Poupée, petite poupée, aide-moi !

Chapitre 1 : Poupée, petite poupée, aide-moi !

Chapitre final

9075 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/04/2025 13:27

Cette fanfictions participe au Défi d'écriture Réécriture d’un conte (février 2017) en seconde chance

Réécriture du conte russe Vassilissa La Très-Belle à la Ghost Whisperer



Informations sur les personnages de Ghost Whisperer

Mélinda Gordon devient Maria, surnommée Macha, Ivanovna Gordeeva

Thomas Gordon devient Ivan Pavlovitch Gordeev, juge

Élisabeth Gordon devient Ekaterina, surnommée Katya, Konstantinovna Gordeeva

Jim Clancy devient Jakov, surnommé Iacha, Afanassievitch Cheremetiev, proche du pouvoir, médecin

Aiden Clancy devient Afanassi Grigorievitch Cheremetiev, médecin personnel du maire de Saint-Pétersbourg

Gabriel Lawrence devient Gavriil, surnommé Gacha, Vassilievitch Lavrentiev

Paul Eastman devient Pavel Mikhaïlovitch Eastman, esprit errant

Michael Wilkins devient Mikhaïl Vladimirovitch Vavilov, esprit errant


Avertissement, cette histoire présente un léger changement par rapport à la série, à savoir que la mère de Mélinda, Élisabeth Gordon, peut paraître out-of-character et son père n’est pas Paul Eastman, mais Thomas Gordon. De même pour la mort de Paul Eastman et Michael Wilkins. Aussi, il y a un changement important de la chronologie. Mais il y a aussi un changement par rapport au conte russe, à savoir que Baba Yaga ne présente jamais de mari à ses côtés, que les trois cavaliers — qui n'ont pas de nom dans le conte — sont les serviteurs de la sorcière folklorique, que Baba Yaga ne voyage pas dans un mortier, que la sorcière folklorique ne présente aucun lien de famille établi avec la marâtre de Vassilissa et que Vassilissa La Très-Belle se marie au tsar.




Poupée, petite poupée, aide-moi !



Dans le plus grand pays du monde, dans l’oblast de Kemerovo, dans la ville de Gourievsk, en 2000,

Il était une fois un simple juge de province Ivan Pavlovitch qui vivait dans cette ville depuis sa naissance. Il s’était marié selon la tradition depuis douze ans avec Ekaterina Konstantinovna, une femme extraordinaire par son habileté à communiquer avec les défunts. De cette union naquit seulement une fille, Maria, que tout le monde surnommait la Très-Belle et la Très-Sage, tellement elle brillait par sa grâce et son intelligence, en plus qu’elle avait hérité du don maternel. Ekaterina mourut lorsque la petite avait dix ans. 


Sentant approcher sa fin, la jeune mère appela son enfant, lui demanda de chercher une poupée cachée dans un armoire de sa table de nuit. La fillette la lui remit. Ekaterina la tenait entre ses mains et dit à Maria :

— Macha, mon enfant, écoute mes dernières paroles et obéis à ma dernière volonté ! Je te donne cette poupée, elle est magique(1) !

Elle lui montra le jouet : une petite fille vêtue d’une robe traditionnelle slave en vert avec une broderie dorée. Ses yeux bleu ciel semblèrent vivants, agrémentant son délicat visage rose. Ses cheveux bruns étaient cachés par un petit voile élégant vert foncé. Maria la prit, la serrant puissamment entre ses bras, yeux écarquillés d’inquiétude. Quelques larmes perlèrent ses joues roses, elle pressentait la fin imminente de sa mère.

— Et avec cette poupée, qui a été un cadeau de ma propre mère, continua Ekaterina d’un ton attendri et serein, je te donne ma bénédiction maternelle.

Elle se signa et fit le geste approprié vers sa fille pour la bénir.

— Garde-la et ne la montre à personne. Elle est à ton service et je te seconderai pour gérer ton don ! S'il t’advient un mal, offre à manger à ta poupée et demande-lui conseil. Elle t’aidera dans le malheur. Je serais aussi à tes côtés pour t’aviser du danger. Aussi, lorsque tu seras plus grande, demande à ton père qu’il te donne mes livres, ton héritage ! Ces livres te donneront la clé de compréhension de ton don, de notre histoire de famille et de quelques secrets de l’univers ! Je t’avertis, ne détourne pas tes connaissances pour le Mal, Maria !

La fillette opina du chef, serrant fortement la main de sa mère, tendue. La femme du juge embrassa maternellement sa fille et rendit l’âme. Devenue esprit errant, elle ne partit pas dans la Lumière, mais demeura au côté de son mari et de sa fille, veillant sur eux. Ivan, veuf, se désola comme il convenait, vivement affecté en son âme par la perte de sa douce et chère épouse qu’il aimait passionnément. Il ne cessait de gémir lorsqu’il était seul le soir dans son grand lit vide : 

— Katya, pourquoi nous as-tu quitté si tôt ? Tu me manques terriblement, ma chère !



Puis, après plusieurs années, Ivan songea à se remarier. Il était un homme de bon, un pieux juge et craignant Dieu, et il ne manquait pas de prétendantes, mais il choisit une qui n’était plus très jeune, veuve comme lui avec deux filles de l’âge de la sienne : une bonne ménagère et mère de famille avisée, pensa-t-il, inespérément heureux. Cette femme, Svetlana Petrovna, était une collègue à Ivan, un peu plus jeune que lui. Il l’épousa selon la tradition donc, mais il se trompa lourdement dans son choix : sa seconde épouse n’était pas une bonne mère pour Maria. Ekaterina, toujours parmi les vivants, se fâcha du mauvais traitement que sa fille subissait. La marâtre et ses filles étaient très jalouses de la beauté et de l’intelligence de Maria. Elles la tourmentaient quotidiennement, dès qu’Ivan était au travail, l’accablaient de besogne ingrate pour que le travail la fasse périr et que le soleil et le vent la fassent noircir, des tâches telles que la lessive à l’extérieur lorsque les conditions météorologiques le permettaient, l’entretien de la cuisine ou encore s’occuper des emplettes.

Mais Maria ne se laissait pas décourager, supportant tout sans jamais se plaindre à son père, voire qu’elle devenait même chaque jour plus belle, blanche et rose, qu’auparavant, alors que Svetlana Petrovna et ses filles qui ne bougeaient pas du petit doigt de leurs journées, ne feuillettaient que des revues de cosmétiques et de conseils d’entretien de la peau et écoutaient des rumeurs sur les gens célèbres de la ville, du pays et du monde. Elles dépérissaient un peu plus chaque jour, maigrissaient de rage et jaunissaient d’envie.

Elles ignoraient que sa poupée et sa mère aidaient Maria. Sans elles, la fillette extraordinaire n’aurait pas pu accomplir tout ce travail. La poupée accomplissait les tâches difficiles et sa mère conseillait sa fille et donnait des ordres à la poupée. 

Le soir, quand tout le monde s’endormait, la jeune fille s’enfermait dans sa petite chambre, servait à manger à sa poupée, lui changeait les vêtements et lui racontait ses malheurs. Ekaterina était toujours aux côtés de sa fille, lorsqu’elle se confiait à la poupée et n'hésita pas à donner des conseils. Maria s’apitoya sur son sort en ces termes : 

— Petite poupée et maman, je ne sais que faire ! Petite poupée, mange et écoute mes peines ! Maman, veux-tu me conseiller ?

La défunte opina du chef, enlaçant maternellement sa fille, lueur de tristesse dans ses yeux.

— Ma situation est bien triste et déplorable ! Papa ne dit rien, ni ne fait quoique ce soit pour m’aider ou me protéger de cette sorcière de marâtre ! Cette méchante femme veut ma perte en me donnant autant de tâches à faire. Dites-moi, qu’est-ce que je dois faire ?

La défunte mère de la fillette, fulminant de rage du mauvais traitement, hurla, tel un fauve blessé : 

— Macha, mon enfant, je compatis ta situation et je déplore ta peine ! Je te conseillerais d’ordonner à la poupée de faire toutes les tâches ingrates et difficiles, ainsi, tu pourras te concentrer sur des tâches plus légères et adaptées à ton âge. Aussi, viens avec moi dans la cour arrière, je t’enseignerais les bases pour devenir passeuse d’âmes ! Tu as hérité de mon don ! Je serais ton enseignante ! Mon premier conseil est celui-ci : devant cette marâtre, ne lui donne aucun indice que tu peux communiquer avec les défunts, sinon, elle trouvera une excuse pour encore plus te haïr ! Elle pourra même te faire interner dans un asile psychiatrique ! 

La fillette, yeux agrandis de peur, trembla malgré elle. Sa mère la consola du mieux qu’elle le put, faisant sécher ses larmes. 

La poupée mangea, puis animée d’une vie, rassura Maria, la conseilla : 

— Macha, tu n’as pas à te faire de souci pour ces tâches ! Je les accomplirais rapidement. Sois sans crainte ! Dors, le matin est plus sage que le soir et la nuit porte conseil !



Le lendemain matin, la poupée fit toutes les tâches demandées, alors que Maria se reposait à la fraîcheur de l’ombre de l’immense chêne centenaire dans le jardin, loin du soleil brûlant, cueillant des fleurs, tout en écoutant sagement l’enseignement de sa mère. Cette dernière continuait à lui enseigner les bases de la gestion de son don même lorsqu’elle allait à l’école. Ekaterina veillait sur sa fille d’un air bienveillant et maternel. Pendant ce temps, le potager était sarclé, les haricots arrosés, les commissions achetées, le repas préparé, la vaisselle lavée. Et la jeune fille choyait sa poupée, lui gardait les meilleurs morceaux de nourriture et de vêtements.



Les années passèrent et Maria grandit, sans que son père ne sut rien au sujet des mauvais traitements que la marâtre lui infligeait. Elle devint une fille à marier, grande, élégante, belle et intelligente — les livres de sa mère contribuèrent à augmenter son intelligence dans tous les domaines, y incluant certains mystères de l’univers. D’ailleurs, c’était ainsi qu’elle comprit que ses ancêtres étaient aussi des passeurs d’âmes de générations en générations. 


Tous les garçons de la ville demandaient la main de Maria, et personne ne regardait les deux filles de la marâtre. Alors Svetlana Petrovna se mit à avoir en abomination la fille du premier mariage d’Ivan et répondit aux prétendants avec hargne : 

— Je ne marierai pas la fille cadette avant les aînées !

Après le départ des garçons, elle battit encore plus fort Maria pour se venger. Celle-ci camoufla du mieux qu’elle le pouvait ses blessures pour que son père ne doutait de rien. Par contre, Ekaterina était très fâchée et n’hésita pas à jouer un mauvais tour à la marâtre, la poussant en bas de l’escalier, la forçant à rester alitée pendant plusieurs semaines.



Un jour d’automne, le juge dut partir en voyage, loin de son coin natal, appelé pour exercer son métier à la capitale, promotion récente qu’il avait obtenu. Il était dans la nécessité de s’absenter pendant plusieurs mois. Quelques jours après le départ d’Ivan, la marâtre s’en alla habiter une maison à l’orée de la forêt, maison qui était son héritage. Dans cette forêt vivait une terrible et vieille sorcière que tout le monde surnommait Baba Yaga, qui ne laissait personne approcher de sa maison, les croquant comme des poulets, vivant dans une maison hantée et se livrant à des activités occultes. Pour se débarrasser de Maria, sa marâtre l’envoyait tout le temps dans la forêt — chercher des champignons ou tout autre fruit comestible pour la soupe ou le dessert, apporter du bois pour le chauffage — dans l’espoir soit de la donner en appât aux loups, soit de faire tomber entre les mains de la sorcière. Mais Maria revenait toujours saine et sauve, secondée par sa poupée et conseillée par sa mère, évita la maison de Baba Yaga et les loups. Si elle parvenait ainsi à éviter les loups, la raison était simple, le Loup Gris, le chef de tous les loups, l’avait pris sous sa protection, décelant en elle la pureté de son âme, attendri. L’apprentie chuchoteuse d’esprits remarqua un fantôme dans la maison qui ne cessait de tourner autour de sa marâtre. Elle savait qu’il n’était pas un domovoï(2). Elle le détailla, intriguée : un homme dans la vingtaine, grand et élégant. Vêtu d’un simple complet beige qui rehaussait ses cheveux et ses yeux marron, il inspirait crainte à la jeune fille avec son air sévère et ses traits durcis par la colère. Ekaterina, méfiante, lui demanda :

— Qui êtes-vous, jeune homme ? Pourquoi errez-vous encore ?

— Je pourrai vous poser la même question, grogna l’entité.

— Auriez-vous la gentillesse de vous présenter ? Déclinez votre nom et fonction ? Je suis Ekaterina Konstantinovna, la mère de cette enfant, fleuriste de métier dans ma jeunesse.

— Je suis Pavel Mikhaïlovitch Eastman, le premier mari de cette marâtre ! Gendarme de métier, j’ai eu l’honneur de faire partie de la garde rapprochée du président. Et ma colère est d’autant plus grande qu’elle m’a tué, la sorcière d’épouse ! Je me vengerais d’elle, maintenant qu’elle a l’audace de revenir !

Mains serrées en poings, il fit éclater l’ampoule et éteindre le feu dans l’âtre avant de disparaître.

Maria demeura bouche bée, ne sachant que faire pour amener cet esprit errant à la Lumière. Sa marâtre se plaignit instantanément de la noirceur et envoya Maria chercher du bois pour allumer le feu dans l’âtre.



Par une journée sombre d’automne, les journées courtes appellaient plus tôt la lumière du feu et les filles travaillaient à la lumière d’une ampoule et d’une chandelle jusqu’à tard le soir sur l’ordre de la marâtre : l’une faisait de la dentelle, l’autre tricotait des bas et Maria filait le lin. Lorsque la nuit la plus ténébreuse arriva, sans une lune ou des étoiles pour éclairer la maisonnée, firmament recouvert d’un sombre voile qu’étaient les nuages, l’une des filles, sur l’ordre de leur mère, feignit d’éteindre accidentellement la chandelle, source de luminosité importante pour Maria. Pavel Mikhaïlovitch était tapi dans l’ombre de la salle, fixant avec hargne ses filles.

— Que c’est bien triste ! se lamenta faussement l’une des filles. Nous n’avons pas encore terminé nos ouvrages que la lumière manque.

Soudain, l’ampoule s’éteignit, laissant la maisonnée dans la noirceur totale.

— Il faut chercher le feu chez Baba Yaga, continua-t-elle, tremblante. Qui va y aller ? Ce n’est certainement pas moi, je vois bien avec mes aiguilles brillantes qui reflètent la lumière de l’ordinateur de ma sœur !

— Ni moi, répliqua l’autre fille. Avec mes épingles et la lumière de mon ordinateur portable, j’ai une source de lumière claire ! Donc Maria Ivanovna, vous devez y aller ! 

L’interpellée s’offusqua et répondit, soutenue par sa mère près d’elle : 

— Pourquoi ce doit être toujours moi qui cherche le bois ? Ne seriez-vous pas capable de le faire ? 

Elles tournèrent la tête en signe de négation. 

— D'ailleurs, ne pourrons-nous pas simplement changer l’ampoule ?

— Non, parce qu’il y a un problème de courant électrique généralisé depuis peu !

La fille du juge tourna l’ordinateur pour qu’il diffusa sa lumière dans la salle. Elle essaya de remplacer l’ampoule, mais en vain, la batterie de l’ordinateur se vida en un clin d'œil sous le regard amusé de Pavel Mikhaïlovitch — responsable de l’action — et le problème de courant était réel, l’ampoule ne fournissait aucune source de lumière. Les deux filles de la marâtre la poussèrent à l’extérieur. Maria leur hurla : 

— Laissez-moi au moins bien m’habiller ! Mon manteau est dans ma chambre.

Elles la laissèrent regagner sa chambre. Passant son manteau par-dessus sa robe, la fille d’Ekaterina, nourrissant la poupée avec attention, lui demanda : 

— Petite poupée, mange et écoute-moi ! J’ai beaucoup de peine, je n’ai pas d’autres choix que d’aller chez cette sorcière redoutable ! Il n’y a plus d’électricité à la maison ! Baba Yaga va me manger !

— Sois sans crainte, Macha, lui répondit sa mère. Je veillerais sur toi et je te conseillerais où aller et comment amadouer cette sorcière.

— Ne crains rien, répondit la poupée, yeux brillants de confiance. Amène-moi avec toi et va où on te demande. Partout où je serais, je t’aiderais et te protégerais ! Rien ne peut t'arriver !


Maria cacha sa poupée dans une poche interne de son manteau, se signa, rangea une icône dans l’autre poche et sortit à l’extérieur, dans la forêt obscure, guidée par sa mère, fantôme brillant. Elle marcha et marcha longtemps avant de rencontrer un cavalier qui la dépassa, la saluant respectueusement : tout de blanc vêtu de la tête aux pieds — casque, manteau aussi scintillant que la neige virginale richement brodée d’argent — et monté sur un cheval blanc orné de harnais blancs. À son passage, le ciel devient plus clair. Maria trembla en le voyant, incertaine de la manière de l’aborder et de ses intentions.

— Maman, qui est cet homme ? 

Un sourire énigmatique apparut sur son visage, elle lui répondit : 

— Je te l’expliquerais un jour, mais pas maintenant ! Sois patiente, Macha !

L’enfant opina et poursuivit son chemin. Peu de temps après, elle rencontra un autre cavalier. Ce dernier était tout rouge, vêtu de vêtement aussi écarlate que le rubis, aux harnais de même couleur et au cheval à la même robe rouge. Et le soleil se leva à son passage. Elle continua, guidée par sa poupée et sa mère, à suivre la sente pierreuse. 


Ce n’était qu’à la tombée du jour qu’elle rencontra un autre cavalier, celui-ci était tout de noir vêtu, chevauchant une noire monture retenue par des harnais couleur ébène. Il dépassa la fille et amena la nuit la plus sombre, telle une fournaise. 


À ce moment précis, Maria arriva à une clairière où se dressait une maison ornée d’une clôture en bois. Cette dernière brilla, illuminée par des lanternes en forme de crânes qui ornaient le sommet, source de lumière sortant de la bouche et des yeux vides. Cette lumière artificielle permettait de voir comme en plein jour.

— C’est la maison de Baba Yaga ! commenta d’un ton inquiet Ekaterina.

— Sordide et étrange ! chuchota sa fille, lueur d’angoisse dans ses grands yeux bruns. 

Elle nota les nombreux esprits errants dans le jardin qui la fixaient avec intérêt, tels des loups affamés.

— Que dois-je faire ? Dois-je entrer ou non ? Dois-je fuir ou non, maman ?

Elle tourna un regard suppliant vers la défunte qui réfléchissait pendant quelques minutes. Ce temps semblait une éternité.

— Entre, ma fille ! Tu trouveras le feu que tu cherches et je t’aiderais à vaincre la malice de cette sorcière ! Maintenant, tu ne peux plus faire marche arrière, la diablesse t’a repéré !

Tremblante, Maria demeura médusée, clouée sur place, en constatant l’apparition qui s’approchait d’elle.

Un vent hurla, des branches craquaient, des feuilles s’envolèrent dès que Baba Yaga apparut devant la fille. Elle voyageait dans une chaise roulante, la poussa avec ses puissantes mains et effaça sa trace avec un balai à mouvement rotatif installé à l’arrière. Elle renifla l’air et s’écria : 

— Cela sent l’être humain par ici ! Qui est sur ma terre ? Venez à ma rencontre ! Je pratique la cartomancie, la chiromancie et les séances spirites !

Tressaillant, les membres agités de convulsion, Maria s’approcha en la saluant respectueusement :

 — Vénérable et sage grand-mère, je suis Maria Ivanovna, fille d’Ivan Pavlov et d’Ekaterina Konstantinova, et suis celle qui arrive à vous à la demande des filles de ma marâtre, Svetlana Petrovna. Je viens pour quérir du feu.

Un lueur de reconnaissance traversa les yeux clairs de la sorcière.

— C’est bon, Maria, je les connais ces trois-là !

— Il est certain, commenta Pavel Mikhaïlovitch qui se manifesta à la droite de la jeune fille, agitant sa main droite dans les airs pour soutenir ses paroles, que mon épouse connaît Baba Yaga, alias Anastasia Feodorovna Lavrentieva, née Gouskova, elle est la nièce de celle-ci !

— Taisez-vous ! hurla soudainement la sorcière, fixant la direction du défunt.

— Baba Yaga, vieille sorcière aigrie, tu ne me fais pas peur, je le sais que tu ne me voies pas, mais c’est ton sorcier de mari qui t’a informé de mon existence et ton pressentiment de ma présence qui te pousse à t’exprimer ainsi !

Il lui tourna le dos, souriant à Maria.

— Et là-bas, continua l’esprit errant en indiquant d’un geste de la main un crâne au sommet d’un piquet parmi tant d’autres, c’est ma tête.

Un frisson parcourut l’échine de Maria, yeux écarquillés.

— Pavel Mikhaïlovitch, cessez de faire peur à ma fille ! Êtes-vous si insensible et méchant que vous voulez lui instiller une frayeur pernicieuse ?

— Non, je ne veux qu’elle sache uniquement la vérité sur sa marâtre et Baba Yaga !

Offusqué, le premier mari de Svetlana Petrovna s’évapora. 

Baba Yaga, ignorant la réaction de Maria qui ne lui passa pas inaperçue, continua son discours : 

— Petite, tu vas rester à mon service pendant quelques jours ! Si tu réussis, je te donne le feu que tu es venue chercher, si tu échoues, je te mangerai !

La sorcière se tourna vers le portail et poussa la fille à passer devant elle, lui murmurant froidement à l’oreille : 

— Petite, prononce la bonne formule pour accéder à ma demeure !

L’interpellée déglutit, serrant son jouet encore plus près d’elle. 

Sa mère lui chuchota : 

— Isba ! Petite isba ! …

— Vous, mère de la fillette, taisez-vous ! Vous n’êtes pas censée l’aider ! tonna une voix masculine derrière Baba Yaga.

Tous se retournèrent pour rencontrer le mari de la sorcière, Gavriil, un homme du même âge que son épouse, grand et élégant. Ses yeux aussi noirs que le charbon, brillants de malice et d’intelligence, lui donnaient un air énigmatique et peu sympathique. Ses cheveux noir se mariaient bien avec son complet de même couleur, ajoutant encore plus à l’étrangeté de son personnage. Le regard de Baba Yaga devint glacial à ces paroles et affirma froidement à l’attention de la défunte :

— Déguerpissez sur-le-champ de ma maison, si vous ne voulez pas demeurer dans celle-ci pour l’éternité !

Un frisson parcourut le dos d’Ekaterina qui s’évapora immédiatement.

Maria répéta les paroles dictées par sa mère et continua la formule : 

— … Mets-toi le dos à la forêt et la face vers moi.

Et la maison cessa de tourner, laissant apparaître un mécanisme d’escalier roulant adapté pour la handicapée. 

Lueur d’étonnement sur son visage, Baba Yaga s’écria : 

— Cadenas résistants de fer, déverrouillez-vous ! Large portail de pierre, ouvre-toi !

La porte, une porte automatique à reconnaissance vocale, s’ouvrit et la sorcière roula sur le seuil en sifflotant un air connu, suivie par Maria et Gavriil qui lui emboîtèrent le pas. Et le portail se referma immédiatement après eux.


Une fois dans la maison sobrement décorée d’un tapis multicolore au sol et d’une immense bibliothèque dans le salon, Baba Yaga s’avachit sur un fauteuil brun foncé bien rembourré, laissant son ample robe ornée de motifs archaïques retomber mollement autour d’elle. En face, s’attabla Gavriil. Elle informa son mari : 

— Gacha, j’ai trouvé cette jeune fille qui nous servira en échange d’un peu de feu. Elle sera notre servante !

L’interpellé approuva d’un geste de la tête et répondit d’une voix rauque : 

— Intéressant ! 

Tournant son regard vers la fenêtre, où était l’esprit errant du premier mari de la marâtre, un petit sourire carnassier se dessina sur ses lèvres.

— En attendant le repas, je vais me dégourdir les jambes, le travail appelle !

Gavriil se leva et s’éclipsa au sous-sol. 

Baba Yaga ordonna à Maria : 

— Sers-nous à manger tout ce qui est dans le réfrigérateur et dans le four ! Dépêche-toi, j’ai très faim !

Pavel, au seuil de la porte, observait avec nervosité la scène, ne cessant de se signer frénétiquement ; Ekaterina, à la droite de sa fille, mine pensive, réfléchissait à la meilleure des manières d’aider son enfant. Une idée surgit en son sage esprit. Large sourire aux lèvres, la mère posséda sa fille pour ainsi agir plus rapidement. 

Maria se mit à la servir. Des plats aussi variés que des pâtés, des varenikis, des fromages et jambons, des soupes, du borsch et des salades. Elle tira du cellier hydromels, vins, bières, vodkas et eau-de-vie. Table bien garnie pour dix, la sorcière et son mari engloutirent tout ce qui était à leur portée, ne laissant qu’un morceau de pain, un peu de soupe et une tranche de gâteau au chocolat. 

Après le festin, elle marmonna : 

— Petite, tu m’étonnes ! Ta rapidité et ton agilité me laissent sans mot ! Nous verrons demain !

Elle haussa la voix, voix qui ne souffrait de réplique : 

— Demain, après que je quitterais ma demeure, tu balaieras la cour, tu nettoieras la maison, tu prépareras à manger et tu rangeras le linge. Après toutes ces tâches, tu trieras grain par grain le blé, tu arroseras les plantes de mon potager et les arbres qui entourent ma demeure. Je veux que l’herbe se verdisse ! Si tout n’est pas bien fait, tu sera mon repas !

Elle se coucha et s’endormit rapidement. 

Maria, s’éclipsant dans la petite chambre d’invité, donna à la poupée les restes de nourriture et interrogea d’une voix larmoyante sa mère : 

— Maman, la tâche que cette sorcière me donne est impossible ! Que dois-je faire ? Comment faire ? Si je ne fais pas tout le travail demandé, je terminerais dans le four de cette harpie !

— D’ailleurs, s'immiscea Pavel Mikhaïlovitch, soudainement présent près de la fenêtre, j’ai terminé dans le chaudron de la sorcière parce que je ne suis pas parvenu à accomplir tout le travail demandé !

— Mais, comment êtes-vous arrivé jusqu’à cette maison ? chuchota la fille, intriguée.

— En voulant aider un esprit errant d’un garçon, un certain Mikhaïl Vladimirovitch Vavilov, qui est mort pendu dans l’arbre…

Se tournant vers la fenêtre, il montra l’immense hêtre dans le jardin de Baba Yaga.

— … Cet arbre-ci, bien exactement !

L’apprentie chuchoteuse d'esprits ressentit un frisson lorsqu’elle imagina, dans l’arbre, un petit garçon de dix ans qui la fixait intensément. 

Le fantôme la sortit de sa rêverie en l’avertissant : 

— Sauvez-vous ! Vous venez d’arriver dans un endroit maudit ! Que Dieu vous protège et vous prenne en pitié ! Ce couple est très sordide !

— Ne crains rien Macha, lui répondit gentiment le jouet. Va dormir tranquillement, le matin est plus sage que le soir ! Et saches que je t’aiderai toujours ! Jamais je ne t’abandonnerais !



À l’aube, l’apprentie chuchoteuse d’esprits se leva, mais la vieille sorcière l’attendait déjà dans la cuisine, impatiente, depuis quelques minutes. Pavel Mikhaïlovitch, à l’extérieur, de l’autre côté de la fenêtre, suppliait du regard la fille de s’éloigner le plus rapidement de l’endroit. Baba Yaga et Gavriil quittèrent leur maison, à bord d’une immense voiture.

Seule, Maria parcourut toute la maison du grenier au sous-sol, à l’exception d’une petite salle au sous-sol fermée à clé, admirant la riche bibliothèque et le jardin. Elle constata que le salon et la cave étaient peuplés d’esprits errants, tous plus inquiétants les uns que les autres. En marchant, elle se demanda par quel travail elle commencerait : les travaux ménagers ou l’aide aux fantômes. Mais, la fille vit que tout le travail était déjà fait. 

Sa mère l’informa : 

— Macha, tout le travail a été fait par ton jouet ! Tu n’as que pour seul souci cet esprit errant de Pavel Mikhaïlovitch ! Les autres esprits peuvent un peu attendre !

Une larme perla le coin des yeux de la jeune fille. Elle courut jusqu’à la poupée et l’embrassa de joie, s’écriant : 

— Ma poupée chérie, comment vais-je te remercier ? Tu m’as sauvé la vie !

Le jouet magique lui sourit et répliqua : 

— Tu n’as plus qu’à réchauffer le repas de l’ogresse et de son mari et à essayer de comprendre le cas de ce fantôme ! Puis repose-toi.


À la tombée du jour, des branches et des feuilles s’agitèrent, comme si un vent passait, signe que Gavriil et son épouse arrivaient. Le mari de Baba Yaga ignora les esprits errants et Maria, effectuant une tournée rapide de toute la maisonnée, dans l’espoir de déceler une tâche qui n’aurait pas été effectuée, mais effort inutile. Gavriil s’arrêta au salon et affirma d’une voix puissante aux défunts qui longeaient le mur : 

— Et vous, mes fidèles serviteurs, pourquoi ne faites-vous pas votre travail ? Préparez le repas, maintenant ! Et ne lavez pas la vaisselle ! Laissez à la jeune fille le faire ! Aussi, n’oubliez pas de moudre notre blé !

Alors deux femmes et un homme, vêtus comme des paysans du Moyen-Âge dans des loques brunes, se prosternèrent avec référence et s’exécutèrent. Maria scruta attentivement l’activité des esprits, ébahie que quelqu’un puisse dicter ainsi la conduite à des défunts. La réaction de l’apprentie chuchoteuse d’esprits n’échappa pas à Gavriil qui afficha brièvement un imperceptible sourire torve.

Et Baba Yaga et son mari s’attablèrent, mangèrent pendant plusieurs heures, engloutissant tout ce qui se présentait à eux. 

La sorcière ordonna à Maria : 

— Demain, en plus de tout ce que tu as fait aujourd’hui, tu vas trier les graines de pavot. Il ne faut plus qu’il ait de terre mêlée, sinon je te mange !

Et le couple partit se coucher, ne laissant pas une seconde à la jeune fille de répliquer.

Maria monta dans sa chambre et nourrit la poupée. Ekaterina lui murmura : 

— Va dormir tranquille, tout sera fait par ta poupée, Macha chérie. Le matin est plus sage que le soir ! Et n’oublie pas Pavel Mikhaïlovitch, que tu dois amener à la Lumière ! Dernier conseil : ne te culpabilise pas si tu ne peux pas aider tous les défunts ! Il y en a certains que tu ne peux pas libérer de leur poids, seul un homme de Dieu pourrait les influencer !

Sous le regard bienveillant d’Ekaterina, Maria s’endormit.



Le lendemain matin, dès que Baba Yaga et son mari quittèrent leur demeure, Maria laissa sa poupée faire le travail, alors qu’elle-même se rendit dans le salon et s’exclama d’une voix autoritaire : 

— Pavel Mikhaïlovitch, pouvez-vous m’expliquer la raison pour laquelle vous errez encore ?

L’interpellé se manifesta à sa droite, appuyé contre le mur.

— La réponse est dans le jardin. Mon corps y est enterré et mon crâne est suspendu au sommet d’un piquet ! J’en suis offusqué de cette profanation de mon cadavre ! Impies, ils le sont ! Je dois encore me venger de cette sorcière responsable de ma mort ! Je ne quitterai pas le monde des vivants tant qu’elle demeurera encore parmi les vivants ! Elle sera réduite en cendres !

— Mais comment êtes-vous parvenu jusqu’ici ?

Il soupira, mine pensive, avant de reprendre la parole.

— Je voulais aider Mikhaïl Vladimirovitch, en plus de chercher du bois pour alimenter l’âtre. Mais ce fut un piège ! Ma sorcière d’épouse, Svetlana Petrovna, m’a envoyé chez sa tante, Baba Yaga ! Elle m’a imposé les mêmes épreuves qu’elle vous impose présentement ! Et j’ai échoué la seconde ! Aucun esprit errant de la maison ne voulait m’assister ! Pas même Mikhaïl Vladimirovitch ! Au moins, je suis parvenu à le faire partir dans la Lumière !

L’esprit s’éleva dans les airs, se dissipant de la vue de la médium. Celle-ci demeura coite. Se tournant vers sa mère, elle l’interrogea : 

— Maman, comment dois-je l’aider ?

— Parcours toute la maison, peut-être découvriras-tu un indice ?

— Sinon, maman, sais-tu qui sont les cavaliers ?

— Le cavalier blanc m’est connu ! Il est un Observateur…

En constatant l’air étonné de sa fille, elle continua d’un ton chaleureux. 

— Un esprit qui observe tout ce qui se passe pour consigner devant Dieu toutes nos actions. Il est incorruptible et il peut, parfois, aider les vivants à résoudre des énigmes ou aider les passeurs d’âmes dans leur travail.

— Et les deux autres cavaliers ?

— Je ne les connais point, mais celui de noir semble familier avec ce vieux couple. Le rouge, je ne saurais te le dire, mais il me rappelle l’un des Cavaliers de l'Apocalypse.

Maria opina du chef, perplexe.


À son retour, le vieux couple inspecta tout, regarda dans tous les recoins possibles, ne trouva rien à redire. Gavriil appela les esprits errants qui peuplaient la maison : 

— Fidèles serviteurs, mes amis, venez presser l’huile de mes grains de pavot !

Les trois esprits errants de la veille s’avancèrent et exécutèrent l’ordre, emportant les grains hors de la vue.

Une fois le repas servi et consommé, Gavriil, d’une voix rauque, commenta : 

— Maria Ivanovna, vous semblez voir les défunts, non ?

— Oui, exactement, je peux communiquer avec eux, à votre instar !

Un petit sourire se dessina sur les lèvres du vieil homme, échangeant un regard entendu avec son épouse.

Babouchka(3), je voudrais te demander quelque chose.

— Demande ! Mais toute question n'est pas bonne à poser. D'en savoir trop long, on vieillit trop vite !

— Je voudrais que tu m'expliques ce que j'ai vu, grand-mère. En venant chez toi, un cavalier rouge m'a croisée. Qui est-il ?

— C’est mon ennemi ardent, Vladimir Vladimirovitch Voïnov, aussi brûlant et inflexible que le soleil à midi, répondit posément la sorcière, malgré la colère qui se reflétait dans son regard.

Ekaterina, à la droite de sa fille, sourit à la réponse.

— Et j’ai vu un cavalier tout noir, qui est-ce ?

— C’est Roman Romanovitch Roussakov, c’est ma sombre nuit, mon fidèle serviteur ! exulta-t-elle.

À ces mots, le cavalier nommé se manifesta à la droite de la sorcière. Gavriil et Maria tournèrent leur regard vers lui. Celui-ci afficha un sourire sardonique dardant son regard ténébreux sur la mère de la fille.

— Eh bien, fillette, tu ne me poses plus de questions ! s’étonna Baba Yaga, la fixant d’un regard glacial.

L’interpellée agita sa tête en signe de négation, quittant son regard du cavalier noir.

— Alors permet-moi de te poser une question, petite ! Comment arrives-tu à faire tout le travail que je te donne ?

— La bénédiction maternelle m’aide à surmonter la difficulté du travail, grand-mère.

Ekaterina, torse bombé de fierté, visage illuminé par un large sourire, enlaça tendrement sa fille, murmurant : 

— Ma bénédiction est indestructible !

Gavriil fixa avec hargne le fantôme et murmura quelques paroles incompréhensibles à son épouse qui explosa : 

— C’est donc ça ! Fille bénie, va-t-en, tout de suite ! Je ne veux point te voir chez moi ! Je te donnerais le feu que tu es venue chercher !

Elle tourna le dos à Maria et lui somma :

— Suis-moi !

Les deux arrivèrent dans le jardin. Pavel Mikhaïlovitch apparut non loin des crânes sagement alignés dans un coin et observa silencieusement la scène. La sorcière prit celui aux yeux les plus ardents, le mit au bout d’un bâton en bois et le remit à Maria : 

— Voilà du feu pour les filles de ma nièce et pour toi ! C’est pour ça que tu avais été envoyé par elles !

Blème, l’enfant courut, poupée dans une main et bâton enflammé de l’autre. Elle marcha jusqu’à la tombée de la nuit. 

Pavel Mikhaïlovitch la suivit et l’informa : 

— Ce crâne que la sorcière t’a remis est le mien ! Ma tête !

La fille trembla, lâcha le bâton, horrifiée au-delà de l'imaginable ressentant une envie de vomir, ses membres s’agitèrent incontrôlables, telles des feuilles en automne sous un vent violent.

— Mais ne le jette pas, porte-le chez ta marâtre, ma première épouse !

La fille d’Ekaterina obtempéra sans discuter.


En arrivant, elle fut bien étonnée de ne voir aucune lumière dans la maison, particulièrement lorsque les ténèbres de la nuit couvraient les environs, donnant un aspect bien sinistre. Sa stupéfaction augmenta lorsque Svetlana Petrovna et ses filles l’accueillirent avec grande joie. Depuis son départ, il y a deux jours, l’informait-on, pas moyen d’avoir un feu puisqu’il s’éteignait rapidement, ne prenant jamais, et la panne de courant perdurait encore et nul ne savait quand l’électricité sera rétablie. 

— Ton feu se gardera mieux, peut-être, commenta la marâtre. Viens ! Amène-le dans l’âtre !

Maria apporta le crâne près de l’âtre, effrayée que les yeux brillèrent encore plus puissamment qu’auparavant, lançant des flammes autour du crâne. Le regard vide du crâne et les yeux de Pavel Mikhaïlovitch dardèrent sur Svetlana Petrovna et ses filles un regard ardent, les suivant partout au moindre pas.


Le soir, Maria interrogea Pavel Mikhaïlovitch dans le salon, alors que les autres étaient parties dormir : 

— Pourquoi pourchasses-tu ainsi ta femme et tes filles ! Ne devrais-tu pas les aimer et les chérir ?

Mains serrées en poing, blanchissant ses jointures, il hurla : 

— Je vois bien que vous êtes une bonne fille ! Tout le contraire de cette vipère et sorcière d’épouse ! Et mes filles n’ont aucunement hérité de mon caractère, perfides et méchantes, elles le sont, à l’instar de leur mère ! Je me vengerai sur elles ! Et je ne pars pas tant qu’elles marcheront parmi les vivants ! Elles ne deviendront que cendres ! Je ne les laisserais pas en paix !

L’apprentie chuchoteuse d’esprits demeura silencieuse d’angoisse avant de répondre : 

— Et est-ce l’unique raison pour laquelle vous errez encore ?

— Oui, je me suis déjà vengé de la sorcière de Baba Yaga ! Je suis responsable de sa chute des escaliers, ce qui la rend handicapée pour le restant de ses jours !

Maria tourna un regard interrogateur vers sa mère qui la rassura en ces termes : 

— Macha, il ne sert à rien de vouloir le raisonner ! Il partira de lui-même une fois vengeance accomplie.

L’interpellée opina du chef et revint au lit.



Pendant plusieurs jours, Maria était témoin des multiples manifestations de Pavel Mikhaïlovitch envers sa marâtre et les deux filles. Il brisait des verres et des ampoules, agitait les pages des livres et observait leur moindre pas. Svetlana Petrovna et ses filles essayèrent en vain de fuir et de se cacher de lui, mais personne n’échappait à l’esprit errant. Ses yeux les suivirent partout. Seule la fille du juge n'était nullement suivie, ni affectée, puisque l’ampoule dans sa chambre était intacte et que le feu qu’elle alluma n’était pas éteint rapidement.



Le lendemain matin, au première lueur du jour, Maria, se levant de son lit, tomba nez-à-nez avec Pavel Mikhaïlovitch. Ce dernier, large sourire aux lèvres, yeux brillants de joie, exulta : 

— Maria Ivanovna, vous n’avez plus rien à craindre de votre marâtre, ni de mes filles !

— Pourquoi ? Comment ? bredouilla l’interpellée, confuse.

— Elles ne sont plus parmi les vivants ! Leurs corps sont devenues cendres ! Leurs âmes continuent de errer, perdues ! Et moi, je suis enfin en paix ! Il est vain de vouloir retrouver leurs corps, les loups et les corbeaux les ont dévorés !

Des larmes laissèrent un large sillon sur les joues de la jeune médium.

— Quelle triste nouvelle ! … Au moins, maintenant, voyez-vous une Lumière ? balbutia-t-elle.

— Oui, je suis attiré par elle, à présent que plus rien ne me pèse sur l’âme. 

— Bon voyage !

Pavel Mikhaïlovitch se tourna vers Ekaterina et lui demanda : 

— Ne voulez-vous pas, jeune femme, venir dans la Lumière ? Elle est ô combien divine et magnifique !

Un large sourire s'esquissa sur son austère visage, yeux brillants, semblables à des joyaux.

— Non, je ne partirais pas encore, lui répondit-elle, je veillerais encore sur Macha, mon enfant. Mais j’irai, un jour !

L’esprit errant approuva d’un geste de la tête et s’éloigna vers la fenêtre, disparaissant graduellement de la vue de Maria, enveloppé dans une pure lumière blanche. 

Peu de temps après, la fille d’Ekaterina enterra le crâne dans le jardin, identifiant l’emplacement par une pierre tombale improvisée et pria pour la paix de l’âme de Pavel Mikhaïlovitch, de Svetlana Petrovna et des deux filles. Elle ferma la maison à clé et s’en alla en ville, à Saint-Pétersbourg, chez une tante, Ielena Pavlovna, qui la recueillit en attendant le retour de son père. 



Un jour, Maria dit à sa tante : 

— Je m’ennuie à ne rien faire, tante ! Pourrais-tu m’acheter du beau lin, je vais le filer ?

Ielena Pavlovna lui apporta le lin et la fille d’Ekaterina se mit au travail. Le fil s’étira sous ses mains, fin et solide. Elle eut vite fini de filer, voulut se mettre à tisser, mais aucun métier n'était assez fin pour son fil. C'était encore sa poupée qui l'aida, qui lui fabriqua un beau métier. Maria se remit à l'ouvrage et à la fin de l'hiver la toile était tissée, si mince, si fine qu'on aurait pu la faire passer par le chas d'une aiguille !


Au printemps, Maria blanchit la toile et demanda à sa tante : 

— Ma chère tante, puis-je aller au marché avec toi pour vendre cette toile ?

— Certainement ! Mais je pense que cette marchandise est tellement merveilleuse que je vais la porter directement chez le maire, puisque je n’ai guère le loisir de me rendre à Moscou pour la donner au Président.

Les deux femmes, suivies par Ekaterina Konstantinova, s’installèrent non loin de la mairie, tel des marchands ambulants. Le maire lui-même les remarqua et les appela : 

— Que faites-vous là, gentes dames ? Que voulez-vous ?

— Je vous apporte une denrée rare, comme Monsieur le Maire n’est pas près d’en voir.

Le maire fit entrer les deux femmes et s’émerveilla de la toile, la considérant digne pour son épouse.

— Quel est le prix de cette toile ?

— Il n’a aucun prix ! affirma Ielena Pavlovna. Nul ne peut l’acheter, le maire seul peut la porter. Je vous l’offre en présent !

Il les remercia et les laissa partir, chargées de cadeaux de toutes sortes.

Le maire donna la toile à ses tailleurs pour qu'ils lui en fassent des chemises. Ces chemises, ils les coupèrent, mais pour ce qui est de les coudre rien à faire ! Ni tailleurs, ni lingères n'osaient œuvrer une toile aussi fine. Le maire, impatient, accompagné de son médecin personnel, Afanassi Grigorievitch, envoya un messager chercher Ielena Pavlovna et lui ordonna : 

— Confectionnez-moi des chemises de cette toile sortie de vos mains !

— Cette toile ne sort pas de mes mains. Ma nièce l’a filée et tissée.

— Qu’elle coud mes chemises et celles pour mon épouse !

— Votre Majesté, Je l'informerai.


Lorsqu’elle s’éclipsa, Afanassi Grigorievitch commenta à son illustre patient : 

— Je serais assez curieux de rencontrer cette jeune demoiselle ! Elle est tellement talentueuse qu’elle sera bonne pour mon fils, Iacha !

Le maire approuva d’un geste de la tête et revint dans son luxueux bureau.


Quand la tante rapporta à Maria l’affaire, celle-ci sourit et accepta la tâche. Ekaterina commenta, une fois la tante absente de la pièce : 

— Macha, c’est le parfait travail pour tes mains ! J’espère qu’ainsi talentueuse, tu trouveras un mari digne de toi, mon enfant !

— C’est ce que je verrai, lui murmura-t-elle, air rêveur. Mais, j’ai du travail à faire !

Et elle se mit à coudre créant ainsi douze chemises en un rien de temps, cinq pour le maire et sept pour son épouse. Ielena Pavlovna les emporta chez le maire. Maria, sur le conseil de sa défunte mère, s’habilla richement et s’installa devant la fenêtre, impatiente du retour de sa tante. Cette dernière revint à la maison et lui hurla, ravie : 

— Ma nièce, vient ! Le maire souhaite te rencontrer et te récompenser !

Maria, suivie par sa mère, se rendit à la mairie. Et quand elle entra, lorsque le maire la regarda, il la trouva très digne de la marier à un homme de confiance. Jakov Afanassievitch, aux côtés de son père, en tomba amoureux sur-le-champ, ressentant un émoi en son cœur, tel qu’il n’avait jamais éprouvé envers quiconque.  

Ekaterina, à la droite de sa fille, lui chuchota : 

— Macha, ce jeune homme à la droite du médecin personnel du maire est amoureux de toi ! Il semble être un honnête homme, mon enfant !

Maria, qui n’avait pas encore prêtée attention aux deux hommes autour du politicien, les détailla et devint amoureuse du plus jeune, ressentant un émoi inconnu en son âme. 

Avant qu’elle ne quitta la mairie, Jakov Afanassievitch lui demanda poliment : 

— Jeune demoiselle, excellente couturière, je souhaiterais discuter avec vous et vous soumettre quelques projets. Ne partez pas si tôt !

Ekaterina souria, brillante de joie. Maria approuva d’un signe de tête et constata qu’un fantôme était non loin de lui : son frère, sans l’ombre d’un doute, tellement ils se ressemblaient. Le défunt avait un air étonné en croisant le regard de la femme extraordinaire, mais demeura silencieux.


Et ainsi, les deux jeunes discutèrent sur tous les sujets existants depuis la littérature jusqu’à la politique, en passant par la mode, la cuisine et l’Histoire. 

Le médecin, vers la fin de la conversation, exprima son souhait ardent :

— Douce beauté, telle qu’aucun mot ne peut vous décrire, soyez ma femme !

— Je suis bien ravie Jakov Afanassievitch de votre attention, mais avant de mener une vie commune, vous devez être au courant d’une particularité qui me concerne… particularité qui pourrait tout changer…

Intrigué, il tourna ses yeux coruscants vers elle. Celle-ci baissa les siens sur ses pieds, gênée. Ekaterina encouragea sa fille en ces termes : 

— Macha, n’aie pas peur ! Dis-lui la vérité ! Et s’il est si bon que je le pense, il t’acceptera, t’aimera et te soutiendra inconditionnellement !

— Et, jeune demoiselle, intervint la voix mélodieuse et forte du frère de Jakov, voulez-vous bien dire à Iacha ma dernière volonté ? Vous êtes la seule à me voir ! Voulez-vous demander à Iacha de jeter à la mer un livre qui est dans ma chambre, un grimoire qui a engendré ma perte !

Maria soupira et prit son courage à deux mains. Elle murmura : 

— Jakov Afanassievitch, croyez-vous aux revenants ?

Visage impassible, uniquement une lueur de curiosité brilla dans son regard, l’interpellé répondit : 

— Je n’y avais jamais réfléchi à cette question auparavant, mais je ne rejette pas pour autant leur existence. Il doit bien exister d’autres dimensions que la matérielle. D’ailleurs, mon père a conquis la main de ma mère en la délivrant des griffes de Kochtcheï l’Immortel, un vieux sorcier. Depuis ce jour, il est fermement convaincu que le monde magique existe, bien qu’il ne saisit pas tout le fonctionnement. Sinon, pourquoi cet intérêt ? Pourquoi cette question ?

Le regard insistant du jeune homme laissa planer une gêne entre eux avant que Maria reprit la parole : 

— Parce que je peux communiquer avec eux… Un don qui est aussi un fardeau ! Je les vois et entends comme vous avec moi ! …

Elle analysa la réaction : son visage est toujours sérieux avec ce petit sourire chaleureux et ses yeux scintillaient de curiosité, sans trace de moquerie.

— … Ce don se manifeste dès ma plus tendre jeunesse. Pour preuve, votre frère, un jeune homme de vingt ans, vêtu d’un large caftan multicolore par-dessus une fine chemise blanche de soie brodée de motifs traditionnels dorés et des pantalons bleu marine…

— Maria Ivanovna, je m’excuse bien de vous interrompre, mais vous venez de décrire Danik ! s’étonna et s’émerveilla le médecin.

— Et il reste encore parmi les vivants, parce qu’il veut que vous récupérez un grimoire dans sa chambre et que vous le jetez à l’eau. Ce livre lui a porté malheur.

Daniil approuva d’un signe de la tête. 

Pensif, Jakov promena son regard de Maria à la fenêtre.

— J’irais vérifier vos paroles ! 

Il s’éclipsa et revint quelques minutes plus tard, ouvrage à la couverture richement décorée d’arabesques aux pages racornies et jaunies à la main.

— Vous avez raison ! s’exclama-t-il. Je m’excuse d’avoir douté en vos paroles ! Sachez que je ne change pas mon souhait de vous marier, Macha !

— Je ne fais que mon travail, lui souria-t-elle. Aider les esprits errants à quitter le monde des vivants.

Et Jakov accomplit la dernière volonté de son défunt frère. Ce dernier, ravi, quitta peu après le monde des vivants, paix dans l’âme.



Bientôt Ivan Pavlov revint de son voyage, il fut tout heureux du bonheur de sa fille, qui allait bientôt se marier. 



Le jour du mariage, après la cérémonie, dans la maison du jeune couple, Ekaterina annonça à sa fille, radieuse : 

— Macha, mon enfant bien-aimée, je me réjouis de ton bonheur et je suis confiante en ton avenir ! Je te souhaite une descendance nombreuse, ma fille !

— Merci maman !

Un large sourire se dessina sur le visage de la jeune mariée.

— Je me sens prête à quitter le monde des vivants !

Le fantôme tourna la tête à sa droite, visage illuminé d’une lumière blanche et divine, regard scintillant, rasséréné.

— Mon enfant, cette Lumière est ô combien divine ! Indescriptible ! C’est mille fois plus époustouflant que ce que j’ai pu percevoir de mon vivant en observant l’expression des esprits errants !

— Au revoir maman ! Bon voyage dans l’au-delà !

Des larmes coulèrent sur les joues de la jeune chuchoteuse d’esprits, émue. Ekaterina donna un dernier câlin maternel à sa fille et se dirigea vers la Lumière, la laissant l'enlacer gentiment. Ne discernant plus sa mère, elle se retourna pour tomber nez-à-nez avec son mari. Ce dernier la caressa amoureusement, lueur d’étonnement dans le regard, et lui murmura : 

— Macha, je ne comprends guère comment tout est bien ordonné et rangé dans la maison ! Qui fait tout ce travail ?

Un petit sourire s’étira sur les lèvres de l’interpellée.

— C’est ma poupée que ma mère m’avait donnée un peu avant de mourir qui fait toutes les tâches domestiques. Elle est magique et m’a aidé et conseillé maintes fois.

— Je pensais que c’était un fantôme !

— Non, pas pour aujourd’hui ! Nous sommes tranquilles avec eux ! Et ma mère est enfin partie dans la Lumière… C’est un moment tellement émouvant !

Jakov essuya les larmes qui coulèrent le long des joues de son épouse. Et le couple s’endormit d’un sommeil bien mérité.

Jakov Afanassievitch et son épouse vécurent heureux, et eurent plusieurs enfants.




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(1) La poupée magique est une particularité du conte russe que nous gardons dans notre réécriture.

(2) Domovoï est, pour les Slaves, un esprit domestique qui protège le foyer et la famille.

(3) Babouchka signifie « Grand-mère » en russe.

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