Les esprits de Zagreb

Chapitre 2 : Le retour de Matej Musić

11727 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/11/2025 23:05


Par une journée ensoleillée de mai 2000, au marché Dolac, 8 h 15.


Ayant accompagné ses enfants à l’école primaire, Miroslava Grozdanović-Knežević se rend au marché. Elle regarde avec indifférence les passants qui circulent autour d’elle et devant des étalages, d’autres qui discutent avec un marchand de tout et de rien. Elle se dirige d’un pas assuré vers les étals de fruits et de légumes pour faire ses commissions. Son regard ne s’arrête même pas sur les esprits — ces silhouettes qui ressemblent presque aux vivants mais d’une apparence plus diaphane, qu’elle différencie intuitivement — qui suivent certains passants et marchands. 

J’ai l’impression de croiser les mêmes esprits, ou presque, pense-t-elle en soupirant.

Elle ignore les regards des revenants, car voilà des années que Miroslava a essayé de discuter avec eux pour les convaincre de partir dans la Lumière. En vain. Elle a compris qu’ils ne veulent pas quitter le monde des vivants, bien qu’elle ait réalisé leur dernière volonté, ce qui l’attriste beaucoup : elle qui pensait que la réalisation de la dernière volonté d’un fantôme garantissait son départ définitif ! Jakov lui a alors conseillé de ne pas s’en faire avec ces esprits et de continuer avec ceux qui ont besoin de son aide pour vraiment partir définitivement dans l’au-delà. Miroslava s’est rendue à son avis. C’est pour cette raison qu’elle peut faire ses commissions sans sourciller devant les nombreux esprits errants qui l’entourent. À moins que de nouveaux apparaissent. Là, c’est une autre question…

À quelques centimètres d’un étalage de fruits et légumes, un esprit attire pourtant son attention. La passeuse d’âmes, en reculant de quelques pas, l’observe attentivement, ne l’ayant pas remarqué auparavant : un jeune homme vêtu d'un uniforme militaire taché de sang à la hauteur de la poitrine et une lueur d’inquiétude dans ses yeux bruns. Il murmure d’une voix hésitante :

— Madame, me voyez-vous ?

Miroslava confirme d’un geste.

Elle regarde à gauche et à droite et, comme aucun passant ni marchand ne fait pas attention à elle, murmure : 

— Je suis Miroslava Grozdanović-Knežević. Et vous ?

— Hrvoje Samaržija, répond l’esprit en faisant un salut militaire.

— Que puis-je faire pour vous aider ?

— Que Matej retrouve la mémoire !

— Qui est Matej ? demande la brune, les sourcils levés d’étonnement.

Une ombre tombe sur le cœur de Miroslava en pensant au meilleur ami de son mari, un Matej lui aussi, parti pour Vukovar à l’été 1991, et porté disparu depuis déjà neuf ans.

Matej, il me semble, est l’ami dont Jakov attend des nouvelles… depuis neuf ans… À moins que je ne me trompe… Après tout, Matej n’est qu’un prénom courant… D’ailleurs, comment pourrais-je l’aider, alors que je ne sais rien de lui ?

— Matej Musić ! précise le revenant.

Il est donc vivant ? pense, encore plus étonnée, Miroslava en tendant ses mains vers l’esprit et en essayant de reprendre son souffle sous l’effet de la joie indescriptible qui envahit sa poitrine. C’est une bonne nouvelle ! Jakov sera content !

Elle s’éclaircit la gorge pour calmer l’impression de joie puis demande d’une voix douce dans un murmure, presque les larmes aux yeux : 

— Où est-il ?

Son interlocuteur répond en tendant son bras vers sa droite : 

— Il est là-bas, près de la table du marchand de salades.

Miroslava regarde rapidement dans cette direction. En effet, elle voit un homme vêtu d’un uniforme militaire devant l’étal en question. Avec son plus beau sourire, elle réplique dans un murmure à l’esprit :

— Merci, Hrvoje !

— Il n’y a pas de quoi !

Puis l’esprit disparaît en passant au travers de l’étal derrière lui. Miroslava, elle, se dirige d’un pas lent vers l’endroit que le jeune esprit militaire lui a montré. Devant un étalage de salades, elle note la présence de deux esprits, encore une fois, des jeunes militaires dont l’uniforme est sali de sang séché. Elle détourne rapidement son regard d’eux, pour ne pas grimacer devant leur apparence peu présentable. Mais les deux esprits comprennent qu’elle les a vus. Ils demandent à l’unisson si elle peut les aider.

Remarquant du coin de l’œil que le marchand, un homme costaud un peu plus âgé qu’elle, la regarde et lui vante l’excellence de ses salades, Miroslava répond à la question des revenants par un geste positif discret. Elle pense ironiquement je ne peux pas faire mes commissions sans être dérangée par un esprit !

Elle décide d’ignorer les deux militaires en regardant la marchandise proposée. Le marchand lui demande si elle ne serait pas intéressée à en acheter plusieurs. La trentenaire lui adresse son sourire le plus aimable et ajoute aussitôt qu’elle va y réfléchir. Matej Musić, qui se dirige vers l’étalage voisin, tourne la tête vers elle. Cette voix lui est familière. Il lui semble avoir déjà vu la grande brune perchée sur ses talons hauts. Elle est toujours très joliment vêtue, qu’il s’agisse d’une robe, d’un chandail, d’une jupe ou d’un pantalon. Toujours les cheveux brun-doré moyen qui tombent avec élégance sur ses épaules et son dos.

Ne serait-ce pas Miroslava, l’épouse de Jakov ? Celle qui voit les esprits ? pense-t-il, les sourcils froncés. 

Il l’interpelle d’une voix hésitante : 

— Miroslava !?

Étonnée, elle se retourne pour constater que Matej est là. Elle le reconnaît, car il n’a pas vraiment changé depuis sa dernière visite, juste avant son départ pour le front. Matej a peut-être un peu vieilli, mais les traits de son visage et son allure lui rappellent le jeune homme exalté d’autrefois, à l’exception d’un regard plus dur et de ce geste compulsif de tourner constamment la tête de gauche à droite. La passeuse d’âmes note aussi la présence de Hrvoje à sa droite et les deux autres esprits militaires à sa gauche.

De son air le plus aimable, elle réplique d’un air enjoué : 

— Matej ! Tu es enfin de retour ! Que Dieu te bénisse !

— Oui… Je suis de retour…

La femme de Jakov s’avance vers lui, lui donne une accolade amicale, puis fait un geste de la main pour l’inviter à la suivre. Les deux amis, avec les trois esprits dans leur sillage — qui sont toujours silencieux — , se rendent près d’un étal moins achalandé. Là, ils arrêtent et la femme murmure d’un ton assuré, en fixant d’un air qui se veut bienveillant l’ami de son époux :

— Matej, tu es suivi par trois esprits…

Il soupire et demande d’un ton exaspéré : 

— Qui sont-ils ? Que veulent-ils ?

— Seul l’un des trois s’est présenté… Il s’appelle Hrvoje Samaržija…

L’un des esprits militaires, main droite sur la poitrine, prononce : 

— Šimun Šimunec.

Le dernier fait un salut militaire et décline son identité : 

— Dejan Delić.

Miroslava ramène son attention vers son interlocuteur vivant et lui rapporte les noms des défunts.

L’ancien réserviste baisse la tête, ne voulant pas la regarder.

Hrvoje, Šimun et Dejan… Ces prénoms ne me disent vraiment rien… Jamais entendu ! À moins que nous nous soyons rencontrés je ne sais plus où, durant je ne sais quelle mission militaire… C’était dans une autre vie ! pense-t-il, confus.

Il murmure : 

— Sérieusement, je ne me souviens pas de ces noms-là…

Elle murmure : 

— Ce n’est pas grave… 

Elle fait une courte pause et ajoute de son ton le plus chaleureux : 

— Peut-être leur description pourra t’aider… Hrvoje, Šimun et Dejan sont des jeunes hommes, vêtus d’uniformes militaires… Avec l’emblème de la Yougoslavie sur l’épaule droite…

Matej l’interrompt d’une voix chaleureuse :

— Miroslava, au risque de te décevoir, je ne connais pas ces jeunes dont tu me fais la description…

— J'essaierai quand même d’engager la conversation avec eux… Peut-être parviendras-tu à te rappeler d’eux ?

Son ami hausse les épaules pour toute réponse et marmonne :

— Peut-être...

Elle fait un geste vers les trois esprits militaires, s’éclaircit la gorge et demande : 

— Messieurs, qu’attendez-vous de Matej Musić ?

Les trois esprits s’observent, puis s’exclament à l’unisson : 

— Nous voulons qu’il se souvienne !

La passeuse d’âmes, étonnée, les yeux grands comme ceux d’une chouette, promène son regard alternativement de Matej aux trois esprits et inversement puis elle fixe le vivant en disant d’une voix un peu hésitante : 

— Matej, il semble que Hrvoje, Šimun et Dejan… contredisent ce que tu viens de me dire… Ils affirment te connaître…

L’interpellé fait un geste rotatif de la main pour l’inviter à développer son propos.

Elle reprend : 

— Ils veulent que tu te souviennes…

— Se souvenir de quoi ? proteste Matej en pliant et dépliant ses doigts avec nervosité en faisant craquer les jointures.

Miroslava regarde alternativement le vivant et les trois esprits en pensant : Si seulement vous pouvez préciser…

Dejan murmure d’un air sérieux : 

— Vukovar !

Elle dit d’un ton assuré à son ami : 

— Ils veulent que tu te souviennes de ce qui s’était passé à Vukovar.

Son interlocuteur baisse la tête, ne voulant pas affronter son regard. Il murmure : 

— Vukovar… Je me souviens seulement être allé dans cette ville, en tant que réserviste de l’armée yougoslave…

D’une voix douce, son amie ajoute : 

— C’est depuis ce moment que Jakov et moi n’avons plus de nouvelles de toi… Tu te rappelles, ça a été ton dernier…

Il termine sa phrase d’une voix songeuse : 

— … adieu avant de partir…

Il soupire.

Hrvoje intervient d’un air qui se veut rassurant :

 — Je peux très bien comprendre, Matej, que tu ne sois pas à l’aise de parler de ce qui s’est passé à Vukovar…

Miroslava se retourne vers Matej et dit : 

— Hrvoje comprend très bien que tu ne veuilles pas parler de Vukovar…

Son ami proteste : 

— Comment dire quoi que ce soit sur quelque chose dont je ne garde aucun souvenir !

Un silence plane entre les deux amis.

Miroslava comprend qu’elle ne doit pas essayer de lui arracher un seul mot . Elle change de sujet, avec son sourire le plus aimable : 

— Laissons les horreurs de Vukovar pour le moment… pour revenir à des choses plus joyeuses ! Matej, je suis tellement contente que tu sois revenu vivant… Jakov serait heureux de le savoir… D’ailleurs, je suis aussi mère d’un garçon adorable, Aleksander, qui aura huit ans en septembre…

— Félicitations ! Ainsi, Sofija a un petit frère… Elle n’est plus seule…

— Exactement, murmure Miroslava avec un sourire au coin des lèvres.

— Et Sofija, elle va bien ?

— Oui, un vrai ange ! Mon fils est un peu plus turbulent, mais il est un bon élève… Heureusement que sa sœur est un modèle pour lui… Tous les deux, je ne sais pas si je te l’ai déjà dit, voient aussi les esprits, mais aussi d’autres entités que je ne vois pas, les Anges et les Démons…

— Je l’ignorais…

— Maintenant tu le sais… 

La passeuse d’âmes soupire :

— Maintenant, ce qui me reste à faire, c’est de soutenir mes enfants, ce que Jakov et moi faisons du mieux que nous pouvons…

— Je comprends que cela ne doit pas être facile… Déjà j’imagine que de voir les esprits, ça doit être assez troublant…

En haussant les épaules, son interlocutrice murmure :

— Ça dépend des cas… Certains sont plus faciles à comprendre que d’autres… Le plus imprévisible reste la réaction des vivants…

Matej confirme sa compréhension d’un mouvement de tête.

Elle fait une courte pause puis ajoute : 

— Mais bon, laissons les esprits de côté… Dans tous les cas, bon retour ! Je ne doute pas que la plus contente serait ta petite amie, Nada… Et j‘en informerai Ivan…

Les sourcils levés, l’ancien réserviste questionne : 

— Comme si Ivan s’inquiétait aussi de mon retour ?

— Oui, parce qu’il pense que tu es mort, tué par les mines antipersonnels, lorsque les Serbes vous ont amenés dans le champ…

— Oui, je me rappelle de cet épisode, mais rien avant… Il fallait vraiment faire attention pour ne pas marcher sur les mines…

Il ferme les yeux, comme s’il cherchait ses souvenirs.

Il reprend : 

— Je ne sais pas comment j'ai réussi à ne pas marcher dessus… C’est vraiment un miracle !

Miroslava murmure, en levant les yeux au ciel : 

— Que Dieu soit Loué !

Dejan, petit sourire au coin des lèvres, intervient d’un ton sérieux : 

— En réalité, si Matej n’a marché sur aucune mine, c’est en raison du fait que je l’ai possédé. 

La brune aux pouvoirs extraordinaires se tourne légèrement vers son ami et murmure : 

— Selon ce que… que Dejan vient de dire, il semble que si tu as été possédé par lui pour ainsi éviter les mines…

Elle soupire puis ajoute : 

— Au contraire du pauvre Ivan…

Des larmes silencieuses coulent sur son visage fin, déformé par une grimace lorsqu’elle essaie de les retenir, et elle termine d’une voix triste : 

— … qui a perdu ses deux jambes… 

— Ah, mon Dieu ! s’exclame à mi-voix Matej, la gorge nouée par l’émotion.

— C’est vraiment horrible ! approuve-t-elle d’une voix blanche.

Un silence plane à nouveau entre eux, le temps que l'épouse de Jakov sèche ses larmes du dos de sa main droite. 


Après un long silence, la médium questionne les revenants qui encadrent Matej :

— Messieurs…

L’ancien réserviste intervient, les sourcils levés :

— Miroslava, les trois esprits dont tu affirmes qu’ils me suivent sont-ils encore là ?

Elle confirme puis reprend :

— C’est pourquoi je voudrais leur poser une question.

— Laquelle ? demande Hrvoje. Nous répondrons du mieux que nous pouvons.

— Très bien…

Elle continue après une courte pause :

— Pouvez-vous me dire comment vous avez fait la connaissance de Matej ?

— C’est tout simple, répond Dejan, nous étions des réservistes dans le 10e régiment de la JNA (1). Nous étions des compagnons d’armes, bien décidés à garder l’unité de la Yougoslavie.

La passeuse d’âmes rapporte les propos au vivant, puis ajoute :

— Matej, es-tu certain de ne pas te souvenir d’eux ?

L’ancien militaire yougoslave secoue sa tête en murmurant :

— Au risque de te décevoir, je ne me souviens plus de rien… Ainsi, j’étais un réserviste dans le 10e régiment ?

— Oui ! confirme Šimun.

Miroslava hoche la tête.

Son ami marmonne :

— Moi qui me demandais bien pourquoi les gens me regardaient bizarrement… 

Il ôte la veste de son uniforme en montrant à la femme l’insigne de l’armée populaire yougoslave, à savoir l’étoile rouge entourée d’une couronne de laurier jaune et une épée et une arme à feu croisées.

Miroslava hausse les épaules. 

Il remet sa veste et dit à voix basse :

— Pour l’instant, pouvons-nous laisser cette histoire de côté ?

— D’accord… L’important est que tu sois vivant, n’est-ce pas ? commente la femme.

Son interlocuteur approuve puis demande :

— Et si tu m'emmènes chez toi ? Je voudrais tellement revoir Jakov, Ivan et Nada !

— Sans problème ! dit-elle d’une voix douce avec son plus beau sourire.



Les vivants et les esprits continuent leur route sans prononcer un mot. Ils arrivent devant l’accueillante maison de l’ambulancier. Un petit chemin en pierres conduit jusqu’à la porte d’entrée. Lorsque Miroslava et Matej traversent le seuil, Jakov les accueille avec un large sourire et s’exclame d’une voix forte : 

— Tu sors faire des commissions et tu reviens avec un ami ! Slava (2), tu es vraiment extraordinaire !

— C’est pourquoi tu m’as épousée, plaisante la femme. 

En se retournant vers son ami, il dit : 

— Matej, je suis heureux de te revoir bien en vie !

— Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vu ! s’exclama l’ancien réserviste.

Les deux amis se donnent une solide accolade masculine, puis l’ambulancier aide sa femme à ranger les commissions.



Une fois les joies des retrouvailles calmées, tous les trois réunis au salon, Miroslava explique à son mari que leur ami est suivi par trois esprits errants qui veulent qu’il se rappelle de Vukovar.

Matej proteste en agitant nerveusement les mains devant lui :

— Pourtant, Jakov, je t’assure que je ne me rappelle de rien ! D’ailleurs, pourquoi ces esprits veulent-ils que je me rappelle ?

Miroslava répond d’une voix chaleureuse après un long silence :

— Dejan, Hrvoje et Šimun veulent que tu te souviennes de ce que tu as vu et entendu à Vukovar.

Dejan intervient :

— Je vous explique, Madame… Nous avons fait la connaissance d’un esprit qui hante la Zagrebačka naklada [Maison d’édition de Zagreb], Mara Maligec, qui nous a dit qu’un historien, un certain Ranko Vujić, publiera bientôt un livre sur l’Opération Tempête, en présentant les braves soldats croates en courageux défenseurs de Vukovar. Pourtant, nous savons tous que c’est faux…

Les deux autres esprits approuvent silencieusement.

— En quel sens ? demande la passeuse d’âmes, étonnée, les sourcils froncés, en faisant un geste rotatif de la main.

Remarquant les regards interrogateurs de Jakov et de Matej, elle lève son index droit pour leur faire savoir qu’elle ne voudrait pas interrompre sa conversation avec les esprits. L’ancien réserviste yougoslave tapote l’accoudoir du canapé sur lequel il est assis. L’ambulancier observe son épouse pour essayer de deviner le sens de la conversation suivant ses micro-expressions. La passeuse d’âmes, elle, ramène son attention vers les trois revenants.

— Parce que, répond d’une voix claire Hrvoje, nous savons que les pauvres gens de Vukovar ont été sacrifiés au profit de l’indépendance de la Croatie, sauf que personne n’en souffle un mot dans les livres récents d’histoire…

Il termine sa phrase d’un air courroucé, sa poitrine envahie par la colère, les poings serrés : — C’est bien triste de savoir que nous sommes morts pour rien…C’est pour rétablir la vérité sur cet événement, ne serait-ce que dans un livre, que nous voulons que Matej se souvienne de ce qui s’est passé.

Miroslava, émue, cligne des yeux, pour retenir en vain des larmes. Son époux serre doucement sa main droite pour la rassurer.

Elle balbutie :

— Je comprends… C’est en effet bien décevant… C’est horrible… C’est affreux !

— Nous ne savons pas nous comment y prendre pour lui faire comprendre, précise Šimun. Nous avons essayé en rêve, mais Matej ne les a pas pris au sérieux, en mettant cela sur le compte d’un syndrome post-traumatique. Nous avons aussi écrit un message sur un miroir, mais il a pensé qu’il avait des hallucinations…

L’esprit militaire lève les bras en un geste désespéré et ajoute :

— De sorte que nous ne savons plus quel moyen employer…

La passeuse d’âmes hoche la tête puis commente à mi-voix :

— Excusez-moi de vous interrompre, mais permettez-moi de rapporter vos propos à Matej, qui semble bien curieux de savoir ce qui a été dit…

— Sans problème, affirme à voix basse Hrvoje. De toute façon, j’ai dit ce que je voulais dire.

Miroslava s’éclaircit la gorge, détourne son regard des trois esprits puis affirme en faisant un geste des bras vers son époux et vers son ami :

— Matej, les trois esprits qui te suivent veulent que tu te souviennes de Vukovar afin de pouvoir recueillir ton témoignage, pour ainsi dire…

Les revenants approuvent silencieusement ses propos.

Elle continue :

— … afin de corriger les livres d’histoire, puisqu’un esprit qui hante la Zagrebačka naklada, Mara Maligec, les a informés qu’un historien, un certain Ranko Vujić, publiera bientôt un livre sur l’Opération Tempête, en présentant  comme si les braves soldats croates ont défendu courageusement Vukovar. Pourtant, les trois esprits savent que c’est faux et pensent qu’ils sont morts… pour rien... 


Miroslava fixe les esprits en recherche d’une approbation qui ne tarde pas à arriver.

Elle reprend, en ramenant son attention sur son interlocuteur vivant : 

— Pour le dire directement… Ils veulent simplement rétablir la vérité au sujet de Vukovar. Sauf qu’ils ne savent plus comment s’y prendre. Ils ont essayé par les rêves, mais tu n’as pas compris leur message…

— Ces rêves ont été des cauchemars ! Ce n’est pas peu dire ! l’interrompt l’ancien réserviste en serrant les mains en poings aux souvenirs des visions horribles oniriques tellement réalistes qu’elles lui instillaient une peur viscérale.

Il ferme les yeux, perdu dans les  souvenirs incertains de ses rêves.


Matej se retranche derrière les débris encombrant un trottoir. Devant lui, une maison à moitié détruite et des ruines désolantes tout autour. Puis il court éperdument avec une arme à la main, accompagné des bruits d’explosion et des cris de panique. Des bruits confus de pas, traînant comme ceux de prisonniers enchaînés, mêlés aux pas cadencés des bottes militaires, résonnent sans fin.

L’ami de Jakov a un autre vague souvenir d’un rêve qui lui revient à l’esprit.

Il remarque un militaire vêtu de noir qui le suit. Il court pour lui échapper. Il se cache derrière une bâtisse en partie démolie. 


Il ouvre ses yeux, en fixant de travers la passeuse d’âmes et murmure d’une voix blanche :

— Et quoi alors ? Que veulent-ils me faire comprendre, Miroslava ?

— Je l’ignore, répond-elle en haussant les épaules. Peut-être ils désirent te donner des indices de ce qui s’est passé à Vukovar…

— Si c’est le cas, c’est vraiment terrible, horrible…, soupire-t-il en appuyant son bras droit sur l’accoudoir du canapé.

Miroslava fait une courte pause avant de reprendre d’une voix douce, en regardant le militaire d’un air bienveillant :

— Au moins, pourrais-tu me raconter tes rêves ?

— Oui et non… parce que je ne me souviens pas très bien…

Il cligne des yeux, puis soupire.

— S’il te plaît, le supplie la passeuse d’âmes en joignant ses mains devant elle, fais un effort pour te souvenir de tes rêves. J’en prendrai des notes. 

Joignant le geste à la parole, elle sort un calepin de son sac à main posé sur la table basse devant elle.

— Tu sais que tu peux me faire confiance, ajoute-elle de son air le plus aimable.

Son époux approuve silencieusement.

— Je le sais, marmonne Matej, les yeux dans le vague.

— D’autant plus que tes souvenirs peuvent aider Šimun Šimunec, Dejan Delić et Hrvoje Samaržija. Ils ne pourront pas partir dans la Lumière, dans l’au-delà, si la vérité sur Vukovar n’est pas rétablie.

L’ami de Jakov baisse la tête, le front plissé, mais les mêmes rêves-souvenirs lui reviennent à l’esprit. Il relève la tête après un long silence et dit :

— Pour être honnête, Miroslava, je ne me souviens pas de tous les détails de mes cauchemars… Tantôt, je suis dans une ville détruite, autour de moi, des bruits d’explosion, des gens qui courent… Et moi qui cours, arme à la main… Tantôt, je fuis devant un militaire  que je ne parviens pas à identifier… Désolé de l’imprécision, mais je ne vais pas inventer des détails…

— Merci, c’est déjà très bien, réplique-t-elle à mi-voix d’un air chaleureux, en terminant de noter ses paroles dans son calepin. Es-tu certain de ne pas te souvenir de ce qui s’était passé à Vukovar ? Ces rêves, signifient-ils quelque chose ? 

Il hausse les épaules et répond :

— Je ne le sais pas…

Jakov suggère :

— Matej, la ville détruite dans ton rêve, c’est Vukovar ?

— Ça se tient, fait l’interpellé.

— Ensuite, les maisons détruites, c’était l’état de la ville au moment de ton arrivée ou de ton départ ?

L’ancien militaire hausse les épaules et balbutie :

— Je ne pourrais le dire…

— À moins qu’il ne s’agît de la destruction graduelle de Vukovar ?

— Probablement…


Hrvoje intervient après un long silence :

— Madame Miroslava Grozdanović-Knežević, j’espère que vous n’oublierez pas de dire à Matej que nous avons aussi essayé de lui faire passer un message sur un miroir, mais il les a pris pour des mirages…

L’interpellée confirme d’un geste en pensant C’est ce que j’allais dire…

Elle toussote, puis rapporte d’une voix douce ce que lui a dit l’esprit.

— En effet, murmure l’ancien militaire. La première fois que j’ai vu…

Il s’interrompt à nouveau, les yeux fixant le vide, perdu dans ses souvenirs.


Il était devant un miroir, en train de raser sa barbe. Tout à coup, il a vu clairement sur le miroir des lettres en rouge, comme si une main invisible a écrit : « Vukovar, nous ne t’oublierons pas ! » Le cœur affolé, il a lâché son rasoir car sa main droite a commencé à trembler, comme s’il venait d’avoir une vague impression de quelque chose d’horrible.

Une autre fois, alors qu’il était en plein milieu du rasage, il a vu à nouveau une main invisible qui a écrit dans une brume le nom de la même ville. À la seule différence que les sept lettres ont été très grandes, tellement grandes qu’elles ont occupé tout le miroir et ont été visibles pendant plusieurs minutes avant de s’estomper.


 L’ancien réserviste de l’Armée populaire yougoslave soupire, cligne des yeux, puis reprend, en regardant Miroslava d’un air mi-inquiet mi-triste :

— La première fois que j’ai vu les messages de « Vukovar, nous ne t’oublierons pas ! » ou encore de « Vukovar » tout court, je pensais tout de suite à une hallucination… C’était comme si une main invisible avait écrit ces mots sur le miroir… J’avais l’impression de devenir fou…

Dejan commente d’une voix rauque :

— C’était une manière de faire comprendre ce que nous voulons de Matej…

Hrvoje ajoute :

— Nous sommes désolés d’avoir été si maladroits… Il peut être certain de nos meilleures intentions…

Dejan bredouille :

— Nous étions seulement exaspérés… Et nous ne savons pas comment lui faire comprendre…

Miroslava, de son air le plus chaleureux, murmure :

— Ça va, Dejan et Hrvoje, je comprends très bien votre réaction…

Matej intervient ;

— Que vient-il de se passer ?

La passeuse d’âmes rapporte fidèlement les propos des esprits.

Matej et Jakov confirment leur compréhension d’un mouvement de tête.


Miroslava demande, après un long silence, d’une voix douce aux trois esprits, en les regardant alternativement :

— Je remarque bien que vous êtes des militaires yougoslaves… et vous m’avez mentionné être les compagnons d’armes de Matej… Pouvez-vous me préciser les circonstances et le lieu de votre…

Elle n’ose pas par politesse dire « décès » ou « mort », mais ses interlocuteurs comprennent parfaitement ce qu’elle veut dire.

Dejan Delić répond :

— Je suis mort à Vukovar, d’une balle assassine… d’un homme de la HOS (3).

Šimun Šimunec dit d’une voix émue :

— Moi aussi, je suis mort à Vukovar… fauché par le tir de la balle d’un homme de la HOS.

Hrvoje Samaržija murmure :

— Tout comme Dejan et Šimun, j’ai quitté mon corps à Vukovar… tué par un homme de la JNA, Jove, que je voulais convaincre de lâcher son arme… 

Émue, les larmes aux yeux, la passeuse d’âmes pense : Ah, mon Dieu ! Pourquoi cette guerre absurde ?

Matej murmure, gêné des larmes de son amie :

— Tout va bien, Miroslava ?

— Oui, oui, répond l’interpellée en passant le dos de sa main droite pour sécher ses larmes sur le visage. C’est seulement Dejan, Šimun et Hrvoje qui m’ont confié leur cause de décès… Tous les trois à Vukovar… Les deux premiers sous la balle d’un homme de la HOS, Hrvoje par la balle d’un militaire de la JNA.

— Merci, murmure-t-il, les larmes aux yeux, en faisant un geste de compassion. Miroslava se retourne vers les trois esprits et les questionne d’une voix douce :

— Et vous voulez que Matej se souvienne de ce qu’il a vu à Vukovar, bien que vous ne sachiez plus comment vous y prendre pour qu’il vous comprenne ? 

— Exactement, soupire Hrvoje.

— Seulement, nous comprenons que nos efforts ont été vains, gémit Dejan.

La passeuse d’âmes transmet ces propos à son mari et son ami, puis ajoute :

— Quels sont les moyens de communication entre les vivants et les esprits ? 

Elle s’interrompt elle-même, pour réfléchir, puis reprit : 

— À part passer par un médium, comme moi…

En énumérant une liste avec ses doigts élégants, qu’elle replie à chaque proposition, Miroslava poursuit, en regardant ses interlocuteurs : 

—  je veux dire par un passeur d’âmes… Le déplacement des objets… Le jeu avec les ondes électromagnétiques…


Ceci rappelle à la médium le cas d’un esprit que l’année passée, sauf erreur de sa part, elle était parvenue à convaincre de partir dans la Lumière.


Au printemps, alors que son mari était au travail et leurs enfants à l’école. Elle a été alors au salon, quand tout à coup, le téléviseur s’est allumé et le message suivant est apparu, en lettres jaunes sur un fond noir : « Miro, laisse-moi reposer en paix ! » Peu après, la radio s’est allumée et une voix désincarnée a martelé : « Miro ne me laisse pas en paix ! » (4) La répétition en boucle des mêmes mots a provoqué un mal de tête terrible à la passeuse d’âmes



Miroslava s’éclaircit la gorge et poursuit, ne souhaitant pas divaguer davantage dans ses souvenirs :

— Le jeu avec l’électricité… les esprits les plus coquins font même éclater des ampoules… 

Elle ne peut pas elle-même dire combien d’ampoules dans sa librairie d’occasion elle a dû changer en raison de l’action d’un esprit. Elle soupire et continue son énumération :

— Les plus subtils influencent par la pensée… ou encore possèdent un vivant…

Hrvoje s’exclame : 

— Camarades ! On n’a jamais essayé la possession !

— Ça doit être bizarre, commente Šimun, de se retrouver temporairement dans un autre corps que le nôtre, non ?

— Mais comment est-il possible de posséder une personne, alors qu’elle a déjà une âme dans son corps ? demande Dejan, moue sceptique au visage.

Elle hausse les épaules, puis elle rapporte les propos des esprits aux vivants.

— Si je comprends ce que tu viens de dire, intervient Matej, mes anciens compagnons d’armes veulent essayer de me posséder ?

— C’est ce que je comprends aussi, confirme Miroslava, les yeux grands comme ceux d’une chouette. Selon mon expérience, la possession est l’intervention temporaire d’un esprit dans un autre corps… De sorte que lorsqu’elle cesse, dans la plupart des cas, le vivant possédé ne sait pas du tout ce qu’il a dit ou ce qu’il a fait… C’est vraiment déconcertant pour lui… Dans la plupart des cas — je sais que toute vérité n’est pas bonne à dire — les possessions se font sur une base volontaire, et très rarement sur une base involontaire…

— Comment puis-je accepter d’être possédé par des esprits que je ne connais pas ? proteste l’ancien réserviste de l’armée yougoslave, une lueur d’inquiétude dans ses yeux bruns.

La passeuse d’âmes soupire puis se masse les tempes et ferme les paupières en songeant Comment leur expliquer que ce n’est pas si terrible que ça, une possession ? Mais je ne peux pas leur cacher ce que je sais à partir de mes observations… Heureusement que je vois les esprits… Mais quand même, je ne sais pas tout !

Jakov, comprenant que sa femme est perdue dans ses pensées, la regarde et attend qu’elle dise quelque chose.

 Au bout de plusieurs minutes de silence, elle réouvre ses yeux et affirme d’un ton aimable en s’adressant à leur ami :

— Matej, ne t’inquiète pas… Si Dejan, Hrvoje ou Šimun veulent prendre possession de ton corps, au moins tu es averti… Et nous n’aurons qu’à espérer que ce soit temporaire…

Dejan approuve silencieusement.

Hrvoje intervient : 

— Excusez-moi, Madame Miroslava Grozdanović-Knežević, mais savez-vous comment on doit faire pour entrer dans un corps sans faire une erreur ?

— À vrai dire, je l’ignore, car je suis encore, Dieu merci, vivante… Et je n'ai jamais vécu l’expérience d’être possédée par un esprit, répondit-elle. 

L’ami de Jakov, les sourcils levés, murmure : 

— Que vient-il de se passer ?

Elle se retourne vers lui et rapporte les propos de l’esprit errant.

Elle ramène son attention vers Hrvoje, Dejan et Šimun, puis ajoute :

— Šimun Šimunec, Dejan Delić et Hrvoje Samaržija, pour être honnête, j’ignore tout de la préparation nécessaire pour un esprit à la possession… Personne ne me l’a dit… De sorte que j’imagine bien qu’il est question d’une certaine volonté à posséder un corps qui n’est pas le sien… Selon des critères bien précis, qui font en sorte qu’il y a une compatibilité, si je peux le dire ainsi, ce qui explique pourquoi l’âme du corps hôte accepte une possession temporaire… Je suis vraiment désolée de ne pas pouvoir en dire plus… Ces critères me sont incompréhensibles…

— Ce n’est pas grave, la rassure Hrvoje. Merci pour votre honnêteté.

— Alors, vous savez ce qui vous reste à faire, réplique la passeuse d’âmes avec son sourire le plus cordial.

Puis elle détourne ses yeux des entités pour résumer la discussion avec les esprits à Jakov et à Matej.


Les trois esprits militaires s’observentt, mine pensive, comme s’ils se demandaient comment faire. Miroslava les regarde discrètement, attendant qu’ils disent quelques mots ou fassent un geste. 

Dejan, en s’adressant à ses compères :

— Hrvoje et Šimun, il me semble bien que la seule chose à laquelle nous n’avons pas pensé est la possession…

Les deux autres revenants approuvent silencieusement.

Dejan précise :

— Qui est intéressé à essayer ? En tout cas, je n'en ai pas envie…

Šimun, moue sceptique au visage, réplique :

— Moi non plus, je ne suis pas intéressé…

Hrvoje dit à contrecœur :

— Ça va, j’ai compris que c’est moi qui devrais posséder Matej…

— Exactement, confirment d’un air sérieux les deux autres esprits des militaires.

La médium sourit à la vue de la scène qui s’offre à ses yeux. 

Son mari pense que les trois esprits sont sans doute comiques pour faire sourire Slava…

Leur ami pense, le front plissé d’inquiétude, que dois-je faire dans tout ça ? Si je suis possédé, est-ce que je le serai pour toujours ? Comment faire pour ne plus l’être ?

Hrvoje s’approche de l’ancien réserviste et affirme d’un air très sérieux, se mettant au garde-à-vous : 

— Matej, je veux que tu te souviennes de Vukovar. Nous devons collaborer pour rétablir la vérité. Comme tu n’as pas compris nos messages, nous tenterons une possession. Tu peux très bien comprendre que nous voulons quitter ce monde-ci.

Et l’esprit s’avance vers lui et entre dans sa poitrine. Miroslava voit clairement l’âme de son ami sortir de son corps par son nez et se tenir près de son corps, étonnée. L’âme lui ressemble et porte la même tenue militaire. La médium se dépêche de sortir son calepin pour prendre des notes. Elle griffonne sur une page vierge de son calepin : « Témoignage de Matej Musić au sujet de ce qui s’est passé à Vukovar au cours de la bataille de 1991. Il est possédé par Hrvoje Samaržija, un esprit errant, qui a été son compagnon d’armes. »

Elle murmure à l’oreille de son mari : 

— Jakov, Matej est possédé par Hrvoje Samaržija…

Il confirme en silence sa compréhension.

La médium ramène son attention vers le militaire possédé, dont l’âme la fixe d’un air perdu.

Elle s’éclaircit la gorge et demande d’une voix douce :

— Maintenant, Matej… Peux-tu me raconter ce que tu as vu à Vukovar ?

L’interpellé soupire. Miroslava remarque que la voix est celle de l’esprit qui l’a possédé. 

Il répond d’une voix vibrante : 

— Des bombes autour de moi, un militaire de la HOS nous suit... Il y a des militaires et des policiers croates, reconnaissables à leurs uniformes respectifs… Mais aussi des militaires serbes… Et d’autres militaires, comme moi, de la JNA... Matej, Dejan, Šimun et moi sommes là, ensemble, pour nous protéger les uns les autres… Nous comprenons que la situation est sérieuse… Des tirs étaient de tous les côtés… Des maisons détruites, explosées, les habitants en pleurs… Des cris de panique… Ceci est épouvantable à entendre… Nos autres compagnons d’armes, des réservistes du 10e régiment, ont tous été tués sous nos yeux… Là, je vais éviter les détails, parce que c’est trop douloureux pour moi… Des hommes de la HOS qui tuent sans pitié nos compagnons d’armes et les civils serbes… Des policiers maltraitent la population… Des hommes, jeunes et vieux, qui essaient en vain de protéger leurs biens et leurs familles… Des militaires de la JNA qui tuent froidement des civils… On ne comprend plus qui est ennemi et qui est allié… Les pauvres civils qui sont morts sans sépulture… Entre les maisons à moitié détruites, des tanks M-84 qui circulent sur les routes, les militaires qui évacuent la population… C’est sinistre… Ces gens innocents qui pleurent pour avoir perdu leurs biens… Les pères et les mères qui traînent leurs enfants… C’est vraiment triste à voir…

L’âme de l’ancien réserviste s’exclama, en sautant presque de joie : 

— Mais c’est ce qui s’est passé à Vukovar ! Miroslava, ça me revient !

L’interpellée sourit brièvement pour lui faire savoir qu’elle a compris ce qu’elle lui a dit.

Puis l’esprit cesse la possession. L’âme de Matej revient alors dans son corps, heureuse. Étonné, l’ancien réserviste balbutie :

— Je ne comprends pas… ce qui vient de se passer… J’ai l’impression… de m’être vu… en train de parler…

Miroslava, avec son air le plus aimable :

— Je vais t’expliquer… 

Elle fait une courte pause, regarde alternativement les trois esprits et dit :

— Simplement, tu as été possédé par Hrvoje Samaržija, qui a dit ce qui s’était passé à Vukovar… C’est vraiment terrible… Et je l’ai consigné par écrit… Par ailleurs, ton âme a confirmé que c’est vrai… Que ta mémoire est revenue.

— Puis-je lire ? demande timidement son ami.

— Bien sûr, dit-elle en lui tendant son calepin.

L’ancien militaire lit les notes de l’épouse de Jakov, ferme les yeux pendant quelques minutes, cherchant ses souvenirs.

Il bredouille en fixant ses amis d’un air hésitant :

— La mémoire me revient… C’est comme si un voile s'était levé… C’est vraiment ce qui s’est passé à Vukovar… Comment ça ? Comment est-ce possible ?

Miroslava sourit brièvement en haussant les épaules avant de s’exclamer d’un air enjoué, les larmes aux yeux :

— Dieu soit loué ! La possession par Hrvoje Samaržija t’a permis de retrouver la mémoire !

— En tout cas, si ce que j’ai lu est ce que j’ai dit… ou plutôt ce que Hrvoje a dit… Je t’assure que c’est la vérité…

Matej fait une longue pause, mine pensive puis ajoute d’une voix émue, en fixant la passeuse d’âmes :

— Je me souviens aussi d’avoir vu Dejan et Šimun tomber sous les balles d’un homme de la HOS… C’était un autre que celui qui me suivait… Lorsque Hrvoje et moi avons été près d’une maison à moitié détruite, j’ai vu un militaire serbe de la JNA s’approcher de nous et nous narguer en disant « Les Croates, que faites-vous ici ? » Nous avons alors répondu « Nous voulons préserver l’unité de la Yougoslavie ! » Il a répliqué : « Vous mentez ! » Puis il a visé mon pauvre compagnon d’armes. Moi, j’ai pris la fuite… J’ai compris que j’aurai été le prochain…

Il soupire, en versant une larme aux souvenirs douloureux de la mort de ses trois compagnons d’armes. 

Miroslava ne peut pas réprimer une moue de dégoût en pensant ce Serbe n’a pas cru à Hrvoje et à Matej ? Pourtant, ils n’ont pas menti…  

Le militaire, la tête entre ses mains, balbutie :

— Mon seul regret est de n’avoir rien fait pour éviter à Dejan, Hrvoje et Šimun une mort si terrible…

La passeuse d’âmes murmure d’une voix douce :

— Ne t’en fais pas trop… Tu ne pouvais rien faire… Ce n’était pas dans tes possibilités…

Jakov approuve silencieusement ses propos.

— Vu sous cet angle, tu as raison… concède Matej à contrecœur.

Facile pour elle, lorsqu’elle n’a jamais participé à un conflit… songe-t-il.

L’ami de Jakov soupire puis s’exclame d’une voix vibrante, en faisant un geste de ses bras :

— Je suis vraiment désolé !

— Merci, Matej, pour ton témoignage, dit la trentenaire après un long silence, en fermant doucement son calepin. Il ne reste plus qu’à contacter la Zagrebačka naklada pour publier une chronique de ton témoignage.

Elle désigne d’un geste de main les trois esprits et continue : 

— Alors, Messieurs Šimun Šimunec, Dejan Delić et Hrvoje Samaržija, avez-vous autre chose à ajouter ? 

Miroslava pense : Est-ce que les deux autres esprits veulent aussi le posséder ? Ont-ils vraiment tout dit ce qu’ils voulaient ?

Šimun et Dejan répondent d’un signe de tête négatif.

Elle se retourne vers son ami, large sourire au visage : 

— Comme il semble, Matej, que tes deux autres compagnons d’armes ne sont pas intéressés par la possession de ton corps…

Remarquant l’expression de soulagement de l’interpellé, elle ajoute d’une voix douce :

— Et ainsi, ils pourront partir dans la Lumière.

— Exactement, opine du chef Dejan, imité par les deux autres revenants.

— D’ailleurs, je fais remarquer que Dejan confirme ce que je viens de dire.

— Très bien, commente Jakov d’un ton enjoué, les yeux bleus qui brillent d’une joie quasi enfantine.

Matej manifeste sa compréhension d’un mouvement du regard puis ajoute :

— Merci beaucoup, Miroslava ! Grâce à toi, je me sens mieux !

— Il n’y a pas de quoi, murmure l’interpellée. Je n'ai rien fait de particulier… J’ai seulement aidé tes camarades Dejan, Hrvoje et Šimun d’accomplir leur dernière volonté… Rien de plus ni de moins.

— Je le sais, mais merci ! 

Ils se lèvent pour se donner une accolade amicale et Matej ajoute, une fois assis : 

— Ainsi, il ne me reste qu’à retrouver Nada !

— Et à informer Ivan ! ajoute l’ambulancier.

— Oui, bien sûr ! Je n’oublierai pas, le rassure son ami.

— Si tu n’as pas le temps, ce n’est pas si important ! Je peux le faire à ta place…

Matej confirme sa compréhension d’un geste de la tête.

— Bonne journée à Nada et à toi ! dit Miroslava et Jakov à l’unisson. 

Jakov le salue d’un geste de la main et accompagne leur ami jusqu’à la porte. Il revient au salon, auprès de sa femme et murmure :

— Slava, je suis tellement content que Matej ait retrouvé la mémoire. En espérant que nous entendrons prochainement des nouvelles de son mariage !

— Je l’espère aussi, murmure-t-elle en enlaçant Jakov. Dans tous les cas, demain, je m’occuperai de contacter la Zagrebačka naklada pour la publication de son témoignage.

— Tu es tout simplement géniale… Comme toujours !

— Toi aussi, tu es génial !

Il chatouille son bras droit pour qu’elle le lâche et murmure :

— Slava, laisse-moi appeler Ivan…

— C’est vrai, le pauvre, il n’est pas au courant du retour de Matej…

— Je vais l’informer, parce que demain, je n’aurai pas le temps…

Miroslava comprend immédiatement ce qu’il voulait dire : demain, il travaille, et il n'a pas envie de passer un coup de téléphone depuis l'hôpital.


Jakov se libère de l’étreinte de son épouse et se dirige vers le téléphone pour appeler Ivan Barić et lui dire que leur ami Matej est bel et bien vivant.



***


Le lendemain, Miroslava se rend à la maison d’édition pour essayer de discuter avec l’un des éditeurs, un certain Damjan Budimir, de l’éventuelle publication d’une chronique intitulée Vukovar par Matej Musić. L’homme avec lequel elle parle, un joyeux quarantenaire, accepte de lire son manuscrit et lui propose de revenir dans trois mois pour connaître sa décision finale. Elle remarque qu’un esprit se tient silencieux à sa droite : une vieille femme vêtue d’une longue jupe bleu marine qui lui descend jusqu’aux chevilles et d’une chemise blanche. La passeuse d’âmes, suivie par l’esprit, l’aborde d’une voix douce lorsqu’elle sort de la maison d’édition :

— Madame, je suis Miroslava Grozdanović-Knežević et je peux vous aider, Quel est votre nom ?

— Mara Maligec, répond l’entité de sa voix enrouée par l’âge.

La médium pense qu'il me semble avoir déjà entendu ce nom… Ne serait-elle pas l’amie de la Zagrebačka naklada qui a averti Hrvoje, Dejan et Šimun de l’édition du livre d’un historien ?

Comme son interlocutrice a lu ses pensées, elle confirme d’un mouvement de tête. 

Miroslava murmure :

— Mara Maligec, pourquoi restez-vous encore dans la maison d’édition ?

— Les publications prévues m’inquiètent !

Et l’esprit disparaît aussitôt.

La trentenaire soupire en faisant un geste exaspéré des bras. Elle pense Madame Maligec, à la prochaine ! En espérant que vous accepterez de partir dans la Lumière !

Elle se rend alors dans sa librairie d’occasion l’Antikvarijat koji nije nikada do tada postojalo, où elle salue son associée, Dijana Barbarić. Les deux femmes sont derrière le comptoir. Jusqu’à midi, quelques clients et touristes sont entrés, certains achetant des figurines, d’autres des livres en allemand ou traduits en croate. À midi, Miroslava ferme la boutique  et avec son associée prend la pause repas dans un modeste restaurant de quartier et reviennent à 13 h 00. Le reste de l’après-midi se passe sans incident. Vers 17 h 00, la passeuse d’âmes rentre chez elle, contente de sa journée.


***


Matej Musić, lui, retrouve l’adresse de sa petite amie, Nada. Il s'avance jusqu'à la porte d'un appartement situé dans un immeuble gris, semblable aux bâtiments grisâtres qui l'entourent sur la rue.

Il connaît son adresse, car il lui a rendu visite avant de partir pour Vukovar. Les moments passés ensemble lui reviennent en mémoire et le motivent à se rendre au plus vite devant elle. Matej a tellement hâte de la voir, pour savoir s’ils se marieront un jour.

Il frappe doucement à la porte. Des bruits de pas se font entendre de l’autre côté et une voix féminine crie :

— Qui est-ce ?

Cette voix, l’ancien réserviste la reconnaît immédiatement : celle de Nada. Le cœur battant la chamade à l’idée de la retrouver, il s’exclame :

— Nada, c’est moi, Matej !

De l’autre côté de la porte, un bébé pleure. 

Pour lui, tout est clair : durant son absence, elle n’est pas restée seule. Il soupire en pensant Nada ne m'a pas été fidèle… Pas  de doute… À ma connaissance, elle n’était pas enceinte avant mon départ pour Vukovar… Pourquoi n’ai-je pas donné de mes nouvelles pendant tout ce temps ? Comment on peut être bête parfois ! Cet enfant aurait pu être le mien !

La jeune femme, mariée depuis six ans à un zagrébois, un certain Ivo Tomljanović, en entendant sa voix, pense Matej, vivant ? C’est impossible ! Il est certainement mort ! Pourtant, je reconnais sa voix… Ne serait-ce pas un rêve ? 

Des sueurs froides coulent dans son dos et sa respiration se fait courte. Son cœur cogne très fort dans sa poitrine, en proie à la panique.

Arh ! Ivo ne sera pas content de le voir… C’est fini depuis longtemps entre Matej et moi ! Que faire ? L’ignorer ? 

Hésitante, Nada s’éloigne de la porte, en berçant son fils pour le calmer. Elle le dépose dans son berceau puis revient vers la porte et l’ouvre doucement.

Matej soupire en remarquant son alliance à l’annulaire, qu’il observe attentivement.

 Ah, mon Dieu ! C’est évident qu’elle ne veut plus de moi… Ah ! comme je voudrait être son mari ! Et qu’elle soit ma femme… Dommage que mon absence a joué en ma défaveur…

Comme il se tait, elle le regarde avec inquiétude en pensant. Désolé, Matej, mais je suis la femme d’Ivo… Je ne veux pas gâcher mon bonheur présent à cause de toi… Nous nous sommes rencontrés, aimés et promis au mariage, mais depuis ton départ… Tout a changé… J’ai rencontré Ivo et je suis une heureuse femme et mère…

Nada, après un long silence, dit d’une voix douce :

— Matej, je te croyais mort, car je n’ai eu aucune nouvelle de toi depuis ton départ pour Vukovar… J’ai lu dans les journaux que peu ont survécu… De sorte que j’ai été certaine que tu…

Nada termine d’une voix tremblante sa phrase : 

— … que tu avais été tué…

Elle renifle.

L’homme la regarde, attristé, en songeant, si elle n’a eu aucun moyen de savoir si j’ai été vivant… La pauvre, comme je le regrette maintenant, tout ce temps perdu, et cet avenir qui ne sera jamais le mien !

La femme essuie ses larmes et poursuit : 

— Et donc j’ai pris du temps pour oublier cette perte… Je me suis mariée il y a six ans à Ivo… Je suis vraiment désolée…

— Ne sois pas désolée, Nada… Je comprends très bien… C’est ma faute de ne pas te faire savoir que je suis vivant… J’aurais dû t’écrire une lettre…

Tous les deux restent silencieux pendant plusieurs minutes. Ils se regardent dans les yeux. Elle y lit une tristesse ; il comprend qu’elle lui adresse une supplication muette.

Nada murmure :

— Matej, désolé, mais entre nous, c’est fini…

Il approuve par un hochement de tête.

Elle poursuit : 

— Tu n’as plus de raison pour venir frapper à ma porte…

— En effet, soupire-t-il à contrecœur d’une voix blanche, dépassé par ce qu’il entend.

— Je t’ai aimé et tu m’as aimée, et c’est tout… Maintenant que je suis épouse et mère, la situation est très différente pour moi…

Matej songe elle ne veut pas que son mari soit jaloux de moi… Normal… Je la comprends tout à fait… Moi aussi je ne serais pas content qu’un autre homme rende visite à ma femme…

— De sorte que je ne peux que te souhaiter bonne chance pour la suite…

— Pareillement pour toi… réplique-t-il comme un automate.


L’ancien militaire sort rapidement de l’immeuble, avec l’impression d’une vague tristesse dans son cœur. Il est déçu du dénouement de son histoire avec la femme qu’il a aimé. Il revient dans le petit appartement qui est resté inoccupé depuis 1991, et s’avachit sur le fauteuil dans son salon, le cœur serré. Il se sert un verre de vin pour essayer, en vain, de remonter son moral très bas et d’oublier sa peine. Matej est complètement dépassé, perdu, démoralisé. Il se demande à lui-même s’il est vraiment prêt à entamer dans quelques années une relation avec une autre femme. Il boit un peu d’alcool et murmure : « Je verrai bien… Pour l’instant, je dois plutôt me préoccuper de trouver un emploi… » Il termine son verre d’un trait puis se rend au marché pour acheter des journaux, question de s’informer des offres d’emplois. 



***



3 août 2000, maison de Jakov Knežević et de Miroslava Grozdanović-Knežević, 14 h 15.

La passeuse d’âmes est en train de tricoter un pull printanier pour leur fils. Comme leurs enfants sont en vacances, son mari est sorti avec eux au parc Maksimir. Elle essaie de se changer les idées. Ce matin, elle a discuté avec Mara Maligec, mais sans aboutir à rien. La jeune mère comprend, pour avoir fait des recherches, qu’elle a été l’épouse d’un imprimeur, un certain Damir Maligec, qui est mort sur son lieu de travail, la Zagrebačka naklada. d’un accident avec la manipulation d’une imprimante. Mara elle-même a exercé le même métier que son mari pendant la guerre, alors qu’il a été au front, et puis elle a continué après sa mort. En tout cas, ceci explique pourquoi Mara hante encore la maison d’édition. Miroslava essaie de la convaincre de laisser tomber son inquiétude pour les publications futures, mais la revenante ne semble pas  intéressée à quitter le monde des vivants.

 Tout à coup, le téléphone sonne. Elle dépose doucement son tricot à côté d’elle et soulève le combiné :

— Bonjour, Miroslava Grozdanović-Knežević à l’appareil.

Une voix masculine au bout du téléphone répond : 

— Madame, c’est Damjan Budimir de la Zagrebačka naklada.

Elle pense C’est sans doute au sujet du manuscrit des souvenirs de Matej...

Son interlocuteur poursuit d’une voix calme :

— Pour vous informer que nous acceptons votre demande de publication de la chronique Vukovar par Matej Musić du 3 mai dernier. 

Heureuse, elle s’exclame d’une voix enjouée :

— Merci beaucoup, Monsieur Budimir !

— Ce fut un plaisir de vous annoncer une si bonne nouvelle !

L’homme reprend après une courte pause :

— Madame, voulez-vous venir alors à la Zagrebačka naklada récupérer l’original de votre chronique ? 

— Oui, bien sûr.

— Il est déjà prêt.

— J’arrive dans quelques minutes. À tout à l’heure !

— À bientôt, Madame !


La femme prend son sac à main et arrive à la maison d’édition, où Damjan Budimir la reçoit avec un large sourire aux lèvres. Il lui tend une chronique et commente :

— Félicitations, Madame ! Voici votre exemplaire ! Combien en voulez-vous ?

— Merci, mais un seul suffira, murmure-t-elle en prenant le papier et en le rangeant soigneusement dans son sac à main.

— J’ai convenu avec mon patron que nous imprimons cinquante copies de la chronique, pour voir si les gens seront intéressés. Dans tous les cas, un cinq pourcent du revenu sera versé à l’auteur.

— Merci encore une fois et passez une bonne journée !

— Pareillement pour vous !


Miroslava sort de la bâtisse. À peine fait-elle quelques pas sur le trottoir que Šimun Šimunec, Dejan Delić et Hrvoje Samaržija apparaissent devant elle au garde-à-vous.

Elle les regarde, puis leur demande de son air le plus aimable :

— Messieurs, maintenant que votre dernière volonté est faite, êtes-vous prêts à partir dans la Lumière ? Je veux dire dans l’Au-delà ?

Dejan affirme :

— En tout cas, moi, je suis prêt.

— Puisque Matej a retrouvé la mémoire et que vous avez consigné par écrit son témoignage, je n’ai aucune raison de demeurer ici, ajoute Hrvoje.

— Et moi, renchérit Šimun, je me demande pourquoi rester… Seulement, je m’inquiète pour ma chère épouse, ma chère Marija. Je l’ai vu faire les commissions il y a quelques jours. Je sais qu’elle refuse de se remarier. Mais dites-lui que je ne serais pas jaloux si elle trouve un autre homme. Elle est encore jeune et nous n’avons pas d’enfant ensemble. Il serait dommage qu’elle reste seule jusqu’à la fin de ses jours et sans descendance…

— Je comprends très bien, murmure la passeuse d’âmes avec son sourire le plus gentil. Je  le dirai sans faute à votre épouse. Seulement, à quelle adresse puis-je la trouver ?

— 127, rue Opatovina.

— J’y vais de ce pas !

Miroslava fait une courte pause, puis s’adresse aux deux autres esprits militaires et murmure :

— Permettez-moi seulement avant de m’assurer que vos amis soient partis…

— Sans problème…

— Et bien, Hrvoje et Dejan, puisque vous êtes prêts à quitter le monde des vivants, voyez-vous une lumière ?

Dejan regarde autour de lui, pour fixer sa droite. Il murmure :

— Oui… Une lumière blanche qui m’attire…

Il plisse les yeux, comme s’il essaie de discerner quelqu’un.

Il ajoute :

— Mon vieux père est là et me fait des signes des mains…

Il crie :

— Stipe, j’arrive !

Miroslava, émue jusqu’aux larmes, murmure :

— Allez-y sans crainte… Cette lumière est pour vous… Bon voyage !

L’esprit du militaire s’avance de plus en plus vers cette lumière que lui seul voit jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement de la vue de la passeuse d’âmes. Celle-ci se retourne vers Hrvoje et demande :

— Et vous ? Que voyez-vous ?

En regardant d’un air assuré vers sa droite, l’entité marmonne :

— Une lumière… On dirait que des anges m’appellent… C’est tellement accueillant que j’ai envie d’y aller…

— Alors, allez-y… Bon voyage !

Hrvoje s’enfonce de plus en plus dans la lumière jusqu’à disparaître complètement.

Miroslava soupire de joie en pensant Deux esprits de moins ! Que Dieu soit loué ! Il ne reste plus que Šimun Šimunec…

En séchant une larme qui coule sur sa joue, elle cherche le troisième esprit du regard. Il se tient immobile devant elle, un peu vers sa gauche. La trentenaire s’excuse de son émotivité et le remercie de sa patience.

— Je vais vous amener jusqu’à elle, ajoute Šimun avec son air le plus aimable. Au cas où vous ne connaîtriez pas très bien les rues de notre ville ?

— Je les connais plus ou moins, murmure-t-elle avec un petit sourire. Mon sens de l’orientation est presque nul…

— Ce n’est pas grave, vous nous avez aidés… Je peux bien vous rendre service… Sans problème…

— Merci beaucoup !

Miroslava, guidée par Šimun, se rend à l’adresse mentionnée. Elle se trouve devant une petite maison au toit bleu. Elle frappe doucement à la porte en bois et attend patiemment. Une jeune femme, qui ne paraît pas avoir plus de vingt ans, aux cheveux brun foncé et aux yeux noirs, vêtue d’une longue robe noire jusqu’aux chevilles, la lui ouvre et l’interroge d’une voix douce :

— Qui êtes-vous et qui cherchez-vous ?

— Je suis Miroslava Grozdanović-Knežević, une simple habitante de Zagreb. Je voudrais parler avec Madame Marija Šimunec.

— C’est moi-même…

— C’est au sujet de votre mari…

— Qu’avez-vous à dire ? demanda-t-elle d’une voix brisée. Je sais que je suis veuve depuis novembre 1991… Il est mort à Vukovar…

Faible sourire amer aux lèvres, la passeuse d’âmes précise :

— Toutes mes condoléances… J’ai appris récemment qu’il est mort de la main d’un homme de la HOS...

— Comment le savez-vous ? Je n’ai rien lu de tel dans les journaux…

— Je l’ai entendu de Šimun lui-même…

Devant le regard sceptique de son interlocutrice, Miroslava ajoute :

— Je vous explique. J’ai un don depuis mon enfance, qui fait en sorte que je vois les esprits errants… C’est en tant que revenant qui suivait mon ami de retour de Vukovar que j’ai rencontré votre mari…

— Êtes-vous sérieuse ? demande la jeune femme, les sourcils levés d’incrédulité.

— Oui, affirme posément Miroslava sans sourciller.

— Pour éviter des oreilles indiscrètes, entrez… dit l’épouse du défunt en regardant à gauche et à droite. Je voudrais bien en savoir un peu plus… 

Elle fait un geste de sa main droite pour inviter la trentenaire à entrer. Les deux femmes se rendent dans un salon aux murs beiges, avec deux canapés devant une télévision analogique éteinte et une fenêtre encadrée de rideaux vert clair qui donne sur la rue. Entre les canapés et le meuble sur lequel trône le téléviseur se trouve une table basse en bois clair. 

Une fois assise sur l’un des canapés, Miroslava explique à la veuve ce que Šimun voulait lui dire. Le revenant, à la droite de sa femme, confirme en silence ses propos. 

Marija, après avoir écouté la médium, pense, Si c’est vrai que cette femme voit les esprits comme elle l’affirme, les propos qu’elle me rapporte correspondent bien à ceux qu’auraient dit Šime (5)... Elle semble honnête…

Elle s’éclaircit la gorge et murmure d’une voix blanche :

— Madame Miroslava Grozdanović-Knežević, si vous voyez vraiment les esprits, ce qui est tout à fait incroyable…

— Mais vrai, confirme la médium.

— Pouvez-vous me dire si mon…

Elle termine dans un sanglot sa question :

— … mari est là ?

La trentenaire murmure d’un ton assuré :

— Oui, Šimun est là, à votre droite…

L’entité sourit à la médium.

La veuve tourne son regard vers ladite direction puis, ne remarquant personne, ramène son attention sur son interlocutrice. Cette dernière ajoute avec son sourire le plus aimable :

— Madame, ne vous sentez pas obligée de vous remarier rapidement…Votre mari ne souhaite pas que vous portiez son deuil jusqu’à la fin de votre vie et passiez votre temps à le pleurer… Il vous autorise un remariage…

— Sérieux ?

L’esprit approuve d’un geste.

— Oui, c’est ce qu’il confirme à nouveau...

La veuve hausse les épaules en marmonnant :

— Si vous le dites…

Miroslava continue après un bref silence :

— Šimun comprend que la vie continue et… qu’il n’est plus là, parmi les vivants… On ne dit pas pour rien que le temps guérit les blessures.

— Ouais, vous avez peut-être raison… marmonne Marija en hochant la tête.

Un silence plane pendant plusieurs minutes, le temps que la veuve se ressaisisse.

L’épouse de Šimun s’éclaircit la gorge puis ajoute, lueur de joie dans ses yeux sombres :

— Madame Grozdanović-Knežević, merci beaucoup d’être venue. Vous m’avez donné de l’espoir et rendu le poids de mon deuil moins lourd. J’ai l’impression qu’il me quittera un de ces jours. Je ressens une nouvelle joie de vivre… Tout n’est pas si sombre, ni si triste… Surtout que Šimun est tellement…. Merci beaucoup ! Merci infiniment !

— Il n’y a pas de quoi, murmure l’épouse de Jakov. Je ne fais que mon travail…

— Puis-je vous poser une question, si ce n’est pas trop indiscret ?

— Posez-la, en espérant que je puisse y répondre…

— Seriez-vous une psychologue ou une aide sociale pour ainsi rassurer les gens ?

En faisant un geste négatif de sa main droite, Miroslava répond :

— Non, non… Je suis seulement la gérante de la librairie d’occasion, l’Antikvarijat koji nije nikada do tada postojalo, ici, à Zagreb.

— C’est drôle, vous seriez une excellente psychologue… Dans tous les cas, merci d’être venue pour soulager ma peine. Ça m’a vraiment fait du bien… J’espère qu’on se reverra bientôt.

— J'espère aussi… Sur ce, passez une bonne journée !

— Bonne journée à vous !


Miroslava sort de la maison de Marija. et s’apprête à rentrer chez elle quand Šimun Šimunec apparaît à sa droite, le visage illuminé d’un large sourire. Il dit joyeusement :

— Merci beaucoup de votre aide !

— Merci à vous…

Elle fait une courte pause puis murmure en fixant l’esprit :

— Prêt pour le grand départ ?

— Oui, confirme-t-il.

Après une courte pause, l’entité s’exclame, en regardant vers sa droite :

— Madame, je vois une lumière ! Tellement divine ! Elle m’appelle !

— C’est pour vous… Allez-y en paix… Et bon voyage !

L’esprit se dirige vers sa droite et il disparaît de la vue de Miroslava, qui pense, en levant la tête vers le ciel Dieu merci ! Un esprit de moins dans la ville !

Devant sa maison, elle remarque que son époux, leur fille et leur fils sont là. Derrière eux, un esprit se tient : nul autre que son beau-frère. C’est un jeune homme vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon de complet bleu marine. Ce n’est pas la première fois qu’elle le remarque près de Jakov. Seulement, la médium ignore sa raison à errer encore parmi les vivants. Elle leur sourit et les rejoint. Danijel Knežević disparaît lorsqu’elle s’approche d’eux. Une fois à l’intérieur, la trentenaire résume à Jakov la fin de l’histoire des trois esprits qui suivaient Matej. Il l’embrasse sur le front en signe de soutien en murmurant :

— Slava, tu es géniale, comme d’habitude !

 





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(1) JNA est l’abréviation de la Jugoslavenska narodna armija — l’Armée populaire yougoslave. Elle a éte la force armée de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, qui existe de 1945 à 1991. Elle comprenait trois régions militaires, l’une à Belgrade, l’autre à Zagreb, la dernière à Skopje. Dans la région de Zagreb sont inclus le 9e régiment de Knin, le 10e régiment de Zagreb, le 13e régiment de Rijeka, le 14 régiment de Ljubljana, le 31e régiment de Maribor, le 32e régiment de Varaždin, la 580e brigade mixte d’artillerie de Karlovac ainsi qu’une flotte de guerre.


(2) Slava est un diminutif de Miroslava.


(3) HOS est l’abréviation de Hrvatska obrambene snage, — les Forces de défense croates — un groupe paramilitaire de la Hrvatska stranka prava — le Parti croate du droit — qui ont arboré des symboles des Oustachis (Ustaše). Leur uniforme est noir. Ces militaires ont été présents au cours du conflit yougoslave, notamment à Vukovar.


(4) Jeux de mots en serbo-croate, où Miro est un prénom masculin et mir signifie paix.


(5) Šime est le diminutif de Šimun.

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