Hot Church
L’école primaire de Tadfield ressemblait à toutes les écoles anglaises des petites villes : elle sentait le chou et les vieilles chaussettes ayant traîné trop longtemps dans un sac de sport humide, coincées entre un vieux reste de sandwich au gruyère, un biscuit émietté et une autorisation de sortie froissée jamais signée. Le tableau noir n’avait pas été remplacé par son grand rival (le tableau blanc à feutres) et les bonnes vieilles méthodes d’enseignement – le port du bonnet d’âne avait été cependant prohibé dix ans plus tôt – comme papy, faisaient de la résistance. L’usage de toute diablerie informatique, comme le disait si bien le pasteur fin connaisseur en démons, sorcières et autres Jézabel, était interdit. Mademoiselle, une Française qui avait atterri à Tadfield suite à une erreur de mutation et qui était restée pour le joli nez du lieutenant Fell, avait bien essayé d’insuffler un vent de révolte pédagogique mais Miss Trunchbull, la directrice qui dirigeait les lieux d’une main de fer dans un gant d’airain, lui avait fait rapidement comprendre que toute tentative de rébellion serait étouffée aussi sûrement qu’un enfant dans son fameux étouffoir (Miss Trunchbull avait réussi à convaincre les quelques parents récalcitrants des bienfaits éducatifs de ladite punition). Mademoiselle s’était donc résolue, suivant le bon exemple de ses collègues et de la directrice, à troquer ses tresses pour un chignon, à apprendre le gallois et à porter une robe noire lui conférant l’allure d’une gouvernante atteinte de tuberculose et soupirant après son maître cachant sa femme prétendument morte dans un grenier.
Mademoiselle avait la charge, quand elle ne déambulait pas dans la Forêt du Tarot en déclamant de mauvais vers à la gloire de l’appendice nasal du lieutenant Fell, de la classe où les Eux exerçaient leur pouvoir de façon fort peu démocratique. Prise de pouvoir qui avait été rapide et facile, car la classe de Mademoiselle ne comptait que trois autres élèves en plus du quatuor : Matilda Wormwood dont la prestigieuse intelligence n’était pas un héritage familial (sa mère était joueuse de bingo professionnelle et son père, mécanicien incapable de changer une roue) ; Oliver Twist qui vivait dans une famille spécialisée dans la rapine, et un garçon habitant dans une maison au bout de l’océan dont personne ne se souvenait du prénom.
Si elle ne se rappelait pas le prénom de son camarade, Pepper en revanche, avait retenu la leçon d’astronomie donnée par Crowley ; et ce fut une Pepper confiante qui termina la redoutable interrogation concoctée par Mademoiselle, bien en avance. La presque-adolescente se mit à dessiner des étoiles sur sa copie et la langue tirée, s’appliqua à reproduire l’Alpha du Centaure. Elle s’amusa à agrémenter la première étoile d’une auréole, comme celle que formaient les boucles de l’oncle Zira, et la deuxième d’une paire de cornes qu’elle imaginait Crowley dissimuler sous ses cheveux roux. Elle leva le nez de son œuvre et jeta un coup d’œil furtif à Mademoiselle occupée à rédiger des vers. Après de longues heures de recherche, Mademoiselle avait finalement réussi à faire rimer « lieutenant » avec « amant ». Nous épargnerons toutefois à nos lecteurs la prose tout à fait catastrophique de l’institutrice : la poésie ayant déjà trop souffert avec la plume de Coventry Patmore.
Pepper fit dériver son regard jusqu’à Brian occupé à suer sur la distance séparant la Terre du Soleil, sur Wensleydale rédigeant ses réponses d’une plume de courtier, avant de s’attarder sur Adam en pleine rédaction d’une nouvelle histoire mettant en scène des guerriers intergalactiques, des extraterrestres vegan dévoreurs de chair humaine et des vaisseaux spatiaux électriques. Cela leur changerait un peu des histoires de voleurs et de gendarmes dont il les abreuvait depuis sa rencontre avec Crowley ! Adam les régalait depuis quelques jours des exploits de son nouveau héros, trouvés sur ce réservoir à histoires qu’est Internet. Brian et Wensleydale s’étaient même chicanés suite à un désaccord sur le degré de dangerosité de l’Ange Tueur de la Tamise et des petites vieilles à l’arsenic et aux dentelles. Adam avait clos le débat en décrétant qu’aucun criminel vaincu par Crowley ne valait le Professeur Satan à la bien sinistre réputation.
Pepper reporta son attention sur son dessin de l’Alpha du Centaure. La vie à Tadfield était devenue un peu plus intéressante depuis que Crowley avait débarqué dans sa voiture de vioque. Magmum l’adorait et Nimum aussi… même si elle prétendait le contraire ! Elle disait aussi qu’il ne fallait pas s’attacher à lui et qu’il était suffisamment malin pour trouver un moyen de regagner son poste à la Met’. Nina avait même ajouté qu’ils avaient sans nul doute des toilettes beaucoup plus spacieuses que celles du commissariat de Tadfield. Pepper se saisit de son stylo et se mit à colorier la deuxième étoile pour la rendre plus sombre que la première. Peut-être qu’à Londres, les flics avaient une machine à café, des chiottes fonctionnelles et des vraies voitures de poulets, mais Tadfield avait quelque chose d’unique : l’oncle Aziraphale. Pepper se redressa, nez et stylo en l’air, comme clouée par un météore : mais oui ! Un plan commença à germer dans son esprit… plan non ineffable qu’elle comptait bien soumettre à ses compères.
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À l’heure de la récréation, les Eux se retrouvèrent à leur QG : le banc un peu à l’écart situé sous l’unique pommier de la cour. Depuis le départ de la bande de Boule-de-Suif Johnson pour le collège où ce dernier s’apprêtait à expérimenter les joies des premières exaltations adolescentes et de l’acné, les trois mousquetaires plus un avaient conquis ce nouveau territoire avec une étonnante facilité. Wensleydale était plongé dans une revue financière, Brian nourrissait son tee-shirt des débris de son sandwich pâte à tartiner et saumon et Adam, contrairement à son habitude, s’était assis entre les deux, cédant sa place de leader à une Pepper aussi guillerette qu’une puce suçant le sang d’un chien. Brian sortit un bout de gomme mâchonné de sa poche et le lança sur Vera la rossignolette pour la faire taire mais celle-ci évita le projectile et continua de s’égosiller, son chant mélodieux accompagnant l’exposé que ne tarderait pas à présenter Pepper.
– J’ai un Plan ! s’écria la presque-adolescente en se tournant vers Adam. Le Plan pour convaincre Crow de rester à Tadfield !
Adam inclina la tête dans un déferlement de boucles, montrant que son intérêt de chef de bande était piqué.
– Il faut le faire tomber amoureux de l’oncle Zira !
– Mais… protesta un Brian manquant de s’étouffer avec un morceau de son troisième petit-déjeuner, Zira est marié !
– Presque-marié, corrigea sa complice avec un agacement rappelant ceux de sa mère. Et Carpetman est un gros naze, c’est Nimum qui le dit ! se défendit-elle en voyant l’air réprobateur de Wensleydale qui aimait beaucoup les tapis vendus par Mr. Brown. Il en avait même reçu un en cadeau à son dernier anniversaire, à la grande stupeur de ses parents qui auraient préféré lui offrir un Lego® ou un jeu vidéo.
– Peut pas forcer les gens à tomber amoureux, dit Brian dans une nouvelle bouchée, paraît que c’est un truc d’alchimie.
– Ma tante Winifred a fabriqué un philtre d’amour pour son collègue, leur apprit le futur comptable, courtier ou agent du Fisc… bah, ça lui a juste retourné l’estomac.
– Elle avait mis quoi dedans ? s’enquit Brian, toujours désireux d’apprendre de nouvelles recettes potentiellement comestibles.
– Des trucs de sorcière : bave d’escargot, plumes de rossignol, crottin de chèvre, œufs de canard et un peu de chocolat ! Elle avait regardé un tuto sur YouTube.
Adam se mit à réfléchir à la méthode employée par la tante de son sbire à lunettes. Celle-ci lui semblait quelque peu radicale, même pour lui, et fort peu probante. Il se creusa les méninges – rappelons qu’il s’agit bien d’une image et qu’Adam Young n’était pas vraiment en train de se creuser la cervelle à l’aide d’une pelle – pour se remémorer les éléments narratifs constituant le récit de la rencontre de ses parents. Récit familial que le couple Young narrait à chaque repas de famille : Mr. Young séchant un cours de son école d’agent en assurance et qui, en se baladant dans un parc de Cardiff par un jour printanier, était tombé sur une jeune femme mettant des escargots à l’abri dans un kiosque pour les protéger du soleil. Les gastéropodes ne parurent toutefois pas à Adam une bonne idée à exploiter pour susciter un coup de foudre.
– Ta mère, demanda-t-il en se tournant vers Wensleydale, elle n’aurait pas des livres sur ça ?
Wensleydale quitta à regret un article tout à fait passionnant sur la balance budgétaire déficitaire du Royaume-Uni et réfléchit quelques instants : depuis que son père avait des problèmes « éreptiles » (Wensleydale avait eu beau chercher sur des forums médicaux, il n’avait pas trouvé la définition de ce curieux mal), sa mère lisait moult ouvrages sur les relations maritales : Comment susciter le désir , entretenir la femme et la flamme, Infidélité : La solution ? et La libido des quadragénaires. Il était tombé sur ces curieux ouvrages, ainsi qu’un jouet pour chien ramené par sa mère de la maison de retraite où elle travaillait, alors qu’il fouillait la bibliothèque familiale à la recherche d’un roman écrit par Mr. Brown, son modèle d’adulte raisonnable. Il avait réussi à mettre la main sur Zira ou les Vicissitudes de la Vertu, niché contre une Bible et un guide touristique du Pays de Galles, mais après quelques passages, avait finalement abandonné sa lecture par manque de compréhension et de vocabulaire.
Voyant que ses camarades guettaient sa réponse, Wensleydale quitta les moiteurs fictionnelles des thermes romains et cligna des paupières derrière ses épaisses montures de myope.
– Je pourrais peut-être regarder dans ses magazines, ceux qu’elle cache entre un dictionnaire des figures de style et le livre de mécanique offert par ma grand-tante Wendy.
Brian essuya les débris de saumon écossais à la chair tendre perlant au coin de ses lèvres.
– Ma cousine Britany a rencontré son copain à la plage.
– Il lui a fait un gosse avant de s’tirer, lui rappela Pepper. J’veux pas que l’oncle Zira tombe enceint, j’veux juste qu’il soit amoureux de Crowley !
– Mais, rétorqua Wensleydale d’un petit ton pincé, c’est encourager l’adultère et ça, c’est mal, c’est le pasteur qui l’a dit à la messe !
Ces trois compères échangèrent un regard perplexe. Crowley et Aziraphale étant des adultes, ils ne voyaient aucun problème à ce qu’ils se livrent à l’adultère ! Ils ne mettaient que très rarement les pieds à l’église, sauf pour les mariages ou pour « emprunter » quelques objets au pasteur. Quelques semaines plus tôt, lorsque la passion d’Adam pour la légende arthurienne ne s’était pas encore émoussée, ils avaient dérobé le calice pour s’en servir comme Saint-Graal dans l’un de leurs jeux dans lequel Adam s’était octroyé le rôle d’Arthur, Pepper de Merlin, Wensleydale du collecteur des impôts de Camelot et Brian, celui d’un chevalier français prénommé Provençal le Gaulois. Wensleydale, contrairement à ses compères, allait à la messe une fois par mois, lors de la visite mensuelle de sa redoutable grand-mère maternelle. Selon le rituel bien établi depuis qu’il portait sa première paire de lunettes, Wensleydale était tiré du lit à laudes et, une fois vêtu de son costume-qui-gratte et les cheveux gominés, assistait à l’interminable prêche du pasteur de Tadfield. Lors de la dernière messe, qui avait eu lieu juste après l’arrivée de Crowley, l’homme de foi s’était livré à des imprécations contre l’adultère… sermon que sa grand-mère avait répété à la mère de Wensleydale lors du traditionnel poulet-frites ; et que son petit-fils répéta à son tour à ses camarades. Brian, qui avait pourtant élevé dans la foi athée, ne put s’empêcher de ressentir un frisson à l’évocation de la langue de feu caressant la chair de l’infidèle.
– Faudrait pas que Zira crame en Enfer quand même, souffla-t-il avec inquiétude. Brian appréciait le lieutenant Fell qui venait acheter en cachette des pâtisseries chez ses parents.
– S’il brûle, ricana Pepper avec l’air d’une personne en sachant plus long que son interlocuteur, ça s’ra pas à cause du Diable… Adam, qu’en penses quoi ? Toi aussi, tu veux que Crowley reste, pas vrai ? T’as une idée ? Le moindre petit bout de début d’idée ?
Le chef de gang entortilla l’une de ses boucles angéliques autour de son index gauche. Un sourire diablotin s’étira sur ses lèvres christiques et d’un murmure, il invita ses apôtres à se rapprocher afin de l’entendre prêcher la bonne parole complotiste.
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Loin de se douter qu’ils faisaient à présent partie d’un plan non ineffable en phase d’élaboration, Crowley et Aziraphale voguaient non en direction de Cythère mais de Tadfield afin d’y déposer Ennon Uz. L’éternel étudiant en transition végétait à l’arrière de la Bentley, plante verte sans chlorophylle, la bouche grande ouverte.
Aziraphale lança un regard paternel au « petit » endormi avant de se tourner vers son coéquipier qui roulait à une allure relativement modérée.
– Vous croyez que les chèvres de Job ont été empoisonnées ?
– Non, elles se sont juste pris une gueule de bois monumentale ! ironisa Crowley en roulant des yeux.
– Mais Ariel prétend…
– Règle numéro deux apprise à Londres : ne jamais faire confiance aux chauves. Ils cachent toujours des choses. C’est pour ça que la plupart des méchants sont chauves, conclut Crowley en empruntant un petit sentier sur lequel des marguerites ne demandaient qu’à être effeuillées.
– Qui pourrait avoir un intérêt à nuire aux Uz ? s’interrogea Aziraphale à voix haute. Gabriel ? Vous croyez qu’il en viendrait à une telle extrémité pour ruiner Job et le forcer à vendre ses terres ?
– Boucle d’Or, les gens commettent des crimes pour deux raisons : l’argent et le sexe.
– Capitaine ! s’indigna un lieutenant rougissant, ne dites pas ce genre de choses devant le « petit » !
Crowley jeta un regard au divin enfant en question qui, les yeux clos, mouvaient ses lèvres en une parodie de baiser.
– Notre agneau doit s’y connaître en loup… persifla-t-il avant de reporter son attention sur son partenaire. Dites-moi l’Angelot, est-ce que…
La sonnerie de son portable suspendit sa question en plein vol. Indifférent aux réprimandes de son équipier, lui rappelant qu’il était interdit d’utiliser son téléphone mobile lorsqu’on usait de son automobile, Crowley répondit à l’appel.
– Shax ! Aziraphale vit un sourire s’épanouir sur ses lèvres. Un kidnapping, s’écria-t-il avec euphorie sous les yeux horrifiés de son compagnon. Quelle excellente nouvelle vous m’apportez là ! Ah, Shax, Shax… si je n’étais pas moi et si vous n’étiez pas vous, je vous ferais l’amour comme un damné pour vous remercier !
Les élans jouissifs de Crowley tirèrent Ennon de sa somnolence. Son rêve éveillé mettant en scène Monsieur Aziraphale se dispersa telle une volute de fumée s’échappant d’une pipe. Il se redressa et eut un soupir de soulagement en constatant que le cri poussé n’avait rien à voir avec sa propre divagation. Il n’eut pas le temps néanmoins de s’appesantir davantage sur l’origine de cette exaste. La Bentley freina brusquement, la portière arrière s’ouvrit et la banquette se souleva, projetant Ennon hors de son habitacle.
– Crowley ! s’offusqua un Aziraphale s’apprêtant à quitter son siège pour venir en aide à l’enfant abandonné. Il s’est sans doute fait mal !
– Pas le temps à perdre, répliqua son comparse tandis que la Bentley redémarrait dans un déferlement de hurlements mécaniques. Un kidnapping nous attend !
L’étudiant en détresse se releva et n’eut pas le temps de remonter dans la voiture qui s’effaçait déjà à sa vue. Il renonça à sa poursuite et tout en maudissant les démons et autres créatures du folklore gallois, se résolut à parcourir les derniers kilomètres le séparant de Tadfield à pied et son cœur brisé entre les mains. Le pauvre berger commença sa longue marche expiatoire sous un soleil s’accordant mal à son état d’esprit mélancolique. Il emprunta le chemin menant à la Forêt du Tarot et faisant fi des mises en garde de Madame Tracy dont le troisième œil avait détecté une recrudescence de l’activité des Tylwyth Teg, il s’engagea dans les bois. Ennon retira son K-way et le noua autour de sa taille tout en passant sa main sur son visage couvert de sueur. Il passa sous l’Arbre des Amoureux. Une étrange chatouille lui effleura les orteils et lorsqu’il baissa la tête, il vit qu’un tapis de renoncules s’épanouissait à chacun de ses pas. Le jeune homme saisi de ces délicieux frissons auxquels il ne goûtait habituellement que dans le secret de la nuit, retira ses chaussures et laissa les petites fleurs des champs lui lécher la plante des pieds, indifférent à leur morsure irritante. Oubliant tout prudence et se gardant bien d’user du sel que Madame Tracy lui avait donné pour se défendre en cas d’attaque de créature venue de l’Autre Monde, le jeune homme s’enfonça dans les bois. Il écarta les quelques branches lui obstruant la vue et découvrit, stupéfait, un ruisseau dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Ennon plaça sa main en visière pour se protéger du rideau lumineux lui tombant devant les yeux et aperçut, assise sur un rocher et peignant ses boucles blondes, une bien charmante créature. L’apparition divine se tourna vers lui et lui sourit avec douceur, dévoilant d’étranges petites dents pointues et des yeux d’un bleu pouvant aussi bien appartenir au plus saint des anges qu’au plus perverti des démons. Ennon s’approcha du nouvel objet de sa fascination. Seul son manteau de pluie fut le témoin privilégié de ce qui s’ensuivit parmi les renoncules…
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La Bentley infernale s’était lancée sur les petites routes de campagne dans une chevauchée qui n’avait rien de fantastique.
– Un kidnapping, l’Angelot ! hurla Crowley dans un grand éclat de rire trahissant sa nature malicieuse. Enfin un peu d’action ! Au fait, elle habite où, Uriel ?
– Continuez tout droit, bafouilla un Aziraphale au bord de l’apoplexie.
– Si on a de la chance, reprit Crowley en assassinant la pédale d’accélération, on retrouvera le mioche en moins de deux ! À moi les lauriers, tout le tintouin et Dowling sera bien obligée de me réintégrer à la Met’ ! J’aime ce plan. Presque autant que je vous aime, déclara-t-il, ironique, à l’intention de son compère récitant silencieusement toutes les prières qu’il connaissait.
– Mais, déclara subitement Aziraphale en ouvrant les yeux, Uriel n’a pas d’enfants !
La voiture pila un grand coup devant une intersection marquée par un panneau tenant de guingois La flèche de gauche indiquait Dagon et celle de droite Uriel. La Bentley se résigna à s’engager dans l’étroit chemin menant à une propriété bien entretenue. Aziraphale apprit à son coéquipier quand ils descendirent de voiture, qu’Uriel élevait des canards artistes tandis que sa voisine Dagon dressait des palmipèdes scientifiques. D’ailleurs, l’un de ses protégés nommé Galilée avait résolu l’équitation de Drake en moins de temps que ne dure un rap, lors du dernier concours du meilleur volatile à la foire de Swansea. Crowley, qui en matière de canards fréquentait surtout ceux batifolant dans les eaux de St James’ Park – il avait une nette préférence pour David, le canard des Shetland et Michael l’Arlequin gallois à qui il réservait ses meilleurs pois surgelés –, fut quelque peu surpris d’apprendre que les canards de Tadfield étaient réputés pour leurs dons intellectuels plutôt que pour la chair ! Ceux qu’il côtoyait à Londres étaient davantage reconnus pour leurs incessants cancanements, leur fâcheuse manie de s’attaquer aux promeneurs et leur intérêt un peu trop vif pour la géopolitique.
Le groupe de deux policiers traversa un coquet jardinet où s’ébattaient quelques canards en plastique et quelques gnomes à tête de palmipède. Crowley se tourna vers la petite mare dans laquelle flottait un canard factice de belle taille. L’oeil de l’animal s’alluma, projetant un faisceau lumineux et le policier comprit que le canard dissimulait une caméra de surveillance perfectionnée. Aziraphale l’attrapa par la manche et lui désigna la façade de la maison. Celle-ci était ornée d’une gigantesque fresque représentant des canards en plein vol.
– Uriel et Dagon sont à canards tirés depuis quelque temps, le renseigna Aziraphale en se détachant de lui pour appuyer sur l’interphone. J’espère que Dagon n’a pas commis d’acte répréhensible.
Un cancanement mécanique jaillit du haut-parleur, suivi de près par un bruit de chaînes que l’on retire avec précaution. La porte s’entrebâilla sur la figure d’une personne portant un tatouage de canard doré sur la joue. Ne voulant pas perdre de temps comme avec les Tyler, Crowley sortit son insigne.
– Capitaine Crowley. On nous a informés d’un kidnapping.
– Ducknapping serait le terme le plus approprié, renifla la propriétaire en ouvrant sa porte aux deux policiers.
Une forte odeur de volatile et un nuage de plumes s’abattirent sur Crowley lorsqu’il franchit le petit vestibule aux murs tapissés de photographies de fiers canards. Les effluves se firent de plus en plus présents au fur et à mesure de leur avancée. Parvenue devant une porte entrouverte, Uriel leur fit signe de se taire et leur demanda de marcher sur les phalanges des orteils pour ne pas éveiller les canetons. Aziraphale donna un petit coup de coude à son partenaire qui ralentit le pas pour découvrir ce qu’abritait la pièce en question : une bonne dizaine d’incubateurs sous une lumière tamisée. Un haut-parleur diffusait en boucle le Lac des Cygnes afin de permettre aux œufs d’éclore en toute quiétude et aux canetons de s’épanouir.
– C’est pour développer leur oreille musicale, lui apprit Uriel dans un sourire empli de fierté maternelle. Il faut les éduquer tôt afin d’obtenir les meilleurs résultats.
Crowley eut une pensée pour Dowling qui avait tenté de développer un quelconque talent musical lors des trois premières années d’existence de Warlock en lui diffusant chaque jour, à chaque heure de repas, la Chevauchée des Walkyries et en lui faisant respirer l’odeur de l’aspartame au petit matin, suivant les bonnes recommandations de sa coach en éducation. Le résultat après quelques années, n’avait été guère concluant : Dowling avait même intenté un procès à la coach après que Warlock eut rendu aveugle son professeur de piano du Royal College of Music en lui plantant le Do dans l’œil.
– Merci d’être venus si rapidement, reprit la propriétaire malheureuse en se débouchant les sinus dans un mouchoir brodé de canards assorti à sa chemise à jabot.
Elle leur fit traverser le salon qui, comme les autres pièces de la maison, était un hymne architectural à la gloire des palmipèdes. Sur un canapé vert, un canard aux belles plumes marron et un pinceau dans le bec esquissait les premiers traits d’un nouveau tableau ; un autre plongeait son bec dans des pots de couleur pour en éclabousser la feuille blanche étalée au sol.
– Artemisia et Frida sont peintres, fit Uriel en désignant les deux canes installées devant le poste de télévision diffusant un documentaire consacré à Rosa Bonheur. Camille et Niki sont davantage intéressées par la sculpture, ajouta-t-elle en montrant les deux autres canes occupées à patauger dans un bac contenant du plâtre.
Elle ouvrit ensuite une autre porte. Aziraphale leva les yeux vers son coéquipier, guettant sa réaction. Réaction qui ne tarda pas à débouler. Crowley émit une lignée d’onomatopées que nul linguiste n’avait pas encore répertoriée. Une chambre spacieuse, encore plus grande que la sienne à Mayfair, s’offrait à sa vue. À la place d’un lit aux belles proportions avait été construite une véritable mare creusée dans le sol, permettant à tout un clan de palmipèdes de se livrer à leur activité favorite sans craindre de se prendre le bec. Un nid fait d’oreillers moelleux – sans plumes précisa Uriel – avait été disposé dans un coin de la pièce pour que les champions à palmes puissent goûter à un repos bien mérité. Crowley examina l’un des murs où était accroché un portrait en pied d’un fier canard à la poitrine bardée de médailles.
– C’est Gidéon, dit Uriel dans un nouvel sanglot. C’est lui qui a disparu. Il n’est pas revenu de sa promenade matinale… alors que pour rien au monde, il ne louperait sa répétition !
Le capitaine de police avisa alors l’accordéon bien malheureux, gisant près du nid. Le soufflet s’anima et laissa échapper un pleur désespéré qui n’avait rien à envier à ceux de la propriétaire des lieux.
– Gidéon est un champion d’accordéon, le meilleur de sa catégorie ! s’écria une Uriel reprenant du poil de la bête. Il doit performer lors du festival de Tadfield ce week-end !
En faisant appel à toute la conscience professionnelle dont il était capable, Crowley s’avança jusqu’à la mare et s’accroupit pour découvrir d’éventuelles traces de palmes. Il esquissa un sourire en voyant qu’une fine traînée humide serpentait jusqu’à la baie vitrée entrouverte.
– C’est Dagon qui l’a kidnappé ! Elle n’a pas supporté que Gidéon batte Ada lors du dernier concours de talents animaliers !
– Dagon habite juste ici, dit Aziraphale à Crowley en pointant du doigt la maison en tout point identique à celle d’Uriel, jusqu’aux canards décorant la façade, se trouvant de l’autre côté de la clôture.
– Vous avez des preuves de ce que vous avancez ? demanda Crowley en ouvrant la baie vitrée.
– Elle n’arrête pas de m’espionner ! Ce matin, je l’ai vue rôder près de ma mare !
– Qui est aussi techniquement la sienne, la corrigea Aziraphale, car celle-ci se trouve sur vos deux terrains. Vous devez la partager, c’est ce qui avait été décidé après ce « malheureux incident » en février.
– Que s’est-il passé ? s’enquit Crowley en observant l’horizon. Il aperçut alors une silhouette les observant derrière la baie vitrée de la maison voisine.
Uriel émit un sifflement de protestation et déclara que Dagon était la seule responsable de ce « regrettable échange inamical ».
– Elles se sont volées dans les plumes lors de la Fête de la Crempog.
– Quoi ?!
– C’est une crêpe galloise ! répondit Aziraphale en se pourléchant les lèvres. La recette est des plus simples ! De la farine, du babeurre, des œufs, du beurre – salé, bien entendu – et du vinaigre. Une fois la pâte préparée, vous la laissez reposer quelques heures ; ensuite, vous la versez sur votre plaque et vous la faites cuire jusqu’à ce que les deux faces de votre crêpe prennent une belle teinte dorée. Vous servez enfin avec du beurre fondu !
– Je ne suis pas en train de participer au Meilleur Pâtissier, lieutenant Fell, j’essaye de résoudre un ducknapping !
– Vous m’avez posé une question, j’y réponds !
– J’en ai rien à foutre de vos crêpes !
– N’insultez pas les crempogs, jamais ! le menaça Aziraphale en lui brandissant son index devant le nez.
– Euh… et pour mon canard ? intervint Uriel alors que les deux policiers s’écharpaient sur la notion d’informations utiles.
– Le canard s’est barré par la baie vitrée / Gidéon est sorti par la baie vitrée ! s’ écrièrent en chœur les coéquipiers entre deux échanges de mots d’oiseaux.
Les deux policiers sortirent par la baie vitrée et firent quelques pas dans le jardin. Aziraphale se pencha pour ramasser une plume noire qu’il effleura du bout des doigts. Crowley lui, avisa une plume couleur crème semblant appartenir à l’un des canards qu’il avait pu découvrir dans la maison d’Uriel. Celle-ci poussa un cri terrifié en voyant les deux plumes.
– La plume crème appartient à mon Gidéon, c’est un Arlequin gallois ! L’autre, l’étrangère, poursuivit-elle d’un ton dédaigneux, élève une sous-espèce des Shetland !
Crowley et Aziraphale échangèrent un regard et d’un accord commun muet, décidèrent d’ examiner la scène de crime afin de récolter quelques indices. Ils s’éloignèrent afin d’échapper aux accusations à l’emporte-pièce de la propriétaire de Gidéon. Crowley caressa la plume crème tandis qu’Aziraphale rangea celle du mystérieux volatile dans la poche de son manteau.
– Vous croyez que c’est la voisine qui a fait le coup ? demanda le capitaine en faisant tournoyer la plume d’un air absent. Qu’est-ce que vous foutez, l’Angelot ?!
Le policier à bouclettes avait sorti une loupe datant du siècle dernier, achetée chez un antiquaire de Heavell, et penché en avant, auscultait les empreintes appartenant à deux palmipèdes différents. Crowley rangea la plume dans la poche intérieure de sa veste et le suivit jusqu’à la mare dissimulée par un rideau de roseaux.
– Ahahaha ! s’écria Aziraphale en se redressant, j’ai trouvé !
Il désigna les traces de palmes s’arrêtant au niveau de la mare. Le ducknappeur était passé par là !
– Il n’y a pas eu de ducknapping, lieutenant Ainsifontfontleshirondelles ! Ce putain de canard s’est juste fait la belle ! Pas étonnant avec une dingo pareille !
– Uriel aime ses canards !
– Des canards artistes, l’Angelot ! Un canard, c’est pas fait pour peindre, jouer de la trompette ou obtenir un Nobel ! Un canard, c’est fait pour… faire des trucs de canards ?
– Qui sont ? l’interrogea le détective avec malice, sa loupe collée contre son visage, ce qui eut pour effet de grossir son œil.
À cet instant, la voix de Dowling surgit dans l’esprit de Crowley, le suppliant de faire appel aux derniers grains de jugeote qu’il possédait encore. La voix de la conscience fut vite remplacée par celle de la déraison et il ne put s’empêcher de se perdre, à nouveau, dans ce regard changeant et s’accordant aux humeurs de leur propriétaire.
– Je… je suppose … marmonna-t-il en tournant la tête, manger, dormir, nager, cancaner et …
D’étranges cancanements provenant de derrière les roseaux le tirèrent de son embarras. Aziraphale ramassa sa loupe, et à la grande stupeur de son équipier, s’assit afin de retirer ses chaussures dévoilant d’épaisses chaussettes tartan retenues par des fixe-chaussettes qu’il ôta avec lenteur. Il fit bouger ses orteils comme pour s’assurer de leur bon fonctionnement et peu au fait de l’émoi que provoquait cet effeuillage podal chez son équipier, se redressa avant de relever le bas de son pantalon jusqu’à ses genoux. Derrière ses lunettes de soleil, Crowley ne perdait pas une miette de ce spectacle. Ses yeux se posèrent sur les genoux ronds, glissèrent sur les cuisses potelées avant de s’attarder sur les orteils parsemés de quelques poils blonds.
– L’Angelot, qu’est-ce que vous comptez faire encore ? demanda Crowley incapable de se détacher de ce beau morceau de jambe dévoilé.
– Il ne faut pas laisser échapper cette piste ! fit Aziraphale en se mettant en mouvement.
À la grande stupeur du capitaine de police, son lieutenant entra dans la mare sur la pointe des pieds. Aziraphale esquissa une grimace, s’avança tout en murmurant qu’il n’était guère agréable d’avoir les pieds dans la vase, et s’approcha des roseaux. Soudain, une boule à plume en jaillit et s’écrasa toutes palmes dehors sur le visage de l’inopportun. Aziraphale poussa un cri terrifié et se recula. Ses pieds dérapèrent, un livre s’échappa de la poche de son manteau et notre élégant policier se retrouva pataugeant dans l’eau, un canard lui tirant les bouclettes. Crowley s’élança à son tour dans la mare, ramassa le livre flottant et se mit à hurler contre le palmipède, le menaçant de lui coller un procès au train s’il ne relâchait pas son angelot ! Le redoutable adversaire, quelques mèches de cheveux blonds dans le bec, tourna son long cou vers le capitaine et le fixa d’un œil torve. Crowley ne put esquiver son assaut et se retrouva bientôt assailli par une multitude de petits coups de palmes. Aziraphale tout en remettant ses bouclettes en place, tenta de faire entendre raison au palmipède, lui rappelant les sanctions encourues en cas d’agression perpétuée contre une personne dépositaire de l’autorité mais l’animal têtu, poursuivit son attaque. Crowley trébucha dans l’eau vaseuse et tenta de se débarrasser du canard faisant pleuvoir une averse de coups contre son visage. Ses lunettes ne résistèrent pas longtemps et furent projetées sur le rebord de la mare. Crowley ferma les yeux et plaça ses bras contre sa figure. Comprenant que le canard n’abandonnerait pas si facilement la partie, Aziraphale replia son poing droit. Il s’approcha du Prince de la Mare et Seigneur de la Vase et lui décocha son plus beau coup de poing. Le palmipède fit quelques acrobaties aériennes avant de retomber, près des lunettes de soleil de Crowley.
– Joli crochet du droit, commenta Crowley en baissant la tête pour masquer ses yeux.
– Merci capitaine, répondit Aziraphale qui, une fraction de seconde, crut apercevoir la couleur des yeux de son partenaire. Il eut un froncement de sourcils et se crut victime d’un mauvais effet d’optique, car il lui semblait que ces derniers étaient d’une couleur peu commune…
Aziraphale s’avança jusqu’aux lunettes, les ramassa et les tendit à son coéquipier.
– Merci, murmura-t-il d’une voix rocailleuse tout en s’ingéniant à garder la tête baissée.
Une fois ses lunettes placées sur son nez, Crowley se tourna vers son coéquipier qui se trouvait dans un piètre état. Le canard quant à lui, sonné par la violence du coup porté, marchait en crabe en émettant des cris de mouette.
– J’espère que je ne lui ai pas fait trop mal, souffla Aziraphale d’un ton coupable.
– Légitime défense, lieutenant, je ne ferai pas de rapport.
– Capitaine ! Vous saignez !
Crowley porta la main à sa joue droite et lorsqu’il la retira, constata sans surprise que des petites gouttes de sang perlaient contre sa peau. Il essuya ses plaies du revers de la manche en décrétant que ce n’était pas bien grave. Aziraphale de son côté s’auto-ausculta, palpant son visage, déplorant la perte de quelques boucles dorées et une fois son sommaire examen achevé, plongea sa main dans la poche de son manteau. Crowley vit son visage se décomposer.
– Mon … mon livre, bégaya-t-il d’une voix chevrotante ! J’ai perdu mon livre !
– Celui-ci ? fit Crowley en lui tendant le livre aux pages mouillées mais encore lisible qu’il avait réussi à protéger tout au long de l’attaque du palmipède.
– Oh, oui ! Merci ! s’écria Aziraphale en lui reprenant son bien qu’il pressa contre sa poitrine. C’est Hamlet de Shakespeare, ma pièce préférée ! Vous connaissez ?
– Ouais, ouais, marmotta Crowley. Roméo qui vit au Danemark, qui tombe amoureux de Puck et tous les deux finissent par être empoisonnés par Lady Macbeth. Il n’est pas question d’une langue coupée ? Il y a toujours une langue coupée chez ce putain de Shakespeare !
– Pas tout à fait… et Shakespeare est l’un de nos plus grands écrivains !
– Le plus casse-burnes, sans nul doute ! grimaça Crowley. Toutes ces heures passées à l’école à apprendre ses foutus textes : il y a quelque chose de pourri au royaume de l’alouette quand on est ou on n’est pas et blablabla.
Aziraphale s’apprêtait à se lancer dans une défense passionnée du Barde d’Avon lorsque son regard se posa sur Crowley couvert de vase de la tête aux pieds. Un gloussement, qu’il fut bien incapable de retenir s’empara de lui. Il plaqua sa main contre sa bouche, tenta de réprimer les secousses animant son corps. Crowley arqua un sourcil et râla qu’il n’était pas mieux loti que lui ! Ils échangèrent un nouveau regard : ils étaient aussi pitoyables l’un que l’autre, le derrière couvert de vase et les vêtements dégoulinants. Un rictus s’esquissa sur les lèvres de Crowley. Un même rire les saisirent tous les deux, pulvérisant les dernières barrières hiérarchiques.
– Qu’est-ce qui se cache dans ces roseaux à ton avis ? demanda Aziraphale après avoir retrouvé son sérieux et en entrant à nouveau en eaux troubles.
– Je n’en sais fichtrement rien, mais il me tarde de le découvrir.
Crowley le rejoignit dans la mare et tous deux affrontèrent l’eau vaseuse sous les cancanements d’un Gidéon sifflotant les notes de la Valse n°2 de Chostakovitch. Crowley s’accroupit, écarta les roseaux et découvrit, niché sur un nid toute commodité, une cane au plumage noir couvant ses œufs. La cane ouvrit un œil méfiant. Retrouvant ses esprits, Gidéon cessa ses arabesques et vola jusqu’à sa congénère. Il se posa à ses côtés dans un cri plaintif et lui montra la petite tache ornant son beau plumage crème. La cane noire frotta sa tête contre l’infamie maculant les plumes de son partenaire avant de lui cancaner des mots doux. Gidéon tourna son bec vers les deux policiers et voyant qu’ils ne manifestaient plus aucune hostilité à son encontre, se lova contre la palmipède de son cœur afin de protéger leur précieuse couvée.
La suite des événements ne fut pas aussi simple à gérer pour nos deux détectives : Dagon débarqua quelques instants plus tard dans le jardin d’Uriel qui fit irruption à son tour. Les deux rivales en découvrant que leurs champions respectifs – la cane noire étant Ada, la cane mathématicienne – avaient lié commerce d’amour, commencèrent à s’invectiver en s’accusant mutuellement d’avoir manipulé leurs canards par les sentiments. Gidéon tenta de se défendre en se lançant dans de longues palabres, affirmant qu’il était tombé amoureux d’Ada lors du concours les opposant et qu’il ne doutait point de son amour éternel, mais les deux éleveuses refusèrent de prêter une quelconque oreille à ce plaidoyer. Aziraphale et Crowley durent même ceinturer les deux femmes afin de leur éviter d’en venir aux mains, ce qui les aurait obligés à remplir tout un tas de paperasse administrative par la suite. Crowley ramena une Dagon, la dentelle de la chemise à jabot entre ses dents contre lui ; Aziraphale lui, se débattait avec une Uriel qui avait arraché l’une des croûtes ornant la figure de sa rivale.
– Ca suffit ! hurla Aziraphale à pleins poumons après une nouvelle salve d’insultes. J’en ai vraiment assez ! Vous allez vous écouter, saperlipopette !
Les deux ennemies se calmèrent et penaudes, proférèrent quelques excuses.
– Mis à part vous, fit Crowley en relâchant Dagon, quelle personne détestez-vous ?
– Jeliel ! crièrent les deux adversaires d’une même voix. Elle élève de simples colverts, reprit Dagon dans un crachat méprisant. Elle prétend qu’Oscar est bien plus doué que nos canards alors qu’il écrit seulement des vers, c’est d’une banalité ! ajouta Uriel en levant les yeux au ciel.
– Dans ce cas, suggéra Aziraphale, pourquoi ne pas vous associer pour être sûres de la battre lors du prochain concours ?
Il désigna les deux canards écoutant cette discussion en tremblant à l’idée d’être séparés l’un de l’autre.
– Imaginez combien de prix, vous pourriez remporter avec des graines de champions maîtrisant les mathématiques et la musique !
– Succès garanti, confirma Crowley en opinant du chef.
– Ce n’est pas une si mauvaise idée, souffla une Uriel considérant cette proposition d’armistice avec grand intérêt.
Gidéon et Ada cancanèrent de concert afin d’appuyer la suggestion des deux policiers. Cela suffit à convaincre leurs propriétaires respectives. Abandonnant le couple de palmipèdes à leurs amours, le quatuor regagna la maison d’Uriel. Celle-ci leur offrit du thé, dans des tasses en accord avec sa passion ce qui valut un compliment de la part de Dagon. Les deux belligérantes s’assirent autour d’une table et finirent par conclure un accord, rédigé par Aziraphale en trois exemplaires, définissant les termes de leur toute nouvelle collaboration : elles s’engagèrent à entretenir des relations pacifiques et à partager la couvée de Gidéon et d’Ada de façon équitable. Elles acceptèrent de participer sous la même bannière aux prochaines manifestations et autres concours. Une poignée de main scella leur arrangement et lorsque Aziraphale et Crowley quittèrent la maison d’Uriel, celle-ci et Dagon discutaient déjà de leur future stratégie pour noyer les prétentions de leur rivale. Les deux policiers bien que crottés et maculés de vase, partirent avec le sentiment du devoir accompli.
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De retour à Tadfield, Aziraphale demanda à Crowley de se garer devant la boutique de disques de Maggie. Celui-ci grogna qu’ils devaient retourner au commissariat mais son équipier, têtu, répliqua qu’ils méritaient bien une petite pause après tous ces événements. Le capitaine céda sans trop résister et ils s’approchèrent de la porte de la boutique. Un petit post-it était collé sur la porte. Aziraphale s’en saisit et lut la petite note laissée à son intention : Maggie avait dû se rendre chez son médecin à Heavell et le vinyle promis l’attendait sur le comptoir. Un coup de klaxon les fit sursauter. Ils se tournèrent vers la camionnette blanche qui se plaça devant la Bentley. Un petit homme à lunettes, coiffé d’une casquette de l’International Express en sortit. Il s’approcha de Crowley en lui tendant un bon de livraison.
– Mr. Crowley, c’est bien vous ?
Le capitaine de police acquiesça.
– Il me semblait bien. J’ai regardé tout autour, je me suis dit : un grand serin aux cheveux roux portant des pantalons trop serrés, y en a pas des dizaines par ici. J’ai tout un tas de cartons à vous remettre de la part de la maison de retraite, je dois vous livrer à quelle adresse ?
– L’Angelot, demanda Crowley dans un rictus, c’est quoi l’adresse de la mairie ?
Aziraphale la lui donna en toute innocence, tout en s’interrogeant toutefois sur le but de pareille question. Crowley nota l’adresse sur le récépissé et signa de son nom en gros caractères. Signature qu’il accompagna d’un petit émoji goguenard.
– Je vous remercie bien, mon bon monsieur, fit le livreur lorsque Crowley quémanda quelques billets à son équipier qu’il remit ensuite au petit homme.
Le chauffeur les salua d’un mouvement de casquette et regagna sa camionnette afin d’accomplir sa toute première livraison de la journée.
– Crowley, demanda Aziraphale, pourquoi m’as-tu demandé l’adresse de la mairie ?
Leur petite baignade dans la mare aux canards avait définitivement fait couler les barrages de la formalité et du vouvoiement.
– Je me disais que notre sommité locale aurait sans doute besoin de quoi se détendre, me semble un peu tendu votre maire, ricana Crowley.
Sa plaisanterie ne fut cependant pas au goût de son coéquipier. Celui-ci blêmit et parut sur le point de se désintégrer sur place.
– Allons, l’Angelot, n’aie pas la frousse ! Je te protégeai du vilain méchant maire ! tenta de le rassurer Crowley en lui donnant l’accolade. Après tout, je suis ton équipier, non ?
– Certes, mais tu ne sais pas…
– Et si on allait plutôt voir ce disque ? Je suis curieux de découvrir la boutique de Maggie !
Cette fois-ci, ce fut Aziraphale qui succomba à l’engouement de son partenaire. Chassant de ses pensées l’image de Monsieur le Maire recevant des cartons entiers contenant les objets douteux du capitaine Gomorrah, ainsi que la longue séance de remontrances qui s’ensuivrait, Aziraphale souleva le paillasson de la boutique et en sortit une clef qui lui permit d’ouvrir la porte. Crowley franchit le seuil du local et ne put réprimer un sifflement admiratif. Tel un enfant face à une montagne de cadeaux, il se précipita vers les bacs, attrapa un vinyle au hasard et le renfila d’un odorat connaisseur.
– Velvet Undergound ! Édition rare de 1969… L’Angelot, qu’est-ce tu fabriques ?
Aziraphale avait disparu dans la petite pièce attenante, Crowley redéposa le disque et suivit son compère dans la réserve. Il le découvrit occupé à allumer la cafetière et la bouilloire posées sur un plan de travail.
– C’est ça, Boucle d’Or, fais comme chez toi !
Aziraphale sursauta et lui répondit, un peu contrit ;
– C’est un peu chez moi, en fait… Je suis son propriétaire, avoua-t-il en voyant l’air perplexe de son équipier. Je lui loue la boutique depuis son arrivée à Tadfield. En ce moment, comme c’est un peu compliqué pour elle, elle ne paye plus de loyer.
– Tu es le propriétaire de cette boutique ?!
– En vérité, confessa Aziraphale en triturant son nœud papillon, toutes les boutiques de la partie ouest de la ville sont à moi. Enfin pas réellement à moi… enfin si. Les commerçants me versent un loyer.
– Quoi ?! Toute la rue est à toi ?
– Presque toute la rue, corrigea son lieutenant soucieux des détails, qui comme chacun sait, permettent au Diable de s’y cacher. Il y a aussi des terres agricoles et quelques lotissements… pas grand-chose !
Aziraphale se mit à compter sur ses doigts afin de se remémorer la liste de toutes ses possessions. Il apprit à Crowley qu’en plus de la boutique de Maggie et du café de Nina, il détenait la librairie, la boutique de la fleuriste, Le Petit Géant, le restaurant français, la pâtisserie, le caviste et le local du Tadfield Echo dont il possédait aussi quelques parts.
– J’essaye d’être un propriétaire décent, ajouta Aziraphale en lui tendant une tasse de café.
– Et sans indiscrétion, tu leur taxes combien par mois ?
– Par mois !? Cela serait faire preuve de cupidité ! Non, ils me payent un loyer de cinq livres tous les trimestres. Tu crois que je devrais réclamer moins ? s’inquiéta Aziraphale en voyant l’air abasourdi de son partenaire.
– Je crois que tu es un ange, fut la seule réponse qu’il obtint. Un ange à qui il manque juste une auréole et une toge.
– On appelle ça une aube, rétorqua Aziraphale en se saisissant de sa tasse de thé.
Ils regagnèrent la boutique et s’installèrent tout près du jukebox dans le petit coin détente composé d’un fauteuil et d’un sofa moelleux aménagé par Maggie afin d’ameuter, sans succès, quelques clients. Aziraphale posa sa tasse fumante sur la table basse et examina avec grand intérêt le disque qu’il avait récupéré sur le comptoir.
– Qu’est-ce donc ? demanda son compère curieux en s’offrant une rasade de caféine.
– Un enregistrement rare de la Symphonie N°5 en D mineur, op.47 de Chostakovitch ! répondit Aziraphale, les yeux pétillant de joie. Je sais ce que je vais faire de mon après-midi !
– Je ne crois pas, répliqua un Crowley facétieux qui venait de se lever pour lui dérober le disque. Tu as un rapport à rédiger sur nos canards fugueurs, sans compter les archives à classer !
Aziraphale voulut récupérer son bien, Crowley fit quelques bonds en arrière et brandit le précieux vinyle au-dessus de sa tête. Son lieutenant se leva de son fauteuil et s’élança vers lui, prêt à en découdre. Il se hissa sur la pointe des orteils et tendit la main. Crowley déplia sa longue carcasse et se mit à onduler afin d’empêcher son équipier d’atteindre le trésor tant convoité. Aziraphale eut beau user de supplications et autres battements de cils, Crowley demeura inflexible et après lui avoir arraché la promesse de ranger toute une décennie d’archives, il finit par rendre son vinyle à son coéquipier. Aziraphale lui offrit un sourire prouvant que ce petit jeu enfantin l’avait davantage amusé que contrarié.
– Et si on s’écoutait un petit quelque chose ? proposa Crowley en s’avançant jusqu’aux bacs pour repêcher le disque repéré lors de son arrivée dans la boutique.
– Pas de Bebop ! refusa Aziraphale dans une grimace.
– Je crois que tout ce qui date d’après 1940 est du Bebop pour toi, je ne trompe, l’Angelot ? Laisse-moi te faire découvrir cette merveille musicale ! fit-il en agitant le disque des Velvet Underground.
– Je… je connais, balbutia Aziraphale d’un ton précipité. Pas tout, mais une chanson…
– Raison de plus pour parfaire ton éducation en la matière ! décréta Crowley en plaçant le disque sur le jukebox.
Quelques notes de musique s’égrenèrent dans la boutique, changeant l’atmosphère bon enfant en tout autre chose. Aziraphale blêmit et ses lèvres se mirent à trembler. Il serra le disque contre lui, comme cherchant une bouée à laquelle se raccrocher. Crowley, occupé à observer le jukebox n’avait pas remarqué la métamorphose de son équipier. Il augmenta le son et tout en faisant des petits mouvements de tête se mit à fredonner, de sa voix de fausset, les paroles de cette chanson qui bien qu’associée à un douloureux souvenir, était sa chanson préférée.
I find it hard to believe you don't know
The beauty you are
But if you don't, let me be your eyes
A hand to your darkness so you won't be afraid
Il s’apprêtait à entamer le couplet suivant lorsqu’une voix timide, un brin plus chaude et moins encline aux fausses notes, vint se joindre à la sienne.
When you think the night has seen your mind
That inside you're twisted and unkind
Let me stand to show that you are blind
Please put down your hands
'Cause I see you
Aziraphale se tut tandis que le jukebox continuait de faire tourner le disque. Vingt-trois années plus tôt, lors de cette nuit si particulière, son amant d’un soir lui avait appris les paroles de cette chanson et lui, avait diffusé sa chanson favorite de Vera Lynn. Crowley réduisit la distance les séparant l’un l’autre et se pencha vers lui. Sa main gauche se leva pour esquisser une caresse. Aziraphale ferma les yeux et inclina la tête vers l’avant.
– Mon Ange, chuchota Crowley, il y a vingt-trois ans, à Cardiff, lors de ces foutus Jeux, est-ce que …
Tout d’un coup, un grésillement éclata à l’extérieur, bientôt remplacé par la voix de Julie Andrews chantant à s’en arracher les poumons. Aziraphale tourna la tête et se pétrifia en voyant l’homme qui les observait à travers la vitre de la boutique. Le chien de l’homme retroussa ses babines dévoilant une belle paire de crocs prêts à mordre. Son maître appuya sur son téléphone et le volume sonore des hauts-parleurs diffusant la chanson infernale gagna en intensité, répandant sa diabolique mélodie du bonheur dans toute la rue en faisant vibrer les murs de chaque boutique ayant le malheur de se trouver sur sa trajectoire.
– Je … je ne vois pas de quoi tu parles, fit Aziraphale dans un rire gêné. Tu sais, il y a vingt-trois ans, je me trouvais bien à Cardiff, mais je n’ai pas participé à ces jeux.
Il s’écarta avec précipitation, accentuant la distance le séparant de Crowley. Son regard cherchait toujours celui de l’homme de l’autre côté de la vitre. Un vertige le saisit lorsqu’il le vit esquisser un mouvement de lèvres, formant une phrase qu’Aziraphale n’eut pas besoin d’entendre pour la comprendre : L’Oeil était dans la tombe et regardait Caïn.
Ineffables blablas:
1. Matilda Wormwood et Miss Trunchbull sont deux personnages issus du roman Matilda écrit par Roald Dahl.
2. Coventry Patmore est un poète du XIXe siècle, auteur d'un poème intitulé L'Ange du foyer qui a défini les caractéristiques de la femme idéale de la bonne société victorienne... Il sera question de ce poème dans le chapitre 11.
1. La phrase les phalanges des orteils est une citation du roman Mortimer écrit par Terry Pratchett.
2. Le mot Tylwyth Teg est un mot gallois désignant les créatures venues du peuple féérique.
3. L'Arlequin gallois et le canard des Shetland sont deux races de canards qui existent bel et bien.
4. La crempog est bien une crêpe galloise, pour le plus grand bonheur gustatif du lieutenant Fell.
5. Les pièces mentionnées par Crowley sont : Roméo et Juliette, Hamlet, Le Songe d'une nuit d'été et une autre pièce assez crue, où il est effectivement question de langue coupée, Titus Andronicus.
6. La chanson des Velvet Underground utilisée à la fin de chapitre est I will be your mirror.
7. Enfin, la dernière phrase du chapitre est un vers emprunté au poème La Conscience de Victor Hugo qui raconte comment Caïn ne peut échapper à l'oeil de Dieu / la culpabilité, après le meurtre d'Abel.
Le titre de ce chapitre fait référence à deux oeuvres de notre patrimoine musical francophone : La Danse des canards et la Salsa du démon.