In giardino veritas

Chapitre 1 : In giardino veritas

Chapitre final

3572 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 10/05/2025 18:11

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum de fanfictions.fr de mai - juin 2025 : Les pissenlits par la racine






Il était une fois, par-delà monts et vallées, un petit royaume calme et prospère, à l'abri des regards et des convoitises. Il avait pour nom Eastgate Kingdom.

Le roi Gabriel et la reine Agnès y coulaient des jours paisibles, entourés de leurs sept enfants. Tous des garçons. Anthony était l'aîné, puis venaient Newton, Terry, Arthur, Thaddeus, Brian, et Warlock le petit dernier. Enfin le petit... Le benjamin de la famille atteignait déjà ses quatorze ans. Le ciel avait voulu, dans sa grande générosité, qu'Agnès enfante chaque année depuis son mariage. Ainsi les naissances s'étaient succédé à un rythme aussi soutenu que les ardeurs du roi, avec à la clé, chaque fois, un beau bébé débordant de santé et d'énergie. Par bonheur, une nourrice prêtait main forte à la reine dans les multiples rôles qu'impliquait la fonction de mère. Nanny Maggie n'était pas de trop pour nourrir, surveiller et éduquer la marmaille. Cependant, après la septième grossesse, Agnès avait dit stop. Aussi conservait-elle dans la bonnetière de sa chambre à coucher une réserve toujours suffisante d'ergot de seigle en poudre et d'armoise séchée, afin de parer à toute nouvelle conception intempestive.

Par ailleurs, le couple royal pouvait compter sur l'aide précieuse d'un jardinier, d'une cuisinière et d'une chambrière, qui complétaient l'équipe des domestiques.


Mais voilà que Gabriel s'était mis en tête qu'il était temps pour Anthony de s'établir. « Pour quoi faire ? » se demandait l'intéressé. L'existence qu'il menait au château familial lui convenait à merveille.

Le prince allait fêter très bientôt son vingtième anniversaire. Fin et élancé, de belle prestance et d'un naturel plutôt solitaire, il appréciait néanmoins les visites ponctuelles des seigneurs du voisinage accompagnés de leur famille. Il s'était lié d'amitié avec une poignée de jeunes nobles, garçons et filles, invités pour une partie de chasse, une garden-party ou une visite informelle, et trouvait parfois de l'agrément auprès de l'un ou l'une d'entre eux. Il ne manquait jamais, à cette occasion, de leur faire visiter sa serre personnelle, où il cultivait les plantes les plus délicates et capricieuses, et son atelier, où il s'adonnait quotidiennement au maniement des pinceaux.


Car c'étaient là les deux passions d'Anthony : l'horticulture et la peinture.

Il avait un don inné pour réussir à faire pousser les plantes les plus difficiles, et se montrait particulièrement fier de ses orchidées Habenaria rhodocheila et de sa collection de Dionaea muscipula, la dionée attrape-mouche, une carnivore de toute beauté mais si exigeante pour sa nourriture ! Il avait entendu dire que ces dames appréciaient qu'on leur parle, et c'est pour cette raison qu'il lui arrivait assez souvent de leur hurler dessus. On pouvait alors l'entendre vociférer à des lieues à la ronde. Ces efforts vocaux portaient leurs fruits, manifestement : il avait les plantes les plus luxuriantes de tout le royaume.


Pour la peinture, son idée fixe portait un nom : La Joconde. Il l'avait peinte à la manière naturaliste, pointilliste, impressionniste, fauviste, cubiste, puis baroque, rococo et art nouveau. Sa lubie actuelle se focalisait sur le pop art. Bien sûr ça n'allait pas toujours selon son gré, et il lui arrivait aussi de déverser des torrents d'insultes sur ses innocents pinceaux, ou de fracasser au sol une toile qu'il jugeait ratée. Doué, oui ; patient, non. Ses œuvres ornaient déjà tous les espaces disponibles sur les murs de la demeure familiale, et les parents se demandaient avec inquiétude quand « ça lui passerait ».


N'ayant d'autre choix que de céder aux instances de son père, il commença de préparer son périple. Il confia ses plantes bien-aimées à son frère Warlock, qui semblait pourvu lui aussi de nombreux dons dans toutes sortes de domaines. Quant à la Joconde, elle attendrait. « Va, et ramène une jolie princesse » lui avait commandé le roi. La reine, qui connaissait son fils mieux que personne, n'aurait pas parié sur l'issue de cette quête. Mais bon.

Par un beau matin d'été, le prince rassembla quelques effets dans un sac, prenant soin d'emporter plusieurs paires de lunettes de soleil, car il souffrait de photophobie depuis la naissance. Le médecin de famille avait longuement observé ses yeux, très inhabituels, et avait incriminé la forme particulière de ses pupilles, qui se résumaient à deux fentes verticales dans des iris étonnamment ambrés. Il n'excluait pas que le prince puisse guérir spontanément, un jour ou l'autre, va savoir.

Puis le jeune homme s'en alla seller Bentley, son fidèle étalon Minorquin, qui piaffa joyeusement à son entrée dans l'écurie, pressentant une bonne balade.

Et les voilà tous deux partis sur les chemins.


La première personne qui croisa la route d'Anthony fut une très jeune femme, fort jolie. Vêtue sobrement d'une robe simple et modeste, elle n'avait pas plus de quinze ans, assurément. Sa peau mate, la finesse de ses traits, l'éclat de son sourire et l'étincelle de ses yeux attiraient le regard de manière irrésistible. Elle portait à son bras un grand panier d'osier tressé, d'où dépassaient tiges, fleurs et feuillages. Anthony s'arrêta pour la saluer :

– Le bonjour, damoiselle. Qui êtes-vous donc, et que faites-vous par les chemins de nos campagnes ?

– Je me nomme Nina, et je cueille en bordure des sentiers des simples pour ma mère, qui prépare ainsi moult remèdes pour les bonnes gens du voisinage. Elle-même est affectée en ce moment par une toux opiniâtre et m'a chargée de lui rapporter de la pulmonaire pour s'en faire des tisanes.

– Vous semblez bien jeune, quel âge avez-vous ?

– J'ai vingt-cinq ans ans, Monsieur.

– Ah ça, par tous les diables ! Vous ne les faites pas. Vous paraissez si jeune et jolie... Quel est donc votre secret ?

– Un bain hebdomadaire dans le lait de notre ânesse. Des macérations de fleurs fraîches de lys blanc et de pâquerettes dans de l'huile d'œnothère pour préserver la jeunesse du visage.

– Ça marche du feu de Dieu, dites-moi !

– Oui Monsieur. Mais cela ne durera qu'un temps, je le crains. Les années finiront pas me rattraper. Rien ne dure éternellement, pas plus jeunesse que beauté. Je finirai inexorablement voûtée, ridée et cassée de partout, comme tout un chacun.

– Ne dites pas cela !

– Par ailleurs, poursuivit Nina, la plastique est chose trompeuse, qui jamais n'égalera la beauté du cœur. J'ai une tante, voyez-vous, la sœur de ma mère, qui est religieuse au couvent Notre-Dame du Boisfleury. Elle a fait don de sa vie à Dieu Tout-Puissant et tous les Saints, et prie chaque jour pour le pardon de nos péchés et pour notre salut éternel. Son âme est plus belle qu'aucun visage humain ne le sera jamais. Elle a tout mon respect et mon admiration.

Anthony resta songeur un long moment. Il aurait volontiers ramené cette princesse au château, mais ce qu'elle venait de lui dire le perturbait inexplicablement.

Déjà le soir tombait, il était temps de faire halte.


Pendant ce temps-là, au château, Mr Tyler récoltait au potager une partie du dîner. Il prévoyait pour ce soir un plateau de Raphanus sativus et leur crème de lait barattée (autrement dit des radis beurre). Le jardinier, dont personne ne connaissait le prénom exact – tout au plus les initiales R.P. – était un fin lettré, qui savait le grec et le latin. Il se faisait fort de connaître le nom savant de tout ce qui poussait dans son jardin, et ne manquait jamais d'en faire étalage. Autodidacte, il se montrait aussi fier de sa culture littéraire que de ses cultures potagères, ce qui ne servait pas à grand-chose, car l'érudition ne se mange pas en salade. Mais enfin, on lui passait cette inoffensive lubie tant il est vrai qu'il avait la main verte et que tout ce qu'il semait ou plantait réussissait à croître à merveille. Le roi et la reine, amusés, s'étaient même pris au jeu, et il n'était pas rare de les voir s'entretenir tous trois des caractéristiques de diverses variétés de cucurbita ou de brassica.


Le lendemain, le prince rencontra un équipage de deux chevaux, l'un monté par un jeune homme à la mise raffinée et la moustache conquérante, l'autre chargé de lourds ballots protégés par d'antiques couvertures. Il salua le cavalier en ôtant ses lunettes :

– Holà, noble voyageur ! Que fait donc un homme si distingué à courir ainsi les forêts avec son chargement ? Et quelles marchandises transportez-vous donc ?

– Je suis Tim Brown, répondit le globe-trotter, et ces marchandises sont des tapis persans parmi les plus délicats qui soient au monde. Je vais par les royaumes les proposer aux plus nobles familles. Ce sont des pièces d'une texture et d'une brillance incomparables, chacune d'elles tissée des fils de soie les plus luxueux qui existent.

– Oh ! Vous devez être fort riche alors...

– Si fait. Je viens du royaume de Saint Maclou, où mon arrière-grand-père a fondé sa fabrique du même nom, mondialement reconnue maintenant. Il a commencé en EIRL, savez-vous ? À l'heure où je vous parle, je suis à la tête d'une incommensurable fortune, et l'entreprise est cotée au CAC 40.

– Que me contez-vous là ? Je ne comprends guère tous ces termes abrégés.

– L'EIRL est une Entreprise Individuelle à Responsabilité Limitée, expliqua patiemment le riche marchand. Et le CAC 40, c'est le Cercle Amoral des Crapules, qui sont – pour les plus prédateurs – au nombre de quarante, comme les voleurs d'Ali Baba, conclut-il dans un sourire carnassier.

– Vous m'intéressez, répliqua Anthony. Mon père m'envoie quérir une princesse. Une telle personne se doit d'être riche, n'est-ce pas ? Je serais bien tenté de vous ramener à Eastgate...

– Je ne vous le conseille pas.

– Et pourquoi donc ?

– Je serai direct : l'opulence des uns est bâtie sur la misère des autres, c'est bien connu. Et peu me chaut, tant que j'accumule toujours plus d'or. Plus j'en ai, plus il m'en faut, c'est plus fort que moi. Je ne suis pas un parti enviable pour un jeune homme tel que vous qui, je le devine à votre regard, privilégie le bonheur de sentiments partagés plutôt que l'abondance de biens matériels.

Anthony remis prestement ses lunettes fumées, mortifié d'être ainsi percé à jour par un inconnu, et répondit :

– En tout cas, votre franchise vous honore. Je vous souhaite bon vent et bonne étoile.

– Merci, j'en ai besoin aussi. Car nul n'est à l'abri d'un revers de fortune, ou même d'un krach boursier...


Pendant ce temps-là, au château, Justine, la cuisinière, préparait pour le dîner un potage à base d'Allium porrum et de Solanum tuberosum, une bonne vieille soupe de poireaux pommes de terre, que Mr Tyler lui avait rapportés en citant fièrement les noms. Elle avait levé les yeux au ciel en soupirant, puis s'était attelée à l'épluchage des légumes.


Après une nuit de repos dans une auberge pour Bentley et lui, Anthony reprit son périple au hasard des routes.

Il croisa alors le chemin d'une jeune fille, vêtue d'une somptueuse robe écarlate rebrodée de fils d'or, avec d'amples manches, une large ceinture qui soulignait sa taille fine et une traîne qui balayait le sol. Sur ses cheveux noirs corbeau, agencés en une coiffure compliquée, hérissée de baguettes et parée de rubans, était posée en équilibre précaire une couronne ouvragée qui lançait alentour ses reflets d'or.

– Mes hommages, ma dame, l'apostropha respectueusement le prince. Jamais ne vous ai rencontrée dans les parages. Ce fût advenu que je n'aurais pu l'oublier, ajouta-t-il galamment, car il avait de l'éducation. Qui êtes-vous donc ?

– J'ai nom Mademoiselle Cheng, lui répondit la jeune femme.

– Par le ciel ! Vous ressemblez à une princesse ! Est-ce le cas ?

– Si fait, Monseigneur. Je suis l'une des dernières descendantes de la dynastie Ming (que Bouddha veille sur les mânes de mes ancêtres) dont l'infinie sagesse règne encore sur l'Empire du Milieu.

– Vous ne pouviez pas mieux tomber ! Je suis justement à la recherche d'une princesse et...

– Oh ! Vous savez, c'est très surfait tout ça.

– Je vous demande pardon ?

– C'est toujours un hasard. On ne choisit pas. C'est comme si un dieu jouait aux dés avec l'univers, ou à tout autre jeu ineffable de son invention, sans vous expliquer les règles. Je suis née princesse de haut lignage comme j'aurais pu naître misérable. Vous me voyez richement parée, tout comme j'aurais pu aller en guenilles, que vous n'auriez pas daigné me jeter un regard. Pensez-y un instant.

C'est peu dire que les paroles de la jeune femme le plongèrent dans un abîme de perplexité.

– Vous avez sans doute raison, admit-il au bout d'un long moment. Mais alors, que me conseillez-vous ?

– Écoutez votre cœur. Il saura vous adresser un message quand vous aurez trouvé « votre » princesse.

Il salua la demoiselle et poursuivit son chemin, tout en méditant ces sages conseils.


Il avait rencontré une jeune femme jeune et jolie, un jeune homme riche et puissant, une demoiselle de noble naissance. Chacune ou chacun aurait fait une princesse acceptable aux yeux de son père, il lui semblait. Mais la beauté est éphémère, la richesse est incertaine, et le lignage un hasard. Et puis, à chaque fois, il manquait quelque chose... Pardi ! Il manquait l'élan du cœur.

Il prit congé de la demoiselle et ordonna un demi-tour à Bentley, décidé à rentrer bredouille dans sa famille. Il prépara tout au long du trajet les meilleures explications possibles pour son père. Quand, à son retour, il lui narra ses trois rencontres, le roi se montra fataliste. Tout au plus sourcilla-t-il brièvement à l'évocation du riche marchand...

– Le temps ne presse pas, déclara-t-il. Tu pourras repartir en quête plus tard. Je suis sûr que le monde regorge de princesses, sans aucun doute en trouveras-tu une à ton goût, prête à nous donner un fier et robuste héritier !

Il était persuadé que l'attrait de son fils pour les garçons « lui passerait », tout comme sa peinture. Agnès se gardait bien de lui faire remarquer qu'Anthony demeurait un acharné du pinceau.


Ce soir-là l'orage menaçait. Il avait fait très chaud toute la journée, et des gros nuages noirs s'amoncelaient là-haut. Tous se mirent à l'abri dans la grande salle à manger du château. Il était temps, déjà des cascades de pluie se déversaient au-dehors, on apercevait par les étroites fenêtres des éclairs zébrant le ciel sombre tandis que grondait le tonnerre. C'est alors que, dans une accalmie, on entendit le heurtoir frapper à la lourde porte de chêne.

– Qui peut-ce être ? Muriel, va voir !

Muriel était la chambrière du logis. Le roi l'avait prise à son service pour obliger un couple de seigneurs de leurs amis, qui cherchaient à placer la fille de leur cuisinière. Elle était toute jeune encore, et parfois un brin maladroite. Mais il faut bien que le métier rentre.

– C'est un gueux, Sire, qui demande asile.

– Muriel ! On ne parle pas ainsi des gens ! la tança la reine. Fais entrer cette... hem... personne.

Se tenait à la porte un jeune homme vêtu d'un habit que l'on devinait beige clair sous les traces de boue, les cheveux blonds presque blancs dégoulinants de pluie. Ses chaussures trempées laissaient échapper des flaques à chacun de ses pas comme il entrait dans la salle à manger, en se tordant les doigts d'un air gêné. Malgré sa mise piteuse, il rayonnait du soulagement d'avoir trouvé à s'abriter, un grand sourire animait son visage, et une brassée d'étoiles illuminait ses yeux d'un bleu limpide. Chacun était impressionné par cette apparition.

– Monsieur. À qui ai-je l'honneur ? s'enquit Gabriel

– Je me nomme Zira, répondit le nouveau venu en s'inclinant respectueusement.

– Je vous en prie, continua le roi, soyez des nôtres et acceptez le gîte et le couvert en notre château. Muriel va allumer un bon feu où vous pourrez vous sécher et vous réchauffer, puis vous partagerez notre repas et passerez la nuit ici. Il ne sera pas dit que le roi d'Eastgate aura refusé l'hospitalité à une « princesse » telle que vous !

– Oh ! C'est ainsi que l'on me surnomme parfois, fit l'invité dans un sourire malicieux, en coulant un regard charmeur en direction du prince.

Las ! Anthony semblait tout à coup privé de l'usage de ses cordes vocales, et paralysé près de la table. Il ne parvint ni à faire un geste ni à prononcer un mot, tandis que Muriel s'activait dans la cheminée. Zira, déjà très à l'aise, s'était proposé pour l'aider.


Une éternité plus tard, ils se mirent tous à table. Justine avait ce soir-là préparé des poulardes rôties, accompagnées d'une purée de panais rehaussée de muscade et de girofle. Par le ciel ! C'était un spectacle que de voir Zira mordre à belles dents dans sa cuisse de poularde ! Il en poussait des soupirs de contentement après chaque bouchée. Anthony ne toucha guère au contenu de son assiette, fasciné qu'il était par la vue de leur hôte qui s'adonnait à la gourmandise avec une ferveur candide, les lèvres luisantes de graisse, les paupières à demi fermées, perdu dans sa dégustation. Le roi, la reine et les six autres garçons mangeaient eux aussi de bon appétit.

– Tu n'as pas faim Anthony ? demanda Agnès, à qui l'embarras de son fils n'avait pas échappé.

– Ngk... réussit à bafouiller l'interpellé.


Cependant, une idée avait germé dans l'esprit de Gabriel. « Princesse », vraiment ? Sitôt le repas terminé (une véritable torture pour le prince), le roi fit venir son jardinier et lui glissa discrètement à l'oreille, tandis que tous s'installaient devant l'âtre pour la veillée, et que Muriel préparait une chambre pour leur invité :

– Va me chercher au jardin un grain de pisum savitum.

Mr Tyler s'acquitta rapidement de sa mission, remit le grain à Gabriel qui, sous un fallacieux prétexte, abandonna un moment la compagnie. Il manda Muriel, et tous deux entrèrent dans la chambre prévue pour Zira. Il posa ensuite le grain dans l'angle de la pièce prévue pour le couchage, et ordonna à la chambrière d'empiler par-dessus vingt matelas de laine, puis encore vingt édredons douillets garnis de plumes d'eider. C'est là que leur hôte devait dormir cette nuit-là. Le roi en riait dans sa barbe tout en racontant cette ruse à son épouse...


Au matin, ils se retrouvèrent tous autour de la grande table, devant un bol de lait fumant et de réconfortantes tartines de pain. Anthony avait eu du mal à trouver le sommeil, la tête enflammée de pensées plus ou moins inangéliques.

– Avez-vous bien dormi ? s'enquit la reine auprès de Zira.

– Affreusement mal, si je puis me permettre, à peine si j’ai fermé l'œil de toute la nuit ! Dieu sait ce qu'il y avait dans ce lit. J'étais couché sur quelque chose de si dur que j'en ai des bleus sur tout le corps ! Quel supplice ! répondit-il avec gêne, relevant sa manche pour dévoiler sa peau parsemée d'hématomes violets.

Le prince compatit aussitôt en imaginant d'autres ecchymoses douloureuses sur ses épaules, son dos, ses cuisses, ses... Oh ! Doux Jésus ! Que faire ?


Alors Agnès et Gabriel reconnurent que c'était une vraie princesse puisque, à travers les vingt matelas et les vingt édredons en plumes d'eider, il avait senti le petit pois. Une peau aussi sensible et délicate ne pouvait être que celle d'une authentique princesse.

Le roi se ferait une raison, pensa la reine. Les héritiers viendraient des autres fils, manifestement. Quant à Anthony, il avait tout à coup – Dieu soit loué ! – retrouvé sa langue, car il s'empressa d'attraper la main d'un Zira rougissant pour le traîner hors de la salle en lui murmurant :

– Viens, je vais te passer du baume à l'arnica...



Épilogue :


Le petit pois fut exposé sur un coussin de velours pourpre, à l'abri d'une vitrine, dans le cabinet des trésors d'art du château (avec les portraits de la Joconde qui devint, au fil du temps, de plus en plus blonde), où l'on peut encore l'admirer, si personne ne l'a jeté aux canards.



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