Flaming words
Chapitre 1 : Flaming words
1884 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 14/12/2025 15:52
La neige tombait doucement sur Soho, en flocons légers virevoltant dans le ciel déjà sombre de cette fin d’après-midi. C’était le 22 décembre, le solstice d’hiver, le jour le plus court et la nuit la plus longue de l’année.
Bien au chaud dans la librairie A.Z. Fell & Co, un ange et un démon tuaient le temps, l’un concentré sur la page jeux du Celestial Observer, l’autre scrollant paresseusement sur son smartphone.
Aziraphale, installé à son bureau, le dos droit et la tête penchée, ses lunettes de lecture perchées sur le bout de son nez, mordillait nerveusement l’extrémité de son crayon de bois. Il lançait de temps à autre un coup d’œil à son compagnon, principalement quand celui-ci se laissait aller à un ricanement moqueur (à la vue de vidéos de chats ridicules) ou - plus rarement – un « Oh ! » attendri devant une scène de mignonnes petites chèvres.
Crowley, dans un habituel amoncellement de membres entremêlés sur son fauteuil en velours favori, jonglait avec les différents réseaux sociaux sur lesquels il était inscrit. Il aimait bien les vlogs “Une matinée à la ferme avec les animaux”, “Les Canards de la Germaine” ou encore “Les Biquettes de Chambaran”, et s’émerveillait volontiers de ces adorables petites bêtes.
Il songeait parfois que vivre à la campagne serait bien agréable, et rêvait d’une existence plus proche de la nature. Aziraphale et lui avait déjà évoqué cette possibilité. Dans les South Downs, pourquoi pas, un petit cottage cosy où il pourrait cultiver des plantes dans un vrai jardin au lieu de stupides pots en terre ou en plastique, tandis que l’ange passerait des heures entières plongé dans ses précieux ouvrages, sans aucune sonnette de la porte d’entrée s’ouvrant sur un client venu acheter un livre, lui provoquant un bref mais intense instant de panique.
Oui, ce serait diablement chouette…
Pour l’heure, la boutique avait fermé tôt en ce vendredi soir, et le resterait jusqu’après Noël. À l’intérieur, tout était décoré dans une ambiance festive et chaleureuse. Un petit sapin trônait devant la fenêtre, paré de guirlandes à LED clignotantes et de pommes de pin dorées, avec une étoile blanche à la cime. Le manteau de cheminée accueillait une couronne de houx, et tout le long courait une ribambelle de chaussettes rouges et vertes. Partout ou l’espace le permettait, des bougies parfumées diffusaient des fragrances de sapin, cannelle, caramel ou pain d’épices.
Bien évidemment, en plein milieu du magasin, posée sur un guéridon de bois, on ne pouvait pas louper la crèche, à laquelle l’ex-Chérubin avait apporté un soin tout particulier. Crowley avait bien sûr ronchonné, pour la forme, en haussant un sourcil faussement exaspéré, en bougonnant que « Noël n’avait plus aucune signification de nos jours, à part s’être transformé en tentaculaire marché aux cadeaux, de toute façon on trouve tout sur Internet maintenant. ».
Il n’empêche qu’il avait discrètement replacé l’âne et le bœuf au plus près du nouveau-né sur son lit de paille.
– Crowley, je suis coincé dans mes mots fléchés, geignit l’ange au bout d’un moment.
– Hein ? Quoi ? sursauta le démon, sortant de sa bienheureuse torpeur, qui avait compris de travers.
– Les mots fléchés “Spécial Noël” du journal. Par exemple : “Indispensable à la tournée”, en cinq lettres. La deuxième et la dernière sont des E.
– Fastoche ! C’est VERRE !
– Je ne crois pas que le Celestial Observer évoque ici une tournée au pub, très cher, mais plutôt la tournée du Père-Noël… Peut-être que RENNE collerait, je vais attendre d’autres indices. Sinon, “Mise en scène de la Nativité”, en six lettres, commençant par C ? demanda-t-il, espiègle.
– CINEMA souffla le démon. Tout ça, c’est paillettes, drama queen et compagnie…
– C’est CRECHE. C’était un test, sourit le libraire avec une indulgence amusée. Que penses-tu de celle-ci : “Véhicule du Père-Noël”, c’est enfantin, non ?
– BENTLEY ? suggéra Crowley en s’esclaffant.
– Non, il manquerait une lettre. Il en faut huit.
– Au pluriel, alors ? Peut-être qu’il en a plusieurs si la première tombe en carafe en pleine tournée !
– C’est une marque. On ne l’accorde pas.
– OK. Mets-le, ton TRAINEAU, t’en meurs d’envie. Bien que je persiste à penser qu’une Bentley au milieu des étoiles serait autrement plus stylée qu’un vieux machin en bois tiré par de ridicules cervidés. Je sais même pas pourquoi tu me demandes…
– Mais pour te sortir un peu le nez de ton écran, mon cher ! Il n’y a ni heure ni saison pour faire travailler ses neurones ! Allez, une autre : “Offrande de Gaspard”, en six lettres ?
– C’est MYRRHE, non ?
– Faux. La myrrhe est le cadeau de Balthazar. Gaspard a offert l’ENCENS…
– … Et Melchior, l’or. Ça, c’est facile à se rappeler. C’est que tu comptes me faire réviser le catéchisme ou quoi ?
– Ça ne serait pas du luxe, en effet ! sourit Aziraphale. Attends, j’ai plus païen : “Peut servir de sapin”, en huit lettres ?
– JIMBRIEL ! Jimbriel en sapin ! Oh yes, je veux voir ça ! On le plante les pieds dans un grand seau de terre, et on le décore avec des boules et des guirlandes, avec interdiction de bouger d’un pouce ! Bon sang, ce serait marrant !
– Crowley ! s’écria l’ange, outré. Ce ne serait pas… marrant du tout ! Pauvre Jim ! Tu n’as donc aucune pitié ?
– Il en a eu, lui, de la pitié ? répondit le démon en ôtant lentement ses lunettes fumées, retrouvant son sérieux. Quand il t’a “invité” à avancer dans les flammes de l’enfer, pour te détruire à tout jamais ? Quand il t’a dit de fermer ta… bouche, et de mourir ? Hein ?
– Je sais bien, Crowley. Mais Jim n’est pas le Gabriel que nous avons connu. Il est amnésique, le pauvre. Je me dois de l’aider, et tu m’as promis ton soutien. C’est bientôt Noël. Le moment idéal pour se montrer charitable.
– Ngk. Je suis un démon, je suis ni charitable, ni indulgent, ni gentil, ni quoi que ce soit du genre…
– Essaie, au moins. Juste un peu. Rien ne pourrait me faire plus plaisir.
Un long silence s’ensuivit, pendant lequel chacun d’eux ruminait ses pensées. Inquiètes, pour Aziraphale, quant au devenir de l’Archange sans mémoire. Revanchardes, pour Crowley, qui n’était pas prêt d’oublier cet épisode, vécu aux premières loges. Pas plus que celui, raconté par l’ange, du bain d’eau bénite destiné à l’éliminer, lui. Le libraire rompit ce moment d’intense réflexion en proposant une nouvelle définition :
– “Entoure un cadeau”, en cinq lettres ?
– AMOUR, proposa le démon dans un chuchotement, en remettant subitement ses lunettes devant ses yeux.
– Je te demande pardon ?
– Je disais, RUBAN. J’ai bon ? se reprit hâtivement Crowley.
– C’est ça, sourit Aziraphale. Ça colle. Et celle-ci : “Le Père-Noël y descend” ?
– Je propose DIRTY DONKEY ! Si ça passe, évidemment !
– Non, c’est en huit lettres…
– Alors : CHEMINEE ? répondit le déchu plus sérieusement.
– Excellent, tu deviens bon ! Pour les mots, je veux dire… Et, en six lettres, avec un E en deuxième et dernière places, une fois de plus : “L’as-tu envoyée au Père-Noël ?”
– BEIGNE, proposa le démon immédiatement. Cette orgie de jouets, de cadeaux et de bouffe me rend malade. Les Saturnales, voilà qui avait de la classe, au moins ! D’accord, c’était prétexte à de somptueux repas, mais au moins l’ordre social était inversé, les maîtres servaient les esclaves, libres d’agir à leur guise pendant ces quelques jours ! On cessait le travail, et puis les cadeaux, on les fabriquait soi-même !
– Serais-tu un révolutionnaire dans l’âme ?
– Nah… Je te rappelle que la Révolution Française a bien failli avoir ta peau, tout de même !
– C’est vrai, admit Aziraphale, attendri à ce souvenir. Heureusement que tu étais dans les parages…
– Cela dit, poursuivit Crowley, je soupçonne ton camp d’avoir calé la naissance du petit bonhomme en même temps, histoire d’imposer votre vision du monde à cet univers païen. Et je suis sûr que c’est mon camp qui a inventé le vieux type bedonnant sapé tout en rouge, avec sa barbe blanche et sa hotte bourrée à ras bord d’une indécente quantité de marchandises et de jouets pour les gosses, tandis que les adultes s’empiffrent de boire et de manger.
– Je te trouve bien acerbe, très cher. Noël, c’est la naissance de Jésus, le fils que Dieu a envoyé sur terre pour…
– Ça va, ça va ! On connaît la chanson !
– Allez, poursuivons, tempéra l’ange. Puisqu’on parle de nourriture : “On l’aime aux marrons”, en cinq lettres, finissant par un E ?
– CREME. Tu adores la crème de marrons. Ou DINDE. À voir avec les autres mots.
– D’accord. On va y revenir. En six lettres, commençant par un B, “Rondes, lisses et décoratives” ?
– Qwa ? croassa Crowley à cet énoncé.
– “Rondes, lisses et décoratives”, répéta Aziraphale, imperturbable, avant de réaliser la raison de la surprise offusquée du démon.
– Oui, certes, cela peut prêter à confusion, je veux bien l’admettre. Mais je t’assure qu’il n’y a là aucun sous-entendu… hum… grivois, bafouilla-t-il.
– J’ai jamais rien pensé de tel, mentit effrontément Crowley, en rougissant jusqu’à la pointe des oreilles.
– Alors, allons-y pour BOULES. De Noël, bien entendu.
– Bien entendu. Les boules de Noël, répéta mécaniquement le démon, qui s’empressa de faire dévier la conversation :
– Et sinon, c’était la dinde ou la crème, pour les marrons ?
– La dinde.
– Et pour le renne, t’avais bon ?
– Oui.
– Et Jimbriel en sapin, toujours pas ?
– Non. C’était EPINETTE.
– D’accord. Mais c’est dommage… Dis, on se ferait pas une pause, pour fêter notre victoire commune sur ces foutus mots ?
Les yeux d’Aziraphale pétillèrent aussitôt.
– Avec grand plaisir ! J’ai dans la cuisine un excellent thé de Noël parfumé aux agrumes, cardamome, badiane, cannelle et vanille. Et puis il reste des Eccle-cakes, énuméra-t-il, l’eau à la bouche. Ça te dirait ?
– Oh ! Je me contenterai d’un verre de Talisker, mon ange…