Pompeii delendi sunt

Chapitre 1 : Pompéi doit être détruite

Chapitre final

4737 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/11/2023 21:59

Cette fanfiction est une réécriture d'un chapitre de Bucky1984 "The fires of Pompei". Publiée avec son accord . Elle est rédigée dans un genre différent de l’original.

 

 

Pompeii delendi sunt

 


Herculanum, 24 octobre 79

Crowley séjournait dans la province de Naples depuis plusieurs jours, dont il avait un peu perdu le décompte. Venu au départ dans un but purement professionnel (l'accomplissement contractuel de tentations), la qualité du vin de Campanie lui avait pourtant vite rendu la contrée sympathique, avait émoussé la gravité de ses tentations, et l'avait incité à prolonger indéfiniment son séjour. Jusqu'à plus soif. Il en était toujours à faire le tour des vignobles, sous couvert d'étudier les plus aptes à corrompre l'humanité que l'alcool pouvait rendre… rendre… euh…

A partir d'un certain taux d'alcoolémie, le vocabulaire pouvait venir à lui manquer.

… les rendre… pas gentils du tout. Sur lui-même, son effet était tout autre. Les ingurgitations de liquides divers avaient toujours des symptômes inénarrables qui égayaient grandement son quotidien de part leur remarquable imprévisibilité.


Le 24 octobre [2], de mauvais matin, car il était beaucoup trop tôt pour se lever à midi, Crowley était bien évidemment occupé à cuver intensément. C'est jeté en travers de son klinai, la toge en bataille et les cheveux froissés, qu'une pestilence impitoyable et trop familière le cueillit, en le tirant de son abrutissement bienheureux. Des sels n'auraient pas fait mieux sur un mortel évanoui.

Avec un gémissement grincheux, il claqua sa langue avec une grimace et tenta d'écarquiller les yeux pour s'assurer que son visiteur était bien celui qu'il devinait à l'odeur. La voix désagréable qui agressa ses oreilles confirma son intuition olfactive.

— Mhgh, qui ssss…

— Crowley !

Il sursauta. Une onde de déplaisir lui chatouilla l'échine. Dagon. Pas de bol.

— Décidément, tu ne vaux pas mieux que cette pitoyable engeance… renifla le visiteur avec un mépris palpable.

Le démon alcoolique se redressa lentement, quasiment dégrisé, ce qui l'ennuyait profondément. Il décida pour l'ennuyer lui aussi, d'adopter les répugnantes manières civiles de la susdite engeance.

— Duc Dagon ! Quelle bonne surprise ! Un verre ?

— Hhh-un ! Il n'y a que toi pour s'abaisser à ça, Serpent !

Crowley n'avait ni l'humeur ni la force de discutailler, mais quelque chose dans le ton assuré de l'autre lui fit un instant craindre qu'il n'ait été envoyé par Satan, pour le ramener en Enfer par la peau du cou et y subir Dieu sait quel châtiment. Parce que Dieu devait savoir mieux que personne pourquoi Elle laissait Satan le châtier. Elle et Elle seule.

— Pourquoi me fais-tu l'honneur de ta présence ? Tu n'aimes pas venir ici.

— T'informer que tu dois déguerpir du secteur. Il n'y a rien de plus à tenter ici, tout compte fait. Le plan a changé.

— Ah bon ? Le plan a changé ? Voyez-vous ça. Changé comment, si ça ne t'embête pas trop de m'éclairer ?

— Je n'ai pas le temps de discuter. Pars, c'est tout. Certains d'entre nous ont de véritables missions, de bien plus grande envergure que les tiennes…


Dagon s'éclipsa sans transition, le laissant perplexe et toujours un peu nauséeux. D'un claquement de doigts irrités, il dissipa les vapeurs qui engourdissaient sa cervelle retorse. Il n'était pas soumis à un quota de miracles et celui-ci donnait toutes les apparences d'une prompte obéissance... Dagon détestait la Terre et les humains, viscéralement. Sa venue était de très mauvais augure. Très très mauvais augure.

Et il n'eut pas le temps de spéculer dessus bien longtemps.

Il crut d'abord que ses jambes ne le portaient plus et vacilla. Quoi ? Son miracle n'avait pas fonctionné ? Une seconde secousse plus marquée lui fit comprendre que ce n'était pas lui qui tanguait, mais le sol sous ses pieds qui s'ébrouait.

Comme maints autres, il se précipita dehors pour tomber sur le spectacle d'un immense panache dont les rondeurs ténébreuses dévoraient le ciel déjà couvert. Ce fut suivi sans délai d'une volée sifflante de pierres ponces qui criblèrent tout alentours en frappant à l'aveugle et des plus violemment. Malgré lui, et tout ce qu'il avait déjà vu au monde, il resta un instant la bouche ouverte, saisi par la réalisation incrédule de ce qui était en train de se passer…

Il referma la bouche bien vite. Parce qu'à cette pluie drue de pierres incandescentes que le volcan éructait dans un grondement sinistre, vint s'ajouter bientôt une marée presque instantanée de fumées dévalant les flancs du mont le plus sournois de toute l'Antiquité. Presque choqué, il arracha un bout de sa toge pour se la plaquer sur le nez tandis que les ponces chauffées à blanc embrasaient tout ce qui pouvaient l'être : vélums abritant les étals, foin dans les charrettes en bois... et vêtements des habitants qui fuyaient.

Il aurait dû être content : cette débandade était cruelle, elle exaltait l'égoïsme foncier de certains humains, fouaillant l'instinct qui les poussait à survivre à tout prix. Une odeur de viande brûlée monta bientôt à ses narines, au milieu des clameurs de terreur, de la touffeur ardente, de la suie âcre et de la puanteur du soufre. Dagon avait raison : il ne fallait pas traîner dans le coin. [3]

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Pompéi, même jour, même heure

A la faveur d'un nouveau passage par Rome (le dernier datant de 58, pour soutenir Saint Paul) [4], Aziraphale avait décidé de pousser un peu au sud des provinces romaines. Il y avait peu de chances qu'il fût reconnu urbi et orbi, plus de deux décennies ayant passé, mais mieux valait s'éviter d'interminables et fort embarrassantes justifications. De surcroît, la ville où il devait bénir un futur praticien était réputée pour son raffinement. Sur la route, il pourrait toujours guérir quelques boiteux ou rendre la vue à des aveugles – quitte à le faire sous le manteau en se faisant passer pour une divinité du polythéisme local. D'une perspective plus large, les petits dieux n'étaient en somme qu'une facette de la totalité de Dieu. Quelle importance si les malades venaient à lui en l'appelant Asclepius ? Ils prononçaient mal ? Et puis après ? L'empire était cosmopolite, tout le monde venait toujours d'ailleurs… Et comme pour beaucoup d'autres choses, l'ange s'en accommodait avec la plus libérale bienveillance.

Un soleil timide ne brillait pas au zénith lorsque la terre se mit à trembler pour la première fois. Pendant une brève introspection contemplative, l'ange se demanda si sa tolérance n'avait pas fini par être repérée par sa hiérarchie céleste et s'il ne s'agissait pas là d'une semonce pour le rappeler à l'ordre. Il n'était pas un ange de grade inférieur, son statut de Principauté lui accordait une relative liberté de mouvement pourvu qu'il ne fît pas de vagues. Mais quand il vit le haut de la montagne sauter comme le bouchon d'une amphore d'Asti bien maturé, il changea radicalement d'avis. Même sous couvert de l'ineffabilité de Son plan, Dieu n'aurait su produire une catastrophe de l'ampleur de ce qui commençait à s'abattre sur la ville et sous ses yeux effarés. Les habitants n'avaient rien de Gomorrhéens, Adamites ou autres Bélaïtes ! Ils n'auraient su offenser Dieu en de telles proportions !

Certes, il avait bien cru apercevoir sur les murs de quelques alcôves certaines mosaïques quelque peu libertines, élaborées probablement d'ailleurs à des fins éducatives pour la jeunesse. Les humains faisaient cela. Dieu leur avait ordonné de croître et multiplier, eh bien, malgré la douleur de l'enfantement, ils croissaient et multipliaient ! Les enfants qui leur naissaient étaient de charmantes créatures qui le ravissaient, leurs tendres petites âmes étaient encore si proches de Dieu !

Lorsque le Vésuve se mit à cracher fumées et lames vitrifiées, Aziraphale en resta quelque secondes le souffle coupé. Mais il y avait ici tant de braves gens ! Il regarda partout le chaos qui commençait à croître et multiplier lui aussi. Une mère passa comme une flèche devant lui avec son enfant encore dans les langes, hurlant à gros sanglots… Une petite bombe fumante, catapultée depuis le cœur du monstre terrible, fonça vers eux et, sans y penser, l'ange leva le bras pour la dissiper. Dans son cœur et dans sa gorge, il sentait la terreur des gens affluer par tous ses pores.

Il ne pouvait pas partir ! Il ne pouvait pas abandonner tous ces malheureux !

La pensée soudaine que Dieu avait peut-être pu l'envoyer là pour sauver des Justes le galvanisa. Sa résolution s'affermit, il cessa de tergiverser. Les bras tendus, il dévida un véritable chapelet de miracles, autant qu'il était angéliquement possible, pour sauver sans distinction tous les humains qu'il croisait. Insoucieux de sa sécurité, il s'aventura auprès de ceux qui avaient le plus besoin de lui, ceux qui étaient exposés aux premières coulées de lave faisant tout fondre avant même d'avoir rien touché.


Pendant ce qui lui parut être des heures, il lutta contre les éléments. Lui qui ne se sentait guère enclin à se battre, aidait les Pompéïens à quitter leurs demeures qui s'effondraient en crépitant parmi des gerbes d'étincelles. Pour faire office de bouclier, il miraculait sans relâche ses propres blessures pour continuer encore, et encore, agissant comme un forcené en transe. Son vaisseau mortel s'épuisait, il le sentait mais ne voulait pas l'entendre, poursuivant son évacuation obstinée. Il y avait trop de gens, trop de gens qui tombaient autour de lui pour arrêter. A la fin, il engloba une famille dans une bulle d'air respirable en les gardant près de lui le temps d'un coup d'aile éclair. Mais lorsqu'il s'en retourna pour trouver d'autres malheureux, il fut soudain arrêté, frappé au plexus par un mur de fournaise épaisse, compacte qui embrasa le bas de sa toge de son baiser vorace.

Les yeux écarquillés de surprise, il réalisa mais trop tard qu'il s'était illusionné, et que son intuition première était la bonne. Ce n'était pas Dieu qui avait fait cela. Cette lave provenait droit des entrailles de l'Enfer, et son corps mortel n'y résisterait pas !

Une pensée singulière lui traversa l'esprit. Ce n'était pas grave. Il aurait toujours son corps immortel ensuite. Il pouvait encore sauver des femmes, des enfants ! Puis, une autre idée rageuse et orageuse remplaça la première en le paralysant de honte et de confusion. Une tentation pressante qui ne l'avait jamais effleuré auparavant venait de le foudroyer. Ses conséquences étaient irréversibles. « Utilise ton auréole utilise ton auréole utilise ton auréole ! » Ce n'était pas une si mauvaise idée mais il n'eut pas le temps de la mettre en œuvre. Les flammes infernales faisaient déjà cloquer la peau de ses jambes, une langue de lave le lécha aux chevilles et il se sentit défaillir. Les yeux larmoyants rougis par la fumée, il entendait l'assourdissant vacarme de son cœur tambourinant se joindre aux grondements. Il peinait à respirer, devinant que bientôt il ne respirerait plus du tout. Il se résolut enfin à se mettre en retrait, mais fut heurté par une solive chauffée à blanc. Choqué, sa conscience en train de glisser, il se prépara à rendre son corps à Dieu. A travers ses paupières blanchies de cendres, il vit des ténèbres s'étaler au-dessus de lui tandis que le sang se retirant des membres commençait à le transir.

« Je meurs » se dit-il avec une sérénité inattendue malgré ses souffrances qui l'engourdissaient, l'assurant sans détour qu'il était déjà à moitié désincorporé. « Mais que va devenir Crowley, tout seul ici-bas ? »

.

Le démon avait ignifugé sa toge et marchait droit vers le Vésuve, arpentant un paysage lunaire recouvert de cendres neigeuses, au milieu desquelles rougeoyaient des feux tenaces qui rugissaient… contre rien. Partout des corps, peu à peu ensevelis sous son manteau sinistre, gisaient la bouche ouverte comme des poissons morts. Ici un couple serré l'un contre l'autre aux chairs dévorées, là un chien blotti contre son maître... Une désolation sans nom s'étendait où qu'il portât le regard, sur ceux qui n'avaient pas pu fuir, tombés là dans des postures surprises, tordues ou résignées.

Mais il continuait à marcher, les yeux fixés sur le magma mouvant qui semblait s'adresser à lui et qu'il fixait de ses pupilles pleines de défi. Ce feu des enfers ne lui faisait rien du tout. Il marchait à travers lui comme Moïse avait ouvert les eaux. Il traçait sa route tout droit, dégageant devant ses caligulae, un sentier sûr, en balayant la terre d'un mouvement hargneux. Ses dents se serraient tant que sa mâchoire commençait à le faire souffrir.

Il sentait quelque chose. Une urgence qui sonnait comme un appel informulé. D'un geste brusque, il abattit d'un coup des ténèbres plus épaisses encore où il put dilater ses pupilles serpentines jusqu'à l'extrême pour scanner l'espace plus finement. C'était dans ses tripes. Sous sa peau, un filin invisible le tirait avec force au début mais déclinait peu à peu. Il se mit à courir jusqu'à buter presque sur une forme grise, largement poussiéreuse et à demi-rongée, étendue devant lui. Entre mille, il aurait reconnu ce visage rond au nez en trompette, dont les joues cendreuses était lézardées de plaques roses, là où il avait pleuré ou bien s'était frotté de la main.

Avec un cri rauque, Crowley se jeta à genoux. Était-il mort ? Vraiment mort ?

La lave insolente grignotait l'espace autour d'eux et il créa un dôme protecteur qui compléta l'abri qu'offraient ses ailes noires.

— Aziraphale ?

L'ange était terriblement immobile et dans une si triste condition que le démon sentit une rage l'empoigner dans son ventre jusqu'à l'envahir. Abasourdi, il contempla les chairs brûlées et la peau cloquée de son ami – quand il en restait – et qui s'ouvrait sur des muscles fondus montrant l'os, par endroits. La pâte de feu semblait vouloir les recouvrir de son onctuosité fatale et il tourna la tête, crachant vers elle avec un cri rauque qui fit réapparaître sa langue bifide. La matière brûlante recula, indécise.

— Aziraphale ? Espèce d'idiot ! De tous les endroits de la Terre, pourquoi a-t-il fallu que tu viennes te poser juste ici. Et aujourd'hui ?

Aucune réponse.

A travers le tissu fumant, il chercha de la paume si le cœur battait encore mais sa panique lui causait une souffrance si aiguë qu'il ne sentit rien palpiter. Ni battement, ni pouls à la veine. Lui-même n'était pas en condition pour réagir autrement que par pur instinct : il jeta sa chlamyde et canalisa tout ce qu'il avait pour tenter de le guérir, en vain. Avec un rictus, il se tourna vers le feu et absorba une grande quantité de son énergie pour se renforcer lui-même et parvenir à un miracle plus puissant. Dagon voulait de l'envergure ? Il allait lui en donner ! Mais une alerte intérieure lui retourna aussitôt les nerfs comme si on lui arrachait les ongles pour cette trahison. Il continua.

— Allez ! Allez ! cria-t-il en augmentant sa puissance comme jamais il n'avait osé.

Sa tension atteignait à l'extrême limite, littéralement survolté, il lui frappa sur le thorax pour un massage cardiaque à sa façon, et draina encore l'énergie du feu infernal. Il pouvait bien souffrir lui-même dans l'opération. Si Aziraphale mourait, ce serait bien pire, et s'il vivait, alors ça aurait valu le coup.

Avec surprise, il eut l'impression de voir ses lèvres charnues trembler et sa poitrine se soulever faiblement tandis qu'il s'étouffait dans la fumée dense et les cendres.

— Aziraphale ! Tu m'entends ?

Il arrêta tout et se pencha pour essayer d'écouter son cœur ou de capter son plus léger souffle. Ténu mais pour combien de temps ? Pour combien de temps ? Il haletait et toussait.

Dans un gémissement – l'angelot pesait son poids –, il l'arracha à la gravité avant de se zapper. Hagard et chancelant, il atterrit dans une domus, sise un peu à l'écart des reptations opiniâtres du fleuve de feu. Ses quatre murs tenaient encore à peu près debout mais le toit béait largement. Avec précaution, il le déposa sur une table car ses bras commençaient à se tétaniser. Le chaos grondait, il se sentait épuisé et se laissa glisser à terre un instant.

Puis, désespéré de voir son ami lutter entre la vie et la mort, Crowley redressa le dos. Impuissantes, ses mains couvertes de suie reposaient sur ses cuisses minces et il arqua le cou vers le ciel qui n'existait plus.

— Toi ! s'écria-t-il. Dieu ? Je sais que Tu m'as renié et que je ne vaux plus rien à Tes yeux… Je sais ça… Mais là, il ne s'agit pas de moi, mais de lui ! Regarde ce que ces connards d'En-Bas en ont fait. Regarde-le Ton serviteur. Qu'est-ce qu'il a fait pour mériter ça ? Hein ? D'avoir sauvé trop de gens ?

L'amertume suintait de ses paroles et il gronda à son tour. Les particules acides en suspension dans l'air lui sciaient les cordes vocales et essayaient de lui manger la cornée, il ne donnait pas cher de ses propres poumons si ça continuait.

— C'est Toi que je prie ! Et pas Satan. Et je le fais pour lui ! C'est clairement pas orthodoxe, mais en l'absence de tout autre de ses chers congénères, qui se sont bien abstenu de venir l'aider en regardant ailleurs, eh bien il ne reste plus que moi… Sauve-le ! Il ne mérite pas ça ! Je sais… Je sais bien que quelques fois, je ne lui ai pas toujours prodigué… les meilleures suggestions. Mais il ne mérite pas d'avoir souffert autant et de mourir parce qu'il est bon ! Allez, mets-tout ça sur mon ardoise ! Un peu plus, un peu moins, au stade où elle en est, ça ne changera pas grand-chose. Je t'en prie, je t'en supplie, sauve-le ! C'est un bon ange. Cela fait un bail que je l'observe, et il n'est pas comme les autres imbéciles si contents d'eux qui parlent en Ton nom !

Il baissa la tête, silencieux un instant, essuyant de son visage la poudreuse âcre qui lui donnait l'air d'un fantôme.

— Tu veux que je rampe, c'est ça ? murmura-t-il dans un souffle. Parce que c'est ça que je suis devenu pour Toi, hein ? Le Rampant. Je peux le faire, si c'est ce que Tu veux. C'est ça ? Il faut que je m'aplatisse encore plus ?

Sa voix se brisa. Il n'y eut pas de réponse. Aziraphale sifflait comme un noyé, il fallait le rehausser. Dans la précipitation, Crowley chercha de quoi lui constituer une couche plus confortable avec des rideaux en loques et des coussins, avant de l'y transporter.

Ensuite, il s'effondra, assis par terre, le dos contre un coffre. La main potelée de son ami pendait hors de la couche. Avec hésitation, il l'attrapa et la pressa. S'il ne restait qu'une seule chose à faire, rester près de lui durant sa décorporation, il pouvait encore faire cela.

Il attendit et attendit.

Attendit encore, au cœur de l'obscurité que la nuit fraîchissait à peine. Et à un moment, il fut vaincu. Ses paupières trop lourdes rendirent les armes et il finit par glisser dans le sommeil, le dos broyé par le poids de ses ailes inutiles, le vide envahissant ses membres épuisés.

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Plus tard, peut-être quelques heures à peine, il s'éveilla en sursaut en sentant quelque chose qui tirait son vêtement. Les vibrations du sol étaient moins fortes, une suie banche continuait à saupoudrer les lieux de son funeste linceul. L'odeur terrible et écœurante de chair brûlée se mêlait à celle du bois de la pierre calcinés, et l'absence de vent ne la dissiperait pas avant longtemps.

— Crowley ? C'est toi ? crachota péniblement une voix éraillée près de lui.

Il tourna la tête pour tomber sur les yeux rougis et cernés de l'ange qui le considéraient, comme s'ils avaient du mal à accommoder – ce qui était probablement le cas.

— Ça va ? Tu n'as rien ?

Le démon resta frappé de stupeur quelques secondes, et hoqueta une sorte de rire incrédule où perçait le sanglot nerveux. C'était bien son genre ça ! Il manquait d'y rester et il prenait des nouvelles de sa petite santé.

— Moi ? Mais ouais, ça va ! C'est toi qui as failli crever, imbécile ! Et tu me demandes si ça va ? s'énerva le démon.

L'ange écarquilla les yeux, plissant la bouche avec une moue mi-contrariée mi-vexée. Crowley n'était manifestement pas du matin…

— Oh, eh bien pardon d'avoir demandé. Parce qu'on ne le dirait pas. Tu as une mine épouvantable !

— Oui, bah, ne change pas de sujet ! Qu'est-ce qui t'a pris ? T'es malade ou quoi ? Les flammes de l'Enfer ? Tu voulais en finir ?

— Mais… pas du tout ! J'étais là par hasard. Et j'ai essayé d'aider. Je ne savais pas que c'était des flammes de l'Enfer. Je pensais que c'était une explosion… normale, de volcan normal… Est-ce que…

Le démon se passa une main tremblante sur la figure et dans ses cheveux poissés par un mélange de poussière et de sueur, en essayant de conserver un semblant de calme. L'adrénaline refluait de ses membres secs et il avait une envie démesurée de se rincer la gorge avec un plein cruchon de vin grec…

— Est-ce que quoi ? soupira-t-il avec lassitude.

La lèvre de l'ange tremblota.

— Est-ce que c'était… toi qui... ? questionna-t-il le regard fuyant.

— Quoi ?! s'étouffa le démon. Bien sûr que non, ce n'était pas moi, c'était Dagon ! Comme il se plaît à me le rappeler, je n'ai ici que des missions « subalternes » ! Une catastrophe de cet acabit, non, je n'y suis pour rien.

— Oh, c'est merveilleux ! s'illumina l'ex-mourant.

Merveilleux ? Merveilleux ! Crowley allait lui rétorquer que ce n'était pas le premier mot qui lui venait, mais sa remarque acerbe mourut sur ses lèvres en voyant le regard brillant que l'ange posait sur lui. Et son petit sourire. En se sentant scruté, il essaya de reprendre contenance et de le masquer avec une toux qui n'avait pas besoin d'être feinte.

— Mais la ville est détruite ! croassa-t-il les traits tirés et soudains plus gris. Ah, j'ai la gorge complètement tapissée de cendres, j'arrive à peine à dire quelque chose. Est-ce qu'il reste, quelque part, quelque chose pour se désaltérer ? J'ai si soif…

— Ah, bah là mon bon, pour une fois, on est d'accord. Mais, je n'y crois pas. C'est la seule baraque qui ait encore des murs, dit-il en tournant le dos, faisant mine de fouiller le capharnaüm.

Il retourna la pièce en jetant négligemment des tessons de poterie derrière son épaule comme on conjure le mauvais sort.

— Allons-nous-en, il n'y a plus rien à sauver ici.

— Tu es sûr ? On peut chercher un peu…

— Certain. Tu peux à peine te lever et j'ai fait ce que j'ai pu pour tes blessures mais… Je vais peut-être devoir m'y reprendre à plusieurs fois…

Aziraphale lui adressa un coup d'œil interloqué. Crowley s'arrêta subitement, et agita la main d'un air contrarié.

— Ouais, éluda-t-il précipitamment. Je vois ce que tu veux dire. Tu as raison, ce qui serait vraiment efficace, c'est de l'eau bénite. Je ne sais pas où on va te trouver ça, mais il faut se barrer. C'est le genre de volcan vicelard qui fait durer. J'ai n'ai pas envie que tu voies ce désastre là-dehors. Ça ne va pas te faire de bien. Est-ce que…

Il soupira.

— Ecoute, tu vas t'appuyer sur moi pour essayer de te lever, parce que tu as une bonne moitié du corps qui ne ressemble plus à rien… Tu n'as pas mal ? ça devrait faire un mal de chien. T'es un dur à cuire, en fait, ajouta-t-il avec un petit rictus.

Aziraphale l'ignora et souleva lentement la pièce de tissu qui le couvrait avant de porter la main à sa bouche pour étouffer un cri aigu.

— Oh Seigneur, non ! Mon vaisseau est complètement fichu ! Je l'avais depuis si longtemps… se désola-t-il les larmes aux yeux. Il était très bien !

Crowley ne répondit rien et Aziraphale rabattit sèchement son drap improvisé en se tournant un peu pour essayer d'encaisser le choc.

— Mais non, tu dramatises toujours ! J'ai vu bien pire chez les damnés, ajouta-t-il en se maudissant, car ce n'était sûrement pas réconfortant. La bonne nouvelle, c'est qu'on sait maintenant que tu n'es pas encore entièrement réincorporé. Si tu veux mon avis, ça vaut nettement mieux pour toi. Allez viens là.

— Certainement pas ! Ma toge est toute brûlée et mon chiton aussi, ce serait très inconvenant d'être vu comme ça si peu couvert. Sans parler du fait que les gens pourraient gloser que je ne sois pas plus mort, et debout, avec des blessures aussi considérables.

— Okay, fit Crowley, un peu grinçant. Tu veux que je te dise ? On s'en fout de ton chiton ! L'important c'est que tu sois en vie, non ? Enroule-toi dans ce machin et puis ça ira bien !

L'ange baissa les yeux en pinçant les lèvres.

— Ce n'est pas la peine de me hurler dessus ! J'ai eu une rude journée, figure-toi !

Mains sur les hanches, Crowley le considéra, estomaqué, puis laissa tomber avec un geste agacé, sans pouvoir effacer toutefois un sourire en coin. Ouais, une rude journée, pour toute le monde. En tous cas, tous ceux qui étaient encore là pour le dire…

— Mais… je te remercie de m'avoir sauvé !

Crowley souffla par le nez en le prenant par l'épaule.

— Je ne suis pas sûr d'y avoir été pour grand-chose, marmonna-t-il.

— Eh voilà ! Tu recommences. Rassure-toi, je ne dirais à personne que tu as fait quelque chose de bien !

— T'as intérêt. Il te reste une aile en état ?

Aziraphale fit rouler son épaule pour vérifier.

— Alors quittons cet enfer ! dit Crowley entre ses dents.

.

Une fois qu'il l'eut déposé et installé dans la petite villa qu'il avait louée aux alentours de Rome, le démon se sentit soudain plus embarrassé de lui-même, et sur des charbons plus ardents que ceux dont ils sortaient. Appuyé sur le chambranle de la porte séparant la pièce à vivre de l'atrium, il dit qu'il partait chercher s'il n'y avait pas un saint homme parmi les Chrétiens qui se cachaient en ville. Ou quelqu'un qui pourrait lui bénir de l'eau, pour boire et faire trempette.

L'ange avait l'air parfaitement content, comme s'il était inconscient de ce qui s'était passé la veille. Comme s'il feignait de ne pas savoir à quelle extrémité Crowley avait été poussé, pour conserver la seule personne supportable, et avec laquelle il pouvait presque partager quelque chose…

En sortant comme s'il avait le Patron à ses trousses, alors qu'il franchissait les piliers encadrant le portail, il marqua cependant un temps de pause. Il s'appuya à l'un d'eux et leva les yeux vers la douloureuse nitescence du ciel. Là, il cligna, puis rechaussa ses verres fumés qui les cacheraient aux braves gens.

— On va dire que je T'en dois une, maintenant.

 


FIN




Notes

Le titre est construit sur le modèle de "Carthago delenda est" (Carthage doit être détruite)

[1] Ou à peu près à cette date, les experts n’étant pas tous d’accord là-dessus.

[2] Il est à noter que ce fut la seule et unique occurrence où Crowley trouva que Dagon avait raison sur toute la ligne.

[3] Malgré ses efforts, Paul l’Épistolaire ne s’en sortirait pas, hélas.

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