La rencontre fortuite

Chapitre 1 : La rencontre

3051 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 05/05/2024 17:56

La foule, dans le hall d’entrée du cinéma, était dense sans être excessive. Crowley avait clairement connu bien pire. La femme au guichet des consommations le connaissait (en vérité, elle flirtait avec lui depuis des mois) et, quand ce fut son tour, elle n’attendit pas qu’il dise quoi que ce soit, lui donnant directement son paquet de raisins enrobés de chocolat et sa boisson pétillante. Il paya, la remercia et, par pure effronterie, lui fit un clin d’œil. Il adorait la voir rougir et, puisqu’elle avait bien quinze ans de plus que lui et portait une alliance, il ne voyait pas de mal à égayer sa journée en rentrant dans son jeu.

Il chercha le panneau lumineux indiquant « The Dead Don’t Care » et, une fois repéré, il entra dans la salle et parcourut les allées jusqu’à trouver le numéro de sa place. La majorité des personnes venues au cinéma ce soir paraissaient favoriser d’autres films, car il y avait tout au plus une vingtaine de places prises. Cela ne dérangeait pas Crowley. Moins la salle était remplie, moins il y avait de chance que ça jacte durant le film.

Son fauteuil se trouvait dans la dixième rangée et pile au milieu, à l’endroit où il préférait s’asseoir. D’ordinaire, quand il y avait si peu de personnes, elles se dispersaient dans toute la salle. À sa grande surprise, il découvrit pourtant qu’un homme occupait le siège voisin du sien. Après observation, néanmoins, Crowley ne s’en plaignait pas. L’inconnu était beau à se damner. Il portait un ensemble marron si clair qu’il apparaissait presque couleur crème et, sous ses cheveux bouclés d’un blond quasiment blanc, il possédait les traits les plus doux que Crowley ait jamais vu. Non, être assis pendant deux heures à côté de cet homme n’avait rien d’une épreuve. Peut-être pourrait-il même engager la conversation. En fait, il se dit que c’était précisément ce qu’il allait faire.

Crowley rejoignit sa place et, quand l’homme leva les yeux vers lui, il lui adressa un sourire. L’inconnu semblait un peu anxieux, mais sourit malgré tout à Crowley en retour.

— Salut, dit celui-ci. Je peux m’asseoir là ?

— Oh, oui, oui bien sûr ! 

Merde alors, même sa voix était très agréable.

Crowley s’assit, posa sa boisson dans le porte-gobelet, puis lança des regards discrets à son voisin. Son profil s’avérait tout simplement superbe, et il savait qu’il allait passer le film à l’observer à la dérobée. L’homme paraissait cependant toujours nerveux, et Crowley se dit que c’était l’occasion de briser la glace.

— Vous venez souvent ici ? demanda-t-il.

Il grimaça aussitôt en songeant que ce devait être la phrase de drague la plus lamentable et la plus éculée de toute l’histoire. 

Son voisin lui adressa néanmoins un sourire.

— Non, j’ai bien peur que non. Cela fait des années que je n’ai pas vu un film au cinéma.

— Vraiment ? Qu’est-ce qui vous a fait choisir ce film-là ?

— Je suis venu soutenir mon meilleur ami.

— Ah ouais ? Mais il n’est pas avec vous ?

— Il ne pouvait pas venir. Il est en tournée de promotion et je voulais voir le film avant son retour. Il joue dans le film, vous comprenez. C’est son plus grand rôle jusqu’à présent, et nous espérons tous que cela propulse sa carrière, comme on dit.

— C’est pas vrai ? S’exclama Crowley avec un intérêt sincère. C’est qui, votre meilleur ami ?

— Graham Fitzgerald.

— Sympa ! Il a pas mal buzzé en effet.

— J’espère que c’est bon signe.

Crowley lui adressa un sourire qu’il espérait charmeur.

— On va pouvoir le constater par nous-même, pas vrai ?

L’inconnu sembla pris de court mais lui sourit aussi et... bordel de merdeIl était séduisant.

L’homme se retourna vers l’écran et Crowley se dit qu’il ferait sans doute mieux d’en faire de même. L’écran affichait une de ces anecdotes, comme toujours avant les films, et Crowley n’y prêtait aucune attention. Il essayait de réfléchir à une manière de reprendre ce petit match de tennis verbal qu’il jouait avec son superbe voisin.

Finalement, il se décida :

— Je ne savais pas, ça, dit-il en se tournant vers lui.

Un mensonge éhonté, mais personne n’avait besoin de connaître ce détail.

— Vous le saviez, vous ? Continua-t-il.

— Savoir quoi ?

— Que le nom de Jason dans Vendredi 13 aurait dû être Josh.

— Oh ! Non, je l’ignorais.

— Pareil. Et j’en connais un rayon sur les films d’horreur.

— Oh, impressionnant, dit l’homme, les mains crispées sur les accoudoirs.

Crowley le regarda avec inquiétude.

— Vous allez bien ?

— Oui, oui, au poil. C’est que… je n’apprécie pas vraiment les films d’horreur.

Crowley le dévisagea un moment, perplexe.

— Vous savez que c’est un film d’horreur qu’on va voir, pas vrai ? The Dead Don’t Care, je veux dire ?

— Eh bien, oui, j’en suis conscient, mais je souhaitais vraiment venir pour soutenir Fergus…

Crowley fronça les sourcils d’incompréhension.

— Fergus ?

— Mon meilleur ami, celui qui joue dans ce film.

— Je croyais qu’il s’appelait Graham ?

— Il s’agit de son nom de scène. J’utilise Fergus, son deuxième prénom. Il n’y a que sa femme et moi qui l’appelons ainsi.

— Oh, je vois, répondit Crowley, soulagé d’apprendre l’existence de cette épouse.

Cela signifiait que Graham / Fergus n’était pas une menace, et il appréciait de savoir cela. Il lui fallait toutefois découvrir si cet homme était célibataire… et queer, aussi.

— S’il ne pouvait pas venir au cinéma avec vous, pourquoi ne pas venir avec votre copine ?

— Oh, non, non, je n’ai pas de petite amie.

Crowley eut un soupçon d’espoir.

— Votre femme ?

— Non, je n’en ai pas non plus.

— Petit-copain ? Mari ?

— Plus probable, mais non plus, sourit son voisin.

— Ah, c’est une bonne nouvelle, ajouta Crowley en jouant le tout pour le tout.

L’homme lui adressa un sourire hésitant.

— Ah oui ?

— Eh bien, oui. Je ne pourrais pas vous draguer si vous étiez déjà en couple.

— Oh, comme vous y allez, rougit l’inconnu.

Crowley eut un petit rire puis reprit la parole :

— On a parlé de votre meilleur ami mais… si je peux me permettre, quel est votre nom à vous ?

— Aziraphale. Aziraphale Fell.

— Anthony Crowley, dit celui-ci en tendant la main. Mais vous pouvez juste m’appeler Crowley.

Aziraphale lui serra la main avec un petit sourire et, bon sang, Crowley sentit un fourmillement remonter son bras et parcourir son dos. Impossible de le nier désormais… il ressentait une attirance évidente.

— Heureux de vous rencontrer, Crowley.

Aziraphale écarta sa main et Crowley eut envie de bouder.

— Moi aussi.

Il chercha quelque chose à ajouter, si possible avec un trait d’esprit, mais fut interrompu par un bruit fort quelque part à proximité. Aziraphale fit un bond et, mal à l’aise, se cramponna de nouveau aux accoudoirs.

— Alors… vous n’aimez vraiment pas les films d’horreur ? Questionna Crowley.

— Je crains que non, pas du tout. Je n’aime pas avoir peur, vous comprenez. C’est le cas depuis mon enfance. Mais je ferai très attention à ne pas vous déranger.

— Vous ne dérangez pas. C’est simplement que je n’aime pas l’idée que vous passiez un si mauvais moment devant le film.

— Oui, mais… ce qu’on ne ferait pas pour nos amis, vous savez.

Crowley eut une bouffée d’inspiration et se sentit particulièrement futé.

— Vous savez quoi ? Si vous avez peur ou, je ne sais pas, si vous commencez à paniquer, vous pouvez vous agripper à moi.

— Oh, je n’oserai jamais vous ennuyer alors que vous regardez le film…

— Ca ne me gênerait pas du tout. Vous pouvez attraper ma main, ou mon bras, ce que vous préférez. Je sais que j’ai l’air plutôt maigrichon, vu comme ça, mais si vous voulez vous cacher derrière mon épaule, je pense que ça reste suffisant pour couvrir vos yeux.

— Je ne vous trouve pas maigrichon.

— Ah non ?

Aziraphale baissa la tête en rougissant :

— Je vous trouve plutôt charmant.

Crowley roula des mécaniques, fier comme un paon.

— En tout cas, personne ne devrait être seul devant un film d’horreur, déclara-t-il. En particulier si on n’apprécie même pas ça. Si vous avez peur et que vous voulez vous agripper à moi, je serai honoré d’être votre soutien émotionnel en ces temps difficiles.

Aziraphale eut un petit rire.

— Oh, vous êtes ridicule, très cher.

Crowley lui adressa un large sourire, espérant toujours être charmeur. Il réfléchissait à quoi dire ensuite quand les lumières s’éteignirent, les contraignant à se retourner vers l’écran. Crowley garda ses mains sur ses genoux en faisant très, très attention à ce qu’elles restent visibles au cas où Aziraphale voudrait s’accrocher à lui. S’ill n’appréciait pas l’idée que son voisin soit effrayé, il aimait vraiment l’idée d’être capable de le rassurer. Et de le toucher. Cette idée-ci était particulièrement attrayante.

Le film commença et, comme presque tous les films d’horreur, le début fut plutôt tranquille. Il s’agissait d’un groupe d’amis : deux couples et un cinquième qui tenait les chandelles, et tous les cinq allaient passer la nuit dans un hôtel. Un des membres du groupe mentionna la rumeur selon laquelle l’hôtel était hanté, mais, telle que le veut la tradition de ces films, personne ne le prit au sérieux et ils s’y rendirent ensemble pour la nuit.

Crowley mourait d’envie de parler à Aziraphale et il se pencha pour dire tout bas :

— Tout va bien jusqu’ici ?

— Jusqu’ici, oui, répondit son voisin dans un murmure, avant de lui adresser un petit sourire et de se retourner vers le film.

Crowley l’observa encore un peu, mais Aziraphale semblait aller bien, ce qui était en même temps génial et contrariant. Crowley ne savait cependant que trop bien la tournure qu’allaient prendre les événements. Comme toujours.

Peu après leur arrivée à l’hôtel, des choses dérangeantes commencèrent à survenir, et Crowley ne cessait de jeter des regards en coin vers Aziraphale. Ce dernier semblait tendu, enfoncé dans son siège, et Crowley ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter pour lui. Tout en suppliant l’univers pour qu’Aziraphale saisisse l’offre qu’il lui avait faite.

Son vœu fut exaucé quand arriva le premier jumpscare, vingt minutes après le début du film. Un visage horriblement défiguré apparut tout à coup dans le miroir et Aziraphale s’accrocha à l’avant-bras de Crowley, les doigts s’enfonçant dans sa chair.

— Oh ! Oh, je suis désolé, dit-il alors en le lâchant.

— Ça ne me dérange vraiment pas, répondit Crowley.

Il était sur un petit nuage. Si Aziraphale paniquait déjà et se cramponnait à lui, il y avait toutes les chances que ce ne soit pas la dernière fois. 

Deux minutes plus tard eut lieu un autre jumpscare et Aziraphale se couvrit les yeux.

— Ca va aller ? questionna Crowley.

Aziraphale lui adressa un sourire ébranlé.

— Bien sûr. On ne peut mieux.

Il se retourna ensuite vers le film et Crowley en fit de même.

Les scènes effrayantes se multiplièrent et Aziraphale agrippait la main de Crowley presque à chaque fois. Ce qui le ravissait, et il s’assurait que sa main reste à portée. Quand Aziraphale s’y cramponnait, il serrait sa propre main d’un geste rassurant, et sentait toujours une pointe de déception quand Aziraphale le lâchait.

La sixième fois, Aziraphale lui prit la main en détournant la tête et Crowley décida d’agir, cette fois. Quand la scène en question prit fin, il réarrangea leurs mains pour que leurs doigts soient entrecroisés.

— Pourquoi on ne gagnerait pas du temps ? souffla-t-il à son voisin avec un sourire.

Aziraphale eut l’air stupéfait, puis lui rendit son sourire.

— C’est une idée merveilleuse, répondit-il.

Crowley avait le sentiment qu’il pouvait s’envoler s’il le souhaitait.

Les scènes effrayantes continuaient et Aziraphale serrait la main de Crowley à chaque fois, assez fort pour que c’en soit douloureux. Mais Crowley s’en fichait. Il passait son pouce sur le dos de la main de son voisin et murmurait des paroles réconfortantes. À chaque fois, Aziraphale le remerciait par un sourire et se retournait vers l’écran. Il semblait néanmoins que plus le temps passait, plus il revenait au film avec réticence.

Quand le premier meurtre eut lieu, Aziraphale émit un couinement et, au grand plaisir de Crowley, se tourna pour enfouir le visage contre son épaule. Crowley ne put s’empêcher de sourire, ravi de cette évolution. À cette distance, il pouvait sentir l’odeur de son voisin et cela ressemblait fort à l’idée que Crowley se faisait du paradis. C’était grisant.

Aziraphale releva la tête et s’empressa de présenter ses excuses.

— Il n’y a pas de mal, l’angelot, dit-il en lui souriant.

— L’angelot ?

Il se sentit rougir.

— Euh, ouais. Ca semblait juste approprié.

Cela eut l’air de plaire à Aziraphale, qui se tourna vers l’écran avec hésitation. Crowley ne pouvait s’empêcher de le contempler au lieu de suivre le film, mais il finit par reporter son attention sur l’écran.

Au deux tiers du film, Graham / Fergus connu une terrible et effroyable mort et, à nouveau, Aziraphale enfouit son visage dans l’épaule de Crowley.

— Dites-moi quand c’est terminé, s’il vous plait.

Crowley regardait l’écran, mais toute son attention était dirigée vers Aziraphale. Bon sang qu’il sentait divinement bon. Et soudain, Crowley eut une idée.

— Hé, l’angelot, maintenant que le personnage de votre ami est mort, que diriez-vous de partir ?

Aziraphale eut l’air horriblement hésitant.

— Je crois que vous avez raison. Je n’ai plus aucune raison de rester désormais. Merci pour tout.

Crowley laissa échapper un bruit d’incrédulité.

— Je viens aussi.

— Oh, murmura Aziraphale avec surprise, bien qu’il tienne toujours la main de Crowley. Vous n’êtes pas obligé.

— Je sais, répliqua Crowley en souriant de toutes ses dents. Allons-y.

Il se leva en premier, sans lâcher la main d’Aziraphale, et ce dernier se remit rapidement sur pieds. Crowley était aux anges qu’ils continuent de se tenir la main, et fut encore plus heureux que ce soit toujours le cas alors qu’ils arrivaient dans le hall. Il ne manqua pas de remarquer le coup d’œil de la femme au comptoir des consommations, mais il n’en avait sincèrement rien à faire. Hors de question qu’il lâche Aziraphale s’il n’y était pas obligé.

Il fut donc consterné quand Aziraphale le lâcha après quelques secondes, l’air penaud.

— Merci infiniment, très cher. Je vous en suis très reconnaissant.

— Le plaisir était pour moi, l’angelot.

C’était peut-être la phrase la plus sincère qu’il ait prononcée de sa vie.

Aziraphale lança un regard au-dessus son épaule en direction de la porte.

— J’imagine que je dois partir...

— Je peux venir avec vous, laissa échapper Crowley sans avoir eu le temps d’y réfléchir.

— Oh non, très cher, vous n’êtes pas obligé. Je suis sûr que vous êtes impatient de retourner à l’intérieur...

— Nan, fit Crowley. Quand on a vu un de ces films, on les a tous vus. Et j’ai l’impression que vous auriez bien besoin d’un truc pour vous requinquer après ça. Pour vous changer les idées.

Aziraphale lui adressa un petit sourire.

— Ce serait bienvenu, en effet.

Le cœur de Crowley s’emballa.

— Il y a un pub en face, dit-il. Vous voulez venir boire un verre avec moi ? Un verre ordinaire et pas-du-tout-effrayant ?

— Êtes-vous… m’invitez-vous à boire un verre avec vous ? Ou m’invitez-vous à boire un verre avec vous ?

Crowley avait l’impression que son cœur allait sortir de sa cage thoracique.

— Ce que vous préférez. Je veux dire, j’ai un espoir, mais je serai heureux de me contenter de savoir que vous allez bien et que cette expérience ne vous a pas traumatisé.

Aziraphale parut perplexe un moment, puis afficha un sourire rayonnant devant lequel Crowley failli tomber à la renverse.

— J’en serai ravi, déclara Aziraphale.

Sans savoir comment, Crowley parvint à tenir droit sur ses pieds. Se sentant envahi d’un courage sans précédent, il se tourna et offrit son coude.

— Venez, mon ange. Le Dirty Donkey nous attend.

Aziraphale laissa échapper un petit rire et glissa sa main sur le coude de Crowley. Celui-ci ne put s’empêcher de se pavaner alors qu’il escortait Aziraphale hors du cinéma.

Laisser un commentaire ?