon départ pour Ekaterinbourg, Iarina Vladimirovna m’a donné trois cadeaux, une assiette d’argent, une pomme d’or de la jeunesse et un mouchoir magique qui me servirait de boussole et qui me permettrait de me rendre invisible.
Et, là-bas, j’ai affronté Kochtcheï l’Immortel, le tuant sans la moindre hésitation, brisant l’aiguille enchantée. Mais je ne suis pas parvenu à libérer ma défunte épouse… Parce que les couloirs semblaient vides à mes yeux, bien que je n’oublierais jamais l’angoisse oppressante de cette demeure aux apparences si inoffensives de l’extérieur… Et c’est dans l’une des salles que j’ai aperçu des photographies, non seulement de vous, mais aussi de moi lors de mes voyages… Ce qui m’a étonné. J’ai quitté cet endroit, sans savoir comment libérer Kate alors que je ne l’ai point vu ! J’ai hésité à vous téléphoner, mais je n’ai point voulu vous déranger… J’ai suivi l'orientation que m’a donné le mouchoir…
À Ijevsk, je l’ai fouillé entièrement dans ses moindres recoins, perplexe de la direction que m’a indiquée le mouchoir magique… Au détour d’une forêt, Gabriel Lawrence s’est présenté devant moi et m’a souri ironiquement. Nous nous sommes livrés à une lutte.
Il a été fort, ce fils de Thomas Gordon.
À un moment, je me suis senti libre, léger. Je me suis retourné pour constater que j’étais sorti de mon corps qui gisait inanimé à mes pieds. Étonné, j’ai constaté que Gabriel Lawrence me fixait avec dédain en riant à gorge déployée, me narguant. Puis il a abandonné mon corps aux bêtes sauvages dans la forêt.
Je suis revenu à Saint-Pétersbourg aussi rapidement que la lumière pour expliquer à Iarina Vladimirovna ma situation. Elle m’a ordonné de revenir immédiatement dans mon corps, où elle m’a rejoint en volant. Elle a traversé les airs, telle une fusée dans l'espace, à bord de son mortier géant qui ressemblait plus à un hélicoptère rudimentaire qu’à un mortier. Elle s’est agenouillée au-dessus de mon corps, psalmodiant des paroles en russe et en slavon. Elle m'aspergeait d’eau, alternant entre l'eau de vie et l'eau de mort, comme je l'ai appris par la suite.
Quelques jours plus tard, j’ai été complètement rétabli… Et une étrange expérience m’est arrivée… Je voyais les défunts ! Je les voyais, je les entendais, je les sentais même ! … Très perturbant… Depuis ce jour, je comprends quelle est votre réalité ! J’ai gagné un don… qui, parfois, semble être une malédiction…
J’ai continué à étudier auprès de ma chère épouse qui m’a appris maints secrets du monde et de l’univers… Son enseignement, je ne peux que vous le résumer en cette phrase : il existe des forces bénéfiques et maléfiques et il vaut mieux ne pas jouer avec ces dernières, parce qu’on ne peut jamais les contrôler et elles peuvent se fâcher et se venger aisément !
Plusieurs jours plus tard, j’ai suivi le chemin que m’a indiqué le mouchoir, pour aboutir au milieu d’une forêt. Je me suis arrêté près d’une immense maison de bois, montée sur des pilotis et entourée d’esprits errants sinistres… Une maison hantée.
J’ai pris mon courage à deux mains et je suis entré sans hésitation. J’ai discerné Gabriel Lawrence dans un coin en discussion animée avec les défunts. Lorsqu’il m’avait remarqué, il m’a lancé un défi : celui de délivrer ma défunte épouse des multiples chaînes qui pendaient au mur sans me tromper. En observant les esprits, je ne me suis point fourvoyé, au grand étonnement de ce sinistre homme. Les chaînes, en apparence légères, avaient été très lourdes et seule ma volonté et mon amour pour Kate m’avaient donné le courage de la libérer. Lorsque j’ai croisé son regard, j’ai ressenti un puissant courant électrique traverse mon corps ! Dès ce mouvement, le ciel s’est assombri et j’ai ôté les chaînes de tous les autres prisonniers et la maison ambulante est tombée en poussière. Seuls les défunts entouraient Gabriel Lawrence et moi, promenant leurs regards de l’un à l’autre, incertains. Me rappelant toutes mes lectures et vos propos, je les ai convaincus de partir dans la Lumière, de quitter définitivement le monde des vivants, au grand désarroi de mon ennemi qui n’a même pas osé m’attaquer. Il a battu en retraite… Mais cette attitude camoufle certainement une intention perfide !
Je suis revenu à Saint-Pétersbourg auprès de Iarina Vladimirovna pour l’informer du succès de ma mission et pour finaliser mon apprentissage à ses côtés.
Peu après l’achèvement de mes études, j’ai pris la résolution de lui faire la cour, car cette femme d’une rare beauté et d’une intelligence tout aussi remarquable avait su conquérir mon cœur. Jamais auparavant je n'avais rencontré pareille femme !
Et j’ai découvert sa véritable identité à l'occasion de nos noces : Iarina Vladimirovna n’est que le pseudonyme de la légendaire Baba Yaga. Madame Gordon-Clancy, je ne vous mens pas, je vous assure de ma sincérité et de ma lucidité. Pour attester mes dires, je vous envoie ma belle-fille, Maria la Très Sage, née de l’union de Baba Yaga avec son premier époux. Cette jeune femme possède le don remarquable de se transformer en tourterelle à voix humaine.
Dans une prochaine lettre, je vous informerai de ces découvertes concernant votre famille maternelle, Mélinda Gordon, mais également sur l’identité du mystérieux grand-père de Gabriel Lawrence, ce monstre ignoble ! L’identité de votre illustre ancêtre vous étonnera !
Votre fidèle ami,
Richard Payne
Professeur d’Histoire, spécialiste de l’Histoire ancienne et moderne, à l’Université d’État de Moscou, Russie
Ancien Professeur d’Anthropologie, spécialiste des sciences occultes, à l’Université Rockland, États-Unis
Petit sourire aux lèvres, Mélinda, sortit des feuilles vierges d’un tiroir et rédigea sa réponse.
9 mai 2014,
Grandview, États-Unis,
Bonjour, Monsieur Payne,
Effectivement il y a très longtemps que je n’ai pas eu de vos nouvelles. Vos aventures sont vraiment des plus surréalistes, presque impossibles ! Heureusement, je sais que vous êtes un homme sérieux, très intellectuel, aucunement porté à l’affabulation… Je suis simplement étonnée par la tournure des événements ! Je ne vous considère pas comme un excentrique, ni arrogant, Professeur, mais bien comme un ami pourvu d’un sens de l’humour parfois particulier qui m’avait beaucoup aidé à résoudre des énigmes d’esprits errants. Une aide pour laquelle je vous serais à jamais redevable. Sinon, je veux bien vous croire, mais je demeure toujours perplexe concernant votre seconde épouse. Une sorcière de conte russe ? Est-ce possible ? Et je suis encore très intriguée concernant une meilleure compréhension de mon don et les découvertes sur ma famille que vous avez à me communiquer. Comment ? Qu’est-ce que c’est ?
D’ailleurs, je n’ai pas compris toutes ces subtilités folkloriques qui me dépassent, mais c’est sans importance ! Les trois objets remis par votre seconde épouse m’intriguent au plus haut point, et j’espère recevoir quelques précisions.
De mon côté, j’ai aussi bien des tristes que des heureuses nouvelles à vous communiquer par ailleurs ! D’abord, les bonnes, je suis maintenant mère d'un adorable garçon de cinq ans, Aiden. Pour moi, il vaut l’or du monde tellement il est bon ! Jim ne cesse de me dire qu’il est mon portrait craché ! Notre fils m’avait sauvé d’une chute définitive du côté des Ombres. En y repensant aujourd'hui, j’ai encore des frissons qui me parcourent le corps ! Heureusement que ceci est derrière nous ! De plus, je suis enceinte depuis quelques mois de mon second enfant, un garçon, selon Aiden… Mais nous verrons bien !
Ensuite, les mauvaises nouvelles : par la suite, j’ai failli devenir veuve peu après le remariage d’une amie de Jim, Tricia. L’ancien fiancé de Tricia, un escroc dont le nom m’échappe, s’est engagé dans une altercation physique avec mon époux. Ce fiancé était très fâché que j’ai aidé Tricia à résoudre l’énigme d’un esprit errant, Owen Grace, ami d’enfance de la jeune femme. Cet esprit semait des indices qu’ils fallaient décoder pour comprendre que le fiancé était un escroc. Ainsi, son mariage a été annulé à la dernière minute. Et notre ami inspecteur, Carl Neely, venu à ma demande, a tiré de trop loin, blessant involontairement et grièvement Jim. Ce dernier a connu une expérience de mort imminente, mais mes larmes, mes lamentations, mes supplications, sa propre détermination ou une force transcendante – je ne saurais le dire – l’ont persuadé de regagner son enveloppe charnelle****.
Depuis qu’il est revenu parmi les vivants, il a changé : il court beaucoup moins au travail, il a un autre regard sur le monde pourrait-on dire… Il a même décidé d’entreprendre des études en médecine ! Pas pour une raison pécuniaire, même si c’est évident que le salaire d’un médecin est bien plus élevé que celui d’un ambulancier, mais surtout pour donner un sens à sa vie d’une certaine manière : aider les gens dans leurs maux, les alléger de leurs souffrances. C’était son vœu le plus cher depuis son enfance. Il voulait devenir médecin, mais en grandissant, par souci pour sa mère, il a opté pour une voie plus simple, être ambulancier. Mais revenons à mon sujet initial.
Une autre information préoccupante, Jim et moi, nous nous sommes souvent disputés concernant notre fils et ma santé. D’un Observateur devenu familier avec nous, Carl, nous savons que notre fils est exceptionnel, il voit des entités que je ne perçois pas, des Lumineux et des Ombres, en plus d’être empathe. Et nous, Jim et moi, comme parents, nous avons le souci d’offrir une meilleure enfance possible à notre fils, sans qu’il se préoccupe trop du monde invisible. Je pense bien l’initier au métier de passeur d’âme, mais il est beaucoup trop tôt pour le faire maintenant. Je compte attendre ses dix ans pour lui enseigner les bases. Alors que mon mari ne voudrait pas que je lui enseigne la base du métier ni à ses cinq ans, ni à ses dix ans, mais plutôt attendre ses quinze ans. Après cette lutte entre les Lumineux et les Ombres, où j’étais possédée par ces dernières, Jim s’est rendu à mon argument, comprenant mieux le sérieux du monde surnaturel et invisible sur nos vies.
Sinon, outre ces petits événements, tout va bien pour notre famille qui s'agrandit bientôt ! J’en suis euphorique, rien qu’à y penser ! En espérant que ce ne sera pas aussi difficile qu’avec mon premier fils ! Je verrai au moment venu.
Pour revenir à votre lettre, je suis très étonnée et perplexe. Mais je comprends mieux pourquoi je ne vois plus Gabriel dans les environs depuis plusieurs années. Je suis bien impatiente de connaître ce que vous avez trouvé sur l’histoire de ma famille !
J’attends votre réponse avec une grande curiosité. Au-delà des esprits errants, il apparaît clairement que les créatures issues des récits populaires et du folklore ont une existence bien tangible !
Avec l’espoir de vous lire bientôt,
Votre amie des États-Unis,
Melinda Gordon,
Antiquaire extraordinaire à Grandview
Dès qu’elle acheva la rédaction de sa missive, la trentenaire quitta son domicile. Elle aperçut alors une ravissante jeune femme d’une vingtaine d’années qui l’attendait sur le trottoir. Cette dernière, grande et élégante, arborait des yeux bleus et des cheveux blonds savamment tressés. Sa large robe, ornée de motifs traditionnels slaves, lui conférait une allure d’un personnage de conte. Le sourire radieux qu'elle affichait inspirait immédiatement confiance.
— Madame Gordon-Clancy, l'informa-t-elle de la même voix mélodieuse de l’oiselle, je suis Maria Vassilievna, fille de la magicienne que tout le monde surnomme Baba Yaga et de Vassili Petrovitch. Je suis une messagère et un lien entre Ritchard Alexandrovitch Payne et vous !
La chuchoteuse d’esprits lui donna sa lettre dans une enveloppe et assista, étonnée, à la métamorphose de la jeune femme en tourterelle. L’antiquaire revint chez elle, en émoi de tout ce qu’elle venait d’apprendre, cent questions se bousculaient dans sa tête. Elle était impatiente d’obtenir la réponse de son ami.
Quelques jours plus tard, elle reçut la missive du professeur par l’entremise de Maria. S'installant confortablement au salon, Mélinda lit la lettre avec curiosité.
11 mai 2014,
Vingt-Septième Royaume, non loin (et très loin) de Moscou, Fédération de Russie
Bonjour, Madame Gordon-Clancy,
Je vous remercie de votre patiente lecture et de votre réponse. Me voilà rassuré, je ne suis pas fou ! Et je suis ravi de susciter votre curiosité concernant Gabriel Lawrence et votre propre famille… D’ailleurs, c’est uniquement pour cette histoire de famille que Maria, ma belle-fille, a accepté d’être ma messagère.
Je suis heureux d'apprendre que tout se passe bien pour vous, notamment en ce qui concerne vos enfants et les joies familiales. Les bonnes nouvelles ont toujours le don de réchauffer les cœurs. Cependant, revenons à notre sujet principal. Je m'efforcerai d'être plus concis et d'aborder directement l'essentiel…
Commençons par Gabriel Lawrence, son grand-père était Kochtcheï l’Immortel, ce vieux sorcier squelettique du folklore russe qui ne marchait jamais, mais se déplaçait en volant. Celui-là même que j’ai tué ! Et c’est précisément en raison de cet acte que Gabriel Lawrence — fils adoptif de Thomas Gordon, fils biologique de Jean Lawrence et d’Irène Lawrence, pseudonymes d’Ivan Tsarévitch et de Vassilissa, la fille cadette de Kochtcheï — est venu quérir vengeance et me lancer un duel en défi. Un affrontement au cours duquel j’ai eu mon expérience de mort imminente.
De sa mère, Gabriel détient la capacité de se métamorphoser en n’importe quelle forme, vivante ou non, pour ainsi vous espionner et m’espionner plus tard. S’il s’est intéressé à vous, c’est en raison de votre lointaine aïeule, la mère de votre arrière-arrière-arrière-grand-mère, Tessa Lucas qui vivait au XIXe siècle.
Aussi, il gardait prisonnières les âmes, dans sa demeure pour son grand-père, afin de lever une armée. Il lui avait également donné les âmes des femmes les plus belles en otage, à défaut de pouvoir les épouser, ce sorcier n’a pas été polygame. C’est ainsi qu’il avait gardé ma première épouse Kate. De plus, Gabriel Lawrence a appris quelques formules et chants magiques auprès de son sorcier de grand-père. Ce qui explique le miroir magique qu’il m’a tendu au Tibet !
Mais parlons de votre famille, pour mettre en lumière beaucoup de mystères et surtout l’intérêt de Gabriel Lawrence pour vous et pour moi. Je suis certain que vous ignorez qui était la mère de votre bisaïeule. Je vous le dirais, et je détiens cette information de source fiable : ma belle-fille, Maria Vassilievna ! Les parents de Tessa Lucas ne sont nuls autres que Maria Vassilievna et Andreï Nikolaïevitch Bogolubov. Le prénom de Tessa est une version déformée du diminutif russe Tassia, qui est lui-même un diminutif pour Anastassia. Donc votre lointain ancêtre, du côté maternel, est Baba Yaga, ma seconde épouse, étrange, non ? Mais je comprends mieux la provenance de votre don, puisque toute la lignée féminine entretient un rapport avec l’au-delà, les morts et le monde de la magie, de l’occulte et du surnaturel.
Je termine par la réponse à vos questions. Concernant les objets magiques que Yaga m’a donnés, ce sont des artefacts que nous retrouvons dans divers contes russes, à savoir une assiette d’argent, une pomme d’or de la jeunesse et un mouchoir magique. L’assiette permet de connaître les événements à des endroits très éloignés, nous pouvons les observer comme si nous regardions une émission à la télévision, sauf plus véridique. Les pommes d’or sont des fruits qui permettent à ceux qui les mangent de conserver la jeunesse éternelle et le mouchoir rend invisible son porteur et peut avoir la fonctionnalité d’une boussole, pour nous diriger infailliblement vers l’endroit désiré.
En espérant que j'ai assouvi votre curiosité !
En vous souhaitant beaucoup de bonheur et de paisibles moments en famille !
Votre fidèle ami,
Richard Payne
Professeur d’Histoire, spécialiste de l’Histoire ancienne et moderne, à l’Université d’État de Moscou, Russie
Ancien Professeur d’Anthropologie, spécialiste des sciences occultes, à l’Université Rockland, États-Unis
Mélinda termina la lecture, sourit, ravie des explications, et sortit de la maison à la rencontre de sa lointaine ancêtre. Cette dernière, sous forme humaine, la bénit d’un geste de la main droite et discuta avec elle de certaines vérités du monde des esprits.
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* Le Vingt-Septième Royaume, littéralement le Trois-Neuvième Royaume, est un qualificatif des contes russes pour un royaume très lointain.
** Dans la série, la dernière apparition du professeur Richard Payne est en octobre 2008, au premier épisode de la quatrième saison, mais par réalisme du congé sabbatique, nous avons changé un peu plus le moment.
*** Maria Mikhaïlovna est une allusion modernisée à Maria Morevna des contes russes, le bogatyr, c’est-à-dire un illustre guerrier, féminin qui emprisonna Kochtcheï l’Immortel dans une sombre salle pour l’avoir courtisé. Voir le conte Maria Morevna.
**** Déviation par rapport à l’épisode. Dans ce dernier, Jim n’a pas vécu une expérience de mort imminente, mais est mort, revenant parmi les vivants en réanimant le corps de Sam Lucas, architecte. De cette union de l’âme avec ce corps, Jim a perdu la mémoire et l’a retrouvé au dix-huitième épisode de la quatrième saison. Le couple s’est remarié au dernier épisode de la quatrième saison.