Au bord des larmes

Chapitre 1 : Au bord des larmes

Chapitre final

2257 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/09/2025 18:52

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum de Fanfictions.fr. « Du sang, des larmes et de la sueur»

septembre-octobre 2025




– Aziraphale, t’es où ? Je te vois nulle part, réponds-moi ! Montre-toi au nom de Satan ! AZIRAPHALE !!!

Ainsi hurlait Crowley, dans la librairie en feu, sur Whickber Street au cœur de Soho. Il était rentré malgré les pompiers qui voulaient l’en empêcher, forçant la porte d’un claquement de doigts. Rien au monde ne l’aurait stoppé à ce moment-là.

Une violente explosion l’avait propulsé au sol, ses lunettes de soleil avait valsé dans sa chute. Sur le coin du bureau, le gramophone tournait encore, sur un disque fondu. Les flammes l’encerclaient, la fumée lui piquait les yeux et chaleur étouffante lui serrait la gorge.

– Quelqu’un a tué mon meilleur ami ! Bande de bâtards, tous autant que vous êtes !

Et depuis quand était-il incommodé par le feu ? Voilà bien du nouveau. Pour se protéger, il chercha instinctivement ses lunettes, à tâtons, et les remit sur son nez. Non, c’était pareil. Ses paupières papillotaient comme pour chasser des particules de papier voletant dans l’air ambiant, alors que ç’aurait dû le laisser de marbre et ne lui faire ni chaud ni chaud. Il réalisa que ce n’était pas des poussières dont ses yeux cherchaient à se protéger, mais d’un excès d’humidité. De même que ce n’était pas la température infernale des lieux qui l’étouffait. Il se souvint de la fois où il avait coincé son écharpe dans une poignée de porte et s’était retrouvé à moitié étranglé. C’était la même sensation.

– Bordel de merde, qu’est-ce qui m’arrive ?


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Mission transsubstantiation M-2019-05-T

Extrait du rapport intermédiaire n°1 en date du 31 mai 2019

→ Rapatriement de la Principauté-Libraire Aziraphale Fell en territoire originel : OK

→ Amorce d’humanisation du démon Anthony J. Crowley : OK

La tâche s’annonce plus facile qu’attendu. AZ s’est montré assez maladroit pour poser le pied dans le cercle du portail, sous la menace ridicule d’un index vengeur qui prolongeait le bras d’un déséquilibré se croyant investi d’une mission de chasse aux sorcières. CR s’est révélé facilement perméable aux émotions humaines. Tâchons d’enfoncer le clou.


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Crowley, encerclé par les flammes dans la librairie AZ Fell & Co, s’interrogeait sur cette moiteur soudaine qui imprégnait ses pommettes. Ça ne pouvait pas être de la sueur : les démons ne transpirent pas (encore heureux, car au vu de la température de 831°F au cœur du neuvième cercle, la sudation serait ingérable).

De même, les démons ne pleurent pas. Pas davantage que les anges, d’ailleurs. Il avait appris ça au cours de ses études en arrivant en Enfer.

En effet, les jeunes recrues des deux camps devaient “faire leurs humanités”, c'est-à-dire qu'ils suivaient obligatoirement une formation de trois ans, un mix de sciences de la terre, droit, psycho, sciences de la vie, langues étrangères appliquées (juste une remise à niveau, car les anges comme les démons connaissent toutes les langues du monde), et une option histoire de l'art pour les plus assidus. Bien sûr, les contenus variaient selon qu'on se trouvait du côté du Bien ou du Mal, car les enseignants n'étaient pas exempts d'un certain parti pris. Ce cursus s'intitulait “Sciences de l'Univers et des Peuples”, familièrement surnommé “Parcours SUP”.

C'est dans le module “physiologie des créatures” que Crowley avait appris qu'il existait chez les humains trois sortes de sécrétions oculaires : la larme permanente qui permet d'hydrater et de protéger l'œil, la larme réflexe en réponse à une irritation (par exemple quand on épluche des oignons, qu’on renifle du poivre, qu’on avale une miette de pain de travers ou qu'on tente d'extraire de sa narine un poil inopportun), et la larme émotionnelle. En se voyant attribuer une corporation humaine, Crowley et Aziraphale avaient été pourvus des deux premières. La troisième leur demeurait parfaitement inconnue. Domaine réservé.

Et pourtant… Il s’agissait bel et bien d’une larme qui avait coulé sur sa joue.

« La poisse », pensa-t-il aussitôt.

À l’évidence, ce n’est pas en devenant une de ces créatures terrestres que ça allait arranger la situation. Où que soit l’ange, il serait étonnant qu’il ait été “humanisé” par sa hiérarchie. Le déchu penchait plutôt pour une décorporation en bonne et due forme. S’il voulait le retrouver, il allait devoir se décorporer lui aussi, mais avant tout, stopper ces foutus pleurs.

D’un geste rageur, il chassa d’un revers de manche cette larme unique qui avait failli avoir sa peau. « À partir de quelle quantité versée devient-on humain ? » se demanda-t-il fugacement. Puis il sortit de la librairie, dévasté. Il réfléchirait mieux devant un verre, c’est certain.

Ses pas le conduisirent donc tout naturellement au World’s End, son pub favori sur Camden High Street. Alors commencèrent les questionnements, les souvenirs, les regrets, les suppositions, les soupirs et les lamentations intérieures, dont la masse augmentait de manière inversement proportionnelle au niveau de la bouteille de Talisker, qui fut bientôt vide. « Ça doit être ce qu’on appelle le principe des vases communicants », songeait-il amèrement, en faisant des efforts considérables pour retenir la fontaine sur le point de forcer à tout moment le barrage de ses paupières. Et ses fichues lunettes de soleil ne lui seraient d’aucun secours.

Il hélait le barman pour une seconde bouteille, espérant entrevoir une solution avant d’être complètement ivre, lorsqu’Aziraphale poussa la porte du pub.


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Mission transsubstantiation M-2019-05-T

Extrait du rapport intermédiaire n°2 en date du 31 mai 2019

→ Humanisation du démon Anthony J. Crowley : échec momentané.

Rusé, le bougre ! Je pense qu’il a vu venir la transformation. Insistons. Je suis le n°2 du Paradis, certes, et les anges sont censés être bons, mais la fin justifie les moyens. Je n’aurai peut-être pas de sitôt une occasion pareille de séparer ces deux-là. Leur complicité pour mettre en échec le Grand Plan commence à m’échauffer sérieusement les oreilles. Dieu ne m’en voudra sans doute pas de sortir le grand jeu. Cruel, moi ? N’exagérons rien. Disons que parfois, le Métatron sait se montrer… pas gentil. Pour l’instant, je ne dirais pas que c’est un échec, mais ça n’a pas marché. Cependant, je ne désespère pas de provoquer les larmes du démon. Qu’il devienne complètement humain, et c’en est fini de leur petit “duo”. Je n’ai pas dit mon dernier mot. Je sais parfaitement que ce benêt d’ange est redescendu sur terre. Il ne lâche pas son projet de stopper l’apocalypse. C’est tout à fait ridicule : il n’y parviendra pas. À moi de jouer.


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– Aziraphale ! l’accueillit le démon dans un souffle éthylique. C’est toi ?

Il avait devant les yeux une vague silhouette plus ou moins translucide, qu’il reconnut aussitôt comme l’âme éthérée de l’ange, sur laquelle son esprit troublé par les vapeurs d’alcool plaquait l’image-souvenir de celui qu’il connaissait depuis l’aube des temps.

– Oui. Enfin, je pense, répondit Aziraphale en observant avec curiosité ses mains transparentes. C’est la première fois que je fais ça. Je n’ai plus d’enveloppe corporelle, je crois bien. Et toi ? Tu n’es pas parti sur Alpha du Centaure à ce que je vois ?

– Nah, il s’est passé des trucs. J’ai perdu mon meilleur ami, expliqua-t-il des sanglots dans la voix et le visage bouleversé. Chaque mot avait du mal à s’extraire de sa gorge, à croire que ses cordes vocales étaient passées sous un rouleau compresseur.

– Oh ! J’en suis navré ! Qu’est-il arrivé ?

– Ta librairie a entièrement brûlé. Et je pensais ne plus jamais te revoir.

Crowley luttait de toutes ses faibles forces pour endiguer le flot menaçant prêt à jaillir derrière ses verres fumés, pendant qu’Aziraphale digérait l’information. Mais il tint bon, provocant la rage muette du Métatron à l’affût, qui observait la scène avec le plus grand intérêt.


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Mission transsubstantiation M-2019-05-T

Extrait du rapport intermédiaire n°3 en date du 31 mai 2019

→ Humanisation du démon Anthony J. Crowley : échec.

Je crois qu’il va me falloir changer mon fusil d‘épaule, et me montrer plus retors. Je n’arriverai décidément à rien si ce forcené s’obstine à retenir ses larmes. Si je manœuvre bien, à la place d’en faire un humain, je peux réussir à le décorporer peut-être, et le renvoyer dans les couloirs nauséabonds de l’Enfer ? Ces deux âmes que tout oppose, soyons sérieux deux minutes, séparées pour l’éternité, l’un en Haut et l’autre en Bas, places qu’ils n’auraient jamais dû quitter. Je me demande de qui est venue cette idée de les réunir sur Terre sous couverture humaine. De moi ? Ah bon. Je devais être mal réveillé… Soit. Attaquons l’ennemi par un autre angle. Je vais devoir me montrer… persuasif. J’ai l’habitude d’influencer les âmes malléables, par quelques suggestions finement amenées. Après tout, Milton Erickson et Derren Brown furent mes disciples.


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– Aziraphale, où que tu sois, j’irai te rejoindre. Donne-moi juste un peu de… tu-sais-quoi. J’en ai plus depuis que je m’en suis servi pour Ligur.

– Ce serait très imprudent, Crowley. Tu sais ce que cette… chose est capable de faire, n’est-ce pas ?

Bien sûr qu’il savait. Quand l’ange lui avait finalement offert une thermos d’eau bénite en 1967, réclamée plus d’un siècle auparavant, il s’était empressé, avant de remiser le récipient dans son coffre-fort, de tester la substance sur ses plantes, “pour voir”. Évidemment il n’avait pas eu le cœur d’infliger cette torture à ses fougères Red Beauty, son lierre White Wonder, ou son anturium Black Karma, magnifiques. Il avait jeté son dévolu sur le philodendron Gloriosum, déjà un peu mal en point et qui avait tendance, depuis peu, à laisser éclore régulièrement quelques taches sur son feuillage. Voilà qui lui apprendrait à vivre... Équipé de solides gants de protection imperméables, de ses lunettes pour éviter les éclaboussures, et même d’un masque chirurgical pour ne pas respirer les effluves, il avait laissé couler quelques gouttes sur les feuilles incriminées. Ça n’avait pas traîné : aussitôt elles s’étaient recroquevillées dans un sifflement funeste, jusqu’à n’être plus qu’un petit confetti brunâtre de carton-pâte tout ridé, d’une odeur pestilentielle. Un carnage.

Aussi, il n’avait pas été surpris le moins du monde quand le seau plein du liquide mortifère, placé en équilibre au-dessus de sa porte, s’était renversé sur Ligur quand il était entré, le liquéfiant séance tenante en une flaque boueuse sur le paillasson de l’entrée, dans un nuage toxique de vapeurs à l’odeur soufrée, accompagné des cris horrifiés du duc Hastur. Fondu, littéralement. Comme un canard en caoutchouc dans l’acétone, ou un os dans l’acide chlorhydrique. Comme un Toon dans la Trempette.

– Je suis prêt à prendre le risque, l’angelot. Tout plutôt que me morfondre, impuissant, au fond de ce pub, avec la seule compagnie d’une bouteille de Talisker.

– Oh ! Crowley ! Cette… chose ne va pas seulement te décorporer, elle risque de te faire disparaître complètement, enveloppe corporelle et âme. Comme si tu n’avais jamais existé dans le Livre de la Vie. Réfléchis, je t’en conjure.


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Mission transsubstantiation M-2019-05-T

Extrait du rapport intermédiaire n°4 en date du 31 mai 2019

→ Changement de stratégie : effacement du démon Anthony J. Crowley du Livre de la Vie : en bonne voie.

« Il n’y a rien de plus efficace que l’eau bénite pour repousser les démons et les empêcher de revenir... » disait Sainte Thérèse d’Avila. Brave femme. Je touche au but. Allez Crowley, encore un petit effort de persuasion. Je connais cet ange : il ne pourra pas résister éternellement à ta détresse !


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Pendant que le Métatron tapi dans l’ombre se laissait aller à un sourire sardonique, Crowley jouait son va-tout :

– Aziraphale, il est trop tard. Tu es décorporé, l’Apocalypse va se produire, je ne sers plus à rien ici, tout seul. On est foutus. S’il te plaît, mon ange...


Après un long, très long moment de réflexion, Aziraphale, son regard d’azur fiché dans les yeux d’ambre du démon, sortit avec lenteur et précaution de sous la table une thermos ornée de tartan beige et bleu.



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