Ménager la chèvre et les fous

Chapitre 1 : Ménager la chèvre et les fous

Chapitre final

1851 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 20/03/2024 22:41

Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions .fr : Crossover improbable - (janvier février 2022).

Anciens défis no limits




Quand Job rencontre Alphonse Daudet ...



Parmi tous les animaux de la création, Dieu avait superbement réussi les baleines. Gigantesques, puissantes, majestueuses, un cerveau hors du commun, un chant mélodieux et apaisant. Du moins c’est ce que penseraient certains humains une fois que le sonar aurait été inventé. Une poignée d’humains peut-être. La mère de Pepper sans doute. Les dauphins n’étaient pas mal non plus. Elle avait créé des tas d’animaux dont Elle était assez fière. Ses seuls regrets concernaient les licornes (l’une d’elle, facétieuse, s’était carapatée juste avant de monter sur l’Arche de Noé, signant par là-même l’arrêt de mort de la race. Mais ceci est une autre histoire). Et les chèvres, bien sûr. Ah ! les chèvres ! Elle n’avait vraiment pas de bol avec elles. Il devait s’agir d’un défaut de fabrication, à l’instar du cheval, qui fait mal aux fesses de qui le monte. Les chèvres, donc, étaient d’un naturel curieux et entêté, voulant tout voir et tout savoir, et n’avaient cesse de s’échapper de l’enclos où Elle les parquait, pour aller découvrir le vaste monde (principalement la Terre) et poser des questions inappropriées – pour des chèvres, s’entend. Ça ne loupait jamais : les bestioles lâchées en liberté finissaient immanquablement bouffées au petit matin par on ne sait quel loup sanguinaire. Il faudrait manifestement rendre ces créatures plus dociles et moins fureteuses.


Au pays d’Uz vivaient Job et sa famille. Dieu lui avait offert un troupeau de ces caprins intrépides, à peu près 4000, ce qui laissait de la marge pour les pertes. S’étaient ajoutés à cela autant de moutons, 3000 chameaux, des vaches, bœufs, ânes et ânesses à foison, et un nombre incalculable d’oies, de canards et de poules. Ah ça, elle n’avait pas lésiné pour Job, son chouchou, car toujours prompt à lui offrir ses prières, à lui témoigner adoration et respect !


Or, il advint qu’un jour, Satan lui fit remarquer que si Job chantait ses louanges du matin au soir et de l’aube au crépuscule, c’est juste parce que c’était un enfant gâté avec qui Elle s’était montrée trop généreuse. Qu’on lui inflige quelques bonnes catastrophes bien senties, et on verrait s’il demeurait aussi servile et empressé ! Piquée au vif, Dieu voulut lui prouver qu'il se trompait, et autorisa le Diable à laisser s’abattre toutes les calamités qu’il lui plairait sur le pauvre homme, sa descendance et ses biens, persuadée que Job était un cœur pur et qu’il lui conserverait sa foi. Méfiante malgré tout, Elle convoqua l’un des anges de son cercle rapproché :

- Aziraphale ? Gardien de la porte orientale ?

- Oui Seigneur ?

- Je crois que tu as une bévue à te faire pardonner. Une certaine épée de feu, si tu vois de quoi je parle …

- Certainement Seigneur ! Mea culpa, mea maxima culpa. Que puis-je faire pour que vous m’accordiez votre pardon ?

- J’ai autorisé Satan à mettre ce pauvre Job à l’épreuve, sans attenter à sa vie cependant . Mais il s’agit du Prince des Enfers, monarque des démons, et les démons mentent, c’est dans leur nature. Aussi j’ai besoin que tu te rendes sur Terre pour garder un œil sur lui.

- Naturellement, Seigneur, j’y vais j’y cours j’y vole ! assura l’ange en reculant, empêtré dans ses révérences.

En un battement d’ailes, Aziraphale fut sur Terre.


Dans le même temps, comme Dieu gardait au Paradis quelques chèvres pour peaufiner sa création, l’une d’elle se plaignit en ces termes :

- Comme on doit être bien en bas ! Quel plaisir de gambader dans les acacias et les eucalyptus sans cette maudite longe qui vous écorche le cou !

C’était une petite Rove, élancée et de belle allure, mais d’une couleur inhabituelle tirant sur le roux, avec des reflets cuivrés. Croiser ses yeux d’ambre caressants aurait fait fondre n’importe qui, sauf Dieu. Elle ne se nourrissait plus et maigrissait à vue d’œil. C’était pitié de la voir tirer tout le jour sur sa longe, la tête tournée du côté de la Terre en bêlant à fendre l’âme!

Un matin, l’animal lui déclara :

- Écoutez, Dieu, je me languis chez vous, laissez-moi aller sur Terre.

Dieu savait bien que sa chèvre était affligée, cependant Elle tenait à parfaire son œuvre avant de la lâcher dans la nature terrestre.

- Mais, malheureuse, tu n’es pas prête ! Ne sais-tu pas que j’ai créé le loup l’année dernière ? Que feras-tu si tu le rencontres ?

- Je lui donnerai des grands coups de cornes, pardi !

- Le loup rira de tes cornes. Il m’a dévoré des animaux autrement encornés que toi … La dernière s’est battue toute la nuit … puis, au matin, le loup l’a mangée.

- Ça ne fait rien, je veux découvrir la Terre, laissez-moi partir.

Dieu savait que malgré tout ce qu’Elle pourrait tenter, cette maudite chèvre fouineuse au regard enjôleur aurait le dernier mot. La mort dans l’âme, elle la laissa aller.


Pendant qu’Aziraphale baguenaudait à Uz, ouvrant l’œil, la chèvre caracolait aux environs avec ravissement.

Plus de corde pour l’empêcher de brouter à sa guise. Et quelle végétation ! Savoureuse, faite de mille plantes. Des acacias, des pommiers de Sodome, des tamaris. Et les fleurs ! Des iris noirs, des orchidées, toute une forêt de fleurs sauvages !

La chèvre gambadait, broutait, courait plus loin, goûtant à tout, heureuse comme jamais.


Aziraphale, soupçonneux, s’était dit qu’il serait aux premières loges pour éviter le pire s’il revêtait la forme d’un des animaux de Job. Il choisit un canard.


Pendant ce temps, Satan avait rapidement mis son plan à exécution et avait convoqué Éric, un jeune damné très prometteur. Le jeune homme suivait un cursus de BTS (Brevet de Tentateur Satanique) en alternance à l’Université de Dure Âme (1). Une semaine en cours, une semaine sur le terrain. Il n’avait pas choisi l’option Destruction, mais le Malin ferait avec, les effectifs de l’Enfer étant au plus bas en cette période.

La Bête Immonde se frottait déjà les mains, un sourire sardonique sur ses minces lèvres noires.

- Éric, j’attends de toi une bonne grosse catastrophe, orage, tremblement de terre, inondation, éruption volcanique, ce que tu voudras, qui s’abattra sur la maison de Job. Que son foyer soit ravagé, ses troupeaux décimés et ses enfants anéantis. Si tu me donnes satisfaction, je glisserai un mot au jury de l’examen. J’ai dit.

Éric, terrorisé, prenait des notes dans un calepin d’une main tremblante. Cette tâche était nouvelle pour lui, et il ne voulait surtout pas décevoir le Maître.

- Très bien, votre Disgrâce, il en sera fait selon votre volonté, balbutia-t-il d’une voix chevrotante.


Or il se trouve que Job avait trois amis très proches : Eliphaz, Tsophar et Bildad. Si les deux premiers étaient des humains tout ce qu’il y a d’ordinaire, le troisième avait quelques accointances avec En-Bas, entendez par là l’Enfer. Il avait ouï dire, en traînant dans les souterrains obscurs, qu’un grand malheur se préparait pour Job. S’il ne pouvait pas contrecarrer les plans des Forces des Ténèbres, il pouvait tout de même tenter d’en limiter les effets, car il avait pour Job une grande et ancienne amitié. C’est pourquoi, afin d’être au plus proche du cataclysme le moment venu, il souhaita prendre la forme d’un animal du troupeau. Il choisit une chèvre.


Le soir venu, le jeune démon Éric lança sur les propriétés de Job un orage d’une force inouïe. Seulement il n’était qu’un débutant. Certes, la maison fut réduite en cendres et pas mal d’animaux furent foudroyés, mais les chèvres sont têtues et résistèrent, de sorte qu’elles furent simplement transformées en corbeaux. Toutes sauf une, la dernière arrivée, qui réussit à se dissimuler dans l’anfractuosité d’un rocher. Quant aux oies et aux canards, il n’en resta plus que confits, pâtés et foies gras. Tous sauf un, un canard plus blanc que la plupart des autres, dont le plumage irradiait sous les rayons du soleil couchant, aux yeux d’aigue-marine, et qui réussit par miracle à se cacher tout près de la petite chèvre. S’agissant des enfants, Éric avait simplement réussi à les déplacer à la cave ...


Au matin qui suivit ces évènements dévastateurs, Job, désespéré, retrouva Eliphaz et Tsophar (mais où était passé Bildad?) qui tentèrent de le rassurer :

- Avec un peu de chance, Uz obtiendra la reconnaissance de l'état de catastrophe naturelle, fit remarquer Eliphaz.

- En vérité, c’est mon avis, ajouta Tsophar, tu devrais faire jouer ton assurance Multirisques Habitation, tu serais grassement indemnisé et avec ça, tu pourrais reconstruire ta maison et reconstituer ton patrimoine.


Job restait inconsolable. Il pleurait en se tordant les mains, se demandant quel péché il avait bien pu commettre pour offenser Dieu à ce point et mériter une telle punition. Il emmena ses amis faire le tour de sa propriété et de ses biens réduits à néant. Sous les cendres et la fumée, ils ne trouvèrent qu’éboulis de pierres, arbres grillés et animaux calcinés. C’en était trop pour Job, à deux doigts de maudire Dieu pour sa cruauté, s’il ne trouvait pas rapidement un infime présage d’espérance parmi les décombres.


C’est alors qu’il découvrit, à l’abri d’un rocher, une chèvre et un canard tendrement blottis l’un contre l’autre. Les deux animaux avaient échappé par miracle à la destruction. Le blanc palmipède était lové en sécurité entre les noirs sabots rutilants, comme protecteurs, de la mince chèvre rousse qui laissait reposer affectueusement son museau contre le plumage immaculé, sa barbichette chatouillant les flancs du canard. Les deux créatures avaient oublié ce pourquoi elles étaient là, et dormaient paisiblement, du sommeil du juste.


Alors Job reprit espoir ...


(1) Université de Durham

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