L'enfant

Chapitre 4 : L'enfant 4

2646 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 04:32

J'étais partagée entre l'anxiété et la joie: nous allons, si le commandant (dont j'apprenais le nom, Cabrière, un peu plus tard) tenait ses promesses, enfin pouvoir manger à notre faim pour la première fois depuis la mort de notre père, il y a six ans. Néanmoins, les choses pouvaient facilement devenir bien plus compliquées, si les soldats étaient mal lunés ou si le camp se faisait raser par les centaures du clan Tamini, qui attaquaient sans relâche les humains du Promontoire. Car après l'exil des Hommes d'Ascaloniens, il y a quelques dizaines années, les survivants de la terrible guerre qui les avait opposé aux hommes-loups, les Charrs et qui avait précipité la chute de la ville d'Ascalon, s'étaient réfugiés en Kryte où ils avaient bâti une gigantesque châtellenie, le Promontoire Divin. Mais pour cela ils avaient dû chasser les centaures qui s'y trouvaient, déclenchant un autre conflit qui durait encore aujourd'hui. Les Centaures, auparavant divisés en plusieurs clans rivaux, les Taminis, les Harathis et les Modniirs, ce sont alliés pour faire face aux humains, commandés par Ulgoth le Modniir dans les Hinterlands Harathis.    Le Commandant nous mena tout d'abord à une petite tente blanche, juste à gauche de l'entrée, où il nous intima d'attendre, avant de sortir et de nous laisser seules. À travers la fente entre les deux pans de tissu formant l'entrée de la tente, j'observais le camp. La première chose qui me sauta aux yeux fut le contraste entre la partie ouest et la partie est de l'avant-poste: à gauche, se trouvait l'infirmerie de campagne, une seule grande tente de vingt mètres de long sur environ dix de large, au-dessus de laquelle se dressait un pavillon blanc orné d'une croix rouge. De ce que je voyais de l'intérieur, des lits étaient alignés, et des soldats se reposaient, allongés dans des draps plus ou moins tachés de sang. Des infirmiers et des Gardiens passaient de patient en patient, donnant tel ou tel breuvage, vérifiant les bandages et proférant des sorts de soin. De l'autre côté, les loges des soldats, disposés autour de la hutte centrale du commandant Cabrière. L'ambiance changeait du tout au tout: des Séraphins jouaient aux cartes, partageaient une bière, ou discutaient gaiement, vêtus de leur armure dorée ruisselante gravée de runes et d'inscriptions anciennes. Ils portaient dans leur dos de larges épées enchantées, de longs arcs gravés, ainsi que des massues, des boucliers et, parfois, des fusils. Au fond du camp, quatre mannequins et quatre cibles, disposés en arcs de cercle, formaient la zone d'entraînement où plusieurs guerriers répétaient inlassablement les mêmes enchaînements. À mes yeux, tous ces hommes étaient invincibles, et je ne voyais pas comment une autre armée pouvait les mettre en échec et les envoyer à l'est du campement. Mais quelque chose sur le camp captiva mon attention: un entremêlement complexe de cordes et de planches de bois, dont le sommet montait à plus de six mètres de haut. Cet axe central reposait sur une base circulaire large de deux mètre. Une autre barre de bois semblait fixée par son milieu à la barre principale, et à l'un de ses extrémités, suspendue au-dessus du sol, pendait un bloc de pierre rectangulaire taillé flanqué de bois. De l'autre, une sorte de panier géant dans lequel on avait posé une énorme pierre ronde et lisse. J'écarquillais les yeux devant la majesté de cet appareil qui m'était totalement inconnu, mais qui me subjuguait par sa taille et sa complexité apparente. Je me tournais vers ma mère et lui demandais quelle était cette étrange machine. À ce moment-là, le Commandant fit irruption dans la pièce, et ce fut lui qui m'expliqua:"Ça s'appelle un trébuchet. On s'en sert pour lancer des rochers sur les centaures. On peut envoyer le roc jusque derrière la montagne, là-bas. Me dit-il en pointant du doigt une petite montagne.-Waouh!" Répondis-je, impressionnée.Cabrière portait avec lui une pile de vêtements simples en coton blanc et or, des sous-vêtements, ainsi que trois petites sacoches.  Il les tendit à ma mère:"Mettez ça. Il y a deux tenues pour chacune. Jetez ensuite vos haillons au feu, là-bas. Je vous attends dehors".Sur ce, il ressortit sans nous laisser le temps de dire quoi que ce soit. Après avoir fermé la tente pour ne pas être vues de l'extérieur, nous enfilâmes nos nouvelles tenues. La tunique semblait taillée sur mesure et me tombais parfaitement: elle descendait jusqu'aux chevilles, ses longues manches se retroussaient au bout, et était bien plus confortable que tout ce que j'avais porté jusqu'à ce jour. Je me débarrassais sans regret, et même avec un certain plaisir, de mes vieux haillons. J'enfilais les petites sandales de cuir marron, et sortais à la suite de ma mère et ma soeur sous le regard curieux des soldats...    Trahearne l'interrompit:"Vous me parlez de votre sœur et de votre mère... Mais vous ne m'avez rien  dit à leur sujet...-Je ne le jugeait pas utile... Et puis... Je préfère ne plus y penser. Mais si vous insistez...Ma sœur avait douze ans, et me ressemblait plus ou moins. Elle avait la peau plus mate que moi, mais à part cela, nous nous ressemblions en tous points. Nous nous parlions aussi très peu, car elle ne bavardait pas, et moi non plus. De plus la misère dans laquelle nous vivions ne laissait pas la  place aux longs dialogues. Elle se nommait Laïane. Ma mère, ni trop grande, ni trop petite, ni moche ni belle, était une femme banale, mais elle représentait tout pour nous: brune, les lèvres fines et gercées, Après être sorties, nous retrouvâmes le commandant, qui nous demanda de le suivre. Il assigna ma sœur aux écuries, ma mère au lavage des armures et moi, à l'archerie. J'étais chargée de réparer et d'assembler les dizaines de flèches qui étaient tirées chaque jour, au combat où à l'entraînement. Je fabriquais aussi de temps à autre les cibles d'entraînement, peignant les rouleaux de jute de trois cercles concentriques. Même si les jours au camp se ressemblaient tous plus ou moins, la vie était simple et facile comparée à la vie en ville. Comme quand on bouge un poisson d'un bocal en verre à une baignoire, nous sentions libres entre ces épais remparts de bois en plein milieu des horreurs de la guerre. Nous mangions toutes les trois dans notre tente, à notre faim, et malgré les longues journées de travail, les blessés et estropiés qui hurlaient de douleur quasiment tout le temps, nous nous sentîmes mieux au camp que chez nous. Au fil des années, nous connaissions de mieux en mieux les soldats, et nous discutions parfois le soir avec certains d'entre eux. Nous recevions parfois des cadeaux à Hivernel où à notre anniversaire, des biens de moindre valeur que je n'avais jamais imaginé posséder un jour: un paquet de cartes, une paire de boucles d'oreille en quartz et en bronze, une broche à cheveux et même un cerf-volant que Cabrière nous ramena un jour du Promontoire. Ma sœur rendait les chevaux impeccables et les cavaliers se bousculaient pour lui confier leur monture, et moi, je me débrouillais pour rendre chaque flèche plus aiguisée et équilibrée. L'un des archers, un grand gaillard chauve un peu bourru, m'avais dit un matin en rigolant et en me mettant une tape sur l'épaule qui manqua de me mettre à terre:"Si toutes les flèches de l'armée perçaient les armures comme les tiennes, ça f'rait longtemps qu'on aurait fait des brochettes de ces centaures!"Quand à ma mère... disons que cela faisait longtemps...depuis son mari. Et puis c'était aussi la seule femme du campement, ce qui expliquait peut être pourquoi elle passait quasiment toutes les nuits hors de notre tente.  Au début, ces pratiques nous révoltaient, ma sœur et moi, mais nous avions fini par l'accepté à force d'habitude et d'auto-conviction... Et puis comme le répétaient inlassablement les hommes, histoire de se sentir encore moins légitime: "ma femme n'es pas obligée de savoir" ou encore "Bah! Elle doit être entrain de... Ouai non, laisse tomber petite..." Un jour, l'un des archers du camp, Eileen, me proposa d'apprendre à manier l'arc. J'acceptais avec un grand sourire, le remerciant mille fois. Depuis notre arrivée au camp, il y a maintenant deux ans, je me contentais d'observer les tireurs depuis le petit établi où je fabriquais les flèches et les cibles. J'avais tant étudié leur position, que j'étais sûr de pouvoir la reproduire. Je me levais et me dirigeais vers celui qui, plus tard, deviendrait mon mentor. Eileen, considéré comme le meilleur tireur du camp, impressionnait non seulement par sa précision, mais aussi par sa vitesse de tir et son calme lors des situations les plus délicates. Grand et mince, il n'était pas musclé comme les autres soldats, mais cela ne le rendait pas moins redoutable, car il compensait par son agilité et ses réflexes. Le regard vif, les cheveux longs attachés en queue de cheval, il vous transperçait à chaque coup d'œil, aussi bref soit-il, et à chaque flèche, aussi loin soit-il.Au début il me fit signe de ne pas bouger et d'observer, après quoi il se mit de profil, torse bombé, arc à la main, banda la corde et tira. Le tir du professionnel désabusé qui décochais peut-être la millième pointe de sa carrière, et la flèche vint, proprement, se planter juste à côté du cercle le plus petit. Puis il réitéra exactement les mêmes gestes, les ralentissant avec ostentation et en me demandant de bien mémoriser. J'acquiesçais jouant l'élève assidu, mais je jubilais intérieurement, car ces mêmes mouvements, je les avais déjà appris malgré moi à force d'observer les tireurs lorsque j'assemblais les flèches. Je pris donc l'arc qu'il me tendait: un arc long Krytien, presque aussi grand que moi, plaqué de métal et gravé de courbes runiques délicates. Je m'attendais à ce qu'il pèse lourd, mais à mon grand étonnement, il n'en était rien: je pouvais le soulever d'une main sans trop d'efforts. J'attrapais une de mes flèches et, me concentrant, je tentais de reproduire au mieux les gestes d'Eileen. Après avoir visé pendant quelques secondes, je relâchais ma flèche... Qui vint se planter dans la cible au bord extérieur du cercle du milieu, dans un vibrato presque plaisant. J'étais agréablement surprise, mais mon futur mentor encore plus. Sans rien dire, il me lança  une autre flèche, que j'envoyais juste à côté de la précédente, mais cette fois plus près du centre. Je passais donc l'après-midi avec Eileen, et tir après tir, les trous dans la cible se rapprochant du cercle central à mesure que le soleil descendait dans le ciel. À la fin de la journée, il me laissa seule un moment, et se dirigea en courant vers la tente du Commandant. Il y resta un petit moment, mais finit par revenir, Cabrière sur ses talons. Quand ils furent à son niveau, il s'accroupit à ma hauteur, et d'une voix calme me dit, tout simplement:" Ça te dirai de t'entraîner au tir, plus souvent?- Oui commandant! Avec joie!- Tous les jours?- Oui!"Il se tourna vers son soldat:-Eileen? Tu accepterais de former Iryenna?-Avec plaisir Commandant! Elle mettra toutes ses flèches dans le mille d'ici un mois, répondit-il tout sourire.-À ce que je vois, cela ne sera pas trop difficile... Bon apprentissage".Je le remerciais, et lançais un regard à mon mentor. Demain à huit heures, me dit-il. J'acquiesçais, et après l'avoir remercié, je courais retrouver ma mère pour lui annoncer la nouvelle. Elle parut contente, et fière. Elle m'a serré dans ses bras. Pour la première fois, je pouvais envisager de sortir de la situation dans laquelle nous nous trouvions. Si je devenais soldat, j'aurai un salaire, et alors je pourrais vivre normalement quand je n'aurai plus la force de me battre. Et puis l'idée de défendre le Promontoire contre l'envahisseur ne me déplais pas: je rêvais déjà de conquêtes, de guerre, de centaures, même si cela restait pour le moment un horizon lointain, vers lequel je voguais, ou plutôt: ramais. Et c'est des arcs et des flèches plein la tête que je m'endormais ce soir-là. Mon entraînement commença le lendemain, et les jours se suivirent, entre leçon de tir à l'arc, fabrication de flèches et réparations de cordes. Et bientôt je passais plus de temps au stand de tir qu'à l'atelier. 

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