Au week-end d'Halloween

Chapitre 1 : Au week-end d'Halloween

Chapitre final

3026 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/10/2025 08:33

Cette fanfiction participe au défi d’écriture « Halloween » (novembre 2016) du forum Fanfictions.fr. en catégorie deuxième chance.

“Écrire une histoire sur le thème d’Halloween en insérant les mots de vocabulaire :

polichinelle, parallélépipède rectangle, ascenseur, euphémisme, nonobstant.”

(en gras dans le texte)





C’était le 30 octobre, dans l’après-midi. Aziraphale avait fermé la boutique A.Z. Fell & Co, sous l’œil réprobateur de Crowley :

– Et si un client arrivait ?

– Mon cher, les horaires sont affichés. Et ils sont parfaitement clairs.

– Ah ! “La plupart du temps, en semaine, la librairie ferme entre 17h30 et 18h environ, occasionnellement vers 16h ou 17h, ou avant, mais parfois aussi tard que 23h ou minuit. Exceptionnellement, la librairie peut ne pas ouvrir de la journée, auquel cas je compte sur votre compréhension et vous invite à revenir plus tard tenter votre chance.”, c’est ça que t’appelles “clair” ?

– C’est MA librairie, même si nous en faisons tous les deux bon usage. J’ouvre et je ferme quand je veux.

– Ok, ok, t’énerve pas. De toute façon, on avait dit qu’on irait chercher un peu d’inspiration dans la rue, pour décorer TA boutique pour Halloween. Et c’est demain soir. Il est grand temps. Allons-y.


Les voilà donc partis à déambuler dans Whickber Street, à l’affût des trouvailles que les commerçants avaient imaginées pour être en phase avec cette ambiance particulière.

Alors qu’ils passaient devant le restaurant Marguerite's, Aziraphale s’enthousiasma soudain pour la déco choisie par Justine :

– Regarde cette devanture, Crowley ! Notre amie y a aligné une ribambelle de citrouilles creusées, avec des bougies dedans. C’est charmant, non ? Tu crois qu’elle a utilisé la chair pour en faire de la soupe ? Ou de délicieuses tartes ? On bien encore un bon gratin, avec des patates douces... Oh ! Je peux lui trouver la recette, si elle veut ! On va lui demander ?

À ces évocations culinaires, l’ange commençait à saliver, les yeux pétillants. Le démon dut le retenir par la manche pour l’empêcher d’aller importuner la cheffe dans ses préparatifs de dîner, tout en haussant un sourcil maussade :

– Charmant ? On dirait des grosses baudruches bodybuildées à l’hélium qui auraient forcé sur l’autobronzant. Et je pense que Justine saura se passer de ton aide. Non, si on sculptait plutôt des navets, pour respecter la tradition originelle ?

– J’ai une confiance des plus limitées en ce légume, grommela l’ange, au souvenir de l’échec cuisant lors de sa tentative de transformer cette brassicacée pour le moins têtue en encrier.

L’épisode datait de 1941, lors du spectacle de magie donné dans ce théâtre du West End, mais ce souvenir honteux restait gravé à l’encre rouge dans les méandres de sa mémoire.

– Je préfère m’en tenir aux citrouilles, c’est plus pratique. J’imagine que sculpter un navet doit demander plus de précision et d’habileté. Et puis c’est plus gros, elles se voient mieux. Nous irons en acheter tout à l’heure, trancha-t-il avec assurance.


Comme ils déambulaient le nez en l’air à admirer les devantures des boutiques, ils virent s’approcher un quidam à la démarche indécise, la tête baissée sous un chapeau de feutre, qui les croisa puis fit demi-tour après quelques pas, revint vers eux et les sollicita d’une voix timide :

– Pardon Messieurs, vous connaissez bien le quartier ?

– Si je connais le quartier ? Mais mon brave, cela fait pour ainsi dire une éternité que j’y vis ! En quoi puis-je vous être utile ? répondit le libraire, enjoué et ravi de venir en aide à son prochain.

– Je cherche un… établissement, qu’on m’a recommandé. Je voudrais me rendre compte par moi-même. C’est pour un ami, voyez-vous…

– À la bonne heure, c’est votre jour de chance ! Les boutiques du quartier n’ont aucun secret pour mon ami et moi ! Vous avez devant vous le Président de l’Association des Commerçants de Whickber Street ! reprit Aziraphale. Je suis tout ouïe !

L’homme baissa la voix en regardant ses chaussures :

– A… our… ass… ass… murmura-t-il.

– Je vous demande pardon ?

La tour de passe-passe, souffla le badaud, écarlate, les yeux toujours rivés sur le bout de ses chaussures.

– Crowley, mon cher, se pourrait-il que notre ami Mutt ait débaptisé son magasin ? Will Goldstone's Magic Shop ne lui plaisait plus ?

Crowley s’adressa alors à l’inconnu, un sourire mielleux au visage, et lui adressa un clin d’œil qu’il voulait complice mais qui effraya encore davantage le pauvre homme :

– Vous cherchez pas vraiment une boutique de magie, hein ?

L’homme, sans une parole, secoua énergiquement la tête.

– Plutôt une… couturière, secondée par ses accortes employées, toujours partantes pour accueillir les gentlemen éloignés de leur foyer avec une multitude de petites attentions qui vous réchauffent... l’âme, à l’écoute de leurs besoins et prêtes à leur recoudre un bouton, défroisser leurs chemises ou astiquer leurs manches ?

Le malheureux, crucifié par la gêne, opina du chef.

– Que nous chantes-tu là, Crowley ?

– Mon ange, c’est comme ça que s’appelle l’établissement de Mme Sandwich. C’est un secret de polichinelle. Bien sûr, il y a rien de marqué sur la porte, hein. C’est un… commerce qui a besoin de discrétion. Il y a un panneau, mais à l’intérieur.

– Ce temple de Vénus ? Cette maison de plaisir ? Mais comment le sais-tu ?

– Ngk ! M’a proposé de bosser pour elle. Dit qu’il y aurait une clientèle. M’a fait visiter, un jour.

– Mais Crowley, c’est un lieu de... débauche ! Un...

– Un claque ? Un bordel ? Un lupanar ? Tu peux le dire, l’angelot, ça fera pas de toi un pêcheur. T’façon, j’ai dit non. Moi et les horaires, on est pas copains. Et puis j’ai horreur de faire plaisir, bougonna le déchu.

Aziraphale ne put s’empêcher de lui couler un regard en biais, se remémorant ce moment de 1941 où Crowley avait arraché sa mallette de livres des mains de l’allemand fraîchement enseveli sous les décombres de l’église pulvérisée, suite au largage fort bienvenu d’une bombe vaguement détournée. Il lui avait tendu ce trophée en marmonnant un évasif « Petit miracle démonique de mon invention. Je te dépose ? » caché derrière ses éternelles lunettes noires, déjà en route vers la voiture. Horreur de faire plaisir, n’est-ce pas ? À qui espérait-il faire croire ça ?

– Bien sûr. Tu es un démon. Tu n’es pas gentil, ironisa l’ange.

Pendant ce temps, interdit, le visiteur occasionnel les écoutait avec attention, dansant d’un pied sur l’autre et maîtrisant à grand-peine son envie de fuir à toutes jambes.

– C’est par là, conclut le libraire d’une voix cordiale en indiquant du doigt la modeste devanture, sobrement ornée de pierres tombales et de croix composant un ravissant cimetière, qui jouxtait la boutique de magie. Avouez qu’il y a de quoi s’y méprendre, n’est-ce pas ? En fait, il est même tout à fait cocasse que ces deux… boutiques soient mitoyennes. Dites à la... gérante que vous venez de notre part, ça pourrait faciliter les… transactions, et transmettez-lui tous nos hommages ! Une excellente journée à vous !


– On pourrait faire ça ! déclara l’ange tout à trac après un moment d’intense réflexion.

– Quoi ? fit le démon, un brin affolé. Tu veux dire : heu… bénéficier d’une prestation chez cette chère Mme Sandwich ?

– Non… Je parlais de sa décoration. On pourrait reconstituer un cimetière. Tu te rappelles, celui d’Édimbourg ? Quelle époque, hein…

Crowley ne put que lui adresser une grimace douloureuse, au souvenir de l’aspiration soudaine dans un trou apparu rien que pour lui, qui l’avait conduit directement au pied du trône de Belzébuth, en punition d’une des rares fois où il s’était montré plus ou moins bienveillant. Là, au fin fond de l’Enfer, il était resté prisonnier de longues semaines. Et ce n’était pas le Club Med’, loin s’en faut.

– Oh ! Pardon, Crowley ! Je ne voulais pas…

– Ngk ! T’excuse pas, l’angelot. Je m’en suis remis. Mais il y a des moments, dans la vie, qu’on préférerait oublier.

– Je comprends parfaitement. Navré pour ce… hem… cet ascenseur émotionnel.

– C’est bon, je te dis.

– Ce que je suggérais, c’est de fabriquer des pierres tombales. C’est assez facile : il suffit de trouver un parallélépipède rectangle de la bonne dimension et…

– Un quoi ?

– Un parallélép… Un carton, tu vois, de cette forme-là.

Il accompagnait son explication de mouvements des mains, mimant la longueur, largeur, hauteur approximative de ce qu’il avait en tête.

– Ouais. C’est pas bête. Il y a un carton qui sert à rien dans ta boutique, on peut s’en servir.

– Mais c’est le carton de Jim ! On ne peut pas !

– Ben il a l’air vide, hein. Pas Jim, le carton. Quoique, Jim a pas l’air rempli des masses non plus, si on lui scrute le cerveau.

– Crowley ! Ne sois pas cruel ! Il est amnésique, le pauvre… On trouvera d’autres cartons. Et pour les croix, il suffira de deux morceaux de bois. Ça devrait faire l’affaire.

Ils passèrent ensuite devant La Tour de passe-passe, avec une pensée pour ce visiteur furtif, puis s’arrêtèrent un instant devant la boutique de Mutt, qui avait bel et bien conservé son nom : Will Goldstone's Magic Shop.

– Ses sorcières sont particulièrement réussies ! Elles sont tellement effrayantes, j’en ai la chair de poule ! fit remarquer Aziraphale.

– Mais moi j’adore quand ça fout les jetons ! Je vote pour les sorcières !

– “Ça fout les jetons”, tu trouves ? Doux euphémisme ! J’en ai des frissons partout. Elles sont proprement terrifiantes.

– Je comprends pas pourquoi les sorcières te font si peur, l’angelot.

– Ce sont des créatures terribles et malfaisantes, non ? Ne dit-on pas qu’elles s’accouplent avec le Diable, ou des choses de ce genre ?

– Des conneries. Et puis Agnès Barge n’était pas malfaisante. Au contraire, elle connaissait les secrets des plantes et s’en servait pour soigner les villageois d’Amberster. Elle prédisait l’avenir, aussi. T’as lu son livre, non ?

– Et comment sais-tu cela ?

– Elle avait laissé un journal, en plus des “Belles et Bonnes Prophéties”. C’est Anathème qui me l’a raconté [1]. Le fait est que la connaissance est la clé du pouvoir. Et le pouvoir des femmes a toujours terrifié les hommes, depuis l’aube des temps. C’est pourquoi ils ont toujours cherché à les réduire au silence. Quitte à les faire cramer sur les bûchers de l’Inquisition.

Tout en méditant sur ces atrocités du passé, leurs pas les conduisirent devant le magasin de Mr Arnold, sobrement nommé Arnold’s music, où des fantômes savamment mis en scène semblaient jouer du piano ou de la contrebasse, ce qui amusa beaucoup Aziraphale.


Plus loin, ils contemplèrent la devanture de Brown's World of Carpets, où ce cher Mr Brown avait déroulé de somptueuses toiles d’araignée synthétiques sur ses tapis en vitrine, leur délicate architecture s’étirant entre les descentes de lit, les carpettes et les paillassons. Ça et là, de grosses bêtes velues à huit pattes, fort bien imitées, semblaient guetter patiemment leurs proies au centre des structures de dentelle.

Le démon ne put s’empêcher de brocarder “Carpetman”, comme il l’appelait :

– Pas besoin d’Halloween pour qu’il y ait des toiles d’araignées sur ses marchandises, à celui-là. Doit pas en vendre beaucoup. Sont moches, ses tapis, grommela-t-il.

Il peut être opportun de rappeler que Crowley ne portait pas Mr Brown dans son cœur. Il le soupçonnait d’essayer de multiplier les occasions de rencontre avec Aziraphale, sous couvert d’organisation d’un quelconque évènement parfaitement futile de l’Association des Commerçants de Whickber Street, comme la vente de charité de l’été ou les illuminations de Noël. Tous les prétextes étaient bons, provoquant chaque fois la fureur voire la jalousie du démon, pour qui l’ange était “chasse gardée”.

– Mon cher, ce n’est pas très charitable de ta part, nota le libraire

– Et depuis quand un démon est censé être charitable ? M’énerve, celui-là…


Aziraphale lui adressa un sourire entendu, et proposa d’aller prendre un thé (ou toute autre boisson à base d’expresso) au Give Me Coffee Or Give Me Death, le café tenu par leur amie Nina, qui les accueillit chaleureusement.

– Mr Crowley, Mr Fell ! Ça fait plaisir de vous voir ! Six expresso dans un grand mug, et un thé à la bergamote, comme d’habitude ? Voulez-vous des eccles-cakes ?

– Merci Nina. Oui, comme d’habitude. Et je ne dirais pas non à quelques pâtisseries, répondit le libraire dont l’œil s’alluma soudain à la pensée de délicieuses gourmandises fourrées aux pommes et aux raisins secs.

Tout en dégustant ses gâteaux, Aziraphale promenait son regard sur la déco qu’avait élaborée Nina. Le mur derrière le comptoir était tendu d’une vaste toile orange ornée de guirlandes noires et de lumières clignotantes, devant laquelle voletaient des chauves-souris en plastique plus vraies que nature, accrochées par du fil de nylon, que le moindre courant d’air agitait.

– C’est ravissant, fit le libraire, admiratif.

– C’est pas mal, admit le démon entre deux gorgées brûlantes de caféine pure.

– Je pense que nous devrions opérer un mix de toutes les créations de nos commerçants. Ils ont rudement bien travaillé, n’est-ce pas ? Et encore, nous n’avons pas vu la boutique de Maggie !

– Va pour les fantômes, les toiles d’araignée, les chauve-souris et le cimetière, répondit Crowley. Je te fais grâce des sorcières.

– Oh, merci ! J’étais vraiment préoccupé…


Sur le chemin du retour, ils passèrent saluer Maggie dans sa boutique de disques The Small Back Room (en fait l’arrière-boutique de la librairie, où la famille de la jeune femme était installée depuis… pfiou ! fort longtemps). Celle-ci avait eu l’idée fort plaisante d’installer des squelettes ici et là, certains debout devant les bacs de vinyles, feuilletant les pochettes, d’autres installés sur des tabourets, un casque sur les oreilles (Est-ce que les squelettes ont des oreilles ? Sans doute, pour entendre les autres squelettes claquer des os...), comme en écoute attentive de leur morceau préféré, un autre encore devant la caisse, vérifiant le contenu de son porte-monnaie.

– Maggie, cette déco est on ne peut plus réussie ! Mes félicitations ! s’extasia Aziraphale.

La disquaire bafouilla un remerciement et en profita pour lui proposer :

– Tenez, Mr Fell. J’ai reçu hier le “Quatuor à cordes n° 8 de Chostakovitch”. C’est pour vous, en remerciement de votre bienveillance au sujet de… vous savez… mes loyers en retard !

– Oh Maggie, il ne fallait pas ! Merci beaucoup en tout cas. Je sais ce que je vais écouter pour la soirée !

La tête pleine d’idées, il ne leur restait plus qu’à se rendre à l’Eden’s Garden Market pour y acheter deux citrouilles, ainsi que chez Gags à Gogo, la boutique de farces et attrapes qui, nonobstant le stock impressionnant dont elle disposait, risquait fort d’être un brin dévalisée pour l’occasion.


Ils passèrent une soirée tranquille, au son de Chostakovitch (Crowley bougonna un peu, pour la forme : il eût préféré écouter Queen), à sculpter leur citrouille.

Aziraphale avait insisté pour en conserver la chair afin d’en faire le lendemain de délicieuses recettes, dont un houmous de citrouille épicé qui promettait de lui réjouir les papilles, des muffins citrouille-canelle pour accompagner son thé, et un velouté roboratif parsemé des graines grillées. Il conserva cependant quelques graines pour sa création.

Alors que le démon avait réalisé une tête tout à fait terrifiante et on ne peut plus classique, avec des yeux en éclair et un sourire édenté, l’ange avait peaufiné son œuvre en fixant à l’arrière des orbites deux petits morceaux de papier vitrail bleu lagon, et enfoncé dans les “gencives” de la grosse tête trente-deux graines réparties en haut et en bas, comme autant de perles d’émail, lui fabriquant ainsi un regard doux, un sourire avenant et un visage aimable.

– Tu peux pas t’empêcher, hein ? fit remarquer Crowley en tâchant de contenir son sourire.

– Mon cher, j’ai juste fait une citrouille… gentille !

Plus tard, il craquèrent une allumette pour enflammer la bougie déposée à l’intérieur et, sans se concerter, par un réflexe ancestral, s’exclamèrent en chœur :


« Que la lumière soit ! »




[1] voir “L’heure de l’ordalie” dans “Les belles et bonnes fortunes d’un dé”




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