Rain must fall

Chapitre 1 : Rain must fall

Chapitre final

4020 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/04/2023 21:40

Cette fanfiction participe au Défi d'écriture du forum de mars-avril 2023 "Dansons sous la pluie"


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RAIN MUST FALL


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Le banc était planté devant l'eau calme d'un lac artificiel du Regent's Park, en plein centre de Londres. Son occupant y était depuis cinq minutes et regardait les gens se promener paisiblement sous un ciel laiteux qui se faisait de plus en plus couvert. Pour tromper son impatience qui, elle, n'était pas forcément paisible, il contemplait la rangée d'arbres sur la rive d'en face.

Là, différentes essences s'étageaient à différentes tailles et dans toutes sortes de tons de vert, du plus tendre au plus foncé. Et au milieu de cette harmonie monochrome, un arbre sur la droite étalait sans complexe un feuillage à la rougeur incongrue. Aziraphale esquissa un sourire en le considérant, admirant le peu de cas que ses voisins feuillus faisaient d'une telle différence tapageuse. La forêt ne connaissait pas l'ostracisme, songea-t-il avec une once d'envie. Mais lui, le grand arbre tout rouge, comment se sentait-il de ne pas être vert ? De ne pas avoir de fleurs ? Se drapait-il d'indifférence dans le manteau de ses feuilles à l'arrogance étincelante ? L'idée ridicule accentua son sourire. Dieu seule savait où il allait pêcher de telles idées.

À l'autre bout du banc, Crowley venait de se poser. Il était arrivé d'un pas traînant fleurant la mauvaise volonté, et il faisait la tête.

Allons bon. Peut-être avait-ce été une mauvaise idée de chercher à le revoir si tôt ? Peut-être que remettre les compteurs à zéro, une fois tous les cent ou cent cinquante ans, aurait été la chose la plus appropriée à faire ? Si son comparse était d'humeur grincheuse, mieux valait éviter d'attaquer, comme en 41, par un remarquablement stupide « Alors, toujours démon ? ».

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À la décharge de l'ange, il fallait dire que depuis leur première rencontre, Crowley lui avait toujours paru intimidant. Le Serpent de la Genèse, ouh… Le fauteur de trouble tentateur et patenté qui venait le saluer ? Ha-ha… Et engageait la conversation comme ça, de but en blanc, en usant de la voix suave et prévenante avec laquelle il avait tenté Adam et Eve… De quoi laisser l'Ange gardien de la porte de l'Est pas bien tranquille, surtout quand l'autre avait tout de suite remarqué l'absence de son épée flamboyante… Et comment savait-il qu'il en avait une ?

Au fil des siècles, ils avaient cessé de se rencontrer par pur hasard. Bien qu'ils fussent tous deux en poste sur Terre depuis des millénaires et dans des camps opposés, une forme de civilité s'était instaurée. Rien d'extraordinaire : échanger quelques mots, prendre des nouvelles polies, sortir manger un morceau et réaliser que l'autre n'était pas d'une si mauvaise compagnie. Aziraphale n'aurait pas parié là-dessus. Après tout, Crowley était un démon voué à faire le Mal… Sur le papier, il n'était pas censé être fréquentable. D'ailleurs, souvent, il ne l'était pas ! Moqueur, il alignait flagorneries et « taquineries » du ton le plus enveloppant. Égoïste, il lui arrivait de se montrer pourtant des plus serviables. Roué, il était pourtant capable de mettre sa vie en danger pour le sauver.

De façon tout à fait choquante et provocante, Crowley avait affirmé qu'ils étaient pareils tous les deux, ce qui était à la fois outrageux et faux, bien entendu. Aziraphale n'assumait pleinement aucune forme de fraternisation avec l'ennemi, effrayé à l'idée des gros ennuis que cela aurait pu leur attirer. La suite des événements avait prouvé qu'il avait bien raison.

S'il avait eu un peu plus d'expérience des relations interpersonnelles, Aziraphale ne se serait pas senti vexé qu'un tel démon se permette bien pire : lancer tout à trac, avec la plus grande désinvolture, qu'ils étaient amis. Il aurait compris que l'agitation de Crowley, au moment où il le lui avait dit, pouvait signifier que, parmi les humains, le Serpent se sentait malgré tout seul, quatre-vingt-dix-neuf pourcents du temps. Et le vivait peut-être moins bien qu'un intellectuel bibliophile.

Et c'était au nom de cette amitié qu'Aziraphale avait forcé la main aux aléas présidant à leurs petites entrevues impromptues pour poser un vrai rendez-vous.

Crowley n'avait pas changé d'un iota. Il était pareillement dégingandé dans les vêtements séculiers noirs d'un gout discutable qui pendaient autour de son corps maigre et sec. Ses cheveux avaient quitté leur rousseur artificielle pour redevenir bruns et des lunettes de soleil cachaient toujours ses saisissants iris jaunes à la pupille fendue.

En apparence, il ne pouvait y avoir plus dissemblable qu'eux. L'un rond, blond platine et jovial, la mise impeccable, tout de crème vêtu, aimant la lecture et le calme paisible qui permettait de s'y consacrer sans mesure en sirotant une petite camomille ; et l'autre grand et mince, avec pour seul plaisir la tyrannie des plantes, la vitesse automobile, le monde des récréations digitales, et s'adonner à des sonorités bruyantes et barbares. Mieux que les Némésis qu'ils auraient dû être, ils avaient convenu naguère dans l'euphorie d'une Apocalypse évitée de justesse, qu'ils étaient davantage l'illustration du Yin et du Yang.

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« Alors, toujours démon ? ». Pourquoi Crowley, si bavard d'habitude, ne disait-il rien ?

Profitant du mutisme des créatures surnaturelles, une petite famille de canards naviguait devant eux, la tête haute au milieu des nénuphars tandis que, sous l'eau, leurs pattes pédalaient de façon étrange et maladroite. L'ange se prit à sourire. Aujourd'hui, l'évocation de ces petits palmipèdes lui procurait toujours une bouffée d'amusement secret, surtout s'ils étaient en plastique…

Avec ou sans canard, Aziraphale avait souvent repensé à l'épisode où ils s'étaient fait passer l'un pour l'autre. Cet événement s'était déroulé au cours d'une palpitante épopée durant laquelle ils avaient associé leurs forces pour déjouer la guerre totale que le Paradis et l'Enfer entendaient se livrer sur Terre. En effet, un peu trop « intégrés » aux populations locales, ni lui ni Crowley n'avaient manifesté le moindre enthousiasme à l'idée d'abandonner leur agréable mode de vie terrestre et de suivre leurs ordres. Cette insubordination leur avait valu une sentence de haute trahison, assortie d'une condamnation à l'extrême onction qui les anéantirait. Le bain d'eau bénite pour le démon, le bûcher infernal pour lui-même.

Ces âpres et terribles circonstances avaient exigé d'eux qu'ils échangent leur apparence. A cette occasion, ils s'étaient confrontés directement à des situations de leurs vies professionnelles respectives qu'aucun d'eux ne dévoilait jamais durant leurs conversations épisodiques. Une compréhension mutuelle plus profonde en avait manifestement résulté.

Chacun d'eux avait conservé sa propre nature afin d'aider l'autre à survivre à son exécution. Pour sa part, Aziraphale trouvait difficile d'oublier ce bref moment. Au-delà du mauvais tour que leur tandem désespéré avait joué à ceux qui voulaient leur destruction, l'ange avait ressenti quelque chose de grisant et libérateur à marcher presque littéralement dans ses bottes, et produire sa meilleure imitation de son impertinent ami.

Depuis trente ans qu'ils ne s'étaient pas revus, ils n'étaient donc pas revenus sur les événements précédant l'Apocalypse. Sous la pression de la fin du monde imminente, Crowley s'était livré à beaucoup de déclarations fracassantes et d'actes invraisemblables contraires à sa nature démonique. L'ange comprenait et compatissait car c'était ce qu'il faisait le mieux.

Même si en réalité, tout avait été factice, jamais il n'aurait su interroger son compagnon d'infortune sur ce qu'il avait ressenti d'être « un petit peu lui » pendant quelques dizaines de minutes. Car leur amitié particulière perdurait et se fortifiait dans le tacite. Et toute exubérance émotionnelle que Crowley aimât parfois afficher, il restait paradoxalement assez secret.

Peut-être l'aurait-il été moins, si Aziraphale avait su interpréter sans faille ses actes et ses extravagants propos, et y réagir de façon appropriée.

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Près de lui, ledit démon paraissait ruminer de sombres pensées, comme en témoignaient les œillades sinistres qui lui jetait en coulisse, au-dessus de ses cernes mauves. D'ordinaire, lorsqu'ils se voyaient, il parvenait vite à afficher une humeur plus légère et badine, plus malicieuse que maléfique. Mais aujourd'hui, il ne lui faisait même pas la grâce d'un simple mot de bienvenue.

L'ange attristé reçut une goutte, puis deux, puis trois sur son nez rond, et tendit sa main potelée aux ongles polis. La situation restait sous contrôle : l'eau du bassin ne frémissait même pas.

— Comment se fait-il qu'on se retrouve toujours sur un banc ? se lança-t-il enfin, d'un ton débonnaire pour tenter de faire sortir son camarade de sa coquille.

Le démon avachi et pensif regardait dans l'autre direction mais la réponse ne se fit pas attendre.

— Parce que tu aimes voir ces foutus canards débiles patauger dans la flotte de ce foutu parc !

L'ange fit la moue mais ne le prit pas en mauvaise part. C'était dit sans réelle animosité et de ce même ton caressant qu'il utilisait pour atténuer son esprit piquant. Oui, Aziraphale aimait ces foutus canards avec une folle nostalgie. Pour remercier le peuple anatidé, il s'autorisa un petit miracle de rien du tout. Perpétré au bénéfice de jeunes créatures affamées, il y avait de grandes chances qu'il passe inaperçu. Il matérialisa ainsi un petit morceau de pain et le jeta aux sarcelles qui vinrent aussitôt se battre pour en gober des miettes détrempées avec délice.

— Qu'y a-t-il Crowley ? La date ne te convenait pas ? Tu peux me le dire si c'est le cas. Tu préfères qu'on reporte ?

— Mais non, ne sois pas bête…

— Alors quoi ? Parle enfin !

— Mais… c'est juste que tu ne m'appelles jamais ! C'est toujours moi qui te trouve et là, du coup… ça me rend nerveux.

Aziraphale était toujours en train d'analyser la phrase comportant deux énormités quand les gouttes se firent plus nombreuses et plus fines. Crowley nerveux ? Qui venait de dire que c'était lui qui provoquait leurs rencontres ?

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Aux abords du démon, le lourd crachin qui s'intensifiait s'évaporait presque tout de suite.

— Crowley ?!

Anthony, corrigea-t-il en soupirant, les yeux dans le vague. Figure-toi que j'ai toujours trouvé que la pluie, c'était nul. Juste de l'eau, c'est d'un chiant ! Si encore il y avait une pluie de sauterelles. Ce n'est pas mauvais à grignoter, si on oublie l'arrière-goût de gluten… Non mais voilà, je suis en train de parler et tu ne m'écoutes pas. Qu'est-ce que tu fiches à t'agiter comme ça encore ?

A côté de lui, l'ange s'était levé. Avec les gestes grandiloquents et la mine réjouie du pitoyable prestidigitateur qu'il était, il extirpa un parapluie d'on ne savait où exactement. Le râleur esquissa un sourire en coin en pensant qu'il était sûrement au même endroit où il rangeait son balai… Le parapluie géant qui tenait plutôt du parasol se déploya au son d'un pop claquant, juste à temps pour les protéger de l'averse.

— Et voilà ! s'exclama l'ange, tout content de lui avec l'air benêt et ravi d'un gamin de cinq ans. Si monsieur le démon renfrogné veut bien se donner la peine. Allons nous mettre à l'abri vers Wellington, chez Soutine ou au Ivy...

Les bras croisés, l'homme en noir ne bougea pas d'un pouce, les yeux fixés sur le passé. Il se souvenait comme si c'était hier de la toute première pluie sur le Jardin d'Éden. Debout tous les deux sur la muraille d'enceinte, ils l'avaient regardée venir avec témérité. Et l'angelot avait fait cette chose incroyable : il avait déployé son aile blanche pour le protéger. Comme s'il avait anticipé que cette inédite et divine manifestation aqueuse pouvait faire du mal à quelqu'un de sa condition et qu'il fallait l'abriter. Quand on voyait l'effet de l'eau bénite, c'était assez clairvoyant de sa part… Leur bonne fée, ça avait toujours été une météo pourrie, finalement.

Les jambes allongées, il contemplait avec indifférence le ruissellement insistant de la trombe qui martelait son jean étroit et ses bottes en alligator. Mais le croco, c'était solide et ça résistait bien à l'eau.

Oh, ça va ! Il avait tué de ses mains l'individu dont le cuir ornait ses pieds, à une époque où les végans n'étaient pas en train de brailler au sujet de la protection des animaux. Pauvres petites bêtes innocentes qui vous bouffaient sournoisement quand vous mettiez un orteil dans leur coin de bayou, sans vous laisser traverser peinard. Un coup de croc plus à gauche et la blague sur le sexe des anges aurait été justifiée. De son point de vue, ce n'était que justice. Œil pour œil, peau pour peau. Entre reptiles, c'était de bonne guerre, et les humains n'avaient pas à s'en mêler…

— Allez, mécréant ophidien ! Bouge ton fondement morose ou je te laisse là tout seul à bouder sans raison ! l'interrompit Aziraphale qu'il avait réussi à impatienter.

Anthony, répéta le démon serpent avec un sourire qui laissa apparaître deux petites canines pointues.

— Tu ne m'as toujours pas dit d'où sortait cette lubie… Est-ce que j'ai besoin d'un prénom, moi ?

Jaloux, l'angelot ?

L'homme au parapluie regardait d'un coup d'œil oblique et ennuyé les gouttes rebondir sur la chaussée puis sur le tissu de pantalon surplombant ses chaussures parfaitement lacées. En cuir d'agneau. Pourquoi disait-on que l'habit ne faisait jamais le moine ? Entre le crocodile et l'agneau, on se faisait tout de même un portrait significatif du propriétaire…

— Je vais rester là. Je ne te retiens pas.

Aziraphale resta debout comme un empoté, se demandant (à dix contre un) ce qu'il avait dit ou fait de mal pour se faire envoyer sur les roses et congédier pas trop poliment.

— C'est bizarre… Je suis pourtant à peu près sûr qu'on peut se faire servir un liquoreux quelconque avec des pâtisseries fines… Un mousseux, ou un doigt de Porto, au regard de l'heure tôtive…

Crowley se déploya debout comme s'il était monté sur ressorts, puis les mains dans les poches, avec un sourire proprement diabolique, il susurra :

— « Tôtive » ? Tu rigoles ? Regarde, il fait presque nuit… Serais-tu en train d'essayer de me tenter pour de bon, cette fois ?

Gêné par la trouble signification de sa question, un sourire factice et embarrassé aux lèvres Aziraphale se cramponna vivement au manche, en lui lançant un regard de biche paniquée… mais pas complètement dépourvu d'une sorte d'attente. Même les gouttes semblèrent tomber moins fort pour ne rien manquer de cette réponse cruciale.

— Oh, mais non, non… Je… n'oserais pas. Tenter, c'est plutôt, ton truc à toi… répondit-il en baissant les yeux.

— Tu te répètes, l'ange.

— Non, se défendit-il mollement. Je voulais seulement dire… que… ça ne te ressemble pas de manquer une occasion de trinquer, voilà. À… À quoi trinquerions-nous ? Aux trente ans de la non-Apocalypse ?

— Oh, tu me suivrais donc comme compagnon de beuverie ? T'aurais dû commencer par là ! Où elle est, ta gargote ?

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Le ciel se mit à déverser des cataractes.

Se faufilant à la hâte, ils réussirent à éviter la chute de tous les solides incongrus qui n'auraient jamais dû se trouver là, notamment les poissons – même s'ils étaient des créatures aquatiques. La nuit était tombée d'un coup, comme une éclipse trop pressée se dispensant des préliminaires et, au-dessus de la Tamise, une lune de sang quatre fois plus grosse que la normale se mirait en exposant des cratères plus pustuleux encore que ceux d'Hastur.

— C'est pas bon ça, hein ? observa Crowley avec une grimace détachée.

Avec un dernier regard aux nuées, il franchit le seuil pour s'engouffrer dans la brasserie chic. Aziraphale qui l'avait précédé, soupira d'un air incertain tandis qu'il secouait son parapluie ruisselant jusqu'à faire une flaque sur le carrelage.

— Tu crois que ce serait un Signe Annonciateur ? Mais on a déjà tout réglé la dernière fois. Ça doit être autre chose…

Le petit ange empestait le déni à plein nez… Il héla un serveur en tablier immaculé, qui tanguait tétanisé entre les tables aux nappes intactes.

— Où puis-je déposer cela, mon brave ? Ici ? Mhh… C'est joli toutes ces compositions florales un peu partout, j'aime beaucoup ce qui a été fait avec cet endroit.

Les yeux exorbités par l'effroi, les humains du personnel éberlués s'agglutinaient aux vitres en regardant le flot grossir et monter dans les rues.

— Rho… Ça va, ça va ! Revenez donc ! râla Crowley un peu agacé.

Comme un Moïse exécrable, il claqua des doigts pour refouler les eaux tout autour du St John's Woods Ivy et puis tapa des mains pour attirer l'attention.

— Bon, il vous reste un peu de champagne pour mon ami ? Et pour moi, n'importe quel alcool à réveiller les morts fera l'affaire. Oh non, attendez, je ferais peut-être mieux de retirer cette commande, par précaution. Où est la carte des vins ?

Comme personne ne lui répondait, il chercha le bar des yeux.

Là, une haute silhouette encapuchonnée tournée de dos, cherchait fort discrètement un verre et de quoi le remplir. S'affairant en ouvrant les placards, l'individu était un peu gêné dans ses mouvements par sa houppelande. Personne ne semblait avoir remarqué sa présence.

— Est-ce qu'on peut en avoir aussi ? s'enquit poliment le démon. Avec un truc à grignoter, si c'est pas abuser ?

Aziraphale pâlit légèrement en voyant l'individu se retourner vers eux, tenant un large verre de cristal serré dans ses doigts décharnés.

Sans en avoir conscience, il se rapprocha de Crowley. Parce que l'un et l'autre savaient pertinemment, et d'expérience, qu'il fallait toujours avoir un ami pour affronter la fin du monde.

— BIEN SÛR, JE N'AI PAS ENCORE PRIS MON SERVICE MAIS JE NE VAIS PAS TARDER. ALORS ANTHONY J. CROWLEY, QU'EST-CE QUE JE VOUS SERS ?

Crowley ôta ses lunettes pour regarder Aziraphale, presque honteux d'avoir envie de renouveler sa proposition d'il y a trente ans, à savoir : se tirer d'ici au plus vite dans un autre univers. Par exemple, Alpha du Centaure, qu'il n'avait finalement pas eu l'occasion de visiter.

Ils venaient de voir la Mort en face tous les deux, et en général, la fin de l'histoire arrivait très rapidement derrière…

Au revoir messieurs-dames ! Et à tous bonne fin de cycle ! Amen ! Un long silence s'éternisa, certainement pas rompu par les employés du restaurant estourbis par la perspective écrasante d'une noyade imminente ; ou stupéfaits par le miracle des eaux montantes évitant leur brasserie ; ou littéralement morts de trouille comme l'émotif cardiaque qui avait pris un peu d'avance sur la suite.

— BON, IL EST TEMPS POUR MOI D'Y ALLER, LA JOURNÉE SERA LONGUE. MAIS N'AYEZ CRAINTE, NOUS NOUS REVERRONS BIENTÔT.

La Mort ramassa sa faux qu'il traîna jusque dans la rue avec un raclement sinistre.

— Prenez votre temps ! s'étrangla Aziraphale avec un sourire obséquieux.

Puis il le regarda partir, se dévissant le cou pour le voir tourner au coin, avant de revenir tout agité vers le démon blême en état de choc.

Pour Crowley, perdre la Terre, c'était intolérable. Mais la perspective de mourir bientôt, mis devant le fait accompli au détour d'une conversation de comptoir, sans même savoir ce qui s'était tramé dans leur dos, ni ce qu'ils auraient pu faire pour tenter de l'éviter… c'était bien autre chose. D'accord, avec le rôle qu'ils avaient joué la dernière fois, c'était peut-être un peu normal qu'on n'ait pas eu envie de les tenir au jus si c'étaient pour qu'ils fassent capoter l'affaire…

Négligeant le teint gris de son ami bourrelé par l'anxiété, le petit bonhomme en blanc se redressa devant lui, pour prendre un adorable semblant de posture martiale.

Tant d'années à se croiser ici ou là. Lui à flanquer la pagaille, Aziraphale à faire le Bien, avec quelquefois des entorses mineures au règlement, mais en bonne intelligence. Pourquoi tout le monde s'obstinait à vouloir leur pourrir leur petite routine pépère ?

— Bon, alors maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? demanda l'ange avidement.

Crowley voulut bien admettre que la question le prenait de court.

— On se bourre la gueule ? proposa-t-il en désespoir de cause.

L'autre resta interloqué trois secondes, avant de préciser :

— Non, d'accord mais… après ?

Le démon laissa échapper un rire chaleureux et sincère face à cette répartie inattendue. Le petit ange pensait qu'il était dans son équipe, cette fois… Il conservait son air idiot et encourageant, démontrant ainsi la foi qu'il avait en lui, en eux deux ensemble, même s'ils étaient tout seuls face à leurs bâtards de congénères... Ce témoignage-là valait bien plus que les trois syllabes de son prénom qu'il n'osait pas prononcer sans rougir comme une pivoine.

Crowley cligna des paupières, se frotta la figure et rechaussa ses lunettes. Il ne savait pas par où commencer précisément, mais il était certain qu'il leur fallait des alliés. Autrefois, Hastur, Ligur, ou Satan son seigneur et maître, s'étaient servi du radiocassette de la Bentley pour communiquer leurs ordres en surimpression des paroles de chanson de Freddie Mercury. Mais il était arrivé quelquefois que le Serpent éprouve parfois doutes sur l'identité de l'interlocuteur qu'il avait eu au bout du fil… Ça ne coûtait rien d'essayer de voir si cette hypothétique personne avait de nouveau quelque chose à dire.

— Un, on va chercher la Bentley. Deux…

— Deux, on se bat ! J'ai encore l'épée !

— Je pensais plus à « Deux, on improvise au fur et à mesure » mais ça fait plaisir de savoir que tu l'as conservée pour une fois. Tu l'as planquée où ?

— Elle n'est pas cachée ! répondit Aziraphale en la tirant d'on ne savait toujours pas où. Et je suis venu en apportant des cadeaux…

Il farfouilla dans une besace en cuir que Crowley était certain de ne pas avoir vue sur lui une minute plus tôt, et il en tira un pavé qu'il tint debout devant lui avec un sourire radieux.

Des motifs d'ornement tarabiscotés dorés s'étalaient sur sa couverture violette au vernis brillant et on pouvait y lire :


« NOUVELLES BELLES ET BONNES PROPHÉTIES »

par Anathème Bidule et Bénédicte Pulsifer



Le poing levé, Crowley ragaillardi fit un bond en l'air et pirouetta sur lui-même, soudain euphorique après avoir été si abattu. Ils n'étaient pas tout seuls !

— Oui, oui, OUI ! Oh, petit ange, si je ne me retenais pas, je t'embrasserais ! exulta-t-il en le serrant à pleins bras.

Aziraphale écarquilla les yeux sous l'assaut. Avec un sourire crispé, il remisa prudemment son épée tandis que l'autre flanquait le livre des prophéties sur le comptoir. Puis il sauta par-dessus, ratissa une bouteille de scotch et deux bocks à bière pour y verser une grosse rasade ambrée avant de lui en tendre un.

Avec une expression ironique, il fit tinter leurs verres en portant un nouveau toast :

— Et une nouvelle fois… Pour le monde !

L'œil pétillant de joie et de soulagement, son acolyte l'imita et descendit sa chope cul-sec, répétant en écho :

— Pour le monde !

Puis il fit claquer sa langue avec une grimace :

— Un autre, s'il te plaît… Anthony ?

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Note de l'auteure

Pour ceux qui en doutent, le titre est bien celui d'une chanson (peu connue) de Freddy Mercury, chanteur particulièrement présent dans la Bentley de Crowley.

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