Pas le bon garçon

Chapitre 1 : Pas le bon garçon

Chapitre final

2380 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 22/09/2025 10:51

Cette fanfiction participe au défi d’écriture « Erreur sur la personne / Je ne suis pas un héros » (septembre 2021)

du forum Fanfictions.fr.

Sujet A : Erreur sur la personne

Catégorie deuxième chance






L'ange et le démon, assis dans la Bentley à l'arrêt devant l'entrée du Peaceful Valley Manor, résidence campagnarde de la famille Dowling, semblaient perdus dans leurs pensées. Ils s'étaient arrangés pour être présents à l'anniversaire du jeune Warlock, fils de l'ambassadeur américain, qui fêtait là ses onze ans. À cette occasion, l'enfant démoniaque devait retrouver le chien de l'enfer venu à sa rencontre pour, ensemble, cumuler leurs pouvoirs et déclencher l'Apocalypse. Apparemment, un grain de sable était venu gripper la mécanique bien huilée du Grand Plan.


– L'erreur est manifeste : il n'y a pas de chien, fit remarquer Aziraphale avec un soupçon d'aigreur dans la voix.

Quelques traces de crème fouettée sur ses joues et son front empêchaient la situation d'être aussi dramatique qu'elle aurait dû, arrachant une ébauche de sourire sur les lèvres du conducteur. Les gamins n'y étaient pas allés de main morte pour cette bataille de pâtisseries.

– Non. Pas de chien, reprit Crowley.

– Alors, ce n'est pas le bon garçon.

– Pas le bon garçon... 

– Qui plus est, tu as menti à ton collègue dans l'autoradio, quand il t'a demandé s'il y avait un problème, et que tu lui as affirmé que tout se déroulait comme sur des boulettes !

– Comme sur des roulettes, rectifia le déchu, amusé. Mais tu sais bien que je suis un démon. Je mens comme je respire. Et puis mon “collègue”, il peut aller se …

– Ton langage, très cher !

– Mais j'ai encore rien dit !

– Tu allais le faire. Je détesterais devoir te nettoyer la langue au savon.

– Ngk... conclut Crowley, avec un sens de l'à-propos que n'aurait pas renié l'artiste le plus doué en improvisation théâtrale à l'Act'In, le célèbre théâtre londonien.

– Le seul chien que nous avons vu aujourd'hui, reprit l'ange, est Lucky, le petit Cavalier King Charles tricolore appartenant à ce jeune ami de Warlock, Robin, qu'il ne quittait pas d'une semelle. À ce qu'on dit, c'est l'exemple même du chien de compagnie, dévoué et attaché à son maître. Ce petit chien doux et affectueux est réputé comme une vraie boule d'amour et est considéré comme l'animal le plus gentil du monde ! Impossible qu'il arrive tout droit des profondeurs de l'enfer !

À l'évocation de la mignonne petite bête, une expression bienveillante s'était peinte sur son visage, accompagnée d'un sourire attendri et d'un regard qui pétillait d'affection. L'aura angélique semblait sur le point de répandre dans l'habitacle une nuée de petits cœurs multicolores. C'était vraiment pas le moment, selon le démon. L'affaire était d'importance.


– Que ce garçon ne soit pas le véritable antéchrist, ce n'est pas si grave en soi, reprit Aziraphale plus sérieusement. Celui-ci semble bien mignon en tout cas, si l'on fait abstraction de son caprice d'escape game pour sa fête d'anniversaire, et de cette bataille rangée impliquant des gâteaux à la crème en grande quantité. D'ailleurs, ce détail aurait dû nous mettre la puce à l'orteil.

– À l'oreille, Aziraphale, pour l'amour de... Oups ! Mais qu'est-ce que tu veux dire par là ?

– Nul n'est censé résister aux volontés de l'antéchrist, il me semble. Ses pouvoirs sont tels que rien ni personne ne saurait s'opposer à ses désirs. Si la maman n'a pas cédé, c'est que ce n'était pas lui le descendant de l'Adversaire. À moins qu'il ne puisse recevoir ses dons que du chien de l'enfer, justement. Et que rien de fâcheux ne saurait advenir avant la rencontre fatale.

– Tu rigoles ? Ce gamin est maléfique depuis sa naissance. C'est le fils de Satan dont on parle, là ! Pas de n'importe quel pré-ado boutonneux obsédé par sa dernière PlayStation ! Alors oui, la rencontre avec le molosse infernal est censée décupler ses pouvoirs et déclencher l’Apocalypse, mais intrinsèquement, le mal et la capacité de nuire sont enracinés en lui depuis sa conception. Il devrait déjà causer quelques dégâts, entre autres plier son entourage à ses volontés.


– Justement, n'as-tu pas trouvé curieux qu'il ne se passe rien au Dino's Park ? ajouta l'ange au bout d'un moment.

– Quoi par exemple ?

– Il aurait pu redonner vie aux dinosaures, qui se seraient jetés sur les humains pour les anéantir...

– Mais quelle idée ?

– Écoute. « Un autre signe apparut dans le ciel : un grand dragon, rouge feu, avec sept têtes et dix cornes, et, sur chacune des sept têtes, un diadème. Sa queue, entraînant le tiers des étoiles du ciel, les précipita sur la terre. Le Dragon vint se poster devant la femme qui allait enfanter, afin de dévorer l’enfant dès sa naissance. » nous dit le livre de l'Apocalypse au chapitre 12. Le Thapunngaka shawi correspondrait vaguement à cette description. Si l'on fait abstraction des sept têtes, poursuivit l'ange le plus sérieusement du monde.

– Le quoi ?

– Le Thapunngaka shawi. C'est une espèce de ptérosaure de l'ère secondaire, capable de voler, avec une énorme gueule pleine de dents. Je ne serais pas plus étonné que ça qu'il fût capable de cracher du feu et de dévorer l'humanité toute entière.

Crowley éclata de rire :

– Quelle imagination ! On n'est pas dans Jurassic Park, l'angelot ! M'est avis que tu lis trop de bouquins... Sinon, à part les sept têtes qu'il n'a pas, est-ce qu'il a dix cornes ?

– Non, admit Aziraphale, se remémorant une illustration qu'il avait vue dans une antique encyclopédie.

– Et puis je te rappelle que toutes ces histoires de squelettes fossiles de dinosaures, c'est juste une vaste blague que les paléontologues n'ont pas encore comprise. Je me souviens pas avoir créé de dinosaures, à l'époque. Juste des étoiles, des nébuleuses, des galaxies. Magnifique. J'aurais aimé que tu vois ça.

– Il me semble me souvenir d'un spectacle de ce genre. C'est plutôt flou. Il y avait là un autre ange, avec un gros livre et une manivelle...

Crowley lui lança un regard en biais, mais ne pipa mot.


Un silence s'installa, pendant lequel chacun d'eux réfléchissait aux répercussions possibles de cette regrettable méprise. L'angélique cerveau continuait à chercher, caracolant joyeusement en toute liberté, des indices qu'ils auraient dû découvrir, ne serait-ce qu'avec un petit temps d'avance.

– D'ailleurs cette colombe, malencontreusement défunte lors de mon tour de magie, et que je viens juste de ramener à la vie, n'a manifesté nulle intention guerrière à notre égard, poursuivit l'ange.

– Ben c'est normal, c'est un symbole de paix, non ?

– Mon cher, au contact de l'antéchrist, elle aurait pu se changer en redoutable attaquante à bec et à griffes.

– Tu délires...

– Et “Les Oiseaux” d'Hitchcock, je les invente peut-être ? Dois-je te rappeler comment une paisible petite ville y est soudainement la cible d'agressions inexplicables et violentes d’oiseaux, lors d’un goûter d’enfants ? Comment ils attaquent et frappent ces gamins terrorisés en pleine fuite ? Comment ils investissent la ville et assaillent les habitants jusque dans leurs maisons, les obligeant à se barricader pour survivre ? Comment...

– Mais c'est qu'un film, l'angelot ! Et de toute façon, y'a que des corbeaux, des corneilles, des mouettes et des moineaux là-dedans.

– Pas de pigeon ?

– Pas de pigeon. Juste des inséparables, mais qui sont gent... humpf... inoffensifs.


Nouvelle pause, meublée d'intenses réflexions angéliques.

– Et Harry, le lapin blanc que j'ai réussi par je ne sais quel miracle à sortir de mon chapeau ? Il n'avait rien de maléfique, lui non plus.

– Qu'est-ce que tu t'imagines encore, mon ange ?

– Tu sais bien, dans “L'année du Lapin en colère”, le roman de Russell Braddon...[1]

– Te casse pas. Je lis jamais de bouquin.

– Eh bien, l'auteur raconte une invasion de lapins, en Australie, chez le richissime Sir Alfred. Celui-ci demande alors l'aide du premier ministre, dont il a plus ou moins orchestré l'élection. Ces créatures sont immunisées contre la myxomatose, alors le ministre charge le professeur Welch et son équipe d'inventer la super myxomatose, ou Supermyx, pour en contrôler la population croissante. Mais la première expérience tourne au désastre : le virus, au lieu de tuer les animaux, les rend sauvages, géants et mortels pour les humains, comme le montre la mort brutale de Sir Alfred, mordu par l'un de ces monstres. La prolifération devient incontrôlable, et le pays sombre alors dans une guerre qui semble perdue d’avance. Le ministre meurt aussi, et le continent entier est évacué, laissant l'Australie aux mains des aborigènes, qui finissent par provoquer un déluge, on ne sait trop comment, pour détruire les bestioles. Je ne serais pas autrement surpris que l'antéchrist soit mêlé de près ou de loin à cette histoire de lapins assoiffés de sang.

Crowley lança au libraire un regard stupéfait mêlé d'incrédulité, se retenant d’éclater de rire.

– Mais c'est de la science-fiction, l'angelot ! Ça se peut pas ! Et pourquoi pas le lapin tueur des Monty Python, pendant que tu y es ? [2] Tu sais ? Celui qui saute à la gorge des chevaliers ? Je lis pas, mais j'ai vu des films, quand même...

– Mon cher, tout se peut, au jour de la fin du monde. Tout comme au milieu, ou encore au tout début. Nous sommes toi et moi bien placés pour le savoir, répondit Aziraphale d'un air pincé.


– Quoi qu'il en soit, conclut l'ange quelques minutes plus tard, si le jeune Warlock n'est pas celui que nous cherchons, nous ignorons où est le vrai, et ça, c'est un sacré pépin dans la compote. Comment l'arrêter si nous ne savons ni qui il est ni où il se trouve ?

Tous deux tentaient de résoudre cette énigme. Et rapidement, si possible. Alors l’ange donna la coup de grâce :

– Es-tu certain de n'avoir pas commis d'erreur, lors de la... hem... livraison ?

– Impossible ! se récria le démon, vexé qu’on puisse mettre en doute ses compétences. Facile comme tout, du velours ! Un job à la portée du premier débutant venu ! J'aurais pu faire ça les yeux fermés ! Je comprends pas...


Crowley se passait et se repassait mentalement le film de l'échange des bébés à la maternité du couvent Ste Béryl, tenu pas des nonnes satanistes au-dessus de tout soupçon. Il se remémorait la séquence, du moment où son bras déterminé avait tendu le panier contenant le nouveau-né à Sœur Marie-Loquace, bêtement extatique devant ses “jolis petits petons”, jusqu'à l'instant où il avait quitté les lieux en lui notifiant « Chambre 3 ». Où ça aurait pu dérailler ? Avant, il avait signé d'un doigt de feu le bordereau de livraison que lui tendait le duc Hastur, dans ce paisible petit cimetière de campagne. Pendant, il avait suivi l'indication du diplomate-futur papa nerveux qui attendait avec anxiété devant l'entrée en fumant sa pipe, quand il lui avait donné le numéro de la chambre. Après... eh bien après, il était parti, sa mission accomplie. Il n'avait pas vraiment été témoin de l'échange. Et si le papa s'était trompé ? C'était peut-être la 13, ou la 30 ? Ou si les sœurs avaient merdé ? Mais quoi, c'était prévu que seule l'épouse de l'ambassadeur serait présente dans l'hôpital à ce moment-là ! À moins que... à moins que... Et si une autre parturiente était entrée juste après son départ ? Ou une autre encore avant qu'il n'arrive avec son précieux fardeau ? Si la maternité était pleine, en fait, sans qu'il n'en ait rien su ? Ou si une sœur bigleuse avait confondu le 3 avec un 8, plus ou moins effacé sur une porte ?


– Rhââ... Que je sois damné ! (Ah mais bon sang ! C'est déjà fait !). C'est donc pour ça que ma foutue montre m'a aspiré dans le passé, pendant la fête ? [3] Pour que je corrige une erreur ? Mais j'ai pas vu d'erreur, l'angelot. Tout s'est déroulé pareil que dans mes souvenirs.

– Que me chantes-tu là ? Tu as fait un retour dans le passé ?

– Oui. Je t'ai pas dit, pour pas t'affoler. Mais les forces infernales et célestes manipulent le temps. J'ai été aspiré par un vortex temporel, au moment du goûter. J'ai revécu la réception du bébé au cimetière, et son éducation chez les Dowling. J'aimais bien faire la gouvernante, quand il était petit, ajouta-t-il avec nostalgie, les yeux dans le vague. Reste à savoir si l'avenir est écrit, et si le passé peut être modifié. Mais j'ai bien peur que non, parce que j'ai rien pu faire. Alors je pense qu'il est trop tard. Et je serais bien curieux de mettre un jour mon nez dans le foutu Grand Plan...


Crowley, mi-désemparé mi-en rogne, n'allait pas tarder à constater que ledit Grand Plan lui réservait bien d'autres surprises. À commencer par une nouvelle incursion dans le passé, cette fois-ci happé à l'intérieur de l'autoradio de sa Bentley adorée.


Nul ne pouvait prédire si, cette fois, il arriverait à changer le cours du destin.





Notes :


[1] The Year of the Angry Rabbit, roman de SF de 1964, au ton comico-horrifique. Adapté en film en 1972 sous le titre « Les Rongeurs de l'Apocalypse » en VF

[2] Monty Python : Sacré Graal ! (Monty Python and the Holy Grail en VO) film culte de 1975

[3] voir “Onze ans d'écart”, défi « La boucle temporelle » de septembre 2024


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