Le démon et la shampooineuse
Chapitre 1 : Le démon et la shampooineuse
2808 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 04/12/2025 10:19
Mais tiens-toi un peu tranquille cinq minutes ! ronchonna l’ex-scribe enregistreur.
Elle avait récemment quitté le bas de l’échelle de la hiérarchie angélique, pour se voir propulsée au rang de Gardienne du Temple de la Littérature et Ambassade Officielle du Paradis que constituait la librairie A.Z. Fell & Co. Bien entendu, cette promotion aussi soudaine qu’inattendue l’avait enchantée, même si un vague sentiment de manque l’envahissait parfois. Non pas qu’elle regrettait son ancien job, loin s’en faut. Elle souffrait en silence là-haut, et sans jamais se plaindre, du fait que l’on n’ait besoin de ses services qu’une fois tous les trois ou quatre siècles, et la solitude lui pesait. Ici, elle était aux anges car elle voyait du monde, même si les clients étaient peu nombreux (mais qu’est-ce qui les avait donc découragés à ce point ? se demandait-elle parfois).
Et puis elle s’était découvert une passion pour les livres humains. Ça racontait des histoires, ça la faisait rêver. Ah ! C’était autre chose que les contrats ou les permis rédigés en termes abscons sur d’interminables rouleaux, malcommodes à manipuler, impossibles à ranger ! Là, pour lire la suite, on tournait des pages. Des PAGES, rendez-vous compte ! Écrites des deux côtés ! Quel progrès, quelle invention magnifique ! Et tous ces ouvrages, rangés sur les rayonnages, avec leur jolies reliures de cuir de toutes les couleurs, c’était de toute beauté ! Depuis qu’elle avait mis le nez dans “The Crow Road”, avec la bénédiction du Métatron lui-même, elle n’avait cessé de s’extasier devant tout ce qu’avaient à lui offrir ces hommes et ces femmes bourrés de talent et d’inventivité. Elle avait un faible pour les œuvres de Jane Austen, et découvrait avec curiosité et émerveillement l’extraordinaire palette des sentiments humains, dont elle n’aurait jamais soupçonné l’existence.
Non, son seul regret était que l’ancien libraire avait tout bonnement disparu des radars. Elle aurait tellement aimé bavarder avec lui, débattre d’un aphorisme d’Oscar Wilde ou s’apitoyer de concert sur le sort de Juliette et Roméo… Il était simplement parti avec le Métatron, un gobelet de café à la main, et elle ne l’avait plus revu. Pas plus que Belzébuth ou l’Archange Gabriel d’ailleurs, évaporés eux aussi dans la nature, elle ne savait où.
Arrête de gigoter sans arrêt, s’il te plaît..
La seule nouveauté, c’est qu’un jeune démon fréquentait assidûment le quartier depuis ces disparitions soudaines. Il n’essayait même pas de se cacher : d’ailleurs c’eût été vain, tant il était repérable à des lieues à la ronde. Vêtu de noir de la tête aux pieds, dans ce qu’on pourrait appeler des haillons plutôt que de vêtements, les mains dans des mitaines mitées, des cheveux crépus coiffés avec ce qui ressemblait à deux cornes au sommet du crâne, un maquillage gothique à faire pâlir les âmes les mieux trempées une nuit d’Halloween, même sa peau était sombre.
Pourtant, elle avait été charmée par ses yeux couleur de cacao en poudre (non pas que l’idée saugrenue d’en consommer l’eût effleurée, mais elle en avait trouvé un bocal dans la kitchenette d’Aziraphale). Le jeune homme la saluait avec un aimable sourire et un signe de la main chaque fois qu’il passait devant la librairie. Elle avait fini par s’habituer à sa présence dans Whickber Street, et en vint même à guetter son passage, tant son sourire réchauffait sa journée.
Un beau jour, elle l’avait invité à entrer.
Il pénétra timidement dans cet antre du savoir, et se vit proposer par l’apprentie libraire :
– Entrez-donc regarder une tasse de thé avec moi !
Il attrapa gauchement la tasse tendue, et remercia en balbutiant.
– Merci, euh…
– Muriel. Et vous ?
– Éric.
– Vous êtes un démon, n’est-ce pas ?
– C’est parfaitement exact. Quant à vous, on dirait un ange…
C’est que cette vendeuse de livres débutante lui avait déjà tapé dans l’œil. Vêtue d’un uniforme couleur crème, chemise et cravate blanche, elle ne quittait jamais son casque en forme de cloche orné d’une couronne et d’un magnifique soleil. Jamais il ne l’avait aperçue autrement qu’avec un air jovial au visage.
Ainsi s’écoulaient les jours, et Éric n’aurait manqué l’heure du thé pour rien au monde, même s’il était le seul à le boire. Ils en virent tout naturellement à adopter le tutoiement.
– Et qu’est-ce que tu fais dans le quartier, exactement ?
– Eh bien j’ai été nommé au poste de Shax, comme Représentant Plénipotentiaire de l’Enfer dans ce quartier de Londres. Je dois envoyer un rapport En-Bas chaque semaine, c’est la barbe…
– Ah bon ? Shax est partie aussi ?
– Elle est passée “Majesté des Mouches”, en remplacement de Belzébuth.
– Tout le monde a quitté le navire terrestre, j’ai l’impression. Mais tu sais, c’est drôlement calme depuis le départ de Mr Aziraphale. Moi, j’aime bien. Il y a quelques clients, bien sûr, pas trop. Je vois Nina et Maggie aussi, tous les jours, au café en face. J’aime bien aller y regarder une tasse de thé. Et puis, tu… es là !
Cette ange ingénue rougissante était le spectacle le plus adorable qu’Éric ait pu observer. À chaque fois ça déclenchait chez lui des contractions galopantes du cœur et un envol de papillons dans le ventre. Il essaya de son mieux de reprendre contenance et un ton assuré pour expliquer :
– Tu comprends, techniquement, cette librairie est toujours une Ambassade Officielle du Paradis. Alors il faut que je sois vigilant. S’il se passe la moindre bizarrerie dans le coin, je dois en faire part à Shax, tu vois ?
– Je comprends. Mais si tu veux fréquenter plus souvent cette librairie, il faudrait que tu aies l’air un peu moins… démoniaque. Sinon, tu vas te faire repérer !
– Pourquoi ?
– Tu effraies les clients. Déjà qu’ils n’y en avait pas beaucoup auparavant, maintenant j’ai l’impression que c’est le désert de Gobi. Et puis, si les… autres, là-haut, surveillent la boutique, tu vas finir par te faire repérer !
Elle avait levé les yeux vers le ciel et montrait d’un doigt fort peu discret le plafond de la boutique.
– Et qu’est-ce qu’il faudrait que je fasse, d’après toi ?
– Tes vêtements. Ils sont tout noirs, et ce sont des… quel est le mot humain pour ça, déjà ? Ah oui. Des guenilles. Ce serait mieux sans les accrocs et les effilochures. Et blancs.
– Non. Jamais de la vie.
– Je te demande pardon ?
– Hors de question de me traîner dans les boutiques pour acheter des fringues. Je suis pas une chochotte. Et je garde le noir.
– Ok, Ok ! Alors laisse-moi au moins arranger toutes ces traces d’usure.
Il accepta, de mauvaise grâce certes, mais il voulait tant lui faire plaisir !
D’un imperceptible claquement de doigts, elle fit disparaître miraculeusement toutes les effilochures du tissu de sa chemise, sa veste et son pantalon, en raccommoda les accrocs mieux que la couturière la plus habile, et remailla son écharpe et son pull là où le tricot s’était défait.
– Voilà, déclara-t-elle avec satisfaction, c’est déjà mieux ! Tu es sûr que tu ne veux pas essayer en blanc ?
– Non. Pas de blanc. Je suis un démon. Et un démon, c’est noir.
Le ton du jeune homme laissait entendre qu’il n’admettrait aucun autre compromis vestimentaire.
Cesse un peu de te tortiller. On dirait un ver de terre !
Muriel revint à la charge quelques jours plus tard. Elle espérait convaincre son nouvel ami d’abandonner ce look gothique qu’il s’était plaqué au visage.
– Ce maquillage est beaucoup trop sombre, fit-elle remarquer ce matin-là. Tout ce khôl et ce mascara, c’est un peu effrayant.
– Tu n’aimes pas ?
– Oh si ! J’aime beaucoup ! Je trouve que ça te donne un air… hem… mystérieux ? Mais les humains, je ne suis pas certaine qu’ils approuvent. Quant à ma hiérarchie…
Elle se sentait affreusement gênée aux entournures. D’un côté, elle adorait la compagnie du démon, et son look ne la dérangeait nullement, bien au contraire. Ça lui donnait ce petit air canaille dont elle raffolait. Mais elle avait toujours été consciencieuse, zélée et obéissante, et elle vivait dans la terreur d’être réprimandée pour cette fréquentation peu orthodoxe. C’était un dilemme permanent dans son cerveau.
La pauvre Muriel était tout bonnement en train d’expérimenter les affres des sentiments humains.
– C’est mon aspect, c’est moi, insista Éric, c’est comme ça que je suis à l’aise. J’aime bien, et si toi aussi alors on change rien.
– D’accord. Mais par contre, ces “cornes” là dans tes cheveux, n’est-ce pas… superflu ?
– Me dis pas que tu veux aussi me traîner chez le coiffeur ? C’est non, définitivement NON !
– Peut-être enlever un demi-centimètre sur les longueurs ? insista-t-elle. Ça changerait presque rien. Juste tu serais, comment dire…
Elle cherchait une formulation assez subtile pour ne pas le froisser.
– Au propre, au lieu de brouillon ! s’écria-t-elle en souriant.
Oh ! Par les babines de Satan ! Ce sourire explosif ! Jamais il ne s’y habituerait, c’est sûr. Son cœur bondit une fois encore dans sa poitrine, et ce n’était plus des papillons qui avaient investi son ventre, mais une nuée de colibris affolés tournoyant dans tous les sens. Il prit une grande inspiration pour se calmer, puis se força à quelques respirations profondes pour reprendre le contrôle de sa corporation. Il ne connaissait que trop bien le désagrément fréquent que pouvaient lui provoquer une douleur, une attaque surprise ou une émotion forte. À force de se faire décorporer, il avait développé quelques techniques de parade, et la maîtrise de sa respiration constituait à ce jour sa meilleure arme.
Si tu bouges tout le temps, je n’arriverai à rien de bon tout à l’heure, avec mes ciseaux.
Comme le démon se refusait catégoriquement à mettre les pieds dans un salon de coiffure, Muriel dut se résoudre à faire l’emplette d’un bac à shampooing à usage domestique, à clipser au dossier d’un fauteuil, ainsi qu’une paire de ciseaux de coiffeur et une tondeuse à cheveux. Bien évidemment, elle n’avait aucune notion de comment procéder, et elle avait promis à Éric de ne pas lui massacrer la chevelure. Voilà qui s’annonçait comme un véritable challenge…
Une fois le fauteuil et son bac installés dans la kitchenette, non loin de l’évier, elle brancha le tuyau d’eau au robinet, vérifia que l’eau chaude et l’eau froide arrivaient et se réglaient facilement, puis héla son cobaye quelque peu angoissé.
– Ériiic! Ça va être bon !
« Ça va être bon, ça va être bon, faut le dire vite ! » maugréa l’interpellé en traînant des savates vers la petite cuisine. Il avait plus la trouille que la fois où Shax l’avait menacé d’un doigt vengeur lors de cette réunion préparatoire à l’attaque de la librairie, dans les sous-sols désaffectés de l’enfer, alors qu’il ne pouvait s’empêcher de l’interrompre pour lui poser mille et une questions. Plus les chocottes que le jour où il s’était fait décorporer trois fois de suite par le Duc Hastur, là-bas dans la vallée de Megiddo, en pleine planification de la rencontre de l’Antéchrist et du Molosse Infernal, pour avoir osé une blague douteuse sur “l’Avocalypse”. Plus les jetons que quand Hastur, avec l’appui de son compère Ligur, l’avait poussé dans la cellule du même Molosse avec un plaisir évident, et qu’il avait fini déchiqueté en bonne et due forme par les redoutables crocs, avant de se recorporer dans l’instant.
Mais bon. Que me ferait-il pas pour faire plaisir à SON ange ?
C’est donc à reculons qu’il s’installa sur le fauteuil, non sans un regard effaré à la tuyauterie branchée au robinet de l’évier, et au flacon qui trônait sur le bord du plan de travail.
– Qu’est-ce que tu vas me faire ? gémit-il d’une petite voix plaintive, absolument indigne d’un suppôt de Satan dûment répertorié dans le registre des Admissions.
– Un sham-pooing, asséna Muriel d’un ton qui n’admettait aucune réplique.
Éric dut prendre sur lui pour se laisser aller contre le dossier et pencher la tête en arrière afin de recevoir les angéliques ablutions. Il adressa mentalement une courte mais sincère prière au Seigneur des Ténèbres pour qu’il le guide et le protège durant l’épreuve.
L’ange avait ouvert l’eau et la laissait couler sur sa main pour en régler la température, puis elle orienta la douchette vers les cheveux du démon.
– Ça va comme ça, la température ? fit-elle d’une voix flûtée de coiffeuse stagiaire.
– Gnnnnchfrrrr… grommela l’intéressé, plus tendu que la corde de l’arbalète de Guillaume Tell.
Il réussit toutefois à se détendre quelque peu sous la chaleur bienfaisante de cette douche capillaire. Puis Muriel attrapa le flacon de shampooing Jack Desanges, dont elle dévissa le bouchon avant de répandre un peu de son contenu sur les cheveux démoniaques. De désagréables relents de pomme et de menthe s’en vinrent chatouiller ses narines. Ça sentait le propre, le frais et le jardin d’Eden. Beurk !
L’apprentie capillicultrice avait maintenant entrepris de faire mousser le produit dans les boucles d’ébène, compactes et drues, dont la structure n’évoquait plus du tout des “cornes”, mais les vagues apaisantes de l’océan à la marée montante.
C’était doux et onctueux sur le cuir chevelu du démon, que les doigts agiles de Muriel massaient avec lenteur et délicatesse. C’était la première fois qu’on lui touchait la tête de cette façon. C’était la première fois qu’on le touchait tout court, d’ailleurs. Il se détendit légèrement sous le bouillonnement crémeux du shampooing, les doigts de l’ange réalisant des merveilles pendant qu’il savourait cet instant précieux. Il songea furtivement qu’il aurait dû tester le concept plus tôt, tant c’était délicieux.
Dans son dos, Muriel se pencha au-dessus de lui pour accéder plus facilement à ses tempes et son front. Un nuage de mandarine, de jasmin et de poudre d’amande s’en vint chatouiller les narines du jeune démon. Il la ressentait là, derrière lui, et son souffle léger comme une plume qui chatouillait son cou le fit frissonner de bien étrange façon. Trop. C’était trop. Trop près, trop dangereux, trop bon. Son rythme cardiaque s’emballa, son pouls franchit les 120 battements par minute, il avait l’impression que son sang était de la lave qui se répandait en déferlante dans toute sa corporation humaine, sans qu’il puisse l’endiguer.
Alors, dans des éclaboussures de mousse mêlées à une gerbe d’étincelles et une fumée soudaine, Éric disparut sans crier gare, laissant l’ange coiffeuse abasourdie et affolée, les mains dans la mousse et les yeux écarquillés.
À peine un battement de ses longs cils plus tard, il était de retour, debout près d’elle, la mine déconfite et le cheveu dégoulinant.
– C’était quoi, ça ? questionna-t-elle d’une petite voix plaintive et apeurée.
Ce à quoi il répondit posément en lui adressant un sourire qu’il voulait rassurant, et en posant doucement la main sur son épaule.
– Je vais t’expliquer...