Poissons d'argent
Chapitre 1 : Poissons d'argent
2365 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 20/05/2025 17:11
Cette fanfiction participe au défi d’écriture « La pire arme du monde » (mai 2017) du forum Fanfictions.fr.
Catégorie deuxième chance
Aziraphale et Crowley avaient évité au monde sa propre destruction, rien de moins. Sur la base aérienne de Tadfield, que l’ange appelait « le champ d’honneur », ils avaient réussi, en semant le doute dans les esprits de Gabriel et de Belzébuth et en gelant le temps pour prodiguer quelques conseils avisés à l’Antéchrist, à ruiner le plan divin de l’apocalypse. À moins que cette issue même fût celle programmée dans l’ineffable plan. Ils n’avaient pas encore tranché, et peut-être ne le sauraient-ils jamais.
Mais peu importe.
La terre s’était vue épargnée, et tous les deux plus ou moins oubliés des autorités suprêmes infernales et célestes. Du moins, ils faisaient tout pour : discrets (disait l’ange), peinards (selon le démon), ils menaient une existence douce et paisible, mais qu’ils savaient tous deux fragile, et à la merci d’une nouvelle tocade de Dieu ou de Satan. Aziraphale habitait de nouveau dans sa librairie, miraculeusement ressuscitée après ce funeste incendie. Crowley vivait dans sa Bentley, puisque Shax - à qui on avait confié son poste de représentant plénipotentiaire de l’enfer dans cette partie du monde - occupait l’appartement de fonction de Mayfair.
Cependant, il passait une grande partie de son temps chez A.Z. Fell and Co, sous le fallacieux prétexte d’y laisser respirer ses plantes, confinées par la force des choses sur les sièges arrière de sa voiture. La vérité est qu’il appréciait la compagnie de l’ange, davantage de jour en jour. Souvent, ils entamaient la soirée par un délicieux dîner au Ritz où une table leur était en permanence réservée, soirée qui se poursuivait pas de longs bavardages à la boutique, dans les vieux fauteuils confortables au velours élimé, autour d’une tasse de thé pour l’un et d’un verre de whisky pour l’autre. Mais Crowley passait aussi volontiers à n’importe quel moment de la journée.
Le déchu se rendit à la librairie ce matin-là. Le panneau « Fermé » était accroché à la devanture, cependant la porte était ouverte.
Il trouva Aziraphale arpentant nerveusement sa boutique, une grimace douloureuse au visage et se tordant les mains de désespoir.
– J’ai un trou, soupira l’ange.
Crowley faillit répondre « Comme tout le monde », mais retint de justesse son impertinence face à la détresse évidente du libraire et émit à la place un « Quoi ? » glapissant.
– Un trou. Dans l’abbaye de Northanger.
Il avait l’air au bord des larmes.
Le démon, compatissant mais perplexe, l’interrogea :
– Comment ça, un trou dans quelle abbaye ?
– « L’abbaye de Northanger », c’est un livre. Un roman, de Jane Austen.
– Ah oui. Le cerveau derrière le vol de diamants de Clerkenwell en 1810. Quel chef d'œuvre ! Fais voir.
Aziraphale, déconcerté par cette information, lui tendit l’ouvrage incriminé après avoir enfilé des gants en latex. Crowley ne s’embarrassa pas de précautions, et se saisit de la pièce à conviction (heureusement que ce n’est pas l’édition originale !). Il ouvrit le volume, tourna quelques pages pour tomber sur une qui, effectivement, s’ornait de divers trous de forme et de taille différentes. D’autres tenaient plus de la dentelle que de la feuille de papier. Une fine poussière s’en échappa alors qu’il feuilletait l’exemplaire. Son verdict tomba comme un couperet en 1793 :
– C’est des bestioles.
– Des bêtes ? s’étrangla l’ange. Mais quoi, où, comment, pourquoi ?
– Bah je sais pas, moi. Fais voir d’où il sort ce bouquin.
Aziraphale le conduisit jusqu’à un rayonnage au fin fond de la boutique, après avoir slalomé parmi de nombreuses étagères archipleines et des piles de livres entassés à même le sol.
– Prends garde où tu marches, crut-il bon de prévenir. Voilà. C’est là.
Il pointa du doigt un antique meuble de chêne, dont les planches ployaient sous le nombre d’anciens volumes richement reliés de cuir. Il affichait une parfaite grimace dégoûtée.
Crowley retira ses lunettes de soleil, fort peu pratiques dans cet endroit sombre.
– Ngk. Fait chaud par ici. Et puis c’est humide, ajouta-t-il en passant son doigt sur un emplacement miraculeusement libre.
Sur ce, il entreprit de déplacer les livres, avec tout le soin qu’on lui connaît, c’est à dire en balançant joyeusement les bouquins un à un par-dessus son épaule. L’étagère libérée dévoila de minuscules tas de poussière de papier. Quelques petits insectes, affolés, semblaient chercher un abri. Longs d’un centimètre à peu près, leur tête s’ornait de longues antennes et leur corps ressemblait à une armure aux reflets métalliques argentés ou à des écailles de poissons, avec lesquels ils avaient pour autre ressemblance leur déplacement, qui évoquait la nage.
Crowley, grand spécialiste des vermines, nuisibles et autres calamités, déclara :
– C’est des poissons d’argent. Des lépismes. Bouffent du papier, des miettes, tout ça. Aiment les endroits chauds et humides. M’étonnerait pas qu’il y en ait aussi dans la cuisine, sous l’évier.
– Quelle horreur ! glapit l’ange avec effroi.
– T’inquiète. Les insecticides, ça existe. Au pire, y’a des entreprises spécialisées, pour ça.
– Ah non ! Pas de produits chimiques sur le reliquaire !
– Le quoi ?
– « Reliquaire » est un recueil de poésies d’Arthur Rimbaud, mon cher.
– Bon. Comme tu voudras. On peut essayer une solution naturelle. La terre de diatomée, par exemple.
– Je préférerais, oui.
– « La terre de diatomée est une poudre qui s’avère très coupante pour un grand nombre d’insectes, dont les fourmis, les cafards et autres. En outre, elle agit en provoquant la déshydratation des insectes » récita le démon.
– J’ignorais que tu connaissais toutes ces choses.
– Oh, tu sais, les catastrophes par bestioles interposées, c’est un peu notre rayon, en enfer…
Ils firent donc l’acquisition d’un kilo de ce produit à « Éco-logis », la droguerie la plus proche, puis en disposèrent par petits tas dans des coupelles réparties dans les rayonnages.
Après vérification, la cuisine était épargnée. Néanmoins, une semaine après, les tas étaient restés en l’état.
– Ça ne fonctionne pas, gémit Aziraphale, au désespoir. Ils ont attaqué « l’anneau et le livre ». C’est un très long poème de Robert Browning, ajouta-t-il, anticipant la question de Crowley.
– On va essayer l’acide borique, le rassura le démon. « L’ingestion d’une quantité suffisante d’acide borique agit directement sur le système digestif et nerveux des nuisibles. En effet, cette substance engendre la détérioration de leur paroi intestinale, en plus d’agir comme une neurotoxine. Correctement ingéré, l’acide borique peut les éliminer en quelques heures ou quelques jours. »
– Tickety boo. Essayons ça.
Ils réitérèrent l’opération en changeant de produit. Une autre semaine plus tard, le résultat était sans appel. Entités surnaturelles : 0. Lépismes : 1
– C’est la guerre des mondes, cette fois, soupira l’ange, démoralisé.
– C’est clair ! Ça fait deux semaines qu’on se bat contre ces bestioles !
– Non. « La guerre des mondes », le roman de H.G. Wells, commence à être grignoté lui aussi.
– Et si on essayait un tout petit demi-miracle chacun ? Ça pourrait marcher, tu crois ?
– Je préfère pas. Il est certain que ça fonctionnerait, mais j’ignore ce qu’ont manigancé nos patrons. Ils sont capables d’avoir installé des caméras de surveillance, ou des magnétophones miniatures cachés dans la librairie. Même un minuscule miracle pourrait déclencher une alarme de tous les d… assourdissante Là-Haut ou En Bas. J’aime autant qu’on se fasse oublier au maximum. Par contre, je pourrais essayer…
Aziraphale se dirigeait déjà vers une étagère derrière le démon. Crowley le suivit des yeux avec inquiétude en lui glissant :
– Ça s’appelle des mouchards, de nos jours.
– Qu’importe. Ah ! Le voilà. « Une magie moderne », par le professeur Hoffmann. Mais où ai-je rangé ma baguette ?
– T’es sûr de toi, mon ange ?
– J’ai été un merveilleux élève, il l’a écrit dans sa dédicace, regarde !
Il lui mit sous le nez la page de garde et ajouta fièrement :
– Tu as devant toi celui qui a mystifié Néfertiti avec une simple graine de cumin et trois coquillages !
– T’as peut-être un peu perdu la main, non ?
– C’est comme la bicyclette : ça ne s’oublie pas. Le doigté reste.
– Je demande à voir, fit Crowley, soudain rêveur.
– Souviens-toi comment j’ai fait apparaître une pièce d’un shilling dans ton oreille !
– Elle était dans ta poche.
– Elle était dans ton oreille. Ou disons, proche de ton oreille.
– C'est ridicule. Tu es ridicule. Alors que tu peux réaliser de vrais miracles !
– Je te rappelle qu’il nous faut rester discrets. De toute façon, ils ont peut-être activé le bloqueur de miracles. Uriel possède ce gadget.
– Ouais. Furfur a ça aussi…
– Et Jeannot, le lapin blanc dans mon chapeau, à l’anniversaire de Warlock, n’était-ce pas parfaitement réussi ?
Le démon retira posément ses lunettes et lui lança un regard qui signifiait « Sois franc »…
– Soit, il était sous la table, admit piteusement le magicien amateur après une courte hésitation.
– Et ton navet, en 1941, il s’est transformé en encrier peut-être ?
– Oui, bon, d’accord. Mais c’était un navet récalcitrant, admit l’ange, penaud. Cela dit, j'ai réussi quand ça comptait vraiment, non ? J’ai fait disparaître la photo compromettante prise par Furfur, je te rappelle. De toute manière, ça ne coûte rien d’essayer, n’est-ce pas ?
Aziraphale farfouilla un instant dans les nombreux tiroirs de son bureau et en sortit l’arme ultime : sa baguette magique. Il se redressa et, dans une pose guerrière, déclara :
– Il est grand temps. Agissons. Le danger guette des souris et des hommes !
– Et un ange libraire !
Aziraphale renonça à lui expliquer qu’il s’agissait d’un roman de John Steinbeck. Il s’approcha de l’étagère du fond, devant laquelle il s’arrêta et marmonna une vague formule en effectuant des moulinets compliqués avec sa baguette.
– J’ai toute confiance en mon art. Attendons quelques jours : je suis sûr que ces maudits insectes auront tous disparu, conclut-il avec aplomb.
Quelques jours plus tard, tous deux étaient tranquillement installés, comme à l’habitude, pour une soirée paisible. L’ange avait laissé allumé le poste de radio. Les informations du jour formaient un doux ronron en bruit de fond. C’est alors qu’Aziraphale tendit l’oreille :
« … bonne nouvelle pour le règne animal ! Au Rwanda, la population des gorilles des montagnes est en augmentation. En 2008, il ne restait plus que 680 gorilles de montagne dans la nature. Mais ce nombre a progressivement augmenté pour atteindre 1 063 primates de nos jours. Après des décennies de déclin de sa population, dû à la destruction de son habitat naturel, au braconnage, à la contrebande et à l’augmentation des maladies infectieuses, l’animal était classé en voie de disparition. Mais aujourd’hui, tous les espoirs sont permis ! »
– C’est bien, fit l’ange. Dieu va être contente. Cela dit, j’aurais bien un petit creux, moi.
Une association d’idées lui avait fait penser aux bananes. À cause des singes, manifestement.
Crowley entendit alors un cri en provenance de la kitchenette :
– Ça alors ! J’aurais pourtant juré qu’il ne restait que deux bananes dans la corbeille de fruits !
Il s’extirpa du fauteuil et rejoignit Aziraphale dans la petite cuisine.
– Eh bien, on dirait que ta mémoire te joue des tours…
Sur le plan de travail, les bananes débordaient de la corbeille, écrasant au passage une grappe de raisin. C’est alors qu’une hypothèse commença de se dessiner dans l’angélique esprit :
– Crowley… Les gorilles, les bananes… Ce n’est peut-être pas un hasard...
– Comment ça ?
– La baguette magique. La formule.
– Ben quoi la formule ? J’ai même pas entendu, tu murmurais.
– « Banane, poisson, gorille, vieux lacet et une pincée de noix de muscade », récita l’apprenti magicien.
– Bah… On dirait que ça a marché, mais pas pour le résultat attendu… Et les lacets ?
– Le mystère reste entier.
– Et les poissons ?
– Je n’en ai pas la moindre idée non plus. Oh mon Dieu, les poissons ! J’avais oublié les poissons !
– Me dis pas que tu as multiplié les pains et les poissons, toi aussi ?
– Mais non ! Les poissons d’argent ! Dans les livres !
Ils coururent tous les deux vers les rayonnages. Les bestioles avaient attaqué « Les grandes espérances ». Quelques-unes se promenaient sur « Les Fleurs du mal ». Elles étaient trois fois plus nombreuses qu’à la découverte du fléau.
– Seigneur ! J’ai eu la main lourde sur la noix de muscade, j’en ai peur, geignit l’ange en proie à la consternation la plus totale.
Vaincu, résigné, la mine défaite, Aziraphale attrapa l’annuaire près du téléphone pour appeler l’entreprise NuisiPro...