Une vie de chien

Chapitre 1 : Deux chiens dans un jeu de quilles

Chapitre final

2034 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/03/2024 17:48

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Mon animal-totem (mars – avril 2024).



Le molosse infernal avait été élevé dans les tréfonds des Enfers dès le sevrage. Dagon avait été chargé de visiter quelques élevages de dogues allemands, en vue de repérer un spécimen provenant d’une lignée d’animaux de race et de corpulence hors du commun. Il avait dû également se pencher sur les caractères du mâle et de la femelle reproducteurs. Les ascendants s ‘étaient vus passés au peigne fin sur 5 générations. Le chien devait posséder toute la puissance physique et la férocité requises pour remplir sa mission. Dès l’âge de 3 mois, le chiot fut donc réquisitionné et emporté dans les souterrains borgnes du Royaume de Belzébuth. On le gardait dans une pièce de trois mètres sur trois à peine éclairée, dans le dessein d’accroître l’impatience qu’on attendrait de lui le moment venu. Il était néanmoins lâché matin et soir, et il galopait comme un fou, sans pause, dans les couloirs de l’Enfer, cultivant ainsi durant deux heures quotidiennes une musculature impressionnante. Cette race était réputée pour son attachement à ses maîtres, aussi l’on prenait soin de prononcer en sa présence le mot « Antéchrist » aussi souvent que possible, pour lui inculquer à qui il devait obéissance. On le nourrissait tous les matins de quelques kilos de viande fraîche glanée pendant la nuit à la surface de la terre par d’obscurs damnés. Et bien entendu, on le surveillait en permanence par une lucarne solidement grillagée mise en place en haut de la porte blindée de sa cellule. Il était devenu au cours du temps un fauve au poil ras gris acier et aux yeux rouges, une gigantesque bête féroce à la mâchoire terrifiante, prête à sauter à la gorge de n’importe quelle créature qui aurait la malchance de se trouver sur son passage. Il avait maintenant un peu plus de trois ans, et pesait 82 kilos.


Parallèlement, à quelques kilomètres de Tadfield – Angleterre – la ferme des Jones avait accueilli une portée de 3 chiots mis au monde par Lady, la petite chienne de la famille. Elle n’avait de Lady que le nom, car elle intégrait l’immense famille des corniauds, pour lesquels on a du mal à distinguer une race plutôt qu’une autre, tant les gènes se sont mélangés au fil des générations … Il y avait du ratier là-dedans, mais personne ne pouvait dire en quelle proportion ! Et ses rejetons ne faisaient pas exception, car nés de père tout à fait inconnu. Les Jones ne s’étaient pas résignés à éliminer les petits. Ils avaient placardé des affiches au village et passé des petites annonces pour donner les trois petites bêtes. En attendant, ils les appelaient tous « Le Chien », pour ne pas influencer le choix du nom que leur donneraient les futurs maîtres. L’un des trois était déjà réservé par un jeune couple. Au bout de 3 mois, quand ils vinrent chercher l’animal, ils étaient accompagnés d’un de leurs amis, qui s’était laissé tenter et qui recherchait lui aussi un peu de compagnie. Il ne resta donc plus qu’un « Le Chien ». Ne trouvant pas preneur, la famille Jones s’était résignée à le garder. C’était un petit mâle noir et blanc, au pelage en bataille, affectueux et joueur, à qui l’on ne pouvait rien refuser quand il vous adressait un de ses fameux regards plein d’adoration, mais qui avait une certaine propension à la fugue. Souvent, il disparaissait plusieurs jours, suivant une piste (réelle ou imaginaire), le nez au vent, les oreilles dressées et la queue battant l’air. Les jours passèrent, puis les semaines, et bientôt « Le Chien » atteignit ses 3 ans.


Ce jour de 2019, à Tadfield, le jeune Adam Young - autrement dit l’Antéchrist (mais ça, personne ne le savait, et surtout pas lui) se préparait à souffler ses 11 bougies. Enfin, c’était surtout sa mère qui préparait (en l’occurrence un gâteau), car lui était pleinement occupé à jouer avec ses trois copains dans le bois voisin. Ils bavardaient tous les quatre d’anniversaires et de cadeaux. Adam était un rêveur à l’imagination fertile. Pas méchant pour deux sous, ses seuls méfaits se résumaient à chaparder une pomme de temps en temps dans le verger de leur irascible voisin R. P. Tyler, qui ne manquait jamais de le menacer d’aller raconter ça à son père. C’était un garçon doux et gentil, d’humeur égale avec tout le monde. On aurait pu lui donner le Bon Dieu sans confession. Il était, implicitement, le chef de la bande, et les trois autres étaient toujours ravis de se plier aux règles des jeux qu’il inventait jour après jour.


Ce même jour, dans les profondeurs de l ‘Enfer, le duc Hastur effectuait une dernière vérification avant de lâcher le molosse infernal pour qu’il rejoigne son maître.


Au même moment encore, « Le Chien » avait encore fugué pour courser un lièvre et se retrouvait après deux jours d’errance dans le bois près de Tadfield.


Étaient enfin réunies les conditions du scénario initialement prévu dans le Grand Plan, mais il y avait aussi là matière à moult dérapages plus ou moins incontrôlés. Et c’est la deuxième option qui advint, bien évidemment …


Les quatre Cavaliers de l’Apocalypse avaient été invoqués dans les règles. Ils chevauchaient présentement leurs pétaradantes montures de métal en direction de la base aérienne désaffectée de Tadfield, devenue un QG top secret de l’armée.


Le molosse des Enfers était lancé à vive allure pour retrouver son maître Adam Young. Il suffisait que le garçon et le chien se rencontrent et que l’enfant nomme le chien pour bénéficier de ses pouvoirs diaboliques. Après quoi le garçon et les quatre cavaliers enfin réunis déclencheraient l’Apocalypse, ce serait la fin du monde, le retour du Christ, le jugement dernier et tout le bazar y afférent.


Sauf que, sauf que …


Entre-temps, « Le Chien » était arrivé aussi non loin d’Adam, notre jeune rêveur qui décrivait à ses amis son cadeau idéal : un petit chien ! Qui jouerait avec lui, qu’il câlinerait, à qui il apprendrait des tours, avec qui il ferait de longues promenades, qui dormirait même sur son lit ! (si les parents étaient d’accord. Ou alors il suffirait de ne rien demander, c’est plus sûr)


- Je l’appellerai Toutou ! déclara le jeune garçon.

Alors se produisit un étrange phénomène : les deux chiens ne firent soudain plus qu’un. L’âme du molosse infernal se retrouva prisonnière dans l’enveloppe corporelle de Toutou (ex « Le Chien »). Cependant, son aura maléfique s’était réduite en proportion de sa taille. Il gardait bien sûr ses yeux de braise incandescente qui lançaient des éclairs, et son pouvoir de nuire était encore à moitié intact. Il faudrait juste un peu plus de temps que prévu pour transmettre sa funeste puissance à son maître. Pour l’heure, Adam n’avait rien remarqué d’inhabituel.


Petit à petit néanmoins, le jeune garçon, inséparable de Toutou, commença à changer. Il devenait autoritaire envers ses amis, souvent irascible, parfois coléreux quand ceux-ci argumentaient à propos de ses consignes. Il leur faisait même un peu peur, de temps à autre. Mais il ne se remettait pas en cause pour autant, convaincu de son bon droit et de ses prérogatives de chef. Ces bouleversements de caractère s’amplifiaient à mesure que les quatre Cavaliers avalaient du bitume et du kilomètre …


Était-ce le pouvoir de Toutou ? En tout cas Adam devenait persuadé de connaître depuis toujours ces motards, qu’il appelait dorénavant « mes nouveaux amis » devant ses copains médusés et de plus en plus effrayés. Un jour qu’il leur faisait part des nouvelles perspectives s’ouvrant à eux quand le moment serait venu - mais quel moment ? se demandaient Pepper, Brian et Wensleydale, et pour quoi faire devenir les maîtres du monde ? Leur bout de forêt leur suffisait amplement – sa voix changea, devint sourde et menaçante. Il leur intima l’ordre de se taire, alors leurs lèvres furent scellées. Il changea d’avis et leur demanda de sourire, alors leur bouche s’étira à l’extrême d’une joie factice. Leurs pieds étaient collés à terre, impossible de bouger, et ils ne purent qu’assister impuissants au spectacle d’Adam qui s’élevait lentement du sol jusqu’au-dessus de la cime des arbres, en lévitation. C’était spectaculaire. Puis le garçon descendit lentement jusqu’à eux et, ne semblant pas comprendre ce qui leur arrivait, les délivra du dernier sortilège qui les tenait cloués au sol.

- Adam, je ne sais pas ce qui se passe mais tu nous fais peur. On n’est plus tes amis. On rentre à la maison, déclara Pepper. Les deux autres acquiescèrent.


Ils quittèrent les lieux, laissant Adam impuissant à les retenir. Le chien tourna la tête vers lui, puis vers eux, semblant longuement hésiter. Il se décida enfin à rejoindre au galop les trois amis déjà loin sur le chemin. Furieux, rappelant son chien sans succès, le jeune garçon recommença à léviter, pour cette fois pousser un hurlement à vous glacer le sang qui attira au dessus de sa tête d’énormes nuages gris menaçants. Les motards, eux-aussi, entendirent son cri.

- NOUS NE SOMMES PLUS TRÈS LOIN, conclut celui qui chevauchait une moto peinte d’un squelette.


Là-bas, Adam était retombé sur l’herbe, inconscient cette fois. Ses trois amis et Toutou firent demi-tour pour lui venir en aide. Alors que la langue du chien se promenait sur ses joues, il ouvrit les yeux. Le garçon et le chien se regardèrent un long, très long moment. Dans la tête de chacun d’eux se nouait un dilemme pour lequel ils allaient devoir choisir rapidement, et vers le même but tous les deux. Toutou devait-il continuer à influencer son jeune maître, à distiller dans son esprit toujours plus de mal et d’intentions mortifères, ce pour quoi il avait été créé ? Ou revenir à son état de jeune chien fou et affectueux, avide de caresses et curieux du monde, ce pour quoi il était né ? Quant à Adam, céderait-il aux sirènes de la toute-puissance pour assouvir son désir d’effacer ce monde si imparfait, abîmé par les adultes, ce pour quoi le chien était venu à lui, mais perdant par là même ses amis, ses parents, tous ceux qu’il aimait ? Ou choisirait-il de redevenir un petit garçon ordinaire, plein de qualités et de défauts, de suivre son petit bonhomme de chemin en accomplissant le bien autant qu’il en était capable, ce pour quoi ses parents l’avaient élevé ?


Leur choix était fait. On ne sait qui des deux avait le plus influencé l’autre. Toujours est-il qu’Adam se releva, secoua ses vêtements et déclara :

- Rendez-vous à la fin du monde. C’est pas loin. Je sais ce que j’ai à faire. Allez chercher vos vélos.


Et tous quatre partirent vers leur maison, suivis d’un Toutou se réjouissant par avance d’en découdre avec quatre motards indésirables qui n’allaient pas tarder à arriver sur la base aérienne de Tadfield.



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