Jade et Jewel ou le Projet-licorne

Chapitre 1 : Jade et Jewel ou le Projet-licorne

Chapitre final

2523 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/10/2025 22:57

Cette fanfiction participe au défi d'écriture du forum Fanfictions.fr "Chroniques d’antan" (janvier février 2024).

Catégorie deuxième chance.

Niveau 2 : illustrer un proverbe, ici : "Mieux vaut être seul que mal accompagné".





Au cœur de Hogback Woods, les Eux s’étaient aménagé un superbe quartier général. Le centre en était occupé par le trône d’Adam, leur chef incontesté, fait d’un vieux fauteuil aux accoudoirs rafistolés avec de la ficelle et recouvert d’un plaid de velours élimé. Au-dessus, un ingénieux système constitué d’une fine planche maintenue par des cordes et des poulies les protégeait des intempéries. Tout autour, sur des souches, s’alignaient sagement des figurines de dinosaures, licornes, dragons et autres animaux fantastiques, ainsi que divers squelettes en plastique provenant de chez “Gags à Gogo”, la boutique de farces et attrapes de Tadfield. Sur deux côtés, de vieilles couvertures fixées entre les branches formaient des cloisons fort acceptables. Posée sur une caisse en bois renversée, une pile de magazines les attendait pour les pauses. Des pistolets lasers inoffensifs coincés dans les départs de branches guettaient le moment propice pour, à tout moment, déclencher une guerre des clans. On pouvait y voir aussi une corde à nœuds, une trompette, une vieille balance d’épicerie, ainsi qu’une corbeille en osier contenant quelques pommes - chapardées à R.P. Tyler - pour les petits creux post courses effrénées à travers la forêt. Tous les quatre passaient là d’excellents moments.


En cette fin d’après-midi, Pepper, la seule fille du groupe, ainsi que Brian, Adam et Wenslaydale savouraient un repos bien mérité, à l’issue d’une palpitante partie de cache-cache. Les Cox Orange de ce soupe au lait de Mr Tyler étaient délicieuses.

– J’aurais bien aimé que les dinosaures existent toujours. Ce serait chouette de les voir en vrai, fit rêveusement Brian.

– Tu sais bien qu’ils ont disparu il y a soixante-six millions d’années ! le rabroua gentiment Adam.

– Ouais. Quand un astéroïde géant s’est écrasé sur la terre, provoquant des incendies, des éruptions volcaniques, des tsunamis, et tout un bouleversement climatique, ajouta doctement Wenslaydale.

– Et puis je crois pas que ce soit si génial de vivre avec d’aussi gros prédateurs à proximité. Les licornes, elles étaient sûrement plus gentilles, elles ! renchérit Pepper.

– Mais n’importe quoi ! Ça n’a jamais existé les licornes ! s’offusqua Wenslaydale.

– Et pourquoi pas, Môssieur Je-Sais-Tout ? Pourquoi un élan-léopard-chameau avec un cou de dix pieds de long et des cornes d’escargot, ça serait normal, et pas un cheval avec une seule corne ?

– Je vois pas de quoi tu parles.

– De la girafe, banane ! Tu trouves pas ça super bizarre, comme animal ?

– Et le rhinocéros, il n’a qu’une corne lui aussi. Et il existe, crut bon d’ajouter Adam.

– C’est pas faux, concéda Brian. L’éléphant est pas mal non plus, question bizarrerie.

– Peut-être, mais les centaures, les licornes, les dragons, le Yéti ou le Phénix, ça n’existe plus depuis qu’on a inventé la science. C’est mon père qui me l’a dit, conclut Wenslaydale péremptoirement.

– Je sais pas si t’as bien compris ses explications. Parce que ça voudrait dire qu’ils existaient avant la science, fit remarquer Pepper.

– Ça date de quand, d’ailleurs, la science ? demanda Adam fort à propos.

Personne n’avait la réponse exacte à cette énigme.

– Ça serait sympa d’en savoir plus, vous croyez pas ? suggéra la fillette. Je propose qu’on creuse un peu le sujet, et qu’on fasse un goûter-librairie la semaine prochaine. On se racontera nos découvertes, on s’échangera nos bouquins, ça reposera des batailles au laser ou des courses au trésor dans la forêt. On appellerait ça “Projet-licorne”. Vous en pensez quoi ?

Brian était d’accord, si tant est qu’il y ait des pains au chocolat. Wenslaydale visualisait déjà sa bibliothèque, sachant parfaitement quel livre traitait de la question. Adam conclut d’un « C’est d’accord », et la proposition fut adoptée à l’unanimité moins une voix : celle de Toutou, son petit chien, absent au moment du vote pour cause de traque d’un quelconque gibier.

Au cours de la semaine qui suivit, Adam se plongea dans Le Grand Bestiaire Fantastique, un album magnifiquement illustré reçu pour son précédent anniversaire, Brian dans Le Petit Grimoire des Licornes, composé principalement de recettes de cuisine de sorcières toutes plus farfelues les unes que les autres, et Wenslaydale éplucha soigneusement Tout savoir sur les équidés, qui traitait aussi de Pégase, du Helhest ou de la Licorne le plus sérieusement du monde. Quant à Pepper, elle avait jeté son dévolu sur le recueil Sept Histoires de Licornes, emprunté à la bibliothèque municipale. La septième et dernière histoire qu’elle y lut la laissa étrangement perplexe.


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7 – L’histoire de Jade et Jewel, ou pourquoi les licornes n’existent plus


Il était une fois, il y a de cela bien longtemps, un Dieu fort peiné de ce que les hommes, ses créatures, ne soient plus tournés dorénavant que vers le Mal. Les humains ne montraient pas davantage de repentir que de volonté de s’améliorer, alors il décida, pour les punir, de déclencher une immense catastrophe, à savoir des pluies torrentielles pendant quarante jours et quarante nuits, pour tout inonder. Un seul humain fut jugé digne de survivre : Noé. Il fut chargé de construire un immense bateau pour mettre à l’abri sa famille et lui-même, ainsi qu’un couple de tous les animaux de la création.


(Pepper se demanda brièvement si elle n’avait pas pris ce livre dans le rayon Histoire des Religions, par hasard. Il lui semblait que non. Elle poursuivit.)


Depuis plusieurs jours déjà, les animaux se dirigeaient d’un pas tranquille vers l’Arche de Noé, échafaudant des plans pour l’avenir, confiants dans l’issue de cette aventure, même s’ils ignoraient encore quels seraient les élus qui auraient le privilège de prendre place dans le navire. Le couple de licornes n’y faisait pas exception, qui devisait tranquillement tout en s’approchant du vaisseau.

– Tu aurais pu tresser ta crinière, Jade, lui fit-il remarquer d’un ton critique. C’est tellement plus joli.

– Tu sais que je ne peux pas le faire toute seule, Jewel !

– Eh bien demande à une amie !

– Je demanderais bien à ma sœur, mais tu ne veux jamais que je la voie ! Je ne comprends pas pourquoi, d’ailleurs.

– Ta sœur n’est qu’une écervelée. Je préfère que tu fréquentes Mika, ou Alewar.

– Mais ce sont les voisines les plus chiantes que je connaisse !

– Non, elles sont raisonnables et posées, nuance. Et surveille ton langage. Les gros mots, c’est pas joli dans la bouche d’une femelle.

– Ah ! Et c’est mieux dans la bouche d’un mâle, sans doute ?

– C’est pas pareil.

La pluie commençait à tomber, les bêtes se fatiguaient, mais l’espoir d’être choisi pour survivre au désastre imminent animait chacun d’eux. Il revint à la charge:

– Si tu m’aimais, ça ne te poserait aucun problème de me faire plaisir en tressant cette crinière de sauvageonne. Si tu m’aimais.

Elle ne répondit pas à cette attaque sournoise, et préféra changer de sujet :

– Quand on aura un poulain, j’aimerais qu’on l’appelle Twinkle, si c’est une fille.

– C’est ridicule. On dirait un dessin animé.

– Mais non ! Tu confonds avec Tinker Bell !

– Dis tout de suite que je ne sais pas ce que je raconte ?

– J’ai pas dit ça. C’est juste que… c’était marrant.

– Non, c’était pas… marrant du tout.

– Et Sunshine, pour un garçon ?

– C’est mièvre. Je préfère Phaéton.

– Rainbow ? Sterling ? Izar ? Pour les suivants, précisa-t-elle. Et Snow, Elwyn, Jolly pour les filles. Je veux plein d’enfants.

– Oh là ! Pas si vite ! Deux seront amplement suffisants.

Déçue, elle tenta :

– Trois ou quatre, peut-être ?

– J’ai dit deux maxi. Je n’ai pas l’intention de me laisser envahir par la marmaille.

– Mais Jewel, ce ne serait pas une marmaille quelconque, ce serait NOS enfants !

– N’insiste pas, je te prie. C’est mon dernier mot. Tu n’arrives déjà pas à prendre soin de toi, comment veux-tu t’occuper de cinq ou six petits ?

– Mais tu m’aiderais !

– Tu m’as bien regardé ?

Mortifiée, elle baissa la tête et ils poursuivirent leur chemin dans un silence pesant. Un peu plus tard, elle tenta une nouvelle approche :

– Dis, si on est choisis, on habitera où ? J’ai envie d’une grande forêt magique, comme celle de Brocéliande. Où on pourrait gambader à l’abri des regards humains. Où on croiserait des elfes et des fées, peut-être…

– Cesse un peu de faire l’enfant. Remets les sabots sur terre. Non, rien de mieux qu’un pré bien carré et bien clôturé, où on n’a qu’à se baisser pour brouter l’herbe, ou attendre qu’un fermier nous apporte une botte de foin. Rêver n’a jamais fait bouillir la marmite.

– Mais Jewel…

– Il n’y a pas de mais. Ah ! Heureusement que je suis là ! Qu’est-ce que tu ferais sans moi, tu peux me le dire ? Vivre dans la forêt ? Mais tu ne tiendrais pas vingt-quatre heures, ma pauvre fille ! Tu finirais dévorée par une quelconque bête féroce ! Tu as vu ces lions, devant nous ? Qu’est-ce qui te dit qu’on ne sera pas logés ensemble ? Tu y as pensé, à ça ? Un humain armé d’un bon fusil saura nous protéger. Dieu merci, je réfléchis, je pense, moi, Madame, je…


Elle ne l’écoutait plus, se demandant si quelque part, ce n’était pas lui qui avait raison. Avait-elle les capacités de fonder cette famille idéale, au sein d’un lieu enchanteur, mais dangereux cependant ? Ne fallait-il pas écouter la voix de la raison ? Elle aimait Jewel, certes, à sa manière, mais parfois ils n’étaient pas sur la même longueur d’onde, à son grand regret. Et puis sa propre mère n’avait-elle pas toujours vécu de la manière où son père l’entendait ? « C’est ainsi que va le monde », songea-t-elle amèrement.

Elle en était encore à peser le pour et le contre, à hésiter entre se battre pour ses rêves ou se ranger à une plus sage mais morne décision, quand, se tournant vers son compagnon, elle ne vit personne. Son regard se porta à droite, puis à gauche, et elle l’aperçut trottant avec entrain vers une jolie petite jument qui prenait à rebours la file des animaux. Ils disparurent bientôt tous deux de son champ de vision, pour s’en aller sous la pluie qui redoublait maintenant, vers un ailleurs dont elle ne savait rien.

Allons bon ! C’était le pompon ! Volage, en plus de mesquin et brise-rêves ! Elle poursuivit sa route, déconcertée, perdue, seule. Elle finit par se dire qu’il fallait voir là un signe du destin. Et advienne que pourra.


Là-bas, près du grand bateau, des éclats de voix lui parvinrent, en provenance de deux silhouettes humaines, l’une vêtue de blanc et l’autre de noir. Le noir apostropha vivement Shem, le fils de Noé :

– Hey ! Shem ! Y’a une licorne qui se fait la malle ! Ah trop tard, elle est partie…

Puis il se tourna vers son compagnon en lui criant presque au visage :

– Pas les enfants, quand même ? Vous allez pas noyer tous les gosses ?

Le blanc, imperturbable, hochait simplement la tête, en silence. Parmi le brouhaha ambiant, elle ne distingua que le mot “ineffable”.

Elle était presque arrivée devant l’arche, maintenant. Elle savait qu’on ne laissait passer que les couples. Sans prendre le temps de réfléchir plus longtemps aux implications de la fuite soudaine de son compagnon, elle décida de jouer son va-tout en entrant sur le navire, seule, cachée derrière les deux éléphants. L’urgence du moment, c’était sa survie. Elle envisagerait la suite plus tard.


On dit que quelque temps après, Dieu inventa l’arc-en-ciel, pour sceller l’alliance nouvelle avec les humains, comme une promesse de ne plus jamais noyer tout le monde. D’aucuns racontent qu’un petit morceau de cette jolie palette serait alors tombé sur les flancs de Jade, comme une parure, pour la réconforter dans sa solitude.


********************


En cette fin d’après-midi de goûter-librairie, les Eux étaient rassemblés sur la plus grosse souche de leur Q.G. pour entendre ce que chacun avait trouvé. Les pommes de Mr Tyler étaient accompagnées de pains au chocolat, comme promis. Quand Pepper eut refermé son livre après avoir raconté cette histoire à ses amis, chacun resta un bon moment silencieux et perdu dans ses pensées.

Adam finit par formuler tout haut ce qu’ils pensaient tout bas :

– C’est pour ça que les licornes existent plus ? Parce qu’il y a jamais eu de descendance ?

– Bah ouais, répondit Brian. “Un seul être vous manque et tout est dépeuplé”, comme dit la prof de français…

– Mais on est sûr que ça s’est passé comme ça ? Y’a des témoins ? s’enquit Wenslaydale.

– T’es bête ou quoi ? Ça fait bien trop longtemps ! Tu penses bien que tous les témoins sont morts ! soupira Adam.

– Bon débarras, en tout cas, cracha Pepper. Jewel est l’archétype du nuisible dans un couple. Ma mère a dit qu’on n’était pas loin du pervers narcissique.

– Ça c’est sûr. Je sais pas ce qu’elle veut dire, ta mère, mais il était imbuvable, renchérit Brian.

– Nocif.

– Toxique.

– Quand même, c’est triste qu’ils n’ont jamais eu de petit fillot ou de petite fillotte du coup, soupira Wenslaydale, dont les certitudes scientifiques commençaient sérieusement à vaciller.

– C’est plutôt une bonne chose, à mon avis, vu l’individu. Imagine si les enfants avaient été comme leur père ? Y’a des fois, mieux vaut être seul que mal accompagné, conclut la fillette, plus philosophe que jamais.



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