There are stars at the bottom of the sea

Chapitre 7 : Sous l'océan

21874 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/01/2025 11:49



Dans le chapitre précédent.


Après avoir partagé un moment d’intimité à La Havane, l’escale à Cuba s’est terminée sur une note amère pour Crowley et Aziraphale. Témoins de l’esclavage sur l’île, ils ont dû ensuite regagner rapidement le Revenge et lever l’ancre.


                                                              * * * 


Dimanche 15 octobre 1719. 


Ils avaient réussi à s’éloigner des côtes cubaines à la faveur de la nuit et Crowley, soigné par ses propres onguents, fut rapidement remis sur pied, au grand dam d’Aziraphale. Le naturaliste avait pris l’habitude de lui faire ses soins, sous couvert d’apprentissage des vertus cicatrisantes de certaines algues, dont il n’avait même pas retenu le nom… Il avait soigneusement imprimé dans sa mémoire chaque détail des pieds du pirate, à qui il trouvait toutes les qualités du monde, afin de pouvoir les dessiner à loisir dans son carnet secret. Plusieurs pages avaient déjà été consacrées à la paire de pieds aux ongles, eux aussi, étrangement peints en noir durant ces quatre derniers jours. 

Tellement bien qu’Aziraphale avait épuisé toutes ses réserves d’encre…

Ed et Izzy avaient réussi à se débarrasser de presque tous les bibelots et tapis du Paradise Lost et des autres navires abordés, mais depuis qu’ils s’étaient éloignés de Cuba, ils n’avaient eu qu’une seule occasion de pillage. Cependant, le Job portait bien son nom, il ne contenait qu’une cargaison de chèvres, aussi le Revenge voyageait léger. Ed était de plus en plus irascible, ses réserves en rhum ayant atteint un stade critiquement bas, et l’équipage commençait à s’ennuyer ferme. Crowley assurait seul une grande quantité des corvées du navire, trop heureux de pouvoir rester perché dans ses cordages et ses hunes, cheveux au vent. Profitant de sa bonne volonté, la plupart des autres matelots passaient leur temps à pécher ou à jouer, à l’image de Muriel, qui semblait prendre goût à cette oisiveté bien méritée. Stede, pour sa part, avait trouvé des partitions sur l’île, qu’il avait troqué contre un peu de verreries, et s’adonnait depuis au clavecin, dont le “son mélodieux” résonnait jusqu’au pont principal, fui par l’équipage… 

Seul Aziraphale y demeurait, faisant les cents pas, désoeuvré. Il n’avait pas particulièrement envie de partager les jeux un peu trop bruyants des pirates et avait poliment refusé l’invitation de Stede à venir jouer du clavecin avec lui. Cela lui rappelait un peu trop les leçons de piano interminables de Mr Arnold, au manoir Fell. 

Le capitaine Bonnet n’avait pas insisté et Aziraphale en avait profité pour donner un coup de main à Roach aux cuisines. Gourmand comme il l’était, il s’était dit que cela constituerait une occupation tout à fait agréable à substituer au dessin et à l’écriture. Il avait vite déchanté néanmoins, découvrant que le Coq était extrêmement exigeant et inflexible, ne supportant aucune de ses innovations et ne le tolérant qu’en tant que commis de cuisine, à condition qu’il ne remette pas en cause sa suprématie et ne pose aucune question. Chose qui était impossible à Aziraphale. Aussi préféra-t-il tenter de se joindre aux pếcheurs, Olu, Frenchie et Wee John, retranchés sur la dunette. Il fut là aussi vite congédié, les pirates ne supportant plus d’entendre les caractéristiques de chaque espèce de poisson et leur anatomie en latin… 


Il se retrouva donc à errer seul sur le pont principal en cet après-midi, récitant tour à tour prières et chants liturgiques, ainsi que des notes mentales à retranscrire plus tard dans ses carnets. Un bruit soudain et écoeurant de masse humide s’écrasant sur le parquet, derrière lui, le fit sursauter. Il se retourna vivement pour découvrir avec stupeur le corps inerte d’un mollusque aplati d’une trentaine de centimètres, doté de dix tentacules au niveau de la bouche. 

Tandis qu’il s’approchait pour s’accroupir aux côtés du céphalopode, il ne sursauta pas alors que Crowley se laissait tomber à son tour sur le pont, tout occupé qu’il était à examiner l’animal : 


Sepia officinalis… Une seiche ? demanda-t-il, en levant ses yeux clairs sur Crowley. 


Le pirate avait les cheveux trempés et venait vraisemblablement de revêtir sa chemise et son pantalon, eux aussi mouillés. Ses yeux n’étaient pas complètement jaunes, mais il avait quelques tâches irisées sur la peau de son cou, de son visage et de ses pieds, qu’il connaissait désormais par coeur. Aziraphale avait renoncé à l’interroger là-dessus, profitant du fragile rapprochement qui s’était effectué entre eux durant leur escale et craignant de le ruiner avec sa curiosité maladive. Il se contenta donc de pointer le sac en lin, que Crowley portrait en bandoulière, et qui paraissait bien rempli.


— Tu as été pécher ? 


Crowley passa son sac par-dessus sa tête et le posa aux pieds de l’Anglais.


— C’est pour toi, l’angelot ! déclara-t-il, en essorant ses longs cheveux sur le pont. 


Détournant difficilement le regard des cheveux humides de Crowley, qui gouttaient sur son torse, Aziraphale examina le contenu du sac, qui renfermait trois autres seiches.


— C’est, euh… C’est gentil, mais Roach m’a interdit d’approcher les fourneaux ! répondit-il, avec un sourire coupable. 

— C’est pas pour manger, c’est dégueulasse ! rétorqua Crowley, avec une grimace.  

— Pas pour manger ? Mais… Mais c’est pourtant délicieux, les encornets ! Et puis, si nous ne les mangeons pas, que veux-tu que j’en fasse ? 


Crowley leva des yeux exaspérés au ciel : 


— Mais comment quelqu’un d’aussi intelligent peut-il être aussi stupide ? T’as bien dit que t’avais plus d’encre ? Izzy et Ed m’ont dit que t’emmerdais tout le monde depuis que tu ne travaillais plus sur ton livre ! 

— Ah… Ah bon ? s’offusqua Aziraphale, en haussant un sourcil. 


Un peu honteux, les joues rougissantes, il baissa la tête, dissimulant son visage derrière un rideau de cheveux blanchis par le soleil.


— Ouais… Tout le monde se plaint d’ailleurs ! Enfin… Sauf Bonnet… nuança le pirate, en penchant brièvement sa tête sur le côté.  

— Cela m’étonnerait que Muriel se… commença à protester l’Anglais. 

— C’est le premier à se plaindre ! le coupa Crowley, en croisant ses bras sur sa poitrine. 


Aziraphale releva la tête, les yeux emplis de stupeur : 


— Ah vraiment ? 

— Vraiment ! Il dit que t’as jamais été aussi chiant… 

— Mais…

De toute ta vie ! l'interrompit encore le pirate.   

— Très bien… répondit Aziraphale, vexé, en se redressant pour frotter ses mains sur ses culottes. Et donc… Je suppose que tu vas récupérer l’encre des seiches ? C’est le Plan que tout le monde a fomenté contre moi afin que je vous laisse tranquille, c’est bien ça ? 


Crowley le dévisagea un moment, interdit. 


— Le Plan ? Y a pas de Plan, l’angelot ! J’ai juste pensé que ce serait une bonne solution tant qu’on croiserait pas d’autres bateaux, au lieu de te morfondre dans ton coin… 


Le visage d’Aziraphale se radoucit immédiatement : 


Oh… C’est… C’est donc ton idée ? 

— Ben… Ouais ! Y a, euh… Y a des pots au fond… expliqua le pirate, en pointant le sac.


L’Anglais se pencha et sortit les seiches, qu’il étala soigneusement sur le pont, avant d’extraire trois petits pots en verre de la sacoche. Il ne put réprimer un tendre sourire.


— Eh bien… Je vois que tu as tout prévu. Je vais encore apprendre quelque chose grâce à toi ! s’enthousiasma-t-il. 


Le visage hébété de Crowley fit rire Aziraphale : 


— Qu’y a-t-il ? 

— J’ai jamais fait ça, l’angelot ! Je pensais… Je pensais que toi, tu savais… avoua le pirate, en fronçant les sourcils. 


Aziraphale réfléchit un moment. Il retourna du bout des doigts le mollusque étendu sur le sol, devant lui.


— Eh bien… En théorie, oui ! Mais j’avoue ne jamais l’avoir fait en vrai… 

— Qu’est-ce qu’il te faut ? 

— Hum… Juste un couteau… répondit l’Anglais. 


Crowley leva légèrement une jambe de son pantalon et extirpa une petite dague d’un étui en cuir, sanglé autour de son mollet recouvert d’une fine toison rousse qui paraissait presque briller au soleil. Entre les quelques gouttes qui dégoulinaient encore le long de ses jambes, de petites tâches irisées noires, rouges et orangées semblaient lentement se rétracter sur sa peau tannée : 


— Ça ira ? demanda-t-il, perplexe, en montrant la petite lame.   

La jambe du pantalon glissa doucement à sa position initiale et Aziraphale décrocha son regard de l’étrange phénomène se déroulant sur la peau de son ami pour fixer un moment le couteau.


— Je… Je suppose, bégaya-t-il. Mais je ne suis pas sûr de…

— Tu vas y arriver, l’angelot ! l’encouragea Crowley, avec un sourire confiant. Ça peut pas être si compliqué que ça… 


Sur fond de mélodie plus ou moins harmonieuse de clavecin, ils s’assirent en tailleur, l’un en face de l’autre, les quatre céphalopodes étalés entre eux et les petits pots, ouverts, placés sur le côté. Ils passèrent quelques minutes à observer les seiches, ne sachant trop comment s’y prendre.


Crowley releva la tête vers Aziraphale.


— Ben, vas-y ! Si on attend qu’elles se décomposent ça m’étonnerait que l’encre soit encore bonne, plaisanta le pirate, avec un petit rire mélodieux. 


Le blondinet se secoua légèrement et agrippa fort le couteau entre ses doigts.


— Ahem… Il faut… Il faut passer une main contre l’os pour… Pour décoller les entrailles… expliqua Aziraphale, momentanément dissipé par le rire du pirate.  

— Compte par sur moi pour faire ça ! C’est toi le naturaliste… 


Avec une grimace écoeurée, Aziraphale souleva une seiche et après quelques hésitations, il plongea une main dans le mollusque pour longer son os et décoller les organes. Le visage de plus en plus déformé par le dégoût, il commença à retirer les entrailles de l’animal, qui sortirent en une sorte de chapelet d’organes. Crowley eut un léger mouvement de recul, son visage se crispant d’écoeurement à son tour. 


— Ce qu’il faut, c’est être extrêmement prudent, de sorte à ne pas percer la… commença à expliquer Aziraphale. 


Il fut soudainement interrompu par un jet d’encre noire, qui les éclaboussa copieusement.


— Merde ! J’ai… J’ai percé la poche à encre ! bafouilla Aziraphale.

— Ah bravo ! J’en ai partout ! se plaignit Crowley, en essuyant son visage.  

— Mais ne reste pas planté là, prends un pot ! Un pot ! s’agaça l’Anglais, en essayant de récupérer la précieuse encre dans le creux de sa main, tandis qu’il tenait toujours le chapelet de viscères de l’autre.  

— C’est bon, t'énerve pas ! grogna Crowley, en saisissant maladroitement un pot pour le disposer sous la petite poche grise, largement percée. 

— Mais enfin qu’est-ce que tu crois ? Qu’il y a trois litres d’encre là-dedans ? Trop tard, la poche est vide ! râla Aziraphale, en reposant les entrailles sur le parquet. 

— Putain, t’en as foutu plein le pont, l’angelot ! constata le pirate, en regardant autour d’eux. 


En effet, non seulement ils étaient couverts d’encre, mais le parquet entre eux était largement maculé de noir.  

Aziraphale releva la tête vers Crowley, l’air passablement agacé.


— Pardon, mais si tu avais été plus réactif, on aurait pu en récupérer un peu ! le rabroua-t-il.  

— Ah parce que ça va être ma faute maintenant ? demanda Crowley, l’air faussement en colère, alors qu’il se penchait vers lui, ses pupilles réduites à deux fines fentes dans ses iris dorés. 


Leurs visages étaient désormais si proches l’un de l’autre que l’Anglais aurait pu compter les taches de rousseur parmi les taches d’encre parsemant le visage de Crowley, dont la moue colérique avait un je ne sais quoi d’adorable aux yeux d’Aziraphale.  

Il avait soudain une envie furieuse de l’embrasser, mais, dans un tintement de ses bijoux de cheveux, Crowley détourna brusquement son visage, pour regarder les trois autres seiches : 


— Fais gaffe à ce que tu fais avec les autres, l’angelot ! C’est chiant à pêcher ces trucs-là…  

— Tu, hum… Tu devrais attraper un seau pour… Pour les viscères et la peau. Ça peut servir d’appâts ! se reprit Aziraphale, tant bien que mal.


Le pirate se dirigea à quatre pattes vers un petit seau qui traînait non loin et Aziraphale ne put détourner son regard du spectacle que lorsque Crowley posa brusquement le petit baquet à côté d’eux et entreprit d’y jeter les restes de la première seiche.


— Attends ! Il faut retirer l’os, le prévint Aziraphale. 

— Comment on fait ? demanda Crowley, en tournant la peau de la seiche entre ses mains.

— Il faut presser la peau, l’os va sortir…


Le pirate commença à appuyer sur la peau, en prenant appui sur le parquet, quand Aziraphale posa une main sur son avant-bras pour le stopper : 


— Attention à ne pas te blesser avec l’os ! Il est plat et tranchant… 


Crowley fixa la main posée sur lui avec une expression indéchiffrable, avant de lever lentement ses yeux sur l’Anglais, qui bafouilla, en couvrant les mains de Crowley avec les siennes :  


— Je ne voudrais pas que tu te blesses encore… Pour moi…  


Il appuya ses mains sur celles du pirate pour guider ses gestes et ils pressèrent ensemble délicatement la peau du mollusque. Lorsqu’elle se perça, dans un bruit de succion humide, pour laisser sortir l’os, Aziraphale poussa un petit grognement de satisfaction : 


— Et voilà… 


Il ôta ses mains humides de celles de Crowley en lui souriant, puis saisit l’os et le jeta par-dessus bord, tandis que le pirate, les joues un peu rougies, mettait la peau et les entrailles dans le seau, après avoir coupé la tête du mollusque, qui fut également jetée à la mer. Il se saisit ensuite d’un pot en verre et, le visage concentré, fixa la seiche qu’Aziraphale venait de prendre dans ses mains : 


— Bon, je suis prêt ! Vas-y…


Le visage crispé, l’Anglais réitéra l’opération avec plus de délicatesse, et réussit à extraire les viscères de l’animal sans dégât. Avec un soupir de satisfaction, il manipula le chapelet d’entrailles jusqu’à identifier la poche à encre, qu’il dégagea soigneusement : 


— Elle est là ! Ton couteau, s’il te plaît… 


D’une main, le pirate attrapa son petit poignard et le tendit par la garde à Aziraphale, qui s’en saisit et trancha avec application la petite bourse grise, qu’il perça ensuite au-dessus du pot tenu par Crowley. 


— Nous avons de la chance ! Celle-ci a encore plus d’encre que l’autre, déclara l’Anglais, avec satisfaction. 

— C’est le pont qu’a de la chance…     


La dissection des deux dernières seiches se passa sans encombre et Aziraphale réussit à obtenir deux pots d’encre. Une fois les céphalopodes découpés et désossés, ils se levèrent pour jeter les parties inutilisables des animaux à la mer et mettre les pots d’encre en sécurité dans la besace de l’Anglais, qu’il suspendit à un cabestan. 


— J’ai les mains qui sentent très mauvais maintenant, rigola l’Anglais, en regardant Crowley.   

— Moi aussi, l’angelot, mais ça valait le coup ! Tu vas pouvoir continuer à écrire et à dessiner ! 

— Encore merci, Crowley ! répondit Aziraphale avec sincérité. Au moins je n’embêterai plus personne, plaisanta-t-il. 


Il allait frotter machinalement ses mains sur ses culottes, mais se ravisa au dernier moment, voulant éviter à tout prix de répandre l’odeur et les viscères de fruits de mer sur ses vêtements.    


— Tu m’embêtes pas moi… 


Les mains interrompues dans son geste, Aziraphale releva la tête et fixa Crowley, les yeux ronds. La candeur avec laquelle Crowley avait répondu désarçonna Aziraphale, qui, incapable de regarder ailleurs que dans les yeux aux pupilles fendues qui lui faisaient face, ne vit pas s’approcher Blackbeard… 


Le co-capitaine sortit de sa cabine pour échapper au clavecin. Il avait beau aimer Stede de tout son cœur, il devait avouer que l’homme n'était pas vraiment doué en musique. Sentant que son crâne était sur le point d’exploser, il prétexta avoir une question à poser à Izzy pour échapper à la torture auditive que lui imposait son amant.

Il s’arrêta sur le seuil, le temps d’allumer sa pipe et se dirigea d’un pas décidé vers Crowley, attiré par les reflets du soleil qui se réverbéraient sur ses bijoux de cheveux. Il avait réellement eu peur en le cherchant partout dans cette ville puante de La Havane, pensa-t-il, alors qu’il engageait une conversation mentale avec lui-même. Il n’aurait bien évidemment jamais levé l’ancre du Revenge sans lui, quitte à mettre tout son équipage en péril, mais le savoir quelque part sur l’île et peut-être en danger avait réveillé de vieux souvenirs… Ce putain de gamin aurait sa peau ! 

Quand enfin, il l’avait trouvé, au milieu de ce bois avec le petit pervers latiniste, blessé et boitant, son sang n’avait fait qu'un tour ! 

Si ça se trouve, il s’était fait mal en essayant d’échapper à cet Anglais. 

Encore pire… Si ça se trouve, c’était lui qui lui avait fait mal ! 

Il aurait eu mieux fait de l’attacher au grand-mât avec les autres sur le Paradise Lost… 

Pas d’Anglais, pas de problème !

Sauf que Stede s’était attaché à lui, c’était évident… Et pas que Stede d’ailleurs ! Tout l’équipage - même Izzy, par tous les saints - l’avait pleinement intégré. Tout comme Muriel, d'ailleurs. Un bon p’tit gars, celui-là ! Qui savait rester à sa place et qui tournait pas autour de Crowley comme l’autre empaffé qu’avait eu l’audace de dormir dans la même chambre que son fils. Dans le même lit que son fils ! 

Ils avaient fraternisé, mais pas baisé. Crowley avait été formel. C’était déjà ça…  

Même ce bâtard d’Izzy prenait sa défense maintenant qu’il lui avait retiré son putain de bout de bois du bide… Il faut avouer que c’est un putain de bon matelot, le bougre ! Ce serait gâchis de le pendre par ses entrailles. Par contre, il a pas besoin de ses couilles pour naviguer. Ni de sa bite ! Un petit coup de dague bien placé pour calmer ses ardeurs et tout le monde pourrait y trouver son compte, non ?

Tout le monde, sauf Crowley… Lui aussi, il s’est entiché du marin-naturaliste-latiniste aux boucles d’or de mon cul ! Toujours à s’interposer pour pas que je m’énerve contre lui. A aller lui cueillir je ne sais quelle connerie de fleur ou à lui remonter des putains de coquillages. Si il pouvait se les foutre au cul, ça le calmerait peut-être, l’Anglais ! Je l’ai reconnu moi, son petit regard lubrique sur Crowley, je suis pas débile, c’est le même regard que celui que j’ai quand je regarde Stede et que j’ai envie de lui bouffer la queue ! Le regard de Crowley sur lui est nouveau aussi, faut bien le reconnaître… Je l’ai jamais vu regarder personne comme il regarde Aziraphale… Cette pointe de fascination mêlée d’affection. Ça me donne envie de gerber ! Jamais j’ai regardé Stede comme ça, ça c’est sûr ! J’ai jamais eu l’air aussi débile ! Il soupira, recrachant rageusement la fumée par ses narines. Bien sûr que Crowley c’est plus un gamin. On sait pas trop quel âge il a, je sais même pas si lui le sait... Mais pour moi, ce sera toujours ce môme apeuré aux grands yeux jaunes qui… 

Bref, c’est plus un gamin, c’est vrai. Le latiniste non plus, c’est plus un gamin. Je sais qu’il est pas méchant. Mais qu’est-ce qui se passerait s’il le faisait souffrir ? 


Avec un pincement au cœur, Blackbeard repensa à la trahison de Stede… Il avait perdu l’esprit quand il l’avait quitté sans prévenir. La mort aurait été préférable à la douleur qui l’avait ravagé pendant leur séparation ! 


Une putain de douleur… Ca devrait être interdit de souffrir comme ça, bordel ! 

Il souffla la fumée de sa pipe en secouant la tête, s’efforçant de chasser ce souvenir. 

Aziraphale est un bon marin, songea-t-il. Il est intelligent et il a un bon fond, si j’essaye de rester honnête… Sauf que j’y arrive pas ! Et ça risque pas de s’arranger si j’en crois ce que je vois, bordel de nom de…

Il se figea en voyant l’encre tapissant le parquet entre eux : 


— MON PONT ! Mais qu’est-ce que vous avez encore foutu, par la queue du Diable ?  


Ed dégaina son pistolet à silex, qu’il pointa sur Aziraphale : 

— Ça fait deux fois que tu dégueulasses mon pont, c’est deux fois de trop ! Je vais t’en donner moi, des raisons de prier… 


Aziraphale leva ses mains, les yeux écarquillés d’effroi : 


— Mais… Vous n’allez pas me tuer pour ça ? 

— T’as dormi dans le même lit que mon fils, tu mérites d’être tué ! Pis de quoi tu te plains, tu vas rencontrer ton précieux Dieu… répondit Ed, en gesticulant son pistolet dans tous les sens. 


Le regard implorant de l’Anglais se tourna alors vers Crowley. Le pirate avait croisé ses bras sur sa poitrine et levait les yeux au ciel. Son attitude laissait penser qu’il ne s’inquiétait pas le moins du monde. 


— C’est bon, t’as fini ? demanda-t-il à Blackbeard, de sa voix traînante. 


Ed tourna sa tête pour le dévisager : 


— T’as vu ta tronche, toi ? T’es aussi dégueu que lui !  

— On a eu un petit accident en vidant une seiche, expliqua le pirate.

— Parce que bien sûr, il vous est pas venu à l’esprit de faire ça au-dessus d’une putain de bassine ? Sur une table ?    

— Eh ben… En réalité, répondit Crowley, en regardant Aziraphale.

— Pas vraiment… ajouta l’Anglais, déconfit. Mais je vais tout nettoyer, Capitaine ! assura-t-il. 

— Je crois pas, non ! Ça va être l’heure du thé et tu vas aller le partager avec Stede, ça lui fera arrêter cette saloperie de… Enfin bref, tu chlingues alors tu vas aller te laver avant ! J’ai pas envie que ma cabine sente la marée… Lucius va nettoyer… déclara Ed, en rangeant son pistolet. 

— Laisse, je vais nettoyer moi ! intervint Crowley. 

— Non, tu vas aller te laver aussi, fils… Tu pues autant que lui et t’es couvert d’encre ! Regarde-moi ça, t’en as plein les cheveux… grimaça Blackbeard. 


Sans demander leur reste, Aziraphale et Crowley se dirigèrent vers la cuisine, sous le regard médusé du co-capitaine : 


— Mais où est-ce que vous croyez aller comme ça au juste ? 


Aziraphale se retourna de trois-quarts, l’air interdit : 


— C’est-à-dire que… Le nécessaire à toilette se trouve près de la cuisine… Si nous voulons nous laver… 

Ensemble ? Et puis quoi encore ? Crowley va se laver dans la mer et toi, tu vas te magner parce que je vais pas tarder à saigner des oreilles, allez, file !  


Tandis que l’Anglais se précipitait dans les entrailles du navire en serrant sa besace contre lui, Crowley faisait demi-tour et croisa Blackbeard, qui claqua sa langue sur son passage : 


— Mais enfin qu’est-ce que tu croyais que t’allais faire ? 

— Je voulais juste aller chercher du savon… soupira Crowley. 


Ed posa lourdement une main sur son épaule : 


— Fils…


Crowla dégagea son épaule en d’un mouvement brusque.


— Je sais ce que tu vas dire… Te fatigue pas ! le coupa Crowley. 

— Il ne sait pas… 

— Je pourrais lui dire ! cria-t-il en se retournant, plantant son regard dans celui de son capitaine, de cet homme qu’il aimait comme son père. Il serrait les poings de rage.


Ed soupira : 


— Et s’il ne l’accepte pas ? Tu le connais à peine… 

— Les autres l’ont accepté sans problème ! rétorqua Crowley, en fronçant les sourcils.

— C’est pas pareil et tu le sais très bien ! 


Ed commençait à s’agacer, ce qui n’augurait jamais rien de bon. 


— Et pourquoi donc ? s’entêta Crowley.


Blackbeard leva les yeux au ciel : 


— Parce qu’il te plaît… Ose dire le contraire ! grogna-t-il entre ses mâchoires serrées. 


Le regard de Crowley se perdit sur la tache d’encre maculant le pont, mais il ne répondit rien.


— Alors, tu comptes lui dire ? demanda Ed, en soupirant.


Crowley remua légèrement sa tête en grommelant : 


— Je sais pas. Non. On s’entend bien, j’ai pas envie… J’ai pas envie que ça change ! 

— Par tous les putains de Saints… Que son Dieu le protège s’il te déçoit ! gronda Ed, avant de le laisser, les bras ballants, planté seul au milieu du pont. 


                                                              * * *         


Après un brin de toilette étonnement long, Aziraphale avait fini par rejoindre le capitaine Bonnet pour partager un thé et quelques scones, qu’il avait avalés d’un air absent, comme lui avait fait remarquer Stede. 

Son esprit ne pouvait se concentrer sur autre chose que la vision de Crowley en train de nettoyer ses cheveux, ses doigts passant entre les longues mèches rousse emmêlées… Que ne donnerait-il pas lui-même pour passer ses mains au milieu des perles et des coquillages qui les parsemaient, démêlant les mèches qu’il imaginait si douces sous ses doigts… 


Il était resté dans la cabine des capitaines jusqu’au soir, aidant Stede à ranger ses nouveaux vêtements dans son vestiaire auxiliaire et profita de ses nouvelles réserves d’encre pour remplir ses carnets, sous le regard attendri du capitaine. Ils avaient ensuite fini par rejoindre le pont principal, le soir tombé, pour dîner avec le reste de l’équipage. 

Ed s'était approché pour embrasser Stede et Aziraphale s’était brusquement écarté en baissant les yeux, mais Blackbeard s’était contenté de le regarder avec intérêt, comme s’il tentait de découvrir quelque chose qui lui aurait échappé jusque-là…  

Aziraphale ne s’attarda toutefois pas dans les parages et profita de ce que Muriel lui faisait signe pour se soustraire au regard scrutateur du co-capitaine. Il alla s’asseoir en sa compagnie, non sans jeter un œil au passage à Crowley, qui avait une discussion animée avec Izzy, un peu plus loin. 

Il dégusta la viande séchée récupérée à Cuba, accompagnée du traditionnel bouillon asiatique de Roach, en écoutant son frère lui raconter sa journée, qui s’était résumée à partager quelques jeux avec le reste de l’équipage et à improviser une pièce de théâtre. 


A la fin du repas justement, la petite troupe joua sa pièce sous les encouragements et les applaudissements de Stede, toujours aussi enthousiaste dès lors qu’il s’agissait de culture et de management positif. 

Une fois la courte représentation terminée, le rhum coula à flots et Frenchie fut mandaté pour jouer du luth. 

Après quelques danses maladroites sous l’oeil amusé et sobre d’Aziraphale, l’équipage se mit à entonner un chant, puis un autre, et alors qu’il finit par chanter avec eux, gagné par leur bonne humeur, il remarqua du coin de l’oeil Crowley lui sourire. Il lui fit signe de les rejoindre, mais le pirate, le visage soudain déconfit, secoua vivement la tête et s'éclipsa brusquement dans la cabine des capitaines, comme s’il essayait de fuir quelque chose. Aziraphale se dégagea alors de l’étreinte de Muriel, qui lui jeta un regard curieux, pour tenter de le suivre, mais fut interrompu par Izzy, qui se mit en travers de son chemin : 


— Tu devrais le laisser ! lui dit-il, d’un air bourru, son éternel canif dans une main et un morceau de bois flotté dans l’autre. 

— Je veux juste lui demander quelque chose ! se défendit Aziraphale, penaud.

— T’es toujours en train de demander quelque chose… 

— Cela s’appelle s’intéresser aux autres ! Vous devriez essayer de temps en temps… 


Avec un sourire indéchiffrable, le second s’écarta pour le laisser passer : 


— Je t’aurais prévenu… grogna-t-il, un sourire un peu triste au coin des lèvres, avant de retourner s’asseoir avec les autres en claudiquant. 


Aziraphale retrouva Crowley, bizarrement occupé à regrouper des chaises et des couvertures dans la bibliothèque de Stede. 

Son odeur sucrée avait déjà rempli la pièce, faiblement éclairée par quelques bougies, et il ne put s’empêcher de la respirer à pleins poumons, tout en s’approchant timidement. Il l’observa un moment sans un mot faire son curieux manège.


— T’as oublié quelque chose ? finit par lui demander le pirate, en fouillant l’espace chambre de la cabine, ne lui adressant pas un regard. 


Aziraphale sursauta devant la soudaine question. Il secoua la tête.


— Oublié ? N… Non ! Je t’ai juste suivi pour… Aurais-tu perdu quelque chose ? se reprit Aziraphale, en voyant Crowley ouvrir fébrilement les placards. 


Ses cheveux semblaient en désordre, comme s’il y avait passé fébrilement ses mains dedans plusieurs fois. Il semblait préoccupé et Aziraphale se demandait bien par quoi… 


— Qu’est-ce qu’il en a foutu encore ? grognait le pirate.


Aziraphale fronça les sourcils.


— Que cherches-tu ?  

— Cette foutue robe de chambre ! Celle de Ed ! 


Il commençait à tourner sur lui-même, tel un lion en cage et n’avait toujours pas jeté un regard vers lui. Aziraphale réfléchit un moment, se souvenant de la pile de vêtements qu’ils avaient pliée et rangée avec Stede, quelques heures plus tôt. Son regard s’illumina soudainement. 


Oh ! Je l’ai vue près du clavecin, répondit-il tranquillement.

Ngk… Merci, l’angelot !  


Crowley le frôla pour se diriger d’un pas rapide et élastique vers l’instrument et se saisir de la robe de chambre fleurie qui était tombée près du siège du clavecin, pour la porter à son visage. Il y enfouit son nez et ferma les yeux, l’air soulagé. Aziraphale l’observait avec attention et s’il lui brûlait les lèvres de poser une question sur son étonnant comportement, il se concentra sur le motif de sa venue : 


— Pourquoi es-tu parti ? Tu aurais pu chanter avec nous… 


Aziraphale sut qu’il avait posé la mauvaise question quand les épaules de Crowley se tendirent brusquement à nouveau.


— J’avais autre chose à faire, lui répondit-il sèchement, en rouvrant ses yeux et en jetant la robe de chambre sur son épaule. 


Il repassa près de lui et s’en retourna vers l’étrange rassemblement de fauteuils devant la bibliothèque.


— Maintenant que tu as trouvé ce que tu cherchais, tu pourrais revenir sur le pont et te joindre à nous ? 

— Nah !

— Mais enfin… Tu as une voix merveilleuse, Crowley, chante avec nous ! insista l’Anglais, en triturant sa chevalière. 

— Jamais tu laisses tomber, l’angelot ? demanda le pirate, en allant tendre des couvertures sur le dossier des chaises. 


Aziraphale le suivit jusque dans la bibliothèque en frottant ses mains sur ses culottes : 


— C’est juste que… J’aimerais vraiment t’entendre chanter à nouveau… La dernière fois, c’était… Magique ! Tu as un véritable talent, Crowley ! 


Crowley lui tournait le dos et Aziraphale devinait ses épaules tendues sous sa chemise. Ses gestes étaient secs et rapides. Il ne le regardait toujours pas.


— Pfffff… Ça n'a rien d’un talent ! Laisse-moi !  

— Est-ce que… Quelque chose ne va pas ? Je peux… Je peux peut-être… Je ne sais pas… Tu peux me parler si tu n’as pas envie de chanter ! 


Il tenta de poser une main sur le bras du pirate pour tenter d’apaiser son agitation et Crowley tourna brusquement la tête pour fixer sa main, une grimace déformant son visage. Il leva ensuite de grands yeux affolés sur lui et déglutit avec peine. Aziraphale le lâcha et se remit à triturer sa chevalière…


— Je… Ngk… Je voudrais juste… 


Un grognement étouffé ponctua la phrase de Crowley, restée en suspens dans sa gorge, puis il pointa un index vers le ciel : 


— Tu entends ça, l’angelot ? 


Interdit, Aziraphale tendit l’oreille et le son joyeux des chants et des rires des pirates lui parvint sans peine dans le silence écrasant de la cabine. Il sourit timidement.


— Oui. J’entends la joie de l’équipage ! 


Les lèvres de Crowley se tordirent en une grimace amère. Il baissa les yeux.


— Si je… Si je chante parmi vous… Il n’y aura plus de joie…

— Mais enfin qu’est-ce que tu racontes ? Je t’ai entendu chanter et… Je n’ai ressenti que de la béatitude ! le coupa Aziraphale. 

— Tu étais envoûté, c’est tout ! cracha le pirate, acerbe. 


Aziraphale voyait bien que les larmes lui montaient aux yeux. Il continua néanmoins sur sa pente glissante.


— Mais oui, ta voix est envoutante, Crowley, c’est justement ce que j’essaie de te dire ! 

— Tu ne comprends rien ! s’emporta le pirate, essuyant ses yeux, avant de se glisser sous les couvertures tendues. 

— Pour l’amour de Dieu, qu’est-ce que je suis censé comprendre au juste ? Explique-moi ! 

— Dégage ! J’ai pas besoin de toi ! répondit sèchement Crowley, sa voix légèrement étouffée par l’épaisseur des couvertures. 

— Et le sentiment est réciproque ! Tu es… Tu es impossible, Crowley ! s’emporta à son tour Aziraphale, en quittant la cabine à grandes enjambées. 


Après avoir claqué la porte de la cabine, les larmes lui perlant aussi aux paupières, l’Anglais s’essuya les yeux avec rage et regagna le pont. Mais ne trouvait plus aucun attrait pour l’ambiance joviale qui y régnait. Il dépassa les quelques danseurs, dont les capitaines, qui, enlacés l’un à l’autre et noyés dans leur bonheur, ne le remarquèrent même pas, et s’éloigna en direction de la proue du navire, là où Izzy s’était installé. Occupé à sculpter son morceau de bois, le second ne leva pas les yeux vers lui, se contentant de ricaner. 

Aziraphale s’accouda rageusement au bastingage, ravalant à nouveau ses larmes, et tourna sa tête vers lui : 


— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle ! 


Izzy lui jeta un bref regard amusé, dans lequel Aziraphale pouvait lire : “je te l’avais dit”.


— Moi si ! Tu t’es fait dégager alors que je t’avais dit de lui foutre la paix ! Une vraie tête de mule ! Tu me rappelles quelqu’un… Non en fait, tu me rappelles plusieurs personnes ! se reprit le second, en soufflant sur sa pièce de bois pour en chasser les copeaux. 


Le jeune homme reporta son regard sur l’océan, rentrant sa tête entre ses épaules.


— C’est impossible de discuter avec lui ! Je voulais juste l’inviter à chanter avec nous et il… Il s’est mis en colère sans aucune raison ! expliqua Aziraphale, en portant une main à sa petite croix pour la serrer dans sa paume. 


Izzy le regarda enfin vraiment, un air de pitié plaqué au visage. Il se leva ensuite péniblement et claudiqua jusqu’à lui, s’accoudant à son tour au bastingage, lui donnant un léger coup d’épaule qu’il voulait sûrement amical. 


— Il fait pas confiance facilement… Faut pas lui en vouloir ! 

— Mais enfin que puis-je faire de plus pour lui prouver que je suis digne de confiance ? Il… Il est si secret… 

— Parce que Muriel et toi vous l’êtes pas peut-être ? Izzy soupira en secouant la tête. Ça fait longtemps que je navigue, petit, et ton Dieu sait que je peux reconnaître quelqu’un qui a pris la mer pour fuir son passé ! On a tous nos secrets, Aziraphale… Il finira par s’ouvrir à toi, s’il en a envie… Faut lui laisser plus de temps, c’est tout. 


Aziraphale passa de nouveau une main rapide sur sa joue, essuyant la larme qui s’était échappée de ses yeux. Il renifla. Il ne voulait vraiment pas se mettre à pleurer devant Izzy, ayant peur de devoir subir des semaines de moqueries. Mais Izzy se contenta de faire glisser silencieusement la lame de son couteau sur son morceau de bois. Le jeune anglais soupira.


— Il est si… Si farouche ! A chaque fois que je pense avoir gagné son amitié, il… Nous… bégaya-t-il, avant de lever les bras au ciel. Nous sommes peut-être trop différents pour nous entendre…

— T’as pas idée… grommela Izzy, avant de cracher dans la mer.

— Pardon ? s’étonna Aziraphale, en se tournant vers lui. 


Izzy stoppa sa sculpture et se pencha vers lui, plongeant son regard dans le sien. Il n’y avait aucune moquerie dans ses yeux, et il semblait très sérieux. Sa voix prit le ton doux de la confidence :

— Ecoute. Quand on a trouvé Crowley, il était… Enfin disons qu’il était dans une mauvaise posture et dans un sale état !


Il grimaça, un air triste au fond des yeux, comme s’il revivait l’instant. 


— C’est pas facile pour lui de faire confiance et encore moins de baisser sa garde… Je peux pas te promettre que sa colère disparaîtra avec le temps parce qu’elle fait partie de lui et parce que c’est grâce à elle qu’il est ce qu’il est, mais ça s’arrangera… Entre vous, je veux dire… Ça s'arrangera ! conclut Izzy avec une tape amicale sur l’épaule d’Aziraphale.


 Il montra le pont principal d’un mouvement de tête. 


— Retourne avec les autres, ça te changera les idées ! 


Aziraphale essuya ses yeux une dernière fois et souffla doucement.


— Mhm… Merci, Izzy… Et excusez-moi ! 

— De ? s’étonna le second en fronçant ses épais sourcils.


Aziraphale haussa les épaules.


— En fin de compte… Vous êtes doué pour vous intéresser à votre prochain ! 

— Fous le camp d’ici avant que je te balance à l’eau, espèce de petit con ! répondit Izzy en réprimant un sourire devant l’effronterie soudaine de l’Anglais, qui s’éloignait déjà. 


Aziraphale, un faible sourire aux lèvres et une main fouillant dans sa besace, se dirigea vers le pont principal avant de tourner brusquement en direction de la cuisine pour rejoindre les chambres, dans la cale. Une lanterne dans une main, il déambula avec hésitation d’une cabine à l’autre, n’osant pousser les portes, à la fois curieux et honteux, avant de tomber sur Lucius et Black Pete, qui se dirigeaient vers la leur, main dans la main, ayant l’air d'échanger des secrets comme seules deux personnes amoureuses pouvaient le faire.


— Tu cherches quelqu’un, Aziraphale ? demanda Lucius avec malice.

— Euh… C’est-à-dire que… Je… bafouilla l’Anglais, mortifié. 

— La cabine de Crowley est au fond, à droite ! lui répondit Lucius avec un clin d'œil, avant de le dépasser. Je te préviens, on va faire du bruit ! ajouta-t-il, en pinçant les fesses de Black Pete, qui gloussait comme un adolescent. 


L’Anglais aurait voulu formuler un remerciement intelligible au trop perspicace Lucius, mais celui-ci claquait déjà la porte de sa chambre ! 

Il poursuivit donc son chemin, son cœur palpitant de plus en plus à l’approche de la dernière porte et frotta ses mains sur ses culottes une dernière fois, souffla un bon coup, avant de toquer doucement, pour s’assurer de l’absence du propriétaire des lieux : 


— Crowley ? appela-t-il. 


Comme prévu, aucune réponse ne se fit entendre, juste un curieux bruit de bruissement, qui ne suffit pas à faire renoncer Aziraphale. Il baissa la poignée et s’introduisit silencieusement dans la chambre, s’empressant de refermer la porte derrière lui, tel un brigand. En même temps, je suis un pirate désormais, pensa-t-il avec un sourire amusé. L’odeur de frangipanier remplissait tout l’espace du lieu, même en l’absence de Crowley et, fermant les yeux pour en apprécier les effluves, il se surprit à penser qu’il dormirait bien mieux ici que dans sa propre cabine. Il reprit néanmoins son sérieux alors qu’il posait sa lanterne sur l’unique table de la pièce et se retrouva nez-à-nez avec une mouette, qui le dévisageait depuis sa petite cage, à la porte grande ouverte. Aziraphale s’avança doucement vers la cage.


— Eh bien… Qui es-tu, jolie créature du Tout-Puissant ? Je ne m’attendais pas à croiser âme qui vive, mais… Serais-tu amie avec notre pirate à la chevelure de feu ? demanda Aziraphale à voix basse, en tendant une main amicale à l’oiseau.


Pour toute réponse, La Mouette sortit de sa cage, sauta sur la table et lui mit quelques coups de becs affectueux sur la main. 


— Bien le bonjour à toi aussi ! Je me nomme Aziraphale… Ainsi, vous vous partagez l’espace Crowley et toi ? Puis-je visiter ? 


La Mouette s’ébroua puis alla se poser sur le lit et Aziraphale la suivit du regard, avant de faire courir ses yeux tout autour de la petite pièce. Le lit en question était recouvert d’un drap sobre, couvert ci et là de guano, mais tout le reste de la pièce ressemblait au pirate. Partout, des éléments marins étaient posés ou suspendus aux aspérités du bois. Des coquillages, des pièces, des dents, des perles, qui devaient réfléchir les rayons du soleil à la lumière du jour, comme ceux qui étaient attachés dans les cheveux de Crowley, se disait le naturaliste. Il n’était pas très à l’aise à l’idée de violer l’intimité du pirate, mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une fascination mêlée de tendresse pour cette chambre où tout lui rappelait Crowley. 

Il retourna sur la petite table, bien décidé à y déposer ce qu’il était venu offrir au pirate, mais alors qu’il fouillait sa besace, ses yeux se posèrent sur un tas d’objets disposés à droite de la cage. Sa curiosité reprenant le dessus, sa main quitta sa besace pour déplacer soigneusement les objets et les observer. 

Il y avait là quelques artefacts, ainsi que des armes, visiblement remontés des fonds marins et en mauvais état. A côté, une petite caisse regorgeait de limes, d’éponges et d'onguents, servant certainement à les nettoyer et les remettre en état, pour les revendre ou les offrir, comme il aimait manifestement le faire… Un bruissement d’ailes l’interpella et l’instant d’après, La Mouette était perchée sur son épaule, lui soutirant un rire étouffé.


— Tu es bien curieuse, toi aussi, n’est-ce pas ? 


Il tenta de lever la main pour caresser les douces plumes blanches. L’oiseau lui becqueta affectueusement la joue, puis se laissa tomber au sol, en émettant quelques caquètements pour attirer son attention. 


— Eh bien, qu'y a-t-il, ma chère ? s’étonna Aziraphale, devant l’insistance de l’oiseau.


Il finit par se pencher et découvrit un petit coffre en bois sous la table, poussé contre le mur, sur lequel La Mouette donna quelques coups de bec excités. Si Crowley l’avait ainsi dissimulé, c’était certainement qu’il ne tenait pas à ce qu’un visiteur nocturne le fouille en son absence. Après un rapide dilemme intérieur qui fut rapidement remporté par sa curiosité maladive, Aziraphale tira le coffre à lui. Il était plus léger qu’il ne l’aurait pensé ! Sous l'œil attentif de La Mouette, il l’ouvrit sans difficulté, le coffre n’ayant aucune serrure. 


— Je ne devrais pas regarder, tu le sais, n’est-ce pas ? 


L’oiseau lui becqueta la main.


— Vile tentatrice ! souffla Aziraphale, avec un grand sourire.


Il tomba avec étonnement sur un unique livre. Un livre qu’il avait repéré dans la bibliothèque du capitaine Bonnet. Pour un homme illettré, c’était incompréhensible… Étant donné ses rapports plutôt tendus avec Stede, l’avait-il volé ? Cela semblait toutefois improbable, Crowley n’aurait pas risqué de provoquer l’ire de Blackbeard, même s’il semblait l'admirer plus qu’il ne le craignait. 

Une question de plus à attribuer à la longue liste du mystérieux pirate… 

Tandis qu’il reposait le livre dans le coffre, il remarqua un petit écrin, semblable à celui qui avait renfermé la petite croix de sa mère, au manoir Fell. En fronçant les sourcils, Aziraphale se saisit de la petite boîte et l’ouvrit à son tour. 

L’écrin refermait une pierre ovale polie, aux bords irréguliers, d’un vert vif et lumineux. Aziraphale l’examina en détail, mais même si la gemme n’était pas sans lui rappeler la pierre de lave, il n’en avait jamais vu de cette couleur ! La douce lumière qui semblait se dégager de la pierre elle-même illuminait faiblement la pièce d’une lueur verdâtre. Aziraphale n’avait jamais rien vu de pareil... Décidément, sa venue dans la chambre de Crowley soulevait plus de questions qu’elle n’en résolvait… 

Il referma soigneusement l’écrin et le replaça dans le coffre, qu’il repoussa sous la table, avant de se redresser et de soupirer longuement. La Mouette, elle, vola en direction de sa cage, dans laquelle elle se coucha en fixant l’Anglais. 


— Tu as raison, il se fait vraiment tard ! Je vais partir, mais avant… 


Il fouilla dans sa besace et en sortit son carnet. Il détacha ensuite avec application la double-page centrale, représentant les rossignols Anglais, et la posa sur la table. Il la cala au moyen d’un coquillage qu’il trouva près du sabord, et se recula.


— Promets-moi d’y veiller ! C’est un présent pour notre ami commun ! Si ce dessin pouvait parler, il lui dirait que j’attendrai le temps qu’il faudra… dit-il, songeur. Bonsoir, mon amie ! Que Dieu te bénisse ! ajouta Aziraphale, en regardant affectueusement l’oiseau, qui l’observait sortir de la cabine.


Il allait refermer la porte quand, se reprenant, il se tourna une dernière fois vers la mouette :


— Et s’il te plaît… essaie de ne pas souiller le dessin… Ce serait dommage…    


                                                              * * * 


Lundi 23 octobre 1719


Huit jours avaient passé et Crowley n’était pas revenu vers lui depuis qu’il avait déposé le dessin dans sa chambre. Aziraphale ne cessait depuis de se torturer, en se demandant si le pirate n’avait pas mal interprété son geste ou s’il ne souhaitait tout simplement plus lui parler.

Izzy l’exhortait à la patience chaque fois qu’il interceptait les regards désespérés qu’il jetait à Crowley dès que celui-ci le croisait sans jamais l’aborder.

Le pirate tendait à devenir l’unique objet de ses pensées, comme de ses prières. Il ne sollicitait plus la clémence de Dieu vis-à-vis de ses transgressions, préférant l’implorer de veiller sur Crowley à chaque nouvel abordage. Et Dieu savait que, s’ils avaient connu une courte période de calme après le Job, leur “activité” avait repris de plus belle depuis trois jours. Trois jours, trois navires attaqués ! 

Aziraphale et Muriel restaient à l’écart, à bord du Revenge, laissant le soin de pirater au reste de l’équipage et préférant s’occuper de la gestion et du rangement des butins. Aziraphale ne voulait pas se rendre responsable de la mort de quelqu’un, même par accident, et Muriel semblait de son avis.

Crowley revenait systématiquement trempé, comme s’il avait passé son temps dans l’eau, et en ayant gagné quelques cicatrices et hématomes au passage. Aziraphale se surprit à éprouver désormais une pointe d’angoisse à chaque abordage. Il avait pris l’habitude de proposer une prière de bénédiction aux pirates avant les attaques et si la plupart la refusaient plus ou moins poliment, quelques-uns l’acceptaient volontiers ! 


Deux heures plus tôt, Buttons avait donné l’alerte en apercevant un énorme navire à l’horizon et l’équipage s’était mis en branle-bas-de combat, au diapason du cœur d’Aziraphale… 

Les armes avaient été rassemblées sur le pont, les lames aiguisées, les canons étaient parés à tirer et les drapeaux hissés fièrement au grand-mât. L’effervescence avait gagné les hommes, prêts à en découdre contre un équipage très certainement supérieur en nombre. Pendant qu’Izzy, Ed et Stede donnaient leurs ordres, Olu, Jim et Fang écoutèrent religieusement, yeux fermés et mains croisées devant eux, la prière récitée par un Aziraphale fébrile. Ils s’éloignèrent ensuite, après un signe de croix, pour gagner les postes qui leur avaient été attribués et tandis que l’Anglais refermait sa main autour de son crucifix pour formuler mentalement des paroles de protection à l’encontre de Crowley, celui-ci se laissa gracieusement tomber sur le pont, juste derrière lui. Aziraphale se retourna vivement en sentant ses fragrances sucrées : 


— Crowley ! 


Le pirate sembla étonné du ton anxieux employé par l’Anglais : 


— Tout va bien, l’angelot ?

 

Aziraphale se trouva pris au dépourvu par son ton calme et désinvolte, comme s'ils avaient discuté trente minutes plus tôt, alors qu’il l’évitait depuis des jours… Aziraphale décida d’accepter sa chance et de faire comme s’ils ne s’étaient pas quittés en colère, une semaine plus tôt.


— Oui ! Non… Ces abordages me rendent un peu nerveux ! avoua-t-il, en frottant ses mains sur ses culottes. 

— Pourquoi ? demanda Crowley.


La question semblait sincère ; apparemment, le pirate ne voyait aucune raison de s’alarmer à l’idée d’attaquer un navire quatre fois plus grand et plus armé…  


— Mais parce que… Mais enfin… bafouilla Aziraphale, en gesticulant. Tu pourrais mourir ! Toi ou un autre… se reprit-il, les joues de plus en plus rouges. 


Le pirate haussa les épaules et lui offrit un sourire en coin, dévoilant la pointe de ses canines trop acérées. 


— Aucune raison !

— De mourir ? Ah bon ? Tu es immortel, c’est ça ton secret ? rétorqua Aziraphale, avec plus d’agressivité qu’il n’aurait voulu. 


Crowley claqua sa langue, en détournant le regard.


— Dis pas de bêtises, l’angelot ! soupira-t-il. Et puis… En parlant de secret… 

— Oui ? l’incita Aziraphale. 


Son cœur manqua soudainement un battement. Allait-il enfin avoir une explication à l’étrange comportement du pirate dans la cabine des capitaines ?


— Je suppose que tu as vu mon oiseau lorsque tu es venu dans ma chambre l’autre fois ? 


Aziraphale fronça les sourcils. 


— Euh, je… Eh bien… C’est-à-dire… En effet… admit-il, en baissant les yeux. 


Crowley le fixa du coin de son œil mordoré.


— Mouais… Écoute, c’est une surprise, je souhaiterais l’offrir à quelqu’un alors… N’en parle à personne. S’il te plaît… 

— Je n’en ai parlé à personne, Crowley ! Pas même à mon frère. 

— Je te crois, hum… En fait, je voulais te remercier pour le dessin… Il est… Je l’aime beaucoup ! balbutia le pirate, en passant une main dans ses cheveux. 


Aziraphale cessa momentanément de respirer avant de se rappeler que cette action était indispensable à sa survie. 


— Je, ahem… Je tenais à m’excuser d’avoir été insistant… Encore… Je ne te demanderai plus de chanter, voilà, tu as ma parole ! 

— Merci, l’angelot. J’apprécie ! Et ton dessin aussi, je l’apprécie ! ajouta Crowley, avec un petit sourire. Hum… 

— Oui ? 

— La mouette… Si… Enfin… Si tu pouvais prendre soin d’elle au cas où… Je sais pas… Il m’arrivait un truc… 


L’Anglais arqua un sourcil réprobateur : 


— Je croyais que tu étais immortel ? 

— Prends ça pour une marque de confiance ! répondit malicieusement le pirate. Personne d’autre n’est au courant de son existence…

Oh… Mais il ne t’arrivera rien, n’est-ce pas ?


Ce n’était pas tant une question qu’une supplique, dissimulée dans la voix éraillée d’Aziraphale. Une fois de plus, le pirate parut étonné. Il se rapprocha d’un pas mesuré, voire hésitant, s'arrêtant à deux pas de lui. Aziraphale pouvait presque sentir son souffle chaud sur ses joues. 


— Ça te rassurerait de… De faire ton truc là ? Comme tu as fait aux autres ? demanda-t-il doucement du bout des lèvres. 


Aziraphale leva des yeux pleins d’espoir sur lui : 

 

— Te réciter une prière de bénédiction ? Tu es sérieux ? demanda-t-il, suspicieux. 

— Ben… Ça a l’air important pour toi… avoua Crowley, haussant les épaules et en le fixant de ses yeux safranés. 


L’Anglais leva une main tremblante vers lui et le pirate ferma ses yeux, tandis que le pouce d’Aziraphale traçait une croix sur son front, en récitant, d’une voix chevrotante : 


In nómine Patris et Fílii et Spíritus Sancti… 

Ahem ! Ça va, je vous dérange pas ? les interrompit la grosse voix de Ed. 


Aziraphale suspendit son geste et sursauta vivement. 

Blackbeard se tenait juste derrière Crowley, les mains sur les hanches et la tête penchée sur le côté, soulignant l’ironie de son propos. Crowley rouvrit lentement les yeux. Le charme était rompu. 


— T’es encore en train de lui farcir la tête avec tes conneries ? 

— Ed… tenta d’intervenir Crowley.

— Nous n’avions pas terminé, Capitaine ! répondit alors Aziraphale, d’une voix déterminée. 


Cette situation commençait vraiment à l’agacer… Pourquoi fallait-il toujours que Blackbeard vienne les déranger au pire moment ? Il ne faisait pourtant rien de mal ! 

Ed les fixait tour à tour d’un air sévère : 


— Une chance que je sois arrivé à temps, alors ! 

— Laisse-le finir, Ed, ça le rassure… 


Blackbeard transperça Crowley du regard, le dominant de toute sa hauteur : 


— Tu ne risques rien, fils, pas besoin de son aide et encore moins de celle de son Dieu ! 

— Vous vous trompez, Capitaine ! Crowley m’a avoué ! s’interposa l’Anglais en faisant un pas vers lui.

Il n’avait plus envie de se laisser faire. Blackbeard avait pâli d’un coup.


— Avoué quoi ? demanda-t-il d’une voix blanche, en foudroyant Crowley, qui lui offrit un sourire énigmatique en retour. 

— Qu’il n’était pas immortel ! A l’image de nous tous ! Maintenant si vous voulez bien me laisser finir ma prière, je pourrai vous la réciter aussi, il semblerait que l’aide de “mon Dieu” ne soit pas de trop en regard de ce que vous allez affronter ! proposa Aziraphale, avec une soudaine témérité.


Il sentait la chaleur dans ses joues, les devinant rouges après ce coup de sang. Il serrait les poings en tremblant. Blackbeard l’observa un moment avant de lâcher un grognement.


— On s’est débrouillés sans jusqu'ici… Allez viens, on y va ! ajouta-t-il, en posant une main sur l’épaule de Crowley. 


Après un regard contrit vers Aziraphale, le pirate se retourna pour marcher dans le sillage de Blackbeard et s’approcher du bastingage pour préparer les harpons. Aziraphale l’observa un moment, le souffle court, avant d’être hélé par Stede : 


— Aziraphale ! 

— Mon Capitaine ! le salua l’Anglais, en sortant de sa rêverie, tout en s’inclinant. 


Il jeta un nouveau regard en biais vers Crowley, mais celui-ci était trop occupé pour s’en rendre compte. S’étant calmé un peu, il reporta son attention sur Bonnet.


— Cet abordage promet d’être épique ! se réjouit Stede, en se frottant les mains.

— J’aurais plutôt dit dangereux… bougonna Aziraphale, en regardant à nouveau en direction de Crowley. 


Stede posa une main rassurante sur son épaule.


— Une vie de pirate sans danger ne saurait être une vie de pirate ! Depuis que nous nous partageons le commandement de ce navire avec Ed, j’essaie de réduire au maximum le nombre de victimes, mais… 

Ce n’est pas toujours évident, cela dépend de la détermination de nos adversaires ! Nous reviendrons victorieux, tu verras ! ajouta-t-il, avec un sourire rassurant. 


— Que Dieu vous entende ! rétorqua Aziraphale, avec conviction. 

— En attendant de fêter notre victoire, tu veilleras sur le Revenge avec Muriel ! 

— A vos ordres, mon Capitaine ! répondit derechef Aziraphale, non sans fierté. 

— Alors à plus tard, mon garçon ! Tiens-toi éloigné du pont principal, ça va secouer… Muriel est dans la cale, posté aux canons ! 

— Oui, mon Capitaine ! Il hésita. Capitaine… 


Stede, qui s’éloignait déjà, se retourna pour lui sourire.


— Faites attention ! ne put s’empêcher d’ajouter Aziraphale. 

— Tu as ma parole, mon garçon ! répondit joyeusement Stede, acquiesçant légèrement, avant de rejoindre Ed. 


Profitant de ce que Blackbeard discutait avec Stede, Crowley s’éloigna de sa vigilance en catimini pour s’approcher à nouveau d’Aziraphale, qui s'apprêtait à aller voir son frère : 


— Hey, l’angelot ! 


L’Anglais se retourna, un grand sourire aux lèvres, malgré son inquiétude croissante : 


— Crowley ! 

— Fais gaffe à toi, l’angelot, ce navire, c’est pas une barque de pêcheurs ! 


Crowley sautillait d’une jambe à l’autre nerveusement. Aziraphale le sentait fébrile, ayant hâte de se lancer à l’assaut et en même temps, une ride d'inquiétude marquait son front. Aziraphale fronça les sourcils. Se pouvait-il qu’il s’inquiète pour lui ? Alors même qu’il s’apprêtait à affronter un équipage plus nombreux et sans doute mieux armé ? N’osant y croire, Aziraphale posa une main sur son avant-bras, pour essayer de le canaliser : 


— Au fait, ton oiseau, comment s’appelle-t-il ? Il faut que je connaisse son nom pour m’occuper de lui… tenta-t-il de demander d’un air décontracté pour détendre l’atmosphère.


Le pirate s’immobilisa immédiatement, interpellé par la question, puis il lui sourit : 


Bentley ! Elle s’appelle Bentley… 

— Bentley ? Quel curieux nom pour une mouette… s’étonna Aziraphale.

— Ca veut dire amie fidèle dans… Dans ma langue natale, poursuivit Crowley, en baissant les yeux. 

— Je trouve ça magnifique ! J’aimerais en apprendre plus sur… Sur ta langue natale… tenta Aziraphale, le visage soucieux, en triturant sa chevalière.


Crowley lui sourit à nouveau et s’approcha encore plus près. Il fut bientôt si proche que son odeur sucrée et délicate enveloppa l’Anglais, qui s’était tétanisé. Le pirate se pencha alors légèrement pour lui murmurer à l’oreille : 


— A mon retour, l’angelot ! 


Ses lèvres effleurèrent sa joue brûlante après avoir formulé cette douce promesse et Aziraphale sentit ses poils se dresser sur sa nuque. Ses paupières frémirent, et il crût (espéra) un instant que le pirate allait y déposer un baiser, mais Crowley s’éloignait déjà de son pas chaloupé, laissant l’Anglais planté là, la main sur sa joue et le souffle court, incapable de bouger…  


                                                              * * *

            

Le Morningstar était un énorme navire marchand britannique, mais si le Revenge était bien plus petit, il était également bien plus rapide et facile à manœuvrer ! Buttons à la barre, le bâteau pirate esquivait le feu ennemi , semblant danser sur l’eau, pendant que ses canons infligeaient de lourds dommages à son adversaire. 

Bientôt, le navire Anglais fut suffisamment proche et après une dernière sommation, Izzy mit en joue le gabier pendant qu’Ed visait le timonier et ils firent feu en même temps, abattant les deux hommes sur le coup. Le Morningstar désormais à la dérive, Stede donna l’ordre de harponner et l’abordage débuta ! 


Resté à côté de Buttons, Aziraphale observa les pirates tirer sur les cordages pour rapprocher au maximum les deux navires, puis ils placèrent quelques planches en travers des bastingages et grimpèrent à bord du Morningstar à grands renforts de cris et de coups de feu. 

Cette intimidation parut porter ses fruits sur une partie de l’équipage adverse, qui déposa les armes et se rendit rapidement. Leur capitaine, en revanche, semblait déterminé à se battre et il entraîna ses meilleurs hommes avec lui dans la lutte. Leurs tireurs les plus qualifiés étaient dissimulés dans les haubans et visaient l’équipage du Revenge avec des fusils, mais les pirates, expérimentés, ne se laissèrent pas berner. Jim en tua un en lançant adroitement son couteau, Izzy en eut un deuxième au pistolet et Ed se chargea du troisième et dernier tireur. Ne pouvant réprimer un signe de croix devant ce spectacle, Aziraphale le vit dégainer le couteau au manche ocellé, offert par Crowley, qu’il envoya se planter dans la jambe du matelot. L’homme s’écrasa sur le pont dans un bruit sourd, qui se perdit dans les cris et les coups de feu. Il observa ensuite Crowley passer sur le Morningstar, mais perdit rapidement sa trace au milieu du chaos qui régnait sur le pont adverse. 


Le capitaine Anglais se battit bec et ongles et l’affrontement dura deux bonnes heures, pendant lesquelles Aziraphale ne cessa de prier, à la fois pour le salut des victimes, comme pour la protection de son équipage, de ses capitaines, et bien sûr, d’un certain pirate, dont la chevelure de feu ne cessait de briller par son absence… 


— Ça prend l’eau ! 


La voix au fort accent écossais de Buttons fit tressaillir Aziraphale.


— Pardon ? s’inquiéta-t-il.

— Il prend l’eau ! Le Morningstar, regarde !  


Buttons pointa la poupe du bateau. S’il ne lui avait pas signalé, Aziraphale n’aurait sans doute pas remarqué que la ligne de flottaison du navire était bancale. 

Les boulets de canon avaient dû percer la coque à l’arrière du navire, laissant l’eau s’infiltrer dans les entrailles du Morningstar. Les pirates, autant que l’équipage adverse, avaient dû le remarquer, car les derniers combattants ne mirent pas longtemps à se rendre, préférant tout autre sort à celui d’une noyade ! Même leur capitaine, résigné, finit par rendre les armes, pour le plus grand soulagement d’Aziraphale. 

Un silence relatif s’abattit sur l’océan, rompu seulement par les cris de victoire des pirates et la voix éraillée d’Izzy, qui aboyait déjà ses ordres pour le pillage ! 


— Je peux m’approcher maintenant ! dit soudainement Aziraphale. Je vais voir si je peux me rendre utile. A plus tard, Buttons. Veillez à ce que Muriel reste à l’abri, s’il vous plaît ! 


Buttons acquiesça de son habituel air grave. Le cœur plus léger, Aziraphale trotta jusqu’au pont principal où Olu, Frenchie et Fang revenaient déjà, les bras bien remplis. Stede les suivait, le sabre toujours à la main.


— Que t’avais-je dit, mon garçon ? demanda-t-il fièrement, en voyant Aziraphale.

— Vous aviez raison, mon Capitaine ! Félicitations ! répondit l’Anglais, en s’inclinant, un petit sourire rassuré aux lèvres. 

— C’était un travail d’équipe ! Veux-tu bien aller à bord du Morningstar pour repérer ce qui vaut le coup d’être ramené à bord ? C’est un gros navire et comme tu peux le voir, il va malheureusement couler, nous n’avons qu’une heure ou deux devant nous, il faut faire vite… 

— A vos ordres, mon Capitaine ! répondit joyeusement Aziraphale, trop content d’avoir quelque chose à faire, et une chance d’apercevoir enfin Crowley. 


Il traversa rapidement sur une des planches, en prenant soin de ne pas regarder l’eau qui clapotait contre la coque des bateaux sous ses pieds et sauta plus ou moins agilement sur le navire adverse, manquant trébucher sur le sol légèrement penché et qui émettait à présent de curieux bruits, forts peu rassurants. Aziraphale trouva sans peine Blackbeard, en train de rassembler les vaincus au pied du mât principal et de les séparer en deux groupes. Il s’approcha pour l’écouter s’adresser au premier groupe : 


— Vous, les mauviettes, assis ! 


Ed s’adressa ensuite au capitaine et aux hommes qui s’étaient battus jusqu’à la fin : 


— Toi et tes hommes, vous avez des grosses baloches ! Ça vous dirait pas de vous recycler dans la piraterie ? 


Le capitaine du Morningstar, un jeune homme brun de fière allure, aux cheveux courts et au regard noir et perçant le dévisagea avec dédain : 


— Je ne saurais obéir à qui que ce soit ! Je préfère couler avec mon navire ! répondit-il, en crachant aux pieds de Blackbeard. 

— T’es un putain de taré toi, tu le sais ? répondit Ed, en pointant son pistolet sur le front de son interlocuteur. 


Aziraphale ne put s’empêcher d’intervenir : 


— Capitaine Blackbeard…  


Ed se retourna et haussa un sourcil : 


— Ah, t’es là, toi ? Tu tombes bien, on a des candidats au suicide… 

— Capitaine, vous… Vous ne songez tout de même pas à les attacher au grand-mât ? demanda Aziraphale, le cœur au bord des lèvres. Ils vont périr d’une mort lente et douloureuse… 


Blackbeard le regarda un moment, puis reporta son attention vers l’autre capitaine qui le fixait d’un air de défi. Il sembla réfléchir quelques minutes, alors que la voix de Stede s’extasiant sur la marchandise couvrit un moment les craquements inquiétants du navire. Un petit sourire fleurit sur les lèvres de Ed et il haussa les épaules, rangea son pistolet à silex dans son étui et soupira . 


— Paraît que le mariage, c’est des compromis, marmonna-t-il. Stede veut qu’on tue le moins de gens possible ! Alors, on va les foutre dans les canots de sauvetage avec un peu de bouffe et un peu d’eau… Y des îles, pas très loin. Ils finiront bien par s’en sortir… ajouta-t-il, visiblement déçu. 


Aziraphale, pour sa part, fut soulagé de l'entendre ! Son apaisement fut toutefois abrégé par un nouveau craquement inquiétant et une secousse, qu’il ressentit très nettement sous ses pieds. 


— Ah… Finalement, on va peut-être avoir moins de temps que prévu ! s’exclama Ed, avant d'élever la voix. Allez, magnez-vous d’aller aux canots, toi et tes rebelles ! ajouta-t-il, en poussant le capitaine du Morningstar


Affolé, Aziraphale chercha partout autour de lui. Il n’y avait que cinq cadavres sur le pont et il ne reconnut aucun des corps. Il s’arrêta devant eux et récita hâtivement une prière, puis slaloma entre les débris, les pirates et leur butin, qui s’accumulait rapidement sous les ordres précis d’Izzy. Le navire commençait à pencher dangereusement, rendant son pas de plus en plus mal assuré.

Il se rapprocha du second le coeur à nouveau étreint par l’angoisse : 


— Izzy ! Avez-vous vu Crowley ? demanda-t-il sans préambule.  

— Dans la cale ! 


La panique assaillit ses entrailles et ses yeux s’agrandirent.


— Comment ça dans la cale ? Elle prend l’eau la cale au cas où ça vous aurait échappé ! répondit Aziraphale avec hargne. 


Le second lui sourit avec malice : 


— C’est bien pour ça que c'est lui qui s’occupe de la vider ! C’est le plus qualifié… 

— Le plus qualifié pour se noyer ? s’emporta Aziraphale. 

— Il ne risque rien, petit ! Laisse-le vider la cale et pousse-moi ces tonneaux sur le Revenge

— Mais… 

— Mais rien du tout ! Tu fais ce que je te dis où tu retournes dessiner ses pieds ! Ses pieds ou autre chose… ajouta Izzy, tout sourire. 

— Mais je… Je… Auriez-vous fouillé dans mes affaires ? bafouilla Aziraphale, rouge comme une pivoine.  

— Me prends pas pour un lapin de six semaines, petit… Si tu restes assez longtemps, tu pourrais même le voir remonter de la cale à poil ! rigola Izzy. Comme ça t’auras plus besoin d’imaginer…   

— J… Je… Je… Quoi?

— MAGNEZ-VOUS, TAS DE CRÉTINS, OU ON VA SE FAIRE LAVER LE CUL PAR CALYPSO ! hurla soudainement le second à l’adresse de ses hommes, avant de se remettre à ramasser ce qu’il pouvait transporter.


Interdit, Aziraphale s’en retourna auprès de Blackbeard, qui avait détroussé le capitaine ennemi et examinait désormais ses bagues. 


— Capitaine ! l’interpella l’Anglais.

— T’es encore là, toi ? Tu devrais retourner avec Stede, l’Etoile du matin ne va pas tarder à se coucher dans les abysses… plaisanta Ed, en rangeant les bijoux dans sa poche. 


Il fit un clin d’oeil vers le Capitaine dudit navire qui était escorté avec ses hommes par la pointe du poignard de Jim jusqu’aux canots de sauvetages et qui lui rendait son regard noir. 


— Oui, justement… l’interrompit Aziraphale. Êtes-vous au courant que Crowley est toujours dans la cale ?

— Hum ? Ouais, c’est moi qui lui ai dit d’y aller ! répondit évasivement Blackbeard, en traversant le pont. 

— Mais enfin… C’est beaucoup trop dangereux ! s’offusqua l’Anglais, en suivant le co-capitaine. 

— Ce gosse, j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux, Aziraphale ! Si je lui ai donné l’ordre de vider la cale, c’est que je sais que ça risque rien ! Remettrais-tu en cause ma putain d’autorité à tout hasard ? s’énerva Ed, en faisant volte-face pour le fixer. 


Son visage n’était qu’à quelques centimètres de celui d’Aziraphale, qui déglutit péniblement, ne comprenant toujours pas cette confiance étrange de l’équipage dans le fait Crowley ne risquait absolument rien. 


— N… Non bien sûr, mais… Cela m’inquiète ! Le navire est prêt à sombrer, Capitaine… 

— Pourquoi ça t’inquiète ? Parce que t’as pas eu le temps de lui faire tes gri-gri ? se moqua Ed. 


Aziraphale s’empourpra de nouveau. Cet homme avait le don de le mettre hors de lui…


— Entre autres, oui !  

— Pffff…


Ed fut interrompu par un nouveau basculement du navire. Manquant trébucher, les deux hommes s'agrippèrent quelques secondes l’un à l’autre alors que le cri d’Izzy retentissait : 


— ED ! FAUT DÉGAGER ! 

— Allez, on retourne sur le Revenge, petit ! Crowley nous rejoindra, t’affole pas, il sait ce qu’il a à faire… 


Aziraphale observa les pirates quitter un à un le Morningstar à la hâte, emportant avec eux le plus possible de marchandises. Ed et Izzy furent les derniers à fermer la marche, alors que Archie et Jim retiraient la planche reliant les deux navires derrière eux. 

Une fois sur le pont du Revenge et après avoir supervisé le rangement du butin, Izzy scruta ses matelots : 


— Où il est, Aziraphale ? finit-il par demander, sans apercevoir la moindre boucle blonde. 

— Sûrement avec Stede ! répondit Ed, assis sur un tonneau non loin, en haussant les épaules et en allumant sa pipe.

— Sûrement pas, non ! intervient Lucius. Il est en train de se changer… Seul ! précisa-t-il. 


Izzy et Ed se regardèrent en silence, avant que Blackbeard ne se lève en trombe pour se pencher au-dessus du bastingage et grogner entre ses mâchoires serrées, tout en fixant le pont de guingois de l’autre navire : 


— Il est parti le chercher, ce con ! 


                                                              * * *



Aziraphale avait discrètement attendu, en partie dissimulé par le grand-mât, que le second et le co-capitaine aient quitté le Morningstar. Si Crowley se portait bien, comme tout le monde essayait de l’en convaincre, ils n’auraient aucun mal à emprunter à leur tour une des planches ou un des cordages accrochés au Morningstar pour rejoindre le Revenge avant que le navire ne coule corps et biens ! Il se glissa donc rapidement par la trappe de la cale et descendit dans les profondeurs du bateau, sur les marches déjà fissurées par la pression exercée sur la coque du bateau. Il s’arrêta ensuite un instant, alors que l’escalier plongeait dans l’eau qui commençait à inonder le ventre du navire. Il soupira.


— Allez, Aziraphale… Ce n’est pas le moment de paniquer…


Prenant une grande inspiration, il descendit les quelques marches immergées, frissonnant quand l’eau froide commença à remonter le long de ses jambes, remplissant ses bottes et trempant ses bas et ses culottes. Il s'arrêta un moment en bas de l’escalier et regarda autour de lui. Tout était sombre. Grâce à la lumière passant par la trappe, il pouvait distinguer des empilements de caisses et de tonneaux, certains flottant déjà à travers la cale. Mais à part ça et les quelques cordages pendant du plafond, rien ne bougeait.

L’eau lui arrivait juste au-dessus des genoux.

Il prit le temps de faire une petite prière, serrant son crucifix dans sa main, et commença à avancer avec peine au milieu des débris : 


— Crowley ? Crowley, où es-tu ? appela-t-il, l’écho de sa voix se répercutant contre la coque et l’eau. 


Aucune réponse ne lui parvint. Seul le silence enveloppait à présent le navire de son funeste linceul. Tandis qu’il s’immobilisait pour tenter de repérer la présence du pirate, son cœur s’accéléra et ses entrailles se serrèrent, lui donnant la nausée. Des craquements sinistres auguraient de la prochaine descente aux Enfers du navire et l’instinct de survie d’Aziraphale lui hurlait de faire demi-tour et de quitter cet endroit maudit ! 

Néanmoins, il y avait quelque chose d’encore plus fort qui poussa l’Anglais à s’enfoncer jusqu’à la taille dans les eaux froides qui avaient pris possession du lieu. 

Dans le clapotis que son corps provoquait à chacun de ses pas, il crut entendre son nom, hurlé depuis la surface. Il n’y prêta aucune attention, concentrant ses forces dans sa lente progression, le sol de la cale s'échappant sous ses pieds, là où le bois s’était brisé. Il avait de l’eau jusqu'à la poitrine et il avait de plus en plus de mal à respirer normalement, mais il ne devait pas abandonner. Dans sa tête comme dans son coeur, une voix lui hurlait : “Trouve-le !”

Heureusement pour lui, le soleil n’était pas encore couché, aussi ses rayons arrivaient encore à pénétrer par les brèches de la coque et à nimber la cale d’une faible lumière. 

Faible, mais suffisante pour lui permettre de repérer un étonnant miroitement depuis l'extrémité de la cale. Il s’en approcha, comme hypnotisé par le reflet irisé qui semblait briller dans les profondeurs à l'endroit le plus inondé.

Ce qui l’interpella le plus, ce fut que les reflets irisés en question, qui n’étaient pas sans lui rappeler ceux des ailes des libellules, ou encore des poissons volants, étaient d’une couleur flamboyante, identique à une certaine chevelure… 


— Crowley ? Crowley ? appela-t-il de nouveau, d’une voix de plus en plus incertaine. 


L’absence de réponse et le manque de temps le firent passer à l’action. Mû par une panique soudaine, il attacha grossièrement ses cheveux en tentant d’étouffer ses angoisses d’enfant et l’écho des rires de son père. 

Il se signa, ravala un sanglot de panique, puis plongea sous l’eau.

Ses yeux le piquaient, mais son instinct ne l’avait pas trompé ! Au fond de la cale, il reconnut la chevelure de Crowley, qui flottait autour de son visage inexpressif, aux yeux clos. 

Épouvanté, il ne remarqua rien d’autre dans un premier temps, persuadé qu’il allait devoir remonter le cadavre du pirate. Il descendit laborieusement vers le corps apparemment sans vie de Crowley et son œil attentif repéra enfin l’origine des reflets irisés qu’il avait perçue depuis la surface. 

Les rayons du soleil se reflétaient à la fois sur ce qui s’apparentait à une paire d’ailes orangées, écrasées dans le dos de Crowley, ainsi que sur une énorme queue de poisson, noire et brillante, en lieu et place de ses jambes ! 

Abasourdi, il se demanda fugacement si l’oxygène ne commençait pas à lui manquer pour qu’il hallucine de la sorte, mais la queue était écrasée contre le fond de la cale par une grosse poutre. Aziraphale poussa ses pieds de toutes ses forces contre le parquet pour remonter à la surface, où il jaillit en prenant une grande bouffée d’air. 


— Seigneur… Seigneur, je Vous en supplie… bégaya-t-il, le souffle court.  


Il replongea aussitôt, l’esprit toujours aussi embrouillé, mais plus déterminé que jamais, vers le corps du pirate. En s’approchant, il discerna de fines rayures sur son cou, de part et d'autre de sa gorge, semblables à des branchies. Elles frémissaient, de fines bulles d’air s'en échappant à un rythme régulier et en examinant rapidement le torse nu de Crowley, il crut le voir se lever et s’abaisser, comme sous l’effet d’une respiration. Ne pouvant se permettre de s’attarder sur ce miracle, il s’efforça de soulever la poutre pour dégager le corps de son ami, qui ou quoi qu’il soit… 

Au prix d’un effort surhumain, il réussit à bouger suffisamment le madrier pour dégager la queue - puisqu’il fallait l’appeler ainsi - de Crowley et tandis que son corps flottait mollement vers la surface, il lâcha la poutre. Dans sa chute, elle entraîna sous son poids une lourde caisse, qui s’écrasa dans le dos d’Aziraphale, un clou lui lacérant la peau au passage. Il poussa un cri silencieux, étouffé par l’eau, laissant échapper le peu d’air qui lui restait, avant de prendre appui sur le parquet, et saisissant le corps de Crowley au passage, remonta avec lui à la surface. 

Il y prit plusieurs grandes inspirations, tout en serrant le corps inerte du pirate contre lui, le sentant glisser entre ses bras, puis nagea difficilement jusqu’à la partie de la cale la moins immergée. 

Il se hissa tant bien que mal hors de l’eau, ses jambes tremblantes se dérobant sous son poids, puis il tenta d’installer au mieux Crowley contre lui. La queue noire et scintillante du pirate reposait encore dans l’eau, mais il réussit à redresser son torse. Une main le tenant fermement par le bras et l’autre passée derrière son dos, il ramena sa tête contre son épaule et les doigts enfoncés dans ses longues mèches, il colla son visage au sien pour tenter de capter une respiration. 


— Crowley ! Je t’en prie, respire ! Seigneur… implorait-il, en se basculant nerveusement d’avant en arrière, serrant le pirate contre lui. 


Les yeux remplis de larmes, son regard se posa sur les écailles dorées et oranges qui parsemaient de-ci de-là la queue noire de Crowley, captant la lumière du soleil. De profondes, mais anciennes cicatrices zébraient le haut de sa queue et alors qu’Aziraphale les étudiaient machinalement, se disant qu’elles ressemblaient à des vestiges de lutte contre des animaux, son regard se posa sur la naissance de sa queue, au niveau de son bas-ventre. La peau délicate de Crowley s’estompait au niveau de ses hanches et de son pelvis, où l’épiderme se muait progressivement en écailles d’un noir de jais chatoyant. Une mince ligne de poils pubiens roux s’étendait depuis son nombril jusqu’au seuil de sa nageoire caudale.

Partagé entre émerveillement et peur panique, Aziraphale remua légèrement son bras pour redresser le visage du pirate afin de dégager ses voies respiratoires et ce faisant, son coude effleura quelque chose dans son dos. 

Pressant un peu plus le pirate contre son torse, il lâcha son bras pour tendre timidement sa main vers… Ses ailes ? Il souleva la délicate membrane scintillante jaune orangé attachée sous son omoplate droite et la caressa avec révérence. Une deuxième aile, identique, dépassait d’une sorte de cicatrice en demi-cercle sous son omoplate gauche. 

Après un rapide examen, Aziraphale en conclut que cette paire d’ailes était semblable à des nageoires pectorales, pareilles à celles des poissons-volants que Crowley affectionnait tant ! 

Les pièces du puzzle semblaient s’emboîter comme par magie. 

Ainsi, son secret ne résidait définitivement pas dans l’immortalité, le pirate était en fait… Une sirène ? C’était la seule explication possible à ce qu’il avait devant les yeux ! Il se remémora soudain les histoires de son père, son obsession pour ce “Peuple de la mer”, qu’il avait toujours pris pour des boniments, racontés autour des fausses curiosités qu’il exhibait fièrement aux crédules bourgeois de Liverpool…

Tandis qu’il essayait de replacer correctement les fragiles nageoires de Crowley dans son dos, en espérant ne pas les avoir abîmées, sa main sentit une aspérité sur sa peau, au niveau de la pointe de son omoplate droite. Il écarta les longues mèches du pirate pour dégager la peau et repéra une curieuse cicatrice, au milieu des taches de rousseur et des écailles éparses. De la taille d’un sceau, parfaitement circulaire, la marque de brûlure formait un “S” et ressemblait fortement à un marquage au fer rouge. 

Une colère ineffable s’empara d’Aziraphale, mais alors que sa gorge se nouait, il sentit nettement un souffle chaud contre sa poitrine. Son cœur connut une nouvelle accélération pendant qu’il redressait le visage du pirate pour pouvoir l’observer. Les branchies, de part et d’autre de sa gorge s’étaient atténuées, se résumant à présent à trois fins sillons blancs de chaque côté, pareils à d’anciennes cicatrices. 

Il pencha un peu plus son visage tout contre celui du pirate et perçut une respiration régulière, son souffle chaud caressant avec légèreté sa joue et réchauffant aussitôt son cœur malmené ! 

Ses lèvres effleurèrent celles de Crowley, mais se posèrent sur son front, où il posa un baiser tremblant.  


— Merci, Seigneur… murmura-t-il ensuite les yeux clos, empli de gratitude, avant de regarder autour de lui.


L’adrénaline commençait à quitter son corps et Aziraphale avait froid ! La désolation régnait dans la cale ; il observa avec inquiétude l’eau s’infiltrer par des béances de plus en plus larges et nombreuses au niveau du plafond et partout sur la coque. L’eau continuait à monter autour d’eux et la queue de Crowley était à nouveau totalement immergée.

Affolé, il balayait l’endroit du regard, mais la lumière se faisait de plus en plus rare à mesure que le jour déclinait. Il fallait quitter la cale au plus vite, avant que l’obscurité ne l’empêche de retrouver l’accès au pont ! 


— Crowley ? Crowley, réveille-toi, je t’en conjure ! 


Mais il avait beau le secouer, le pirate ne se réveillait pas ; sans doute avait-il dû lutter de toutes ses forces pour se dégager et s’était-il épuisé. Peut-être même avait-il été assommé lorsque la poutre l’avait écrasé ?

Il observa quelques secondes son visage aux yeux clos et aux sourcils froncés. Dégageant les quelques mèches qui collaient à son front, il vit le bout de ses doigts se teindre en rouge. Aziraphale remarqua alors un mince filet de sang perdu au milieu de la chevelure flamboyante. La panique le reprenant, il rassembla les bras de Crowley sur sa poitrine pour le serrer à nouveau contre lui et constata brièvement que ses mains étaient palmées et que le bout de ses doigts se finissait par de longues griffes noires et acérées. 

Sans s’attarder sur ce nouveau détail inédit, il passa avec hésitation un bras sous sa queue glissante et plaqua son corps contre son torse. 

Il se leva ensuite avec difficulté sur le parquet de guingois et remarqua deux nageoires pelviennes à mi-hauteur de la queue de Crowley, faites de la même membrane et de la même couleur que ses “ailes” et que l'extrémité de sa nageoire caudale. 

Aziraphale se prépara mentalement à la difficulté de devoir transporter le corps glissant d’un homme à moitié poisson jusqu’au bas des marches de la cale, mais une fois que le corps de Crowley fut entièrement sorti de l’eau et qu’il commença à se diriger en trébuchant vers l’accès au pont, il sentit avec stupéfaction sous son bras les écailles froides de la queue se muer en une peau tiède. 

Les yeux ébahis, il s’arrêta pour observer avec un émerveillement croissant l’appendice caudal se transformer en deux longues et fines jambes, terminées par des pieds qu’il connaissait désormais par cœur. Les nageoires dorsales se rétractèrent pour s’effacer à leur tour et seule une fine membrane de peau se devinait encore entre les doigts aux ongles apparemment naturellement noirs des mains de Crowley. Bientôt, il ne demeura plus que quelques écailles irisées parsemées sur son corps, témoignant encore de la mutation qu’il venait de subir. 

Avec stupéfaction, Aziraphale se rendit compte qu’il serrait désormais contre lui le corps entièrement nu de Crowley… Ses yeux se posèrent sur la légère toison rousse de son torse, qu’il suivit négligemment jusqu’au nombril de son ventre plat et gainé. Le feu aux joues, une nouvelle chaleur s’emparant de lui, il s’empêcha de regarder plus bas et resserra sa prise autour du corps magnifiquement nu du pirate pour regagner le pont.

Arrivant au pied des marches, un nouveau craquement sinistre se fit entendre et le Morningstar bascula dangereusement, lui faisant perdre l’équilibre. Il tomba alors lourdement sur ses genoux en se cramponnant au corps du pirate pour le protéger. Un éclair de douleur traversa son omoplate droite, là où le clou l’avait lacéré. Il leva un moment les yeux vers la trappe de la cale, au-dessus de sa tête, et sa vue se brouilla de larmes en se rendant à l’évidence. 

 

Jamais il n’arriverait à porter Crowley dans ces marches ! 


Le navire s’enfonçait peu à peu sous le niveau de la mer et ce n’était qu’une question de minutes avant que la cale ne soit entièrement inondée. Des trombes d’eau tombaient à présent autour d’eux et alors qu’ils étaient agenouillés sur le sol inondé, Aziraphale observa avec émerveillement les jambes de Crowley se muer à nouveau lentement en cette grosse queue de poisson noire et brillante, tandis que les “ailes” s’échappant des lignes de son dos lui caressait les bras en reprenant leur taille normale. 

Un miracle de la nature, dont Aziraphale n’aura pu être le témoin qu’un bref instant. 

Il serra un peu plus Crowley contre lui, alors qu’il étouffait un sanglot contre son cou. Avec un peu de chance, se dit-il, résigné, ils allaient mourir écrasés par le pont, qui risquait de s’effondrer sur eux, ce qui serait toujours préférable à la noyade. Les marches étaient là, juste devant lui. Si proches et pourtant si inaccessibles ! Le bois était gorgé d’eau et terriblement glissant. L’escalier, étroit, aux marches hautes et irrégulières le narguait par sa proximité. 

Il était si épuisé… Il était trop faible pour réussir à sauver Crowley. Et hors de question de l’abandonner ici… Faible et pathétique comme lui avait répété son père tant de fois, appuyant chaque mot d’un coup d’étrivière pour faire pénétrer la honte en profondeur sur sa peau et dans son âme.  


Aziraphale recommença à bercer Crowley contre lui, ses larmes se mêlant harmonieusement au déluge d’eau ambiant. Ses sanglots, quant à eux, furent étouffés par le fracas du bois pulvérisé par la pression de l’océan qui s’infiltrait impitoyablement dans les entrailles du navire. Aziraphale se concentra alors sur la douce respiration du pirate, dont le souffle chaud venait s’écraser directement contre son cœur, au travers des lambeaux de sa chemise.  


Conscient qu’ils ne se retrouveraient pas dans le Royaume de Dieu, lui-même étant condamné aux flammes de l’Enfer, Aziraphale posa un tendre baiser sur le front du pirate en guise d’adieu. Et tandis qu’il inspirait une dernière fois l’odeur enivrante de Crowley, il posa une main sur son front, parmi les mèches rousses, et récita l’extrême-onction. 


                                                              * * * 


— Ils sont là ! 


Dans le tumulte qui régnait dans la cale, Aziraphale crut entendre la voix de Blackbeard. A travers ses paupières entrouvertes, qui ne percevaient plus aucune lumière, il se dit que la raison le quittait définitivement. C’était commun lorsqu’un homme se tenait au seuil de la mort, lui avait expliqué le Père Shadwell autrefois. 


— Donne-moi un coup de main, Izzy, putain, je sais même pas s’ils sont encore vivants !   


Aziraphale sentit une main le gifler violemment. 

Était-il déjà arrivé en Enfer ? 

Si c’était le cas, inutile de se presser, se dit-il, gardant les yeux clos.  


— C’est pas le moment de le tabasser, espèce d’imbécile ! 

— C’est juste pour voir si il est vivant ! 

— Tu vois bien que oui ! Il lâche pas Crowley, bordel ! Il est accroché à lui comme une moule à son rocher… 


Satan avait-il envoyé le second et le co-capitaine le torturer pour l’éternité ? 


Il sentit qu’on cherchait à lui faire lâcher ce qu’il tenait contre lui. Cette masse chaude, mais glissante, qui sentait bon le frangipanier et dont il sentait encore le souffle s’écraser dans la toison de son torse. Crowley


Seigneur… Pitié… Sauvez Crowley… marmonna-t-il, au seuil de l’inconscience.

— Tu peux le lâcher, petit, on est là, on va vous sortir de ce trou à merde ! 


La voix éraillée d’Izzy lui parvint nettement, alors qu’il le sentait s’escrimer à déblayer des débris, accroupis à côté de lui. Avec un froncement de sourcils, Aziraphale ouvrit péniblement un œil. Il était toujours avachi au pied de l’escalier, mais Crowley n’était plus contre lui, il était dans les bras de Blackbeard. Son corps inerte était enveloppé dans une couverture. 

Le visage du co-capitaine était déformé par l’angoisse, alors qu’il étreignait farouchement Crowley, mais il lui offrit néanmoins un regard admiratif suivit d’une grimace en voyant l’Anglais se réveiller : 


— Toi et ton Dieu, vous me faites chier ! T’es un putain de fou furieux, Aziraphale, t’as intérêt à survivre parce que je vais te faire payer cher d’avoir serré mon Crowley à poils contre toi ! 


Il ne semblait cependant pas en colère, mais à la fois soulagé et inquiet, remarqua l’Anglais avant que ses yeux ne perçoivent du mouvement derrière lui. D’autres membres d’équipage descendaient la volée de marches et tandis qu’il sentait plusieurs paires de bras le soulever du sol pour le tirer enfin de l’eau salée, Aziraphale perdit connaissance…   


                                                              * * * 

    

Le soleil avait dû se lever, à moins que ce ne soit le brasier de l’Enfer que ses paupières filtraient ?  


Aziraphale essaya de remuer son corps engourdi, mais une douleur cuisante, au niveau de son épaule, le rappela à l’ordre immédiatement et il préféra rester immobile encore quelques instants. Il était confortablement installé d’ailleurs. La mort semblait l'avoir épargné finalement, s’il en croyait les contours du matelas sous son corps tourmenté… 

Les souvenirs lui revenaient par bribes à mesure qu’il sortait de sa léthargie. Un énorme navire, un abordage réussi, des cris de victoire… Puis l’eau. De l’eau partout, tombant en cascade sur son corps tandis qu’une angoisse absolue lui étreignait le cœur ! Une chevelure flamboyante, flottant autour d’un visage livide. Des écailles irisées, brillants sur une queue de sirène majestueuse. Une paire d’ailes scintillantes, semblable à celles des anges. Non… Des nageoires. De délicates nageoires dans le dos de Crowley ! L’une d’elles dépassait de son omoplate, sous une odieuse marque apposée au fer rouge, tel un trou noir, parmi la glorieuse constellation de ses taches de rousseur. 

Une nage laborieuse jusqu’à la surface, avant d’être pris au piège. Une condamnation aux ténèbres à deux doigts de la lumière… Le souvenir de son père et de ses remarques, aussi cinglantes que ses coups, avant de faire face à une douleur qui n’avait rien d’un souvenir !  

La certitude d’être séparé à jamais de Crowley, alors qu’il venait juste de percer le mystère qui l’entourait. Avant même d’avoir eu le temps de lui avouer… De lui avouer quoi au juste ?

Qu’il pouvait avoir confiance en lui. Qu’il aurait voulu devenir son ami. Qu’il aurait voulu avoir le temps de terminer sa bénédiction pour le protéger ! Qu’il aurait voulu devenir plus que son ami… 

Ses idées devenaient de plus en plus confuses pendant que son cerveau analysait l’énormité de ce qu’il avait vu. Crowley était une sirène. Une sirène ! Une créature merveilleuse de contes de fée. Peut-être était-il dangereux ? 

Il avait entendu son père raconter d’horribles histoires au sujet du Peuple de la mer… Les sirènes attireraient les humains par leurs chants à seule fin de les dévorer ! Gabriel Fell avait perdu plusieurs marins à cause de ces créatures d’après ses dires. Pourtant, Crowley n’avait rien d’un monstre et Aziraphale n’avait jamais eu peur de lui. Ses mains étaient les plus douces à s’être jamais posées sur son corps ! 

Quoi qu’il en soit, ils n’étaient pas de la même espèce, c’était un obstacle supplémentaire… 

Il s’agita. Il avait chaud. Les yeux toujours clos, il remua et sentit une couverture glisser et tomber au sol, avant d’entendre une voix, toute proche.


— Il se réveille ! 


Aziraphale sentit une main se poser sur son front. Il tressaillit et crispa ses paupières. 


— Père ? demanda-t-il d’une voix rauque, avec appréhension.

— C’est moi, Aziraphale ! C’est Stede ! Tout va bien… Tu peux ouvrir les yeux, l’encouragea le capitaine Bonnet, d’une voix douce. 


Ses traits se détendirent et il tourna sa tête sur sa droite en ouvrant un œil. Stede, le visage soucieux, était accroupi auprès de lui, un léger sourire qu’il voulait rassurant flottant sur ses lèvres. 


— Tout va bien, mon garçon, répéta-t-il. Tu es sain et sauf, tu n’as qu’une blessure dans le dos. C’est un miracle ! ajouta-t-il, alors que son sourire s’élargissait. 


Il était allongé sur le sofa de la cabine des capitaines, dos à la coursive. Stede ramassa la couverture tombée à ses pieds et en couvrit Aziraphale avec des gestes tendres et précautionneux. Aziraphale l’observait, interdit, alors qu’une odeur rassurante de thé flottant dans l’air, en même temps qu’une autre odeur. Une odeur sucrée et vanillée…


Crowley ! cria-t-il, en se redressant vivement.


Stede sursauta et devant la grimace de douleur qui déforma le visage d’Aziraphale, il plaqua une main sur son torse pour l’obliger à se rallonger : 


— Chut ! Il va bien, ne t’inquiète pas, reste tranquille ! Roach a recousu ta blessure, il ne faut pas remuer autant, tu vas t’arracher les points… 

— Mais… protesta Aziraphale, en se tortillant sur le petit canapé. Je dois le voir, je vous en supplie ! 


Avec un sourire compatissant, Stede l’aida à se redresser et cala son dos avec des coussins. Une fois à moitié assis, étourdi, Aziraphale remarqua Blackbeard, installé au bord du lit de la cabine, qui lui faisait face. Le co-capitaine fixait la chevelure auburn de Crowley et caressait son visage. Crowley semblait profondément endormi, allongé sous les couvertures et recouvert de la robe de chambre fleurie appartenant à Ed. 

Blackbeard se pencha pour poser un léger baiser sur son front, avant de se lever pour se diriger vers le sofa, dans lequel Aziraphale tenta de se ratatiner le plus possible. Toutefois, Ed vint s’asseoir délicatement au pied du canapé et rien dans son attitude ne laissait présager qu’il allait l’égorger ou le battre à mort.


— Comment tu vas, petit ? demanda-t-il, des trémolos dans la voix. 


Après un regard incrédule envers Stede, qui lui offrit un sourire encourageant, Aziraphale s’éclaircit la gorge : 


— Ahem… Je… Je vais bien. Enfin… Je crois… Merci… 

Ed observait ses mains alors qu’il les triturait nerveusement. Aziraphale sentait toute l’émotion contenue dans le cœur du co-capitaine, mais sentait aussi toute la peine qu’il avait à l’exprimer.


— Vous alliez crever dans cette putain de cale ! dit Ed, n’arrivant pas à le regarder, la voix toujours hésitante.

— Je… Oui… J’ai même pensé que vous n’étiez qu’une hallucination… avoua Aziraphale.

— T’aurais pu t’en sortir… Si t’avais laissé Crowley, t’aurais largement eu le temps de remonter sur le pont et de quitter le navire ! 


Aziraphale haussa les épaules, réprimant une grimace de douleur.


— Eh bien… Peut-être, je l’ignore… 

— Tu t’es pas dit que tu pouvais sauver ta peau ? demanda Ed, en passant nerveusement une main dans ses cheveux.


Aziraphale fit mine de réfléchir quelques instants, avant de répondre :


— A vrai dire, je n’y ai pas songé une seule minute. Crowley était inconscient, je n’allais pas l’abandonner ! 


Blackbeard se recula dans le sofa en poussant un profond soupir et jeta un coup d'œil rapide à Stede, qui l’encouragea d’un sourire, avant de poursuivre : 


— Tu l’as… Ahem… Tu l’as sorti de l’eau, n’est-ce pas ? 


Aziraphale savait où il voulait en venir. Il baissa les yeux et ses mains se crispèrent sur la couverture.


— Oui… Il était écrasé par une lourde poutre au fond de la cale, inconscient… expliqua Aziraphale, en chassant les images qui lui revenaient en tête. 

— Donc tu as vu… Tu sais ce qu’il est ! 


Aziraphale n’eut pas la force d’exprimer à voix haute ce qu’il avait vu et se contenta d’acquiescer silencieusement. 


— Et pourtant, tu as préféré rester avec lui et te condamner à mort ! Alors que tu avais le choix ? 


La voix de Blackbeard trahissait son étonnement.


— J’étais parti le chercher et je l’ai trouvé ! Je n’aurais su le laisser mourir seul… avoua Aziraphale, les yeux toujours baissés. 


Ed se leva d’un bond pour se diriger vers Crowley, en ne cessant de passer ses mains dans ses cheveux. S’il n’avait pas été aussi étourdi de fatigue et de douleur, l’Anglais aurait pu discerner ses larmes tandis qu’il piétinait nerveusement dans l’espace chambre. 

Stede se redressa pour s’asseoir dans le fauteuil le plus proche du sofa afin de verser du thé dans une tasse et pendant qu’il y ajoutait une cuillère de miel, Ed revint vers eux. Il semblait hésiter, mais après s’être glissé entre la table et le canapé, il se pencha rapidement sur Aziraphale. Tétanisé, celui-ci ferma les yeux, mais il ne sentit qu’un rapide baiser se poser sur son front. Aziraphale laissa échapper un petit couinement étonné, avant de relever la tête. 


— Tu as sauvé mon fils aujourd’hui, Aziraphale ! lui dit-il, en prenant sa tête entre ses mains pour le fixer de ses pupilles sombres. T’as désobéi à mes putains d’ordres et tu t’es glissé dans ce putain de navire maudit pour retrouver Crowley alors que je t’avais dit qu’il ne risquait rien ! Je sais pas qui t’a appris l’obéissance, mais c’est un putain de tocard parce que t’en fais qu’à ta putain de tête, petit ! 


Pétrifié, Aziraphale l’observait, les yeux ronds. La voix de Blackbeard était chargée de colère, mais cette colère était tournée contre lui-même. L’Anglais avait assez d’expérience sur le sujet pour en être sûr, néanmoins il ne se détendit que lorsque les mains de Ed le relâchèrent pour caresser les boucles blondes de son crâne un peu brusquement.  


— La prochaine fois, je te laisserai terminer tes gri-gri à la con avant d’aborder un navire ! Et ton Dieu, là… Tu le remercieras pour moi ! 


Aziraphale eut un petit sourire rassuré. Il opina :


— Je… Je n’y manquerai pas ! bégaya-t-il. 

— Une dernière chose ! aboya Ed, en pointant son index sous son nez.

— Oui, gémit l’Anglais.

— La dette que j’ai envers toi… J’aurai pas assez d’une vie pour la payer, petit con ! dit-il, en commençant à se relever. T’as regardé sa bite ? demanda-t-il soudainement, un éclat inquiétant dans l'œil. 

— P… Pardon ? s’étrangla Aziraphale.

— Tu as serré mon fils tout nu contre toi, est-ce que tu as regardé sa bite, sale pervers ? 

— Eeeeed… s'éleva soudainement la voix de Stede, qui était resté silencieux jusque-là.

— N… Non ! Vous avez ma parole ! 

— Bien… gronda Blackbeard. Merci, petit ! ajouta-t-il, en se penchant à nouveau pour poser un baiser sur son front, avant de se lever pour aller s'asseoir près de Crowley, effleurant tendrement l’épaule de Stede au passage. 


En sueur, Aziraphale tenta de s’asseoir un peu mieux dans le sofa, tandis que Bonnet lui tendait une tasse de thé : 


— Ed n’est pas très doué pour exprimer sa reconnaissance… murmura-t-il, amusé. 

— Ah oui ? Je n’avais pas remarqué… répondit aussi doucement l’Anglais, en saisissant la tasse. 


Stede sembla soudain prendre une décision :


— Tu vas dormir ici cette nuit ! Vous allez tous les deux dormir ici cette nuit ! Ed et moi nous coucherons sur des couvertures ! 


Aziraphale repensa tout à coup à la promesse qu’il avait faite à Crowley, plus tôt (dans une autre vie). Avant que sa vie ne bascule définitivement… 


— N… Non ! Je veux dire… Merci infiniment, mon Capitaine, mais je dois… Si vous le permettez, je souhaiterais dormir… Euh… Ailleurs… bredouilla-t-il. 


Stede parut étonné, mais le gratifia d’un sourire indulgent : 


— Comme tu le souhaites, mon garçon ! Mais je ne te laisserai pas partir tant que tu n’auras pas terminé ton thé et tes gâteaux… 

— Merci, mon Capitaine ! 


                                                              * * *


La nuit était tombée lorsque La Mouette entendit un léger bruit de pas de l’autre côté de la porte. Le bipède était enfin de retour ! Elle commençait à s’inquiéter de sa longue absence… La porte s’ouvrit néanmoins sur un autre bipède, à son plus grand étonnement. Le blond de l’autre jour était de retour. En moins bon état cependant… A la lueur de la lanterne qu’il tenait, il était pâle et avait les yeux cernés. Sa chemise déchirée laissait deviner un large bandage qui passait au-dessus de son épaule droite. 

Il marchait avec difficulté et semblait souffrir. Il lui offrit toutefois un large sourire lorsqu’il referma la porte discrètement derrière lui : 


— Bonsoir, mon amie ! Crowley est… Il n’est pas en état de s’occuper de toi, alors si tu le veux bien, c’est moi qui vais veiller à ce que tu ne manques de rien ! Je lui ai promis… 


La voix du bipède était douce et un sourire fugace éclaira son visage tendu à la mémoire de cette promesse qu’il venait d’évoquer. 

Après avoir vérifié que l’écuelle d’eau était correctement remplie, le bipède posa la lanterne sur la table, puis retira le drap qui couvrait le lit et s'assit lourdement sur le matelas. 

Grimaçant au moindre mouvement, il sortit un petit paquet de papier de sa poche et commença à l’ouvrir.


— Je t’ai apporté quelque chose… Tu dois avoir faim…


La mouette sauta de sa cage et s’avança doucement vers lui, alléchée par l’odeur du poisson que le bipède venait de déballer. Il posa son cadeau sur la petite table et la mouette commença à manger, ne quittant pas l’homme des yeux.

Le regard pensif, l’homme s’attarda ensuite longuement sur tous les petits objets qui décoraient la chambre, quand il repéra enfin le dessin de rossignols qu’il avait apporté avec lui la dernière fois. L’autre bipède l’avait accroché juste au-dessus de son lit et encadré avec de petites étoiles tressées en fibres végétales. Le bipède mal en point en décrocha une, émettant un faible grognement de douleur et l’examina avec soin.


— De l’écorce de saule… marmonna-t-il, fasciné. 


Lorsqu’il se releva pour remettre la petite étoile en place, La Mouette remarqua que son bandage était taché de sang dans son dos. Épuisé, le bipède soupira en s’allongeant dans le lit, se recroquevillant sur le côté gauche, pour ne pas empirer sa blessure. La Mouette grimpa à ses côtés et se blottit contre lui.


— Bonne nuit, Bentley… marmonna-t-il en la caressant, avant de presser son visage contre l’oreiller.


Bentley l’entendit prendre de profondes inspirations, avant qu’il ne s’endorme, vaincu par la fatigue et la douleur…   


                                                              * * *  


Au petit matin, le bipède s’étira en gémissant, avant de se laisser glisser à genoux au pied du lit, devant le regard incrédule de Bentley. Il récita ensuite une série d’incantations dans une langue que l’oiseau n’avait jamais entendue, puis finit par se lever en titubant. Il replaça ensuite le drap souillé sur le matelas en poussant gentiment Bentley, qui s’envola vers sa table pour grappiller les restes de poisson posés sur le papier, puis se dirigea vers la porte d’un pas chancelant : 


— A ce soir, Bentley ! Sois sage en mon absence… 


Après avoir soigneusement refermé la porte derrière lui, Aziraphale se retourna et sursauta, se trouvant nez-à-nez avec le second, qui le dévisageait en souriant, les bras croisés sur sa poitrine : 


— Je me doutais bien que t’étais ici…  

— Izzy ! Euh, je… J’étais… bafouilla l’Anglais, de plus en plus rouge.  


A sa grande surprise, le second s’approcha pour l’enlacer : 


— Merci pour Crowley, petit ! dit-il rapidement d’un air gêné. 


Aziraphale lui rendit timidement son étreinte d’une petite tape sur l’épaule.


— De rien… répondit-il, avec suspicion. 


Izzy recula et commença à l'entraîner avec lui, claudiquant à ses côtés.


— C’est l’heure de tes soins, Roach t'attend dans la cuisine ! 

— Ah ? Et, euh…

— Il va bien ! le coupa Izzy, qui semblait lire dans ses pensées. Il s’est réveillé tard dans la nuit. Il est épuisé et il a mal aux jambes, mais rien de grave ! 


Aziraphale tritura un moment sa chevalière.


— Et il, euh…

— Evidemment qu’il a demandé de tes nouvelles, crétin ! Ed lui a interdit de sortir de la cabine alors si tu veux le voir ben… Faudra que t’ailles le voir ! 

— Mais je… Je ne suis pas sûr qu’il…

— Dis pas de conneries, crétin, allez avance ! répondit Izzy en le poussant devant lui.


Ils ne croisèrent personne en allant jusqu’à la cuisine. L’équipage était occupé aux réparations du Revenge, qui, même s’il n’avait essuyé aucun boulet de canon, portait toutefois les stigmates de l’abordage, comme lui expliqua le second. Roach les accueillit avec un large sourire, en frottant ses mains contre son tablier de fortune : 


— Notre héros ! Assieds-toi, mon pote, que je regarde mon œuvre ! 


Le regard du Coq était empli d’admiration tandis qu’Aziraphale s’installait à l’envers sur une chaise. Izzy l’aida à ôter les lambeaux de sa chemise et grimaça en voyant l’état du pansement. Au moment où Roach s’apprêtait à lui retirer le bandage, une tornade brune surgit dans la cuisine et se jeta au cou d’Aziraphale, l’étouffant à moitié.


— Zira ! Mon Dieu, Zira, ce que je suis content de te voir ! Je t’ai cherché hier soir, mais t’étais pas dans ta chambre ! le réprimanda Muriel.  


Aziraphale réfréna un gémissement alors qu’il tentait faiblement de lui rendre son étreinte.


— Je… Je vais bien, Muriel… 

— Il a dormi dans la chambre de Crowley ! le dénonça Izzy, tout sourire.  

— Vraiment ? demanda le jeune homme en penchant la tête. 

— Ahem… Roach va refaire mon pansement, tu ne devrais pas rester là, la vue du sang t’incommode ! le prévint son frère, trop heureux de faire diversion.

— Ouais, c’est pas pour les femmelettes ! rigola Izzy, en tirant la langue au jeune homme.  


Après une grimace pour le second, Muriel ne se le fit toutefois pas dire deux fois et déguerpit rapidement de la cuisine, le visage livide. Izzy entreprit alors de retirer le bandage souillé qui recouvrait la blessure d’Aziraphale et il le sentit s’immobiliser dans son dos. 


— C’est dégueulasse ! finit-il par grogner. 

— Ça va… Y a juste quelques points qui ont sauté ! répondit Roach, rassurant.  

— Tu vas me refaire ça vite-fait, crétin ! Et proprement !


Aziraphale vit le second retirer une bouteille de rhum d’un placard et revenir se poster derrière lui en faisant une grimace. Il l’entendit ensuite cracher le bouchon et avant qu’il ait le temps de se préparer, il sentit l’alcool brûler son dos et étouffa un juron. Il mordit dans son poing pour faire bonne figure.


— Ah, ah ! Ne jure pas le nom de ton Dieu, ça ferait désordre ! grogna Izzy.

— Mais… Ça fait mal ! gémit Aziraphale, des larmes perlant ses paupières.

— Evidemment que ça fait mal ! Tu t’es arrangé comme il faut… 

— AIE ! hurla ensuite Aziraphale, en sentant l’aiguille lui traverser la peau. 

— Tiens-le, Izzy ! demanda Roach. 

— Bouge-pas ou je t’en colle une ! se contenta de menacer Izzy. 


L’Anglais se cramponna au dossier de la chaise et serra les dents, tandis que le Coq lui faisait trois points supplémentaires, lui faisant passer les cinq minutes les plus longues de sa vie... Izzy se pencha à nouveau vers sa blessure et grimaça.


— C’est toujours dégueulasse ! déclara-t-il, mécontent. 

— Ben… Faudra qu’il montre ça au Docteur à l’occasion… concéda Roach.  

— T’entends ça, petit ? Quand t’iras voir Crowley, tu lui montreras ton dos ! 

— Mhm… marmonna Aziraphale, plus inquiet à l’idée de revoir le pirate-sirène que par l’état de sa blessure. 

— Il est épuisé, mais il sera quand même capable de nous dire ce qu’il faut mettre là-dessus ! Refait le pansement, crétin, ajouta-t-il, à l’adresse de Roach. 


Une fois le bandage terminé, Aziraphale fut forcé de manger, malgré son manque d’appétit, par un Izzy qui, selon toute vraisemblance, avait décidé de lui prouver sa gratitude par un gavage en règle. L’Anglais mangea donc jusqu’à la nausée et ce n’est que lorsqu’il émit un rot dangereux que le second le libéra.


— T’as besoin de ta besace ? Je peux aller la chercher si tu veux ! proposa Izzy, dont l’amabilité commençait à inquiéter Aziraphale. 

— Eh bien… Oui, je vous remercie… Elle est dans ma cabine, indiqua l’Anglais, en pointant le placard sous le plan de travail. 


Un grand sourire aux lèvres, le second se leva pour aller s’engouffrer dans le placard, il en ressortit en posant fièrement la précieuse besace sur la table : 


— Hum… Y a ton encre, tes plumes et tes carnets ! Tous tes carnets… précisa-t-il, avec un clin d'œil entendu. Je t’ai pris une chemise aussi ! ajouta-t-il, en sortant un vêtement roulé en boule dans le sac.   

— M… Merci… bredouilla l’Anglais, le feu aux joues, en enfilant la chemise propre avec reconnaissance.   

— Si, euh… Si t’as besoin de quelque chose, tu peux me faire appeler, petit, repose-toi… J’ai dit aux autres de te foutre la paix ! précisa Izzy, en se dirigeant vers la sortie.


Aziraphale regarda avec stupéfaction la porte se refermer sur Izzy, puis posa un regard interrogateur sur Roach. Celui-ci se contenta de hocher les épaules, arborant un petit sourire en coin, alors qu’il commençait à aiguiser ses couteaux :


— Que veux-tu que je te dise ? Tu as sauvé Crowley.


                                                              * * *


Après un passage par la “salle de bain”, Aziraphale gagna le pont alors que le soleil était déjà haut dans le ciel. Il fut accueilli par le brouhaha de l’équipage, occupé à nettoyer le pont, ravagé par l’attaque du Morningstar. Ils relevèrent tous la tête à sa vue et Aziraphale serrant timidement sa besace contre lui, remarqua que les regards posés sur lui avaient changé. Il y avait une sorte de révérence dans les yeux des pirates. 

Certains hochaient imperceptiblement la tête, comme pour le remercier silencieusement et tous lui souriaient avec sincérité. 

Respectant l’ordre du second, aucun ne l’interpella, lui laissant l’espace et le temps nécessaire à sa réflexion, en regard de ce qu’il venait d’apprendre. 


Il tenta de s’asseoir sur le gaillard d’avant pour dessiner un peu, mais la page blanche face à lui l’effraya soudain. 

En proie aux doutes, il aurait voulu dessiner la seule chose qu’il avait en tête, mais l’idée même d’esquisser cette queue de sirène l’effrayait par la réalisation de ce qu’elle impliquait. La vraie nature de Crowley ! 

Cet être qui exerçait une fascination sur lui depuis le début… Ses sentiments naissants… 

Y avait-il quelque chose de réel dans tout cela ? 

Cette attirance n’était-elle pas que le fruit d’un envoûtement, volontaire ou non, induit par la sirène ? 

Quelles étaient les intentions de Crowley à son égard ?

Sa gentillesse, qu’il tentait vainement de dissimuler derrière une fausse nonchalance, était-elle sincère ? 

Se pouvait-il qu’il éprouve l’amour romantique, comme les humains ? 

Pouvait-il au moins expérimenter l’amour physique ? Sa condition le permettait-elle seulement ? 

Et que faisait-il avec des pirates ? Pourquoi n’était-il pas avec son peuple ? Etait-il là de son plein gré ? 

Blackbeard ne semblait pas exercer de contrainte, ni de violence à son encontre, mais quelle était cette marque dans son dos ?

Ce “S” était-il celui de Stede ? Cela expliquerait le ressentiment qu’il semblait nourrir à l’encontre du capitaine… Stede lui avait dit ne jamais avoir possédé d’être humain, mais Crowley n’était pas un être humain…Pas un être humain… Aziraphale enfouit soudainement son visage dans ses mains, en proie à une soudaine migraine.


Le flot de questions qui l'assaillit le noya aussi sûrement que l’eau dans cette maudite cale, aussi Aziraphale referma son carnet, regrettant sa saine ignorance de quand il soignait le pied du pirate, qui n’était alors… Qu’un pirate ! 

Ne trouvant aucune consolation dans la contemplation de l’océan, dont les débris du Morningstar ne cessaient de heurter bruyamment la coque du Revenge, il finit par regagner l’escalier, avec l’idée d’aller s’occuper de Bentley.  

Passant délicatement sa besace en bandoulière afin d’épargner la blessure qui lui brûlait le dos et soudain, il s’immobilisa à mi-hauteur des marches.


Face à lui sur le pont principal, Crowley déambulait lentement, le corps enveloppé dans la robe de chambre fleurie de Blackbeard, qu’il gardait serrée contre lui. Ses longues mèches flottaient au vent de part et d'autre de son visage aux traits tirés. Le pirate boitait sévèrement d’une jambe, ses pieds nus évitant laborieusement les décombres encore éparpillés sur le parquet, tandis qu’il semblait chercher quelque chose. Ou quelqu’un… 

Soudain, il releva son visage et ses yeux perçants se posèrent sur Aziraphale, figé sur sa marche, une main cramponnée à la rambarde. Ils échangèrent un long regard et l’Anglais dû lutter contre une envie irrépressible de courir vers lui pour le serrer dans ses bras, tant il était soulagé de le voir bien vivant. La raison l’emporta néanmoins sur cet élan insouciant.


Comment Crowley accueillerait-il cette démonstration ?

Qu’allait-il lui dire ? 

Le pirate partageait-il la peur que ressentait Aziraphale à l’idée des conséquences qu’impliquait le partage de ce secret ?  


Aziraphale serra la rambarde dans sa main à s'en faire blanchir les jointures. Il se sentait fiévreux et nauséeux. Il n’était pas prêt à avoir cette conversation. Pas dans cet état, pas ici, pas maintenant. Blackbeard apparut brusquement derrière Crowley, lui offrant une diversion. 

Le co-capitaine s’approcha rapidement de son fils et le prit par les épaules pour l’entraîner à l’intérieur de la cabine. Sur le seuil de la coursive, Crowley tourna une dernière fois son visage vers Aziraphale et lui offrit un sourire mélancolique avant de disparaître, suivi de près par Ed.     


Le cœur lourd, Aziraphale se précipita vers la cale et fonça droit sur la chambre de Crowley . Par chance, il ne croisa personne sur son chemin, à part les poules du Paradise Lost, occupées à picorer des miettes imaginaires dans le passage. Il referma hâtivement la porte de la cabine et fut salué par Bentley, qui vint se poser sur son épaule. 


— Bonsoir, mon amie… 


Après quelques coups de bec affectueux sur sa joue, l’oiseau retourna se coucher mollement dans sa cage tandis qu’Aziraphale s'assit lourdement sur le lit, après avoir retiré le drap de protection. 

Son dos le tirait et il avait la désagréable impression que son pansement était de nouveau souillé. Il transpirait à grosses gouttes tandis qu’il s’allongeait avec précaution sur le matelas pour s’endormir immédiatement, sous le regard inquiet de Bentley. 


                                                              * * * 


Aziraphale se réveilla aux premières lueurs de l’aube, après un sommeil encore plus agité que d’habitude. Ses rêves avaient été hantés par son père, qui n’avait cessé de le tourmenter en lui répétant qu’il aurait mieux valu qu’il meure au fond de cette cale. Lui-même n’avait cessé de s’excuser d’avoir survécu, ses propres sanglots l’ayant tirés du sommeil.

Bentley s’était blottie contre lui et Aziraphale sursauta en voyant la tête de l’oiseau collée à la sienne lorsqu’il ouvrit les yeux. 


— Seigneur… Bentley, mon amie… 


Il se redressa ensuite avec peine pour s’asseoir au bord du lit. Il était pris de vertiges, son cœur s’emballait dans sa poitrine et ses jambes flageolantes ne semblaient pas en état de le porter. Il resta un moment dans cette position en caressant Bentley, qui s’était installée sur ses genoux, puis, se sentant sur le point de s’évanouir, murmura : 


— Je crois… Je crois qu’il faut vraiment que j’aille voir notre ami commun… Cette blessure a dû s’infecter… Je vais… Lève-toi, mon amie, je vais boire un peu et ensuite, j’irai voir Crowley ! 


Après s’être écartée, Bentley observa Aziraphale tituber jusqu’à la table pour se verser un gobelet d’eau, mais lorsqu’il le porta d’une main tremblante à sa bouche, quelqu’un frappa à la porte. 


— Tout va bien, petit ? On t’a pas vu venir manger alors Roach t’as préparé une assiette ! Ouvre-moi avant que ça refroidisse ! lui demanda Izzy, de l’autre côté de la porte. 

— Cache-toi, Bentley ! arriva à chuchoter Aziraphale en se dirigeant vers la porte.


Une fois l’oiseau à l’abri sous la table, il ouvrit la porte au second, dont le visage se décomposa.    


— Aziraphale ? 


Pour toute réponse, l’Anglais s'effondra dans ses bras, inconscient, alors que l'assiette tenue par Izzy se fracassait sur le sol. 



NDA : 


Si vous avez visualisé Tom Ellis en capitaine du Morningstar, c’est normal !


Ce chapitre contient deux fanarts, dont un qui fait l’objet d’un DTIYS (draw this in your style) sur la page Instagram d’Emi. Les fanarts, ainsi que le lien du DTIYS se trouvent côté forum, sur le topic dédié à cette fanfiction. N’hésitez pas à participer, Emi et moi repartagerons toutes les participations 🧜 




                                                             

  


    



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