A l'Ouest d'Eden

Chapitre 1 : A l'Ouest d'Eden

3872 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 31/05/2020 10:13

Ce texte a été écrit pour le défi "Il était une fois dans l'Ouest" (avril-mai 2020).

J'aime autant vous prévenir, j'ai démoli le 4ème mur à la masse. :-D Vous êtes très fort(e) si vous retrouvez dans ce texte toutes les allusions à Retour vers le futur III. A la fin de ce texte, un des personnages récurrents de Terry Pratchett s'est invité et je n'ai pas pu faire autrement que de le laisser interagir avec Crowley et Aziraphale. Il faut dire que personne ne lui a jamais dit non...



A l’Ouest d’Eden


Imaginez…

… un brûlant après-midi d’été, le soleil au zénith, au beau milieu de l’immensité bleue, le vent qui pousse quelques bouloches virevoltantes que l’on ne trouve que dans les westerns et dont tout le monde ignore le nom*, l’enclos rudimentaire où tournent en rond quelques chevaux pie, quelques rondins de bois mal taillés à côté d’une tente mal montée, pas un arbre, à l’exception de quelques épineux aussi peu accueillants que l’unique rue déserte de ce que l’on peine à appeler une ville, écrasée de chaleur, disparaissant presque dans un nuage de poussière ocre…

Bref, vous voyez le tableau.

Vous imaginez tout aussi facilement, je suppose, l’intérieur du saloon, le comptoir crasseux, les bouteilles de tord-boyaux alignées devant le grand miroir piqueté de taches de rouille, les crachoirs de métal au pied des tables, les clients suants et poussiéreux, attablés devant une partie de carte, verre de whisky à portée de main, le barman à l’air revêche, torchon d’un blanc douteux sur l’épaule, et l’unique serveuse dans sa robe rouge et noire à froufrous, accoudée au piano mécanique fatigué, égrenant dans l’air enfumé quelques notes asthmatiques…

Encore une fois, pas la peine de vous faire un dessin, si ?

Une mouche égarée se posa sur une table, se nettoya consciencieusement les pattes, reprit son envol en vrombissant, se posa de nouveau sur le goulot poisseux d’une bouteille. Au pied du comptoir, un chien étique, d’un jaune douteux, remua la queue avant de replonger dans le sommeil. Un vieux cow-boy à la peau burinée, bottes croisées sur la table, chapeau rabattu sur les yeux, mains croisées sur le ventre, ronflait doucement. Bref, une torpeur contagieuse semblait avoir gagné hommes et bêtes lorsque l’étranger poussa la porte du saloon.

Les regards convergèrent machinalement vers le nouveau venu, prêts à se fermer de nouveau, ou bien à revenir nonchalamment à la partie de cartes en cours, aux seins généreux de la serveuse ou encore à l’astiquage méticuleux du comptoir patiné par la sueur...

Vous me voyez venir, n’est-ce-pas ? Vous imaginez bien qu’avec cette introduction, ce n’est pas un ivrogne ordinaire qui va franchir le seuil. Peut-être anticipez-vous l’arrivée d’un shérif cinq étoiles, d’un Indien véritable, avec plumes et tout le tremblement, ou bien encore d’une bande de dangereux hors-la-loi, les Daltons, Calamity Jane, Lucky Luke, bref, d’un personnage digne de figurer dans le décor stéréotypé que je viens de vous décrire.

Eh bien, vous avez tout faux, car si les regards des clients, du barman et de la serveuse restèrent figés sur l’intrus avec une sorte d’ébahissement incrédule, c’était tout simplement parce que la seule et unique pensée qui pouvait vous venir en voyant cet homme, c’était qu’il n’avait strictement rien à faire là. Qu’il s’était probablement trompé d’histoire, et qu’il allait ressortir en s’excusant de son erreur pour regagner le salon de thé victorien d’où il n’aurait jamais dû sortir.

Au lieu de cela, l’homme, après s’être épongé le front avec un mouchoir à dentelle immaculé (et donc parfaitement déplacé), sourit de toutes ses dents – qu’il avait fort blanches et impeccablement alignées –, salua la serveuse en soulevant très respectueusement son chapeau haut-de-forme, et se dirigea vers le comptoir sous le regard abasourdi de l’assistance.

– Pardon, mon brave, auriez-vous l’obligeance de me servir un verre d’eau bien fraîche et de m’indiquer le lieu de construction de votre église ?

Le patron du saloon ouvrit la bouche pour rétorquer que si l’autre voulait de l’eau, il n’avait qu’à se plonger la tête dans l’abreuvoir, mais au lieu de cela, il s’entendit répondre :

– C’est pas compliqué, vous suivez la grand’rue, c’est juste après l’échoppe du nouveau maréchal-ferrant. Vous pouvez pas vous tromper, c’est le grand bâtiment avec les quatre colonnes et pis l’échafaudage en bois.

– Merci infiniment.

Les yeux bleus de l’homme brillaient d’une lueur étrange qui poussa le barman à lui servir le verre d’eau demandé au lieu de se moquer de sa ridicule requête. Une fois sa soif étanchée, le nouveau venu déposa une pièce sur le comptoir et sortit du saloon comme il y était entré, dans le silence étourdissant et stupéfait de l’assemblée.

Laissons patron, serveuse et clients spéculer à loisir sur l’identité de l’étranger et suivons, si vous le voulez bien, ce curieux personnage.

Il était habillé avec une élégance qui aurait paru désuète même en plein cœur de Londres, et qui semblait resplendir sous le soleil de plomb de la Californie : redingote crème, chemise blanche au jabot de dentelle flottant sur un gilet sans manches couleur taupe, en velours côtelé, pantalon écru, au pli impeccablement repassé. Chose étrange, la poussière ne semblait pas se déposer sur ses chaussures beige lacées avec soin. Il marchait à petits pas pressés, la main droite appuyé sur le pommeau argenté de sa canne et la main gauche crispée sur son mouchoir, qu’il portait de temps à autre à sa tempe ou à son cou. Un cheval, attaché au poteau d’un auvent, hennit à son approche. L’homme jeta un coup d’œil furtif autour de lui, parut rassuré par l’absence de témoins, et tendit la main vers l’animal dont les flancs luisaient de sueur. Une pomme coupée en quartiers apparut soudain sur la paume de l’étranger, vite happée par les lèvres sèches du pauvre hongre assoiffé.

– Tu gaspilles tes miracles pour nourrir les chevaux, maintenant ?

Aziraphale sursauta, comme un enfant pris en faute, et répondit sans réfléchir :

– Dieu est dans les détails.**

Je me rends compte que je viens de basculer, sans même m’en rendre compte, dans la peau d’un narrateur omniscient – mais enfin, vous connaissez l’expression : chassez le naturel…

… Bref. Je pense que je vais poursuivre ainsi. Après vous avoir brossé à grands traits le caractère de nos deux protagonistes, afin que vous parveniez à suivre malgré ce brusque changement de focalisation.

Aziraphale, donc. Ange du Seigneur (bien que, contrairement à certains de ses condisciples, il se présente rarement de cette façon), Principauté, responsable de la porte est du jardin d’Eden et de l’épée flamboyante (on ne peut pas dire que cet épisode soit la réussite la plus brillante de sa carrière, en apparence du moins, car les voies de Dieu sont, par essence, impénétrables). Il possède le même corps depuis que les corps existent, c’est-à-dire 5889 ans. Il est plutôt bien conservé pour son âge. Il aime les hommes et les femmes, leur science et leurs livres qui cherchent à percer les secrets de l’univers, leurs petits plats mitonnés avec amour, leurs faiblesses, leurs craintes et leurs espoirs.

En face de lui, qui vient d’apparaître au pied de la future église de Hill Valley (narrateur omniscient, vous vous souvenez ?), Crowley. Ange déchu – en d’autres termes, démon. Tentateur, responsable de la chute de l’humanité (sa plus grande réussite pour l’instant, du moins aux yeux de son maître, et peut-être également de ceux de Dieu, dont les voies sont, comme je l’ai déjà dit, impénétrables). Il possède le même corps depuis que les corps existent, c’est-à-dire 5889 ans. Il est plutôt bien conservé pour son âge. Il aime les hommes et les femmes, leur art et leur musique qui leur ouvrent la porte vers un univers que Dieu elle-même n’imaginait pas, leurs prouesses technologiques qui leur permettent de lutter contre l’espace et le temps, leurs faiblesses, leurs craintes et leurs espoirs.

Contrairement à son vis-à-vis, il s’est donné beaucoup de mal pour s’adapter aux clichés locaux : grand imperméable noir flottant de manière menaçante derrière lui (alors que pas le moindre souffle de vent ne vient agiter les virevoltants), revolvers luisants au côté, chapeau de cow-boy vissé sur la tête, bottes de cuir lustrées, éperons sonnants et trébuchants (parce qu’il n’est pas encore habitué). Seul petit détail détonnant : les lunettes de soleil qui masquent ses yeux jaunes fendus d’une serpentine pupille verticale.

… Maintenant que vous voilà à peu près renseignés, poursuivons, si vous le voulez bien. (Si vous ne voulez pas, vous pouvez bien évidemment arrêter de lire dès à présent. Par exemple, si vous espériez un duel, il n’est pas nécessaire de poursuivre votre lecture : ces deux-là ne se sont jamais battus, et ne se battront jamais, si ce n’est ensemble, et contre le reste du monde.)

Crowley s’avança vers le nouveau venu d’une démarche traînante (les éperons le gênaient encore un peu), la main droite négligemment posée sur le Colt « Pacificateur » qu’il s’était procuré de manière peu orthodoxe quelques heures auparavant. En réalisant l’identité de l’homme – ou plutôt du véhicule à forme humaine – qui s’approchait ainsi de lui, Aziraphale écarquilla les yeux.

– Mais… Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Le démon botta en touche :

– Je pourrais te retourner la question.

– On m’a envoyé ici pour bénir la future église de cette ville et la rendre indestructible, rétorqua fièrement Aziraphale.

– Indestructible, rien que ça ? Etant donné les malédictions que je viens d’envoyer aux fondations, ça m’étonnerait !

A cet instant, la terre trembla et les quatre colonnes du bâtiment frémirent sur leur socle tandis qu’un épais nuage de fumée s’élevait du sol. L’ange fit quelques pas en avant, l’air décidé, et prononça quelques paroles dans une langue inconnue.*** Les quelques poutres de l’échafaudage qui avaient glissé à terre retrouvèrent comme par magie la place qu’elles n’auraient jamais dû quitter. Crowley se retourna pour contempler l’ensemble et hocha la tête d’un air appréciateur.

– Pas mal. Je suppose que tu n’as pas l’intention de me laisser détruire cette église ?

– Tu supposes bien, répondit dignement Aziraphale en tirant légèrement sur sa redingote pour éviter qu’elle ne plisse au niveau du ventre.

– Bon, eh bien dans ce cas, on fait comme d’habitude…

L’ange jeta un bref coup d’œil circulaire. Quelques habitants curieux (ou plus probablement alertés par le tremblement de terre) étaient sortis sur le pas de leur porte, mais aucun ne pouvait, à cette distance, entendre ce qu’il s’apprêtait à murmurer. L’eussent-ils d’ailleurs entendu qu’ils n’auraient probablement rien compris.

– Quel compromis proposes-tu ?

– Je ne détruis pas l’église, tu ne la rends pas indestructible. En fait, ce serait même mieux si ce bâtiment ne devenait même pas un lieu religieux. Comme ça, tu comprends, si un démon vient vérifier, il ne pourra pas se plaindre que je ne l’aie pas démoli, et si un ange se pointe, il ne pourra pas te reprocher de ne pas l’avoir béni.

Aziraphale réfléchit un instant, puis un sourire illumina son visage.

– Merveilleuse idée ! s’écria-t-il avant de claquer des doigts. Dès demain, les habitants auront oublié qu’ils voulaient construire une église. A la place, ils feront un hôtel de ville.

– Et le rond qui devait accueillir le vitrail ? demanda Crowley, sceptique, en désignant le fronton triangulaire percé d’un vaste cercle.

L’ange s’épongea le front.

– Euh…

– Personnellement, je verrais assez bien une horloge, suggéra son acolyte. Ça t’irait ?

– Parfait.

Ce fut au tour du démon de claquer des doigts.

– La commande est passée, conclut-il laconiquement.

Le silence retomba sur la rue toujours aussi brûlante, mais beaucoup moins déserte. Quelques hommes avaient quitté le seuil de leur porte pour s’approcher des deux étrangers qui se faisaient face, quelques femmes étaient sorties et chuchotaient en jetant vers l’ange et le démon des coups d’œil appréciatifs.

– Je crois qu’ils attendent qu’on se batte en duel, déclara Crowley, son habituel sourire ironique collé au visage, indiquant qu’il trouvait ce malentendu on ne peut plus comique.

Aziraphale s’apprêtait à protester, mais il réalisa que la situation – deux hommes face à face au beau milieu de la grand’rue, en plein Far West – pouvait en effet être mal interprétée.

– Allez, mon ange, insista le démon, ça va être marrant ! Je te prête un de mes Colts si tu veux.

– Tu tiens tant que ça à nous désincorporer ? siffla son vis-à-vis, l’air passablement inquiet.

Le démon caressa nonchalamment la crosse luisante de son revolver flambant neuf, un sourire carnassier sur les lèvres. Les quelques témoins se rapprochèrent, leur intérêt ravivé par l’attitude provocatrice de l’étranger en noir.

– Tire si tu veux, dit calmement Aziraphale. Moi, je rentre en Angleterre.

Puis il tourna dignement les talons et entreprit de rebrousser chemin. Cette technique avait déjà porté ses fruits à deux reprises, alors que Crowley, d’humeur facétieuse, l’avait, à peu près de la même façon, provoqué en duel. Moins d’une minute après – comme les deux fois précédentes – il sentait la présence du démon à son côté.

– Tu n’es vraiment pas drôle, râla Crowley. Regarde tous ces gens, ils sont déçus. Ils s’attendaient à quelque chose d’épique.

L’ange haussa les épaules, rassuré en son for intérieur que le démon n’ait pas brusquement décidé de s’amuser un peu avec un allié par trop crédule.

– Parfois, le vrai courage n’est pas dans la bataille mais dans le refus du combat.

– Mon ange… soupira Crowley.

– Oui ?

– Je ne sais pas si je te l’ai déjà dit, mais très souvent, tu es vraiment très chiant.

Aziraphale prit un air pincé et ne répondit rien. Ils savaient très bien tous deux que le démon avait prononcé cette phrase très exactement trois cent quarante-trois fois.

– On rentre ensemble, au moins ?

Aziraphale repensa aux vingt mortels jours de traversée sur un paquebot transatlantique, puis de l’interminable voyage en chemins de fer qui l’avait mené de New York à l’autre bout des Etats-Unis, sous un soleil de plomb, dans un vacarme et une puanteur qui l’avaient presque fait regretter d’avoir été envoyé sur Terre. Bien évidemment, un peu de compagnie serait… appréciable.

– J’imagine que c’est une possibilité, concéda-t-il.

– Tu t’es demandé pourquoi c’est nous qu’on envoie ici, au fin fond de la cambrousse du bout du monde, pour bénir ou détruire une église qui n’est même pas encore achevée ? enchaîna Crowley avec humeur.

Il était évident qu’il avait tourné et retourné cette question dans son esprit depuis qu’il avait quitté sa demeure londonienne. Aziraphale, de son côté, ne s’était rien demandé du tout. Il s’était contenté, comme d’habitude, de suivre les ordres. Et s’il n’avait pas prévenu Crowley de son voyage impromptu, c’était parce qu’il était inimaginable que le démon fût envoyé exactement au même endroit au même moment. Et pourtant…

– J’ai bien réfléchi, et j’en suis arrivé à la conclusion que s’ils m’envoyaient en Californie, c’était parce qu’ils n’avaient personne d’autre sous la main.

– C’est peut-être tout simplement parce que tu t’es vanté dans tes mémos et qu’il s’imaginent que tu es d’une grande aide pour votre cause méprisable, fit remarquer l’ange en tirant de nouveau son mouchoir de sa poche pour s’essuyer le cou.

Crowley haussa les épaules.

– Je suis un démon sans grade et je ne suis même pas sûr qu’ils lisent mes rapports. Non, je suis à peu près certain que je suis le seul de mon espèce sur Terre. Et, conclut-il en tournant la tête vers son acolyte pour jauger sa réaction, je suis à peu près certain qu’il en est de même pour toi.

Aziraphale fit de son mieux pour paraître indigné, mais cette idée lui était déjà venue à l’esprit. Il l’avait aussitôt chassée, étant trop dérangeante et peut-être même trop blasphématoire pour qu’il l’envisage sous tous les aspects, mais force était de constater que les anges n’étaient pas légion par ici… Et si les archanges n’avaient pas jugé bon d’envoyer des troupes dans ce pays en construction, cela ne signifiait qu’une seule chose…

– … Ils s’en foutent, affirma Crowley, faisant écho aux pensées impies de son vieil allié. De temps en temps, ils nous envoient faire un truc ou un machin pour montrer au patron qu’ils ne s’endorment pas, mais en réalité, ils attendent tous le Grand Jour. Tous, à part nous, ajouta-t-il en baissant la voix.

Comme si baisser la voix était une manière d’échapper à l’ouïe du Tout-Puissant… Parfois, les anges et les démons manquent autant de logique que les humains.

Passons.

Tout en parlant, les deux compères étaient arrivés à l’endroit où – comme par un fait exprès – ils avaient attaché leurs montures : un splendide étalon noir, luisant et piaffant d’impatience, et une mule grise au regard doux et un peu stupide qui dissimulait toutefois avec efficacité un certain esprit malveillant, si l’on en croyait les coups de dents qu’elle lançait en douce à son voisin lorsque celui-ci avait le dos tourné, avant de reprendre son air bêta et accablé par la chaleur, les mouches et les soucis de l’existence.

– Aucune classe, comme d’habitude, désapprouva Crowley. N’est-ce-pas, Bentley ?

L’étalon hennit doucement, avec méfiance (en une semaine de traversée des plaines californiennes, il avait eu le temps d’apprendre à connaître le don de son nouveau maître, à savoir celui de terrifier hommes, bêtes et plantes).

– Tu penses vraiment… que nous sommes seuls ? chuchota Aziraphale, choqué par ses propres mots.

Le démon tentateur fit un vague mouvement d’épaules en signe d’ignorance.

– SEULS ? NON, VOUS N’ÊTES PAS SEULS. JE SUIS LÀ AUSSI. J’ÉTAIS DÉJÀ LÀ AVANT QUE VOUS N’Y SOYEZ, ET J’Y SERAI ENCORE LORSQUE VOUS N’Y SEREZ PLUS.

L’ange et le démon sursautèrent d’un même mouvement qui fit froncer les sourcils à un cow-boy que ses pas pressés portaient vers le saloon voisin. Il faut dire que ledit cow-boy ne pouvait voir l’immense silhouette encapuchonnée, vêtue de noir, qui, appuyée à l’abreuvoir, semblait regarder dans la direction des deux compères. Je dis « semblait », car nul n’a jamais vu les yeux de la Mort avant que ne vienne son heure.

La question ne fut pas formulée, mais la Mort secoua la capuche qui dissimulait habilement le néant.

– NON, JE NE SUIS PAS ICI POUR VOUS. IL Y A EU… UN GRAND BOULEVERSEMENT DANS LA FORCE.

Il**** s’interrompit. Crowley aurait pu jurer que s’il avait eu des sourcils, il les aurait froncés. La phrase était sibylline, mais le démon n’était pas certain que leur interlocuteur la comprenait mieux qu’eux.

– Que voulez-vous dire ? demanda Aziraphale, la voix tremblante.

– JE DOIS M’OCCUPER DU NOUVEAU MARÉCHAL-FERRANT. IL N’EST PAS SUR MES LISTES… DU MOINS, PAS ENCORE. CETTE SITUATION ME… PRÉOCCUPE.

Il extirpa des plis de sa longue robe un sablier étrange, dont le sable ne s’écoulait pas de haut en bas, comme il est d’usage chez les sabliers bien élevés, qui obéissent à la loi de la gravité sans chercher à embêter Newton, mais tantôt de bas en haut, tantôt de haut en bas, et même sur le côté, déformant le verre des ampoules.

– NOUS NOUS REVERRONS, ajouta la Mort en rempochant l’objet. QUE JE NE VOUS RETIENNE PAS, SURTOUT.

Aziraphale et Crowley ne se firent pas prier et enjambèrent leurs montures respectives. L’ange donna un petit coup de talon dans les flancs de la mule, qui semblait réticente à quitter l’endroit.

– Allez, hue, Gabriel !

La Mort les regarda s’éloigner pensivement.

– ILS FONT PARTIE DU PLAN, N’EST-CE-PAS ?

Je ne répondis rien. Il est peu d’histoires dont la Mort ne connaisse la fin avant même qu’elles ne commencent. Lui révéler celle-ci, dans laquelle il aurait lui-même à jouer un rôle certain, aurait pu, pour une fois, lui gâcher le plaisir de la surprise.

Et après tout, les plans de Dieu se doivent d’être… ineffables.

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* Mais que, pour ma part, je connais, bien évidemment : il s’agit des virevoltants (un nom approprié), dont l’amarante est l’une des principales représentantes.

** Bien évidemment, le proverbe exact est en réalité « Le diable est dans les détails ». Mais, à y bien réfléchir, Aziraphale n’a peut-être pas tort.

*** Encore une fois, inconnue des mortels. Il s’agit en réalité d’un dialecte énochien.

**** Contrairement à ce que vous pourriez penser, la Mort est de sexe masculin. En ce qui concerne Dieu, en revanche, rien n’est moins sûr, ce que vous sauriez si vous aviez été attentif ou attentive à l’emploi de certain pronom dans ce texte…

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