L'ange qui murmurait à l'oreille des démons
Chapitre 1 : L’ange qui murmurait à l’oreille des démons
3138 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 09/12/2025 10:37
Aziraphale était partagé entre le soulagement et l’inquiétude. Soulagement parce que le démon, dans un accès de bienveillance, s’était débrouillé pour que la jeune Elspeth cesse son activité de déterreuse de cadavres.
D’une part c’était extrêmement risqué, car ce cimetière de Greyfriars à Edimbourg, où ils étaient venus admirer une statue étrangement ressemblante de l’archange Gabriel, était truffé de pièges qui promettaient à quiconque se prenant les pieds dans des fils invisibles le déclenchement d’armes à feu à fort pouvoir létal.
D’autre part, la demoiselle se faisait exploiter par le chirurgien local, le docteur Dalrymple, à qui elle fournissait cette matière première pour ses dissections et études. Il les lui payait une misère.
Autres objections, et non des moindres : elle risquait, avec cette besogne impie, de se voir refuser l’entrée au Paradis.
D’autant qu’après la mort accidentelle de son amie Wee Morag, elle avait tenté de mettre fin à ses jours en avalant le contenu d’une fiole de laudanum.
Deux motifs sérieux de damnation éternelle.
Crowley avait donc empêché la jeune fille de s’empoisonner, en buvant lui même la préparation d’opium, et s’était débrouillé pour qu’Aziraphale lui offre le contenu de sa bourse afin qu’elle quitte la ville, achète une ferme et prodigue le bien autour d’elle. Le cas Elspeth était donc réglé, mais pas le cas Crowley.
Après avoir rapetissé, puis grandi, sous l’effet du poison, il avait maintenant retrouvé sa taille normale mais paraissait complètement ivre, titubant et beuglant des chansons sans queue ni tête. Aziraphale dut soutenir le démon, incohérent et bancal, en le retenant par la taille pour sortir du cimetière, et s’inquiétait de sa santé, tant physique que mentale.
– C’est très bien ce que tu as fait là, le rassurait l’ange. C’était une bonne action. Cependant, j’espère que tu ne vas pas t’attirer d’ennuis s’ils s’en rendent compte, En Bas. En tout cas, c’était très gent…
– Je suis pas gentil ! Je suis JAMAIS gentil, par les sabots de Satan ! J’étais pas dans mon état normal, c’est le laudanum qui a parlé !
– Entendu. Tu es un démon. Tu n’as donc pas à être gentil, ni serviable, ni charitable, ni quoi que ce soit de ce genr...
Alors que Crowley semblait un peu plus assuré sur ses jambes, il l’avait lâché l’espace d’une seconde, continuant à pérorer en avançant :
– … de ce genre. Toi et moi savons bien que tu ne peux engendre que le mal. Mais vois-tu…
C’est alors que, se retournant pour vérifier que le démon le suivait toujours, il s’aperçut qu’il avait disparu. Tout bonnement évaporé dans l’air froid et humide de ce cimetière. Et il vit, oh mon Dieu ! un trou béant dans l’allée de terre, deux pas derrière lui. Une fissure, comme si le sol s’était fendu sans un bruit sous les pieds de Crowley. Une faille béante et menaçante dont on ne distinguait pas le fond, dilué dans des vapeurs grises à l’odeur de soufre, qui ne laissait échapper qu’un grondement sourd et inquiétant, comme une armée de fauves tenus en laisse prêts à bondir au moindre signal.
Non, ILS ne pouvaient pas le lui avoir pris, sans un avertissement, sans une semonce !
Au bord de la crise de panique, il ferma les yeux et se concentra sur ce qu’il aimait le plus au monde, après Crowley bien entendu. Puis il claqua des doigts, de haut en bas, et matérialisa à ses pieds une pile de livres. Attrapant les quelques volumes, il s’arma de tout son courage et se laissa glisser dans les entrailles de la terre.
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Aziraphale était un ange, une créature de Dieu.
Il avait reçu de Sa Créatrice le don merveilleux des mots : les comprendre tous, dans toutes les langues du monde, les connaître jusqu’au plus inhabituel, dans tous les registres, du plus familier au plus lettré. Il avait aussi reçu le don de les aimer et d’en dispenser le goût à qui voulait l’écouter car, contrairement aux richesses matérielles, les mots et les livres sont un trésor qui grandit quand on le partage. Il connaissait sur le bout des doigts toutes les œuvres déjà écrites, et avait même quelques idées pour les écrits futurs, qu’il se ferait un plaisir de suggérer en catimini aux auteurs à venir.
Ce don lui serait-il utile là où il s’aventurait, l’antre de Satan en personne ? Car c’est lui qui régnait sur les morts, les damnés, interdisant à quiconque ayant pénétré dans son royaume d'en ressortir vivant. Même les humains osaient à peine prononcer son nom ! En outre, il se doutait bien que cette démarche, toute personnelle, serait assez mal vue par sa hiérarchie, si ça remontait jusqu’aux oreilles célestes.
C’est peu dire qu’il n’était pas tranquille. Seul le soutenait l’espoir de retrouver Crowley rapidement, et indemne, de préférence.
Ce qu'il découvrit au fond de ce boyau de terre n'était guère réjouissant : il se tenait à l’entrée d’un gigantesque sous-sol, constitué d’une multitude de couloirs qui semblaient s’étendre à l’infini, à ce qu’il pouvait distinguer. Là se tenait un jeune démon, pas très grand et très bronzé, à l'étonnante coiffure afro surmontée de deux cornes et au maquillage gothique, vêtu de haillons. Ses grands yeux écarquillés bordés de cils interminables reflétaient toutefois une douceur et une amabilité difficiles à cacher.
– Halte, qui va là ? s’interposa le démon nommé Éric
– Je suis la Principauté Aziraphale, et je viens chercher celui que vous venez d’engloutir en votre infernal royaume.
– Un ange ? En Enfer ? Alors toi, tu manques pas d’air. Je te conseille de rebrousser chemin dans l’instant, ou tu cours au-devant de graves ennuis.
– Tu ne me fais pas peur. J’ai avec moi une arme invincible.
– Ah ouais ? J’en tremble d’avance. Et c’est quoi ? ironisa Éric.
– Le pouvoir des mots. Tu vois ce livre ? Écoute :
« Tout me parlait de calme, de paix et d’oubli. La nature semblait m’absorber dans ses bras, m’offrant un refuge contre la douleur du monde. En fermant les yeux, je sentais l’immense forêt comme un sanctuaire, un lieu sacré où l’âme pouvait trouver son repos. »
À peine l’ange avait-il commencé à lire Chateaubriand que le jeune démon laissa échapper une larme furtive et se décorpora dans l’instant, réduit à un petit tas de cendres. Il allait bien sûr se réincarner deux secondes plus tard, mais Aziraphale était passé.
Devant ses yeux se déroulaient à l'infini d’obscurs couloirs, ponctués de sombres portes blindées, saturés de créatures qui allaient et venaient dans un incessant ballet brouillon et bruyant.
Un peu plus loin, il fut stoppé dans sa progression par une barrière de bureaux encombrés de feuillets en désordre, d’encriers renversés et de plumes desséchées. Une pancarte « Furfur. Bureau des Admissions et Réquisitions. 9ème cercle » se balançant mollement au bout d’une chaîne rouillée, le renseigna aussitôt. Ça sentait par ici la poussière et le vieux papier moisi. Le démon derrière le bureau lui jeta un regard torve, en continuant de parapher à l’aveugle une pile de documents, et siffla un :
– Oui ? C’est à quel ssssujet ?
L’ange réitéra son explication, et Furfur éclata d’un rire plus grinçant qu’une craie sur un tableau noir, dont l’écho se répercuta loin dans les couloirs surpeuplés.
– Ah ben celle-là, c’est la meilleure du siècle ! Et tu crois vraiment que je vais t’accueillir à bras ouverts, avec tes jolies bouclettes et ta démarche…
– Écoute, murmura l’ange le plus délicatement du monde.
Il ouvrit « Orgueil et Préjugés » de Jane Austen, puis commença de lire :
« M. Bingley était charmant ; il parlait toujours avec gaieté, riait de bon cœur, et sa bonne humeur était contagieuse. La salle de bal semblait ressusciter sous les effets de son esprit agréable, et tous les yeux se tournaient avec intérêt vers lui. L’entrain et le bonheur paraissaient lui appartenir en propre, comme s’ils étaient la récompense naturelle d’un caractère droit et aimable. »
Furfur resta interloqué par le fait que des créatures fussent capables de se montrer gaies et de bonne humeur. Voilà qui dépassait son entendement. Il se perdit en conjectures, soudain absent, et laissa passer Aziraphale sans même s’en rendre compte.
Le cercle suivant était gardé par une créature à la peau sombre, vêtue d’un imperméable en cuir noir et coiffé d’un crapaud aux pattes avant pourvues de cinq mini doigts humains. Ses yeux couleur de brique semblèrent lancer des éclairs quand il prit la parole.
– Je suis Ligur, Duc des Enfers et gardien de la cage du Molosse Infernal. Tu l’entends qui gronde derrière cette porte blindée ? Il ne restera rien de toi si je lui ouvre. Qui es-tu, téméraire voyageur ?
– Je suis Aziraphale, le Chérubin gardien de la Porte Orientale du Jardin d’Eden. Et je viens chercher le démon Crowley, que l’Enfer a aspiré au cimetière de Greyfriars à Édimbourg. Je viens en paix. Laisse-moi passer dans le calme, et il ne te sera fait aucun mal.
Le rire qui accueillit sa demande ressemblait au grincement, autour de la poulie, de la chaîne retenant le seau s’enfonçant dans un puits.
– Il faut montrer de l’amour et du respect envers toutes des créatures existantes, de Sœur Limace à Frère Molosse, ajouta l’ange.
Et il raconta « Le Petit Prince », une histoire qu’il allait souffler à Antoine de Saint-Exupéry un bon siècle plus tard :
« Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde… »
Ligur se prit à considérer d’un œil neuf la présence du Molosse Infernal et les liens qu’ils pourraient éventuellement tisser ensemble. Perdu dans ses rêveries, il ne prêta plus attention à l’ange, qui poursuivit son chemin à travers les couloirs enténébrés.
Il domptait sa peur, sûr de lui, rendu invulnérable par la seule force de ses sentiments pour Crowley. Et puis il avait pour arme les livres et les mots, dont le pouvoir surpassait celui de l’antique Épée de Feu.
C’est ainsi qu’il charma le Duc Hastur, au septième cercle, Responsable de l’approvisionnement de la machine à café brûlant et Maître des tuyauteries, grâce à Jane Austen dont il cita l’extrait :
« En vain ai-je lutté. Rien n'y fait. Je ne puis réprimer mes sentiments. Laissez-moi vous dire l'ardeur avec laquelle je vous admire et je vous aime. »
Puis, aux cercles suivants : Husher, Grand Huissier Plénipotentiaire, Shax, du département Ragots, Piston et Chantages divers, et le Duc Dagon, Maître de la Paperasse et des Tourments.
Aziraphale s’était mué en ange qui murmurait à l’oreille des démons. Chaque fois, vers ou prose accomplissaient merveilles pour envoûter le maître des lieux. Aucun démon ne pouvait résister aux mots tendres et apaisants sortant de la bouche de l’ange. Ici comme sur la Terre, le pouvoir des mots répandait ses bienfaits, offrant le rêve et la félicité, tout comme à chaque mortel. De cela, l’ange-libraire n’avait jamais douté.
Il arriva enfin devant la porte du deuxième cercle, le bureau de Belzébuth. C’était l’avant-dernière étape, l’antichambre du repaire de Satan, autrement dit le Seigneur des Ténèbres, le Prince de ce Monde, l'Ange de l'Abîme sans Fond, l'Adversaire, le Destructeur de Roi. Rien de moins. Aziraphale se sentit bien petit tout à coup, et son assurance faiblit légèrement devant cette porte, gardée par une armoire à glace avec un bandeau sur l’œil, un énorme registre sous le bras, un badge “Josh” épinglé sur la poitrine, qui lui demanda d’un ton péremptoire :
– Nom et raison de votre visite ?
– Je dois m’entretenir avec Belzébuth. C’est personnel.
L’autre répéta, imperturbable :
– Nom et raison de votre visite ?
L’ange soupira, puis finit par répondre :
– Je suis la principauté Aziraphale, ambassadeur officiel du Paradis sur Terre. Et je viens chercher le démon Anthony J. Crowley, représentant de l’Enfer, que vous avez lâchement dérobé en l’aspirant dans une faille de la croûte terrestre, au cimetière de Greyfriars à Édimbourg. Vous n’avez pas le droit. J’exige qu’on me le rende.
– Je vais en faire part à Sa Majesté. Veuillez attendre ici, répondit Josh.
Il revint quelques minutes plus tard en annonçant :
– Lord Belzébuth va vous recevoir.
Aziraphale pénétra dans une vaste pièce obscure. Sur une estrade, au centre, était posé le trône de Belzébuth, surmonté d’une gigantesque paire de cornes. Sur les murs étaient exposés des chaînes, masses d’armes, lances, haches, fléaux d’armes, piques et javelots, épées et hallebardes, pinces et tenailles, tout un attirail propre à épouvanter le plus vaillant des visiteurs, qu’il vienne ici de son plein gré ou contraint. Sa Majesté s’exprima d’une voix plus glaciale qu’une crypte :
– Parle, Aziraphale. Et dépêche-toi, je n’ai pas la journée.
– J’irai droit au but : rendez-moi Crowley. C’est… mon ami. J’ai besoin de lui.
– C’est hors de question. Il a gravement fauté. Il a fait le bien, et doit être puni pour ça.
Alors l’ange prit l’un des livres qu’il tenait sous le bras, l’ouvrit et commença de lire « Roméo et Juliette ». Belzébuth écoutait attentivement. Elle ne l’interrompit qu’après ce passage :
« Des ailes légères de l'amour j'ai volé sur le haut de ces murailles ; car des barrières de pierre ne peuvent exclure l’amour ; et tout ce que l’amour peut faire, l’amour ose le tenter. »
– J’ai compris le message. Tu l’aimes, hein ?
La question, posée de manière si abrupte, déstabilisa un instant Aziraphale, qui bafouilla une réponse inintelligible, provoquant un sourire (un SOURIRE !) de Belzébuth.
– Je te laisse tenter ta chance auprès de Satan. Mais je ne donne pas cher de ta peau, malgré tout, déclara Sa Majesté des Mouches en ouvrant une petite porte aux innombrables verrous masquée par un rideau.
L’ange, retrouvant son aplomb et son courage, fit quelques pas et s’arrêta au centre de la pièce. Il ne voyait pas le Seigneur des Ténèbres, mais frissonna au son de sa voix qui retentit, rocailleuse, rebondissant en échos infinis d’une paroi à l’autre :
– Épargne-moi tes vaines palabres. Les mots m’ennuient et les livres me donnent la nausée. Néanmoins, je sais pourquoi tu es là.
J’avoue que tu m’as bluffé. Il faut quand même une bonne dose de témérité – ou d’inconscience – pour venir jusqu’ici tenter de récupérer ton complice. Aussi, en récompense de ton courage, je vais t’accorder le retour de Crowley à la surface. Mais je veux aussi tester ta force d’âme, et puis j’aime m’amuser : c’est pourquoi je rajouterai une clause. Tant que tu seras dans mon Royaume, tu ne devras pas essayer de voir celui que tu es venu y chercher. Sinon, il retombera entre mes mains et tu n’auras pas une deuxième chance. Marché conclu ?
– Marché conclu, répondit Aziraphale avec assurance.
Il se retourna vers la porte et sentit au même instant la présence de Crowley derrière lui. Il le reconnaîtrait les yeux bandés, indubitablement ! Son parfum chaud et envoûtant mariant l’odeur du feu de bois, les senteurs du cuir patiné et les effluves de whisky tourbé, où perçait une note de vanille, envahit ses narines. Il en fut immédiatement soulagé et euphorique.
Ils marchèrent un moment vers la surface, mais la curiosité de l’ange lui fit oublier le contrat. Alarmé par le silence du démon, il ne put maîtriser son imagination, qui échafaudait de trop nombreuses et angoissantes hypothèses. Avait-il déjà subi des persécutions ? Marchait-il sans difficulté ? Pourquoi ce mutisme ? Lui avait-on arraché la langue ?
– Crowley, très cher, est-ce que tout va b…
Sans y prendre garde, il s’était retourné vers le démon, qui disparut aussitôt dans un tourbillon de fumée et un cri d’agonie qui se dissipa au loin.
L’ange, au désespoir, fondit en larmes et continua tant bien que mal sa route vers la surface, rongé par le désespoir et la culpabilité, trébuchant au moindre obstacle, la vue brouillée de pleurs, le cœur broyé et le corps en miettes.
Il lui faudrait se résoudre à attendre le bon vouloir de Satan. Il n’avait aucune idée du délai qu’imposerait le souverain des Enfers avant de lui rendre son bien-aimé. Une semaine ? Un an ? Une décennie ? Un siècle ?
Une chose était sûre : le temps, dorénavant, allait paraître atrocement long…