La potion magique des jumeaux Pines

Chapitre 1 : La potion magique des jumeaux Pines

Chapitre final

5855 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 05/07/2021 02:43

La potion magique des jumeaux Pines

 

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Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions.fr :

« Philtres, élixirs et petites potions » (juin – juillet 2021)

 

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Se débarrasser de gnomes motivés par le désir de faire d’une adolescente humaine leur reine, en venir aux mains – ou tout autre appendice au même rôle – face à un métamorphe avide de vengeance, ou bien lutter contre des statues de cire cherchant à se venger de leur propriétaire qui les avait abandonnées dans une remise pendant de longues années, ça n’était finalement pas si difficile que ce que l’on pouvait croire.

C’était ce que se disaient Dipper et Mabel, face à l’énième péripétie surnaturelle qui leur arrivait.

Cela faisait un peu plus d’un mois qu’ils séjournaient chez leur grand-oncle, dans le fin fond de la campagne de l’Oregon, et tout autant de temps qu’ils faisaient quasi-quotidiennement face à toutes sortes d’étrangetés. Les gnomes, pour commencer, puis une sorte de parodie mécanique du monstre du Loch Ness, puis ces étranges statues de cire animées la nuit… Dès les premiers jours, il leur avait fallu repousser les limites de leur imagination fertile d’enfants. À Gravity Falls, dans cette petite bourgade de l’est de l’Oregon, n’importe quoi pouvait avoir lieu. De l’apparition de fantômes s’en prenant qu’aux adolescents jusqu’aux licornes imbues d’elles-mêmes raillant les âmes impures, en passant par des voyageurs dans le temps plutôt maladroits.

Et cette fois-ci, étrangement, ils savaient quoi faire face au Bigfoot venu déranger la paisibilité de la Cabane aux Mystères, attrape-touriste le jour et demeure de la famille Pines le reste du temps.

« Mabel ! appela Dipper, tendant la main vers sa sœur tandis qu’elle peinait à le rejoindre, courant à bout de souffle jusqu’à venir trouver refuge dans la maison. Ne te retourne surtout pas ! »

L’hominidé gigantesque la rattrapait en quelques foulées. S’il la tendait, il mettrait à coup sûr la main sur la pauvre enfant.

Comme si les quelques mots de son petit frère lui avaient redonné de la force, elle s’élança dans le sprint le plus rapide qu’elle n’eût jamais couru de toute sa vie. Il referma derrière eux la porte d’entrée, la barricadant avec ce qu’il pouvait trouver dans l’entrée – portemanteau, fauteuil, un carton plein de je-ne-sais-quoi qui traînait là – avant de se poster à la fenêtre et d’observer leur poursuivant. Par chance, il n’en avait qu’après eux, pour une raison qui leur échappait.

« Regarde, il se contente d’attendre là-bas, fit-il en pointant du doigt la créature immobile.

– Il va nous assiéger ! » hurla Mabel, véritable furie, prise de panique.

Elle se laissa tomber de leur escabeau de fortune, et s’assit au sol. Dans la poursuite, son pull de laine tricoté s’était abîmé. La figure de feuille qu’elle avait dessinée avec de la laine verte ne ressemblait plus à grand-chose. Elle l’ôta, avant de le nouer sur ses hanches, comme elle le faisait toujours.

« Où sont Soos et Stan ? demanda-t-elle finalement. Il faut les prévenir !

– Ils doivent encore être au cour de golf à la recherche de va savoir quelle idiotie à présenter comme un truc paranormal dans la Cabane.

– On est donc seuls face à ce truc ? gémit-elle, levant les yeux vers le plafond aux poutres apparentes.

– On est pas seuls, » sourit Dipper, relevant sa casquette blanche au motif d’un sapin bleu, un large sourire sur les lèvres.

Il tira de la poche intérieur de sa veste le Journal. Celui qu’il avait trouvé dans la forêt, grâce à un faux arbre de métal, et dont il cherchait en vain l’auteur jusque-là. Le troisième volume, inachevé, mais qui recensait bon nombre de créatures mystérieuses qui rôdaient à Gravity Falls. C’est grâce à lui qu’ils avaient compris qu’ils avaient non pas affaire à un vampire, mais à des gnomes empilés sous un manteau, ou encore, qu’ils avaient saisi le fonctionnement des cristaux altérant la taille lorsque la lumière les traversait. Lorsque l’auteur du journal avait amassé suffisamment de connaissances, il les avait partagées là-dedans, et si les recherches étaient inachevées, Dipper s’était permis de les compléter à la suite de leurs expériences plus ou moins désastreuses.

« Tiens, regarde ! »

Il feuilleta les pages jusqu’à tomber sur celle évoquant le Bigfoot auquel ils s’étaient malencontreusement heurtés lors d’une promenade en forêt. Des croquis, réalisés à la main, retranscrivaient plutôt bien l’immense créature humanoïde qu’ils avaient rencontrée. D’une taille de deux mètres cinquante environ, velue d’une toison plus épaisse que celle d’un mouton, aux doux arômes pestilentiels leur rappelant celle de leur grand-oncle les lendemains de cuite où il ne prenait pas même la peine de prendre une douche, tel était le Bigfoot.

Dipper se serait bien permis de rajouter que la chose ne faisait que hurler, grogner, comme un ours, et courrait très vite malgré sa taille disproportionnée. Mais il ne ferait son rapport que lorsqu’ils s’en seraient débarrassés.

« L’auteur dit que pour apaiser le Bigfoot enragé, il suffit de préparer une décoction spéciale. La recette est là, ça a l’air plutôt simple.

– Du poireau, du basilic et de l’origan ? On dirait une recette de cuisine.

– Il n’y a pas que ça, ça s’étend sur la page suivante. Sacrée recette. »

Ils regardèrent intensément la page. L’écriture en pattes de mouche, quasi-illisible, rendait la tâche encore plus difficile. Pour épargner à sa sœur des rides prématurées à force de froncer les sourcils, argumentant qu’avec un tel minois elle ne parviendrait jamais à charmer l’homme de sa vie, il en fit la lecture à voix haute.

« Couper en fines rondelles un poireau de trente-six centimètres, dont les racines ne mesurent pas plus de quarante-sept millimètres, et mettre le tout à bouillir à feu moyen dans un demi-litre d’eau. Ajouter une cuillère à soupe de vodka, une cuillère à café de thé Earl Grey laissé infuser dix minutes dans une eau bouillante, puis une pincée de sel. Émincer deux feuilles d’origan, et trois feuilles et demie de basilic. Compter l’éclatement de six bulles, et ôter du feu. »

Il se stoppa un instant, grattant le haut de son front avant de remettre en place sa casquette.

« On dirait une recette de cuisine un peu débile, se permit de commenter Mabel.

– J’avoue que moi-même ne sais pas trop où tout ça va nous mener… »

Il entreprit cependant de poursuivre la lecture, fronçant toujours plus les sourcils à chaque phrase.

« Dans une bouteille en verre datant de décembre 1972, verser 10,7 centilitres de la préparation encore chaude. Y ajouter, dans l’ordre : un poil de chat noir, une aiguille de pin de la forêt de Gravity Falls, un centimètre de crin d’alezan, deux grammes de poudre de corne d’hommotaure, une larme de triton et une queue de lézard albinos de montagne. Bien mélanger en secouant la bouteille fermée, et laisser reposer trois heures. »

Ils s’échangèrent un regard confus.

« À quoi c’est censé servir, tout ça ? grimaça Mabel. Le chat, passe encore, le pin aussi, mais pour retrouver des hommotaures ou des tritons, il va nous falloir des jours entiers ! Et c’est quoi ces doses arbitraires ? Une bouteille qui date de 72 ? Dix virgule sept centilitres ? On en parle du poireau du début ?

– Je t’avoue que moi non plus j’y comprends rien, balbutia son jumeau. Mais attends, il reste un truc écrit en tout petit là… »

Il se concentra, et retint un hoquet de surprise.

« Il dit qu’il faut ajouter à la toute toute fin un crachat de Bigfoot à la potion. Pour que ça marche sur ce Bigfoot en particulier.

– Berk, fit Mabel avec une belle expression de dégoût. C’est dégoûtant.

– Si on réussit la potion, et qu’on l’asperge sur le Bigfoot enragé, il se calmera et repartira là d’où il vient. Et si on ne la fait pas… »

Il se releva, et se hissa sur la pointe des pieds jusqu’à apercevoir l’immense silhouette qui n’avait pas bougé de là depuis de longues minutes.

« On ne pourra jamais sortir d’ici sans se faire poursuivre par ce monstre. »

Ils avaient déjà affronté pire, c’était certain. Plusieurs créatures surnaturelles œuvrant dans les parages avaient déjà tenté de les réduire en poussière, pour des raisons plus ou moins justifiées. Mais les histoires qu’ils avaient entendues par les plus grands, étant enfants, avaient laissé en eux leur marque indélébile, et une peur qui prenait aux tripes. La simple évocation de ce monstre du folklore américain suffisait à les faire trembler. En rencontrer un pour de vrai n’aidait en rien cette terreur.

Il leur fallait admettre que la peur les dominait ; ils craignaient aussi bien pour leur vie que pour celle de leur entourage. Stan et Soos étaient partis, et qui savait ce qui les attendrait à leur retour ? Une fois de plus, l’entièreté de leur survie reposait sur leurs épaules. Et une fois de plus, il était difficile de classer cette menace sur l’échelle des sinistres dangers auxquels ils s’étaient exposés durant cet été.

« Attends une minute, murmura Dipper en relisant une énième fois la recette. Je crois qu’il y a des ingrédients là-dedans déjà ramassés. Ça va être plus simple que ce que tu crois ! »

Mabel se pencha vers lui, intriguée et curieuse à la fois. Pour une fois, elle ne perdait pas son temps avec ses sottises habituelles ; quand le danger était présent, et qu’elle en avait pleinement conscience, elle devenait un minimum sérieuse, et contribuait à la lutte contre la menace, quelle qu’elle fût. Même si, au fond, Dipper devait admettre que sa « bêtise » les avait déjà aidés. Il repensait à cette fois où elle avait fait d’une carte au trésor un chapeau en origami ; c’était grâce à cette idée de génie qu’ils avaient pu remonter la trace du huitième président et demi des États-Unis – encore une longue histoire à raconter, et qui serait bien trop longue à se remémorer pour le peu de temps qu’il leur restait avant que le Bigfoot ne s’impatientât et ne tentât de prendre d’assaut la cabane de bois.

« À ton avis, pourquoi il attaque pas ? La Cabane aux Mystères ne tiendrait pas longtemps face à ses gros poings, il pourrait nous dévorer facilement s’il en a envie.

– Tu as vraiment envie de te retrouver dans son estomac, Mabel ? grommela Dipper en refermant l’épais journal avant de le ranger dans sa doudoune. Non. Et moi non plus. Alors ne parle pas de malheur, et viens m’aider. »

Il se releva, secoua légèrement ses jambes afin de dissiper les fourmis venues les gagner à cause de sa mauvaise posture, et prit la direction de la chambre « secrète » découverte quelques temps auparavant par Soos en faisant le ménage. Impossible de savoir à qui elle appartenait autrefois – même Stan ignorait que cette pièce existait, apparemment – mais Dipper nourrissait l’idée que cela avait à voir avec les journaux et leur auteur. En cause, les quelques bocaux contenant divers produits tous aussi bizarres qu’incongrus rangés dans un petit buffet, dans un coin de ladite pièce. Non pas que Dipper l’avait fouillée de fond en comble la seule et unique fois où il l’avait investie pour une nuit, mais un peu, tout de même.

Et il était prêt à mettre sa main à couper que, dans l’une de ces bouteilles de verre remplies de formol, il y trouverait une queue de lézard albinos de montagne, et même des larmes de triton. À dire vrai, il n’avait pas tellement envie de revoir Mermando pour lui soutirer une larme ou deux ; le souvenir de leurs adieux était plutôt désagréable, pour des raisons auxquelles il ne voulait pas songer.

« Allez, suis-moi ! »

Elle lui emboîta le pas, quoiqu’un peu soucieuse de devoir quitter le Bigfoot du regard, convaincue que, comme ces statues d’anges d’une série qui l’avait traumatisée, visionnée à un âge indécent pour ce genre de programmes, il bougerait dès lors que plus personne ne l’observait. Un frisson fit son chemin dans sa colonne vertébrale, elle tenta de l’ignorer.

« Bingo ! Je savais bien qu’il y en aurait là ! »

Le cri de victoire de Dipper résonna à travers la chambre à peine meublée. Il tira du placard de bois – qui avait connu bon nombre de jours meilleurs – plusieurs pots de verre, tous soigneusement étiquetés. Ils mirent ainsi la main sur la plupart des ingrédients incongrus ; le crin d’alezan, les larmes de triton, la queue de lézard albinos, ainsi que la bouteille de verre confectionnée en décembre 1972. Qui que fût l’auteur du journal, il y avait de fortes chances pour qu’il eût lui-même fait face à un Bigfoot peu amical, et avait mis de côté la plupart des ingrédients nécessaires à la confection de la potion qui l’apaiserait dans ce qui semblerait être son ancienne demeure, avant sa disparition.

« Malheureusement, il n’y a plus de poudre de corne d’hommotaure, remarqua Mabel en fouillant un peu plus dans le placard. Il va falloir qu’on mette la main dessus par nous-mêmes. Mais impossible de sortir, avec ce Bigfoot qui nous guette.

– Je pense que j’ai ce qu’il faut. Quand je les ai rencontrés, l’un d’eux avait perdu un bout de corne, et je l’ai… empruntée.

Empruntée, hein ? Pour en faire quoi, au juste ? » ricana Mabel en lui donnant un coup de coude.

Ignorant la moquerie de sa sœur, qui le raillait déjà pour sa maigre virilité – et elle s’étonnait qu’il complexât sur cela du haut de ses douze ans ! –, il haussa les épaules, et replongea la tête dans le placard.

« J’ai aussi trouvé de la vodka, fit-il. Et… des sachets de thé Earl Grey. Drôles de goûts, » commenta-t-il.

Il préférait de loin les boissons sucrées ou chocolatées ; le thé et les alcools n’avaient pas leur place dans son verre. Quoi qu’il en fût, avec presque la moitié des ingrédients en main, ils s’en sortaient plutôt bien. Ils apportèrent soigneusement chacun des pots dans la cuisine, où ils trouvèrent en plus de cela les herbes aromatiques, le sel et un poireau acheté le matin-même sur la place du marché de Gravity Falls. Extirpant d’un tiroir rempli de bazar un mètre rouillé par le temps, et par pure curiosité, ils mesurèrent le légume, avant de pousser un soupir de soulagement en constatant que les dimensions étaient bonnes. Trente-six centimètres de long, pour des tiges de tout juste quarante-sept millimètres.

« Bon, Mabel, occupe-toi de couper le poireau et de le mettre à bouillir, ordonna-t-il en disposant le journal en évidence afin qu’elle gardât la recette sous l’œil, je vais chercher le bout de corne. Et n’oublie pas de faire chauffer l’eau pour le thé ! »

Elle s’affaira, tandis que lui montait quatre à quatre – du mieux que ses petites jambes pouvaient le lui permettre – les marches de l’escalier menant à l’étage où se trouvait leur chambre, sous les combles. Le remue-ménage – plus du remue que du ménage, d’ailleurs – lui parvint, vacarme assourdissant d’une caverne d’Ali Baba prépubère que l’on retournait sens dessus dessous à la recherche d’un trésor qui n’avait de valeur que dans cet instant. Il revint à l’issue de ce qui semblait être une mise à sac de son territoire, brandissant fièrement le moignon de corne qu’il avait glissée quelque part sous son lit ou bien elle ne savait où. Le plus important n’était pas l’endroit où cet ingrédient avait été hasardeusement stocké pendant des semaines, mais plutôt son utilité dans la préparation de leur étrange soupe-potion.

« L’eau pour le thé est prête, j’y mets le sachet, » annonça Mabel tandis que Dipper tirait un à un les tiroirs de la cuisine afin de mettre la main sur la râpe à fromage – si toutefois l’outil pût supporter de devoir réduire en poudre la corne rigide que tenait le garçon dans la main.

La casserole dans laquelle elle avait mis le demi-litre d’eau et les rondelles de poireau commençait à émettre des bruits d’ébullition. Jetant un œil sur le journal, elle ajouta, comme indiqué, la cuillère à soupe de vodka. Puis, au terme des dix minutes d’infusion, ce fut la cuillère à café de thé Earl Grey qui s’ajouta à la préparation. Stan ne gardait que du gros sel dans un pot, alors elle se contenta d’une maigre pincée. Pendant qu’elle remuait le tout, Dipper peinait encore et toujours à réduire en poudre sa corne d’hommotaure.

Étrangement, jusqu’à présent, la recette pour la potion ressemblait plus ou moins à celle d’une soupe, ou quelque chose du genre, quoiqu’un poil originale. Ses capacités culinaires étaient bien utiles dans de telles circonstances, elle en était ravie. Deux feuilles d’origan et trois feuilles et demie de basilic plus tard, la première partie de la recette était terminée. Il n’y avait plus qu’à compter les bulles qui éclateraient, avant de retirer la casserole du feu – ce qui arriva en même temps que Dipper ne parvint à récupérer deux grammes de sa poudre de corne.

Ils s’armèrent de patience lorsqu’ils durent verser, à l’aide d’un entonnoir, la quantité horriblement précise de liquide dans la bouteille de verre.

« Mince, on n’a ni poil de chat noir, ni aiguille de pin ! s’exclama le cadet.

– Pas de souci, frangin, le rassura sa sœur. Salem gratte à la porte, on a qu’à lui enlever un poil ou deux ! Et pour l’aiguille de pin, je suis sûre que si tu tends la main par la fenêtre de la chambre, tu peux en récupérer une fraîchement tombée sur le toit ! »

En effet, comme par hasard, le chat noir qui rôdait dans le coin – que Mabel avait nommé Salem, obscure référence que n’avait saisie son frère – appelait sur le seuil de la maisonnette à ce qu’on lui ouvrît la porte. Stan n’appréciait guère le chat de sa voisine – bien que la maison de ladite voisine fût à plusieurs centaines de mètres de là, tant la Cabane aux Mystères était isolée du reste de la ville – et refusait à le laisser entrer dans sa demeure. Mais lorsque le vieillard n’était pas là, le chat dansait – façon de parler. L’adolescente se précipita à la porte pour la lui ouvrir, et le félin se frotta affectueusement à ses jambes, ensorcelant son cœur en lui promettant câlins et ronronnements en échange d’une généreuse portion de pâtée. Il ne fallait pas oublier que les chats, sournois au possible, n’avaient que faire des humains, et leur seul intérêt résidait dans la nourriture que ceux-ci pouvaient leur apporter.

« J’ai l’aiguille ! » cria Dipper depuis la chambre, avant de dévaler à toute vitesse les escaliers.

Le raffut qu’il causa effraya le chat, qui partit se réfugier derrière le fauteuil habituel de Stan. La queue gonflée, il voyait en l’adolescent bruyant une menace, un potentiel ennemi ou prédateur face à qui il devrait se mesurer. Bien que Mabel eût grandement envie de réconforter le félin, une autre responsabilité l’appelait ; elle récupéra un des poils de Salem venus se loger sur ses chaussettes, et rejoignit son frère dans la cuisine. Ajoutant soigneusement les derniers ingrédients – le poil de chat noir, l’aiguille de pin, le centimètre de crin d’alezan, les deux grammes de poudre de corne de hommotaure, la larme de triton et la queue de lézard albinos –, ils bouchonnèrent la bouteille et s’affairèrent à la secouer, mélangeant un peu plus l’infusion qui y macérait.

« Il faut laisser reposer trois heures maintenant ? Ça va paraître long, avec le Bigfoot qui rôde, » soupira Mabel, avant de jeter un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine.

Elle se figea, et blêmit, en constatant que la créature gardait son odieux visage à quelques centimètres à peine du rebord de la vitre. Son souffle chaud, dont elle aurait presque pu sentir l’odeur pestilentielle s’il n’y avait pas cette barrière invisible quoiqu’un peu sale entre eux, laissait des traces de buée, qui disparaissaient presque aussitôt, grâce à la fraîcheur de l’extérieur.

« Dipper ! » hurla-t-elle, complètement paniquée.

Dans une tentative héroïque, le garçon attrapa les rideaux de tissu à la couleur douteuse, passée depuis le temps, et les tira, obstruant la vision cauchemardesque qui terrorisait sa sœur. Lui-même n’en menait pas large. Mais c’était en partie de sa faute s’ils s’étaient mis ce gros monstre à dos lors de leur promenade dans la forêt…

« Tout va bien, on est à l’abri ici. Regarde, il ne cherche pas à entrer dans la maison. Tant qu’on est sous ce toit, il ne va rien nous arriver. »

Rôdaient dans les environs un monstre dont les desseins leur était inconnu et, dans leurs esprits, une inquiétude quant à l’avenir incertain qui les guettait, lui aussi, par-delà la fenêtre. Et qu’en était-il du crachat qu’il leur faudrait incorporer à la mixture avant de la jeter sur la créature qui en avait après eux ? Ils préféraient ne pas y penser, mais plus vite ils mettraient la main dessus et plus vite ils s’en sentiraient apaisés – tout du moins, ils partageaient ce sentiment.

« Et si jamais ça marche pas ? Si jamais on s’est trompé dans la recette ? Qu’est-ce qu’on va devenir ? Il va s’en prendre à Stan et Soos, et si ça lui suffit pas il va faire du mal au voisinage, et à nos amis… »

Voilà que Mabel commençait à succomber à la panique. Se rongeant nerveusement les ongles, elle cherchait à réprimer l’inquiétude.

« Mabel, ça va aller. Je te le promets. Si ça marche pas, on trouvera une autre solution. Et ça marchera à coup sûr, parce que tu as suivi la recette au mot près. Il n’y a absolument aucune raison pour que ça ne marche pas. »

Dipper avait posé ses mains sur les épaules de sa sœur, l’obligeant à le regarder en face, espérant que croiser son regard suffirait à apaiser un tant fût peu la peur de sa jumelle.

« Je te le promets, » répéta-t-il, plus sûr de lui en apparence qu’il ne l’était réellement.

Ils comptèrent les longues minutes qui s’écoulèrent. Trois heures de macération, voilà qui faisait long. Et bientôt, le soleil se coucherait. Stan et Soos rentreraient, et feraient face au monstre qui les agresserait à leur tour. À moins qu’il ne s’attaquât qu’aux jumeaux, qui lui étaient tombés dessus dans un premier temps ? Dipper haussa les épaules à cette réflexion. Il n’avait pas tellement le courage de risquer sa vie pour poser cette question au premier concerné qui, il le vérifia une fois de plus en tirant légèrement les rideaux, campait là-bas, se mêlant aux hauts pins qui surplombaient la maisonnette. Leur chevelure hirsute s’étirait, formant un toit pour les sous-bois abritant toute la vie qui y évoluait. Mais pas un piaillement d’oiseau ne se faisait entendre. Même le vent semblait s’être fait discret, intimidé par la présence du géant qui faisait le guet à l’orée du bois.

L’adolescent avait réglé sa montre électronique, fidèlement attachée à son poignet gauche, afin qu’elle sonnât à l’issue des trois heures d’attente. Y jetant un énième coup d’œil, en attendant que Mabel tirât une carte dans son jeu – ils avaient opté pour un pouilleux, histoire d’oublier un peu la drôle d’aventure qui leur arrivait –, il vit qu’il ne leur restait plus que cinq minutes avant que la potion fût, en quelque sorte, prête. Il ne leur resterait plus qu’à y ajouter le crachat… encore fallait-il mettre la main dessus ; voilà qui était une toute autre histoire.

« J’ai gagné ! » s’exclama soudainement sa jumelle, posant sa dernière carte sur le tas accumulé à-même le sol.

Il sursauta légèrement, surpris par son éclat de voix qui venait le tirer de ses réflexions. Réalisant qu’il avait gardé le joker en main, signe de sa défaite, il laissa s’échapper un petit rire, avant de ramasser doucement le jeu, et de le remettre dans sa boîte.

« Ça va être l’heure, souffla-t-il finalement en se rapprochant de la bouteille, dont le contenu avait pris une couleur plus qu’inhabituelle. Tu es prête ? »

Serrant les dents, elle acquiesça. La fraîcheur de la fin de journée avait empli la maison, elle avait troqué son pull déformé – qu’elle ne tarderait probablement pas à retricoter – contre un autre, fuchsia, au motif d’une étoile filante en plein milieu.

« Tu es sûr que ça va marcher ?

– On est jamais complètement sûr tant qu’on a pas essayé, pas vrai ? »

Elle pouffa. Pour une fois que c’était son frère le plus décalé d’eux deux, prêt à faire des blagues lorsque la situation ne le demandait pas nécessairement.

« Allons-y, frangin, déclara-t-elle, posant sa main droite sur celle de son frère. Toi et moi contre le Bigfoot.

– Encore une sacrée aventure dont on ne pourra parler à personne, pas vrai ? »

Ils jetèrent un dernier regard par la fenêtre. La créature était toujours là-bas, attendant qu’ils se décidassent à déserter la maison. Eh bien, si tel était son souhait, ils s’y plieraient, en priant tous les dieux pour pouvoir mettre la main sur un crachat du Bigfoot avant que celui-ci ne les dévorât.

Comme si leurs supplications intérieures avaient été entendues, ils trouvèrent, à quelques pas du parvis de bois, un vestige de mucus et de salive de la créature. L’auteur ne pouvait être que le monstre, car Waddles, le cochon de Mabel, n’avait pas quitté sa piscine de boue depuis le matin, et la chèvre Gompers était restée près de lui, mâchouillant des brins d’herbe sèche, l’air ailleurs. Retenant un cri de victoire, espérant ainsi ne pas attirer l’attention du Bigfoot, Dipper s’empressa de ramasser tant bien que mal, à l’aide d’une cuillère, l’amas indescriptiblement visqueux qui se mêlait à la terre et la poussière, affichant une mine de dégoût.

« Il arrive ! » pressa Mabel en lui tapotant l’épaule, les yeux rivés sur la silhouette qui marchait d’un pas lent jusqu’à eux.

Il s’empressa de mélanger le tout en secouant la bouteille convenablement fermée. La potion était prête. Il n’y avait plus qu’à en asperger le monstre, et tout irait bien…

« Prépare-toi, lança-t-il. À la une, à la deux… »

La chose n’était plus qu’à quelques pas d’eux. Avançant nonchalamment, elle semblait à peine prête à se jeter sur eux. Bien au contraire, c’était comme si toute son hostilité s’était évaporée.

« À la trois ! » cria Dipper, ôtant le bouchon de la bouteille, et projetant de toutes ses forces son contenu sur la géantissime silhouette velue.

Au contact de la « potion magique » qu’ils avait concoctée émana du corps du monstre une fumée épaisse, difficilement dissipée par les mouvements d’éventail des mains des deux adolescents. Un râle leur parvint, mais il n’avait plus rien d’effrayant. Bien qu’inquiets quant à la réussite ou à l’échec de leur tentative d’apprentis sorciers, ils avaient perdu toute leur crainte de la chose.

Puis, une voix humaine, celle d’un homme, leur parvint.

« Merci, vous deux. »

Ils levèrent le nez, toussotant légèrement lorsque les dernières volutes de fumée s’éloignèrent enfin, avant de reculer, sous la surprise.

Là où se dressait de toute sa hauteur le Bigfoot quelques instants plus tôt se trouvait désormais une créature des plus humaines, semblable à n’importe quel homme, ni trop grand, ni trop velu. Un véritable être humain.

« Ça faisait plusieurs mois que j’étais bloqué sous cette apparence, sans possibilité de redevenir comme avant. Vous m’avez enlevé une belle épine du pied, tous les deux.

– Mais qu’est-ce que ça veut dire ? grommela Dipper en haussant un sourcil.

– Vous êtes un Bigfoot-garou ? s’extasia Mabel, des étoiles dans les yeux ou presque.

– On peut dire ça comme ça, répondit l’individu en riant légèrement. Ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé, au moins une trentaine d’années. La dernière fois, j’avais trouvé de l’aide dans cette cabane, alors quand je vous ai suivis jusqu’ici, j’ai su que vous pourriez m’aider.

– De l’aide dans cette cabane ? » répéta le plus jeune des jumeaux en portant sa main à son menton, un air songeur.

Cela voulait donc dire que l’auteur du journal avait bel et bien un lien avec la Cabane aux Mystères dans laquelle vivait leur grand-oncle depuis longtemps. Cela ne paraissait pas si stupide que ça en avait l’air ; après tout, n’avait-il pas mis la main sur le journal numéro 3 dans les bois voisins ? Cette piste méritait d’être plus amplement creusée.

« En tout cas, merci à vous, vous m’avez sauvé. Je vais pouvoir reprendre ma place dans le monde des humains maintenant. À une prochaine fois, peut-être ? Sous ma forme humaine, et pas bigfoot cette fois, j’espère ! »

La silhouette disparut rapidement dans les bois, à travers le chemin de terre via lequel accédait-on à la Cabane aux Mystères. Il ne resta pour seule trace de cette étrange rencontre que la bouteille vidée de sa drôle de mixture, et quelques traces de pas du gigantesque Bigfoot dans la terre, que le vent s’empressa d’effacer.

Dipper et Mabel se regardèrent fixement pendant quelques minutes, incrédules, chacun cherchant chez l’autre une preuve que ce qu’ils venaient de vivre n’était pas une hallucination.

« Au moins il n’était pas spécialement méchant, ricana Mabel. Je veux dire, comparé aux zombies qui ont voulu notre peau, ou à ces gnomes qui voulaient faire de moi leur reine, il était bien gentil ce Bigfoot, pas vrai ? »

Son frère acquiesça, avant d’essuyer d’un revers de coude une goutte de sueur qui coulait le long de sa tempe.

« Plus cet été avance et plus je me demande si on en verra un jour le bout, de toutes ces histoires surnaturelles, soupira-t-il en se penchant pour ramasser la bouteille tombée au sol.

– T’en fais pas frangin. Il y aura bien un moment où ça ne nous surprendra plus ! » assura sa jumelle en lui tapotant gentiment dans le dos.

Ils partirent dans un fou rire nerveux, à la fois à cause de la fatigue et du trop plein d’émotions stressantes. Une fois le bazar rangé, il ne resta plus aucune trace de leur rencontre avec celui que Mabel surnomma par la suite le « Bigfoot-garou », ni de la potion magique qu’ils avaient confectionnée ensemble.


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Figures de style, dans l'ordre d'apparition :

Oxymore : D’une taille de deux mètres cinquante environ, velue d’une toison plus épaisse que celle d’un mouton, aux doux arômes pestilentiels leur rappelant celle de leur grand-oncle les lendemains de cuite où il ne prenait pas même la peine de prendre une douche, tel était le Bigfoot.

Allitération : Et une fois de plus, il était difficile de classer cette menace sur l’échelle des sinistres dangers auxquels ils s’étaient exposés durant cet été.

Hyperbole : Le remue-ménage – plus du remue que du ménage, d’ailleurs – lui parvint, vacarme assourdissant d’une caverne d’Ali Baba prépubère que l’on retournait sens dessus dessous à la recherche d’un trésor qui n’avait de valeur que dans cet instant. 

Zeugma : Rôdaient dans les environs un monstre dont les desseins leur était inconnu et, dans leurs esprits, une inquiétude quant à l’avenir incertain qui les guettait, lui aussi, par-delà la fenêtre.

Métaphore : Leur chevelure hirsute s’étirait, formant un toit pour les sous-bois abritant toute la vie qui y évoluait.

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