Le “Witchfinder”

Chapitre 1 : Le “Witchfinder”

Chapitre final

2574 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 01/09/2025 08:42

Cette fanfiction participe au défi d’écriture « Blouse de la rentrée» (septembre 2019) du forum Fanfictions.fr.

Catégorie deuxième chance

Mots imposés : blouse, cartable, classeur, double-décimètre, équerre, flûte à bec, gouache, grands carreaux, stylo bille, trousse.

Niveau 2 : pas de “schoolfic”





Bien qu'il fît grand jour, la pièce semblait baigner dans une semi-obscurité. Les fenêtres, dont les grands carreaux étaient voilés par des stores vénitiens, ne laissaient filtrer qu'une chiche lumière dans laquelle voletaient de minuscules particules de poussière. Seules quelques lampes kitchissimes aux abat-jour de parchemin beige bordés de franges en velours diffusaient une maigre clarté. Des cartes punaisées aux murs, annotées de mentions gribouillées à la hâte au stylo bille quatre couleurs, côtoyaient une reproduction du « Bûcher » de Jorge Colomina, qu'on aurait dite “exécutée” à la gouache par un lointain neveu à l'école primaire.

Ici vivait l'un des derniers représentants de l'autrefois puissante Armée Secrète des Inquisiteurs, dans ce salon/séjour/bureau/chambre à la propreté douteuse et au capharnaüm omniprésent. Sur le manteau de l'antique cheminée trônait une collection de chopes de bière traditionnelles venues d'Allemagne. Enchâssée dans le mur, une niche protégée d'une vitre abritait la légendaire arquebuse du glorieux Inquisiteur Colonel Tuez-Les-Avant-Qu’ils-Vous-Tuent Dalrymple, ce héros. Dans une autre étagère vitrée, le chapeau de l'Inquisiteur Général Tu-Ne-Commettras-Point-l'Adultère Pulsifer, non moins valeureux. Perdu au milieu d'un fouillis de journaux épars plus ou moins découpés et froissés, de rouleaux de papier jetés en vrac sur son bureau ou par terre, de cartes anciennes et récentes de l'Angleterre à divers degrés d'état de conservation, le Sergent Shadwell, noyé dans ses pensées, n'avait pas vu la matinée s'écouler.


Quelques jours plus tôt, le jeune Newton Pulsifer, informaticien de son état, rencontré par hasard aux abords d'un food truck du centre ville, s'était présenté chez lui pour intégrer la grandiose Armée Secrète des Inquisiteurs. C'est avec fierté et une lueur guerrière dans le regard que le Sergent lui avait brossé un bref historique de ces courageux combattants et de leurs hauts faits, se promettant mentalement d'effectuer quelques recherches généalogiques pour mettre au jour un éventuel lien de parenté entre celui-ci et l'illustre Général du même nom.


– Je suis venu avec des ciseaux, comme vous me l'avez demandé, Mr Shadwell, fit remarquer le timide jeune homme à lunettes en pénétrant pour la première fois dans cet antre obscur.

– Bienvenue, mon garçon ! Mais c'est “Inquisiteur Sergent Shadwell” qu'il faut dire. Tu entres ici en tant qu'“Inquisiteur Deuxième Classe Pulsifer”. Et sais-tu ce qu'on va faire avec ces ciseaux ?

L'informaticien mima une attaque sanglante, l'arme à la main, un rictus sauvage au visage.

– Non, petit. On va faire du découpage.


Devant la mine perplexe de Newton, il expliqua patiemment qu'ils devaient rechercher dans la presse locale et nationale toute mention d'une manifestation potentiellement sorciéreuse. Comme par exemple des ravages inexpliqués dans les récoltes, des rites impies démasqués au dernier moment par des policiers bien informés grâce à de zélés et anonymes informateurs, des chats noirs en trop grand nombre ou affublés de noms hautement suspects tels que Belzébuth ou Lucifer, ou bien encore des médecins alarmés par un patient avec un nombre de tétons supérieur à la normale. Et que les articles ainsi découverts devaient rejoindre, répertoriés par date et par lieu sous des pochettes en plastique, les innombrables classeurs qui encombraient les étagères de la pièce. Bien sûr, c'était là une activité d'exploration qui requérait une certaine expérience et un doigté de professionnel, afin de séparer le bon grain de l'ivraie. Tout n'était pas à prendre en compte, heureusement, et seule une analyse ultra-fine du phénomène observé pouvait conduire à son classement - ou non - dans les évènements diaboliques.


Ainsi, Newton s'était manifestement laissé abuser par un article du “Henley Standard”, le journal de Tadfield, qui relatait une météo correspondant toujours parfaitement à la saison depuis un peu plus d'une décennie dans cette bourgade : printemps prometteurs, étés ensoleillés, automnes pluvieux et hivers rigoureux. C'était une naïveté et une méprise de débutant bien pardonnables. Il n'y avait là rien qui pût se rapprocher de près ou de loin à une manifestation maléfique. Shadwell en avait souri avec la bienveillance attendrie du maître envers son élève maladroit.


Mais voilà que quelques jours plus tard, deux de ses plus fidèles clients (au nombre de deux, en fait), lui avaient confié pour mission d'aller enquêter à... Tadfield, au sujet d'un gamin soi-disant exceptionnel. Il avait promis d'y envoyer ses meilleurs hommes, mais il se sentait bien seul depuis la regrettable disparition du Lieutenant Bouteille-de-lait dans un tragique accident de la route. Il eut une pensée émue pour le brave Lieutenant, ainsi nommé parce qu'il avait atteint les limites de son imagination pour extorquer à ses commanditaires des soldes réelles au bénéfice des soldats fictifs de son armée. Le camion (non homologué par l'armée) qui transportait le soldat avait malenceutreusement percuté un scooter, et tout le monde en était sorti indemne, sauf le chargement du camion du laitier.

Bref, il avait rencontré le premier “sponsor”, un roux ténébreux tout vêtu de noir planqué derrière des lunettes de soleil et l'Infernal Times (de la mafia, sans aucun doute), au Best Café, son bistrot habituel. Le second l'avait appelé au téléphone, lui fournissant même l'adresse : 4, Hogback Lane. Il le connaissait bien : un libraire de Soho, habillé comme au siècle dernier, toujours de bonne humeur, maniéré au possible (il le surnommait “la tantouze sudiste” derrière son dos). Le Sergent avait alors rapidement révisé son opinion au sujet du Deuxième Classe Pulsifer, se demandant par quel miracle ce débutant avait réussi à mettre le doigt, au bout de seulement quelques jours, sur une affaire qui semblait d'importance.


Il avait placé, depuis lors, une punaise rouge sur la carte au mur, à l'emplacement du village incriminé. Il avait même fait réaliser un agrandissement pour avoir un plan détaillé du bourg. Depuis, il effectuait des recherches dans ses archives journalistiques et, armé d'un double-décimètre, mesurait avec soin les distances du cimetière au château, de l'église à l'adresse suspecte, et ainsi de suite, surchargeant le plan de chiffres et de post-its, ainsi que d'un réseau complexes de fils de laine rouge tendus entre des épingles.


Pendant ce temps-là, à Tadfield, Newton Pulsifer et Anathème Bidule (occultiste) s'étaient abrités de la tornade qui faisait rage au-dessus du cottage en se réfugiant sous le lit. Au jour de leur rencontre, bel et bien annoncée par l'une des propréties d'Agnès Barge, la célèbre aïeule de la jeune femme, la météo s'était inexplicablement déchaînée sur le village. Le vent soufflait avec des pointes à 250 miles/heure, on n'avait jamais vu ça en Angleterre. Newton, terrorisé, sentant sa dernière heure arrivée, énumérait tout ce qu'il n'avait pas eu le temps de vivre dans sa trop courte existence :

– J'ai jamais braqué une banque, se plaignit-il à Anathème.

– Encore heureux, tu serais derrière les barreaux à l'heure qu'il est !

– J'ai jamais reçu de contravention...

– Aucun danger, vu la voiture que tu conduis ! Le seul risque que tu coures, c'est un PV pour contrôle technique non conforme !

– J'ai jamais mangé thaï...

– C'est très surfait, tu sais. Il faut aimer les saveurs aigres-douces, et il vaut mieux avoir l'estomac solide, rapport au piment...

– J'ai jamais voyagé à l'étranger...

– Crois-moi, tu t'es évité de nombreuses complications en passant les douanes !

– J'ai jamais appris à jouer d'un instrument, excepté la flûte à bec pendant ma première année d'école secondaire en cours de musique...

– Ah oui, ça c'est bien dommage ! Mais on va s'en sortir. Fais confiance à Agnès et à ses prophéties. Je te promets que tu pourras jouer de la guitare, du piano, du saxophone ou tout ce qui te fera plaisir.

– Et j'ai jamais...

– Embrassé une fille ? demanda Anathème, consciente de l'embarras naissant du jeune homme.

– Oui. Ça non plus, je l'ai jamais fait, avoua-t-il, désespéré.

Alors elle se rapprocha de lui en rampant sous le sommier, et ils échangèrent tendrement le premier des nombreux baisers qu'ils allaient partager par la suite.

Quelques instants plus tard, ils enlevèrent tous deux précautionneusement leurs lunettes.


– Quelle horreur ! Non je ne peux pas l'abandonner là-bas !

Ainsi se lamentait le Sergent alors que Tracy entrait avec hésitation. Elle avait frappé à sa porte mais n'avait reçu pour toute réponse qu'une litanie de lamentations, plaintes et gémissements étouffés dont elle ne parvenait pas à saisir la teneur.

Elle pénétra dans l'antre de l'inquisiteur avec pour offrande une ravissante tasse en porcelaine sur sa soucoupe en annonçant craintivement :

– Coucou Mr Shadwell ! Je vous apporte votre thé ! Neuf sucres et du lait concentré, c'est bien ça, ?

Le Sergent sursauta lorsque sa logeuse entra, vêtue d'une blouse ample coupée dans un imprimé bariolé, en 100% polyester imitant à la perfection (du moins pour un œil mal exercé) la soie sauvage made in India, sur une jupe vaporeuse dans les mêmes tons.

– Vade retro, gourgandine ! lui lança-t-il par habitude.

Pas impressionnée pour deux sous, elle déposa la tasse sur le seul coin de bureau disponible.

– Oh, Mr Shadwell, voyons ! répondit-elle en battant des cils, feignant d'être effarouchée.

– Si ça se trouve le jeune Pulsifer est en train de souffrir atrocement aux mains de ces innommables sorcières. Je n'ose imaginer ce qu'elles lui font subir, poursuivit-il, tout à son inquiétude, ignorant alors toute convenance ou marque de politesse envers la brave femme.


Dans le même temps, Newton agrippait férocement les pieds du lit comme si sa vie en dépendait.


– Je l'ai envoyé dans la gueule du diable...

– Mais qui donc ?

– Le Deuxième Classe Pulsifer ! C'est qu'un gosse, je l'ai envoyé seul sur le terrain ! Je suis ignoble, je suis le pire des Inquisiteurs-Sergents ! Je dois le rejoindre !


L'apprenti inquisiteur n'avait vraiment besoin de personne à ce moment-là. Sauf de sa sorcière bien-aimée.


– Mr Shadwell, détendez-vous. Cela ne peut pas être aussi terrible que vous me le décrivez. Vous réfléchirez sûrement mieux après une bonne tasse de thé. Buvez, conclut-elle d'un ton autoritaire qui calma illico l'agité.


Puis, au même instant, s'élevèrent trois cris simultanés : à Londres, sur le mur de Shadwell, l'épingle plantée sur la carte à l'endroit de Tadfield venait de mettre le feu au papier, provoquant l'exclamation affolée du Sergent, tandis qu'à Tadfield, au Jasmine Cottage, eh bien...


Le soir-même, sa décision était prise. Il irait retrouver le jeune Newton, quoi qu'il en coûte. Il avait fait le tour des différents endroits où il cachait habituellement quelque argent, mais la moisson fut maigre et il n'avait aucune idée du prix d'un billet de train pour Tadfield. Ni même si la bourgade était desservie par le chemin de fer. Il lui faudrait se renseigner au guichet de la gare.

Prenant son courage à deux mains, il entreprit avant de se coucher de mettre de l'ordre dans ses affaires. Il rangea cartes et documents, déblaya le plancher et sa table de travail, fit les poussières sur les étagères et les vitrines. Il extirpa d'un placard un vieux porte-documents aux allures de cartable, dans lequel il glissa les dernières pièces à conviction récoltées au sujet de Tadfield. Il y passa la soirée, et s'en fut se coucher avec le sentiment du devoir accompli : il laissait l'endroit parfaitement propre et d'équerre. Un miracle. Qui sait, peut-être n'allait-il jamais revenir ?


Il eut un peu de mal à trouver le sommeil, et s'endormit au milieu de rêves plus ou moins terrifiants où s'agitaient des diables cornus autour d'un feu et des sorcières parcourant le ciel sur leur balai en poussant des cris démoniaques.

Au matin, quand Tracy entra, elle le trouva fin prêt à s'en aller sur les glorieux chemins du combat contre les forces occultes.

– Mr Shadwell ? Qu'est-ce que vous faites ?

– Arrière tentatrice, Jézabel ! lui répondit-il en guise de bonjour.

– Où comptez-vous aller comme ça, sans même une tasse de thé ? Oh ! Vous avez fait le ménage... ajouta-t-elle en parcourant la pièce des yeux.

– Je vais sauver le malheureux Newton des griffes de ces infâmes créatures !

Il fomba fièrement le torse en effectuant un salut militaire proche de la perfection.

– Il vous en coûtera 20 livres pour un aller simple vers Twyford au départ de la ligne 850 à la gare de Paddington, et pas loin de 8 livres supplémentaires pour le bus qui dessert Tadfield. J'ai vérifié sur Google, hier soir. Avez-vous assez d'argent ?

– …

Elle fouilla dans son soutien-gorge et en extirpa trois billets d'un air victorieux :

– Vous devriez pouvoir vous offir un thé ou un sandwitch avec le reste.

– Hors de question que j'accepte l'argent de la prostitution ou de la chasse aux fantômes ! se récria le Sergent, offusqué.

– Ne faites pas l'enfant. L'argent n'a pas d'odeur, c'est bien connu...

Mais Shadwell restait intraitable. Et cet argent sentait la femelle, manifestement.

– J'irai demander à Mr Fell ou Mr Crowley, s'il le faut, conclut-il, drapé dans une dignité outragée.

– Comme vous voudrez, soupira la brave femme. Je vois que vos bagages sont prêts ?

Elle jeta un regard au porte-documents, appuyé sur l'antique petite valise en fin de vie.

– Vous avez pris une trousse de toilette, au moins ? insinua-t-elle après un coup d'œil désapprobateur à sa chevelure clairsemée mais néanmoins en bataille, et sa barbe grisonnante de trois jours.

– Pour quoi faire ? Je suis pas une chochotte ! siffla-t-il avec dédain.

– Prenez au moins un peigne, Mr Shadwell. Faites-moi confiance. Et un rasoir, aussi.

Il s'en fut en grommelant vers le lavabo dans un angle du coin-chambre, et attrapa prestement peigne et rasoir pour les glisser dans sa valise. Tracy avait raison : c'est pas parce qu'on part au combat qu'on doit négliger son apparence.

– Souhaitez-moi bonne chance, Jézabel, souffla-t-il à l'aimable femme au moment de franchir le seuil.

– Vous serez à la hauteur, j'en suis sûre, Sergent. Et j'ai comme le pressentiment que nous allons nous revoir très bientôt...

Pour la première fois, le regard du vieux soldat n'exprimait ni courroux ni réprobation quand il répondit :

– Si vous le dites. Alors... à bientôt... hem... Madame... Tracy ?



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