L'enfer est pavé d'intentions diverses et variées, comme chez tes parents.

Chapitre 1 : L'enfer est pavé d'intentions diverses et variées, comme chez tes parents.

Chapitre final

6024 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 27/06/2023 19:44

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Perdu dans l’espace - (mai-juin 2023).



Il s’agit d’une énième histoire de dieux. Ils vont s’entredéchirer dans des querelles familiales. A la fin, il y aura des morts… Mais les dieux ne meurent jamais vraiment.


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               « Vous m’aviez convoqué, père ?


               — Je t’ai convoqué il y a une éternité, Zagreus.


               — Et vous vous y connaissez, en éternité. »


Hadès soupire : son fils l’exaspère, ses subordonnés sont incompétents et les défenses des Enfers sont trop faibles. Son palais situé dans les entrailles de la Terre n’est pourtant pas morne. Au contraire même, il est splendide. Le grand hall qui accueille son bureau géant est parsemé de tapisseries brodées de mains divines et de colonnes dorées qui montent jusqu’au plafond. Les gravures dans les piliers sont parfois géométriques, parfois symboliques, allant des crânes les plus célèbres aux traits les plus fins. Mais, dans le hall, aucune dorure ne saurait illuminer le cœur des Enfers et ses deux représentations.


Il y a tout d’abord le bassin du Styx, un bassin d’un rouge vif aménagé au fond de la maison, et qui s’ouvre sur une allée fréquentée par Hypnos, le dieu du sommeil et fils de la Nuit. Le Styx est un fleuve éternel, divin, qui emporte les âmes déchues vers les Enfers et protège ses dieux. Ils en ressortent ressuscités suite à leurs mésaventures : c’est là l’éternité divine. Face à l’allée du bassin terminal trône un mobilier aussi simple qu’imposant : le bureau d’Hadès. Le dieu des Enfers siège dans une chaise de pierre brute, sur un bureau de pierre brute, en demi-cercle, frappé de gravures dont on ne saurait dire s’il s’agit de coups ou d’artisanat. Sa taille impressionnante, comme sa rusticité, n’ont d’égales que celles de son hôte. Sa barbe tressée jusqu’à mi-corps tombe sur une toge rouge largement ouverte. Des pierres précieuses ornent ses doigts, ses bras et sa ceinture… sans que rien de tout cela ne lui soit nécessaire. Ses yeux sombres plongent vers les âmes inquiètes, tandis que sa couronne de laurier les intimide : voilà qui est réellement Hadès.


Certains êtres résistent pourtant à son apparente domination, notamment son fils, Zagreus. Les Enfers sont une entreprise complexe… Et, comme dans n’importe quelle entreprise, il y a des employés mécontents, des conflits d’intérêts, ou même des séparations difficiles… Le prince n’est donc pas la seule personne à désavouer son père, encore que ses méthodes tapageuses soient uniques dans le règne d’ici-bas. Mégère, Sisyphe, Achille, Thanatos… Chacun pense différemment. De manière brève, cependant, il serait juste de conclure que toutes ces personnes et toutes ces descriptions n’ont aucun intérêt. Que l’éternité conjugale d’Hadès et Perséphone, compromise par ses frères et son statut, n’est pas spéciale, et ne l’aurait pas été. Un divorce de plus dans le monde. Hadès vit dans une maison au fin fond des Enfers, d’où il y dirige sa société, pour laquelle son fils semble désigné à l’y succéder alors qu’il remet en cause l’autorité parentale : une histoire classique, habituelle, ennuyeuse…


               « Sais-tu au moins pourquoi je t’ai convoqué ? s’enquiert Hadès, le poing sur la joue.


               — Tuer des monstres ? Ou est-ce simplement que je n’ai pas rempli quelques papiers ? Ranger un meuble ? Visiter Mère ? Ah non, c’est vrai, vous ne voulez pas que je la voie. », conclut Zagreus d’un regard agressif.


L’air vibre tandis qu’Hadès soupire à nouveau, accoudé à son siège, ses doigts ornés reflétant les rayons du luminaire sur les murs.


               « Mon fils… Qui t’a donc fait aussi impertinent ?...

 

               — Vous, j’espère.


               — Au moins, ta répartie ne me fait pas honte. Revenons au sujet.


               — Mère n’était pas un sujet assez intéressant ?


               — Zagreus… »


Le « s » se prolonge une éternité et Hadès frappe du poing. Cette fois, c’est la terre qui tremble. Le souverain sait pertinemment que son fils ne se verrait jamais effrayé par l’emploi de la force, mais cela le calme.


               « … Nous parlerons de ta mère une autre fois, pressent lentement le père. J’aimerais m’entretenir de quelque chose d’autre : que sais-tu exactement des Enfers ?


               — Que voulez-vous que je ne sache pas ? J’ai traversé le Tartare, l’Asphodèle et ses squelettes, l’Elysée, vaincu Thésée (surtout Astérion), traversé le Styx !... Je vous ai même vaincu, vous, Père, chuchote Zagreus dans la demeure du maître.


               — Ce ne sont que des choses physiques. Il y assez d’étages et de paperasses ici-bas pour toute ma pénitence. Mais es-tu allé au-delà des Enfers ?...


               — A la surface ? Bien s- !...


               — Je ne te parle pas de la surface. Récemment, Nyx m’a rapporté des choses inquiétantes, en dépit de nos désaccords. Mettons nos… « différends » de côté pour l’instant. »


Zagreus fixe son père. Une réplique cinglante lui vient aux lèvres mais, étant donné l’exceptionnelle requête qu’il reçoit, il reste muet. Le prince turbulent connait bien Nyx, la déesse de la Nuit, sa mère adoptive dans ce palais souterrain. Il lui voue une confiance absolue. Après tout, elle voile les êtres troglodytes d’une douce lumière alors qu’elle pourrait priver le monde entier de repos, à tout jamais. Sa mesure et son calme sont absolus, autant dans son apparence — chevelure noire, visage fin, regard vide et robe indigo enveloppante — que dans son comportement à toute épreuve forgé dans le Chaos.


               « J’en conclus que tu vas m’écouter, au moins cette fois, poursuit Hadès. Il paraitrait que certains… « dieux » soient mécontents des services des Enfers. Depuis qu’une personne irrespectueuse, intenable et insolente — toi, mon fils — a décidé de défier les défenses du royaume pour monter à la surface voir sa mère, tuant son père, censé être le maître des lieux, au passage, précise-t-il les sourcils froncés, des âmes insignifiantes et d’autres moins insignifiantes auraient décidé de tenter la même chose. Cerbère est très content, il a tendance à remuer la queue plus souvent ces temps-ci, car ses repas deviennent très copieux, mais la disparation et la rébellion de ces âmes deviennent inquiétantes. Il semblerait même que quelques-unes se soient faufilées à la surface, notre brave toutou à trois têtes restant un… toutou, avec ses défauts canins.


               — Père, je vous écoute actuellement, presque sans heurt. Faites court.


               — Mes frères, Poséidon et Zeus, ne voient pas d’un très bon œil que des âmes bannies reviennent soudain à la surface, pour rejoindre les cieux ou que sais-je. Cela perturbe l’ordre naturel, conclut-il en marquant une pause. Or, je n’avais aucun problème à gérer ces millions d’âmes avant que tu ne passes dans ta phase rebelle, Zagreus.


               — La prochaine fois, n’interdisez pas à votre fils de voir sa mère, Père.


               — Ahem… Bref, je suis de leur avis, il en va de ma responsabilité, mais comme c’est toi qui as mis les Enfers sens dessus dessous… C’est à toi de résoudre ce problème. En attendant, je suis obligé de suspendre tes escapades vers la surface… Thanatos y veillera personnellement.


               — Thanatos ?! Ne le mêlez pas à ça.


               — Le faucheur est le mieux placé pour empêcher tes… insubordinations. Et je sais que, lui, m’écoutera.


               — Que ce soit clair, je ne le fais pas pour vous. Mère aime son jardin à la surface : elle y retournera.


               — Tant que le travail est fait. »


Hadès attrape un tampon et l’enfonce sur un papier déjà rédigé.


               « Mais… Cette fois, fais attention… », avertit le souverain avec retenue. 


Le fils reste figé une brève seconde. Son père n’était pas particulièrement connu pour ses manifestations de gentillesse, surtout envers sa progéniture. Cela inquiète Zagreus plus qu’autre chose, lui qui n’était pas non plus très connu pour ses manifestations… d’inquiétude ? Mais le boulot, c’est le boulot. S’il y en a bien un à qui les âmes font confiance ici-bas, c’est ce cher Sisyphe, pauvre âme qui pousse son rocher pour l’éternité dans les dernières strates des Enfers. Enfin, lorsque les gardes le surveillent. Son labeur infini l’a quelque peu adouci, comparé à ses déviances de mortel, c’est donc un allié de premier choix pour apaiser les âmes rebelles. Un allié à convier dans le Tartare, la zone la plus tranquille du labyrinthe.


Zagreus traverse le grand hall pour rejoindre un second salon, plus petit. Des bustes extravagants trônent sur des piédestaux ça-et-là. Accolé à une porte, Thanatos donne l’air de trôner également. Sa grande faux regarde les passants de son œil violet, qui domine le dos du faucheur en réunissant la lame et la garde de l’arme de mort. Les deux figures divines s’entendent bien, mais pas un mot ne sort lorsqu’ils se croisent, comme souvent. Le prince réfléchit à l’arme qu’il va utiliser pour monter dans la terre rejoindre Sisyphe. Son épée étant trop puissante pour cela, il envisage le canon adamantin : un canon d’énergie à la tête avienne, décoré d’ailes latérales forgées dans un bleu ciel. Cela lui procurerait sans nul doute un plaisir sadique qui lui passerait l’ennui du voyage…


Enfin décidé, il sort du hall d’exposition, repasse devant le bureau de son père, et se dirige vers sa chambre de l’autre côté. C’est en traversant le lieu de repos qu’il rejoint finalement le dépôt des armes et, conjointement, la porte du labyrinthe. Une épée, une lance, un arc, un bouclier, un canon, des gants… Au total, six accessoires de mort sont entreposés dans la grande pièce rustique. Elles flottent au-dessus de leurs emplacements, chacune ayant des gravures spécifiques rappelant la raison pour laquelle elles avaient été bannies, avant d’être récupérées par Zagreus. Nonchalamment, il attrape le canon entre ses bras. Son épaule flanche, mais il se ressaisit. Il recoiffe ses cheveux noirs, puis se dirige vers la sortie de la maison. Une pensée l’effleure alors : « Je sens qu’on va bien s’amuser… ». Soudain, un violent vertige le prend, lui, Zagreus, le prince des Enfers. Sa vision s’amenuise, se floute. Le flou devient blanc, puis se teinte d’un noir presque absolu : presque, car sa silhouette persiste clairement dans l’obscurité du néant.


               « Fils d’Hadès.


               — Maî— Maître Chaos ?... Je ne compr…


               — Fils d’Hadès. Nous te l’avons déjà dit lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois, précise Chaos avec ses voix qui résonnent sur le vide infini. Nous n’avons pas la patience pour la discussion. Réponds seulement si nous t’y autorisons. As-tu compris ? Réponds.


               — Oui, maître Chaos. Je ne vous savais pas capable de—


               — Nous ne t’avons pas invité à modifier le sujet, réplique Chaos. En dépit de notre nature, nous t’apprécions, fils d’Hadès. Tu as rallié les dieux de l’Olympe à ta cause, alors qu’ils s’étaient perdus dans des querelles infantiles, loin de leur puissance d’antan. Mais, ce faisant, des règles universelles ont été bafouées. Tu nous as perturbés. Nous t’adressons le futur : tu vas rétablir les règles, fils d’Hadès. Nous nous reverrons… »


               Les voix simultanées du Chaos disparaissent dans la noirceur infinie avant qu’elle-même ne s’évapore pour laisser place au blanc et, enfin, à l’entrepôt d’armes. Le canon gît sur le sol tandis que Zagreus revient lentement à lui. Même pour le prince des Enfers, il est rare de rendre visite à une telle entité. En recevoir la visite, en revanche, relève du jamais-vu, à part peut-être pour sa descendance directe, Nyx. Le Chaos primordial se personnifie à demi-construit. Des fœtus aux formes abstraites créent un énorme collier qui vient terminer le bas de son estomac — et ainsi de son corps. Un œil rouge dans la poitrine et le visage impassible, il tient dans le creux de sa main, parfaitement formée, l’univers. Il est l’univers. Ce qui été créé avec l’univers, et ce qui mourra avec lui. Il symbolise le premier, et le dernier. A cet égard, il est le spectateur absolu. Alors, pourquoi ? Pourquoi celui qui connait le passé et le futur de l’univers tout entier interviendrait-il à cet instant ?... Voilà une question à laquelle même Hadès n’aurait pu répondre.


Le prince se hâte, comme il se hâte toujours. Cependant, ce n’est plus son penchant destructeur qui le motive. Il a soif de réponses, et son cœur immortel le serre. Lorsque ses bras soulèvent le canon adamantin, l’arme lui donne l’impression de le fixer, comme pour lui faire passer un message. Ces jouets-là ne sont pas dociles, même pour le prince. S’il hésite et que son pouvoir flanche, l’arme pourrait bien se retourner contre lui… A cette pensée, il retrouve son aplomb. Ses jambes bondissent hors de la maison, directement dans l’allée qui mène à la porte du Tartare, là où se trouve Sisyphe, et peut-être Mégère, l’ancienne amante sadique de Zagreus.


De vieilles colonnes, aux sculptures d’âmes encapuchonnées, longent l’allée mais, surtout, le Styx aux courants puissants la parcourt des deux côtés de son rouge vif éclatant. Deux jarres se réveillent en lançant soudainement vers le prince les bombes qu’elles contiennent. Il les balaie de coups de canon destructeurs, puis ouvre la porte de pierres vertes vers la première pièce du Tartare. De l’autre côté, des bougies de la même couleur s’étalent au bas des murs et surplombent les portes. Même les dalles grises difformes et décalées qui jonchent le sol reflètent ce vert, parfois émeraude, parfois moisi. C’est la couleur des âmes qui errent pour l’éternité. Les ornements, les statues de lion gigantesques, les représentations de gorgones, éparpillés aux quatre coins de l’énorme pièce n’y changent rien : on respire dans le Tartare l’air figé des âmes verdâtres. Et bientôt, le rouge viendra s’y mêler.


Zagreus empoigne son canon. L’espace d’une seconde, il est tout seul. Celle d’après, les hordes de monstres des Enfers envahissent les lieux, des formes encore humanoïdes, brutes, débauchées, jusqu’aux crânes et cristaux animés. Car dans le Tartare, même les amas de cristaux s’animent sous les pulsions de mort primaires qui persistent dans l’air et dans la terre. Le prince ne sait pas exactement par où commencer. Cela ne l’empêche pas d’agir. Il reste à l’abri et balance deux boulets sur quelques âmes déchues, brutales. Elles explosent. Des crânes le repèrent, ils sont rapides. Ces entités, qui lévitent sans corps, se propulsent sur les intrus. Elles se propulsent sur Zagreus, qui bondit vers l’arrière tout en leur envoyant un boulet. Les os explosent dans une large zone, mais des dizaines d’autres se lancent à sa poursuite, alors que des cristaux derrière lui le visent avec un rayon rosé, puissance couplée du minerai maudit et des pulsions primaires. Ce petit jeu l’ennuie.


Un rictus se dessine sur son visage sombre et fin. Ses jambes divines le propulsent au-delà d’un précipice, vers l’autre côté de la pièce. Le canon tire sans discontinuer ses balles explosives, entrecoupées parfois d’un boulet destructeur. Le sang et les restes se répandent dans la pièce. Brutes, crânes, jarres, cristaux… Cela n’a en fait aucune importance. Il faut détruire toutes ces âmes pécheresses errant dans le Tartare, qui veulent lui barrer la route : elles n’ont qu’un but, pécher toujours au-delà. Même le Styx n’en voudrait pas. La zone purifiée, un silence revient. Le prince sait qu’il est de courte durée, mais il en profite. Habituellement, les dieux de l’Olympe l’aident dans sa quête. Ils s’adressent à lui et lui confèrent une partie de leurs pouvoirs, lorsqu’il désire passer outre son père et rejoindre la surface… Cependant, personne ne se manifeste. Que sont devenus Poséidon, Zeus, Artémis ?... Quelque chose se tramerait-il à la surface ?...


Zagreus poursuit dans la pièce suivante. Les mêmes aspects, les mêmes ornements, se présentent à lui. Le Tartare n’est pas très diversifié : les pierres sont toujours abîmées, les âmes toujours corrompues, et les morts sont toujours morts. Seule l’ex-amante du prince, Mégère, pimente un peu la vie de la région la plus douce des Enfers. Elle a un tempérament de feu caché sous une peau sombre et de longs cheveux grisâtres, le tout habillé d’une toge bleue. Tant de couleurs froides ne suffisent pourtant pas à calmer la rage de son fouet extensible ; en un sens, elle ressemble à son ancien conjoint. Il parcourt les pièces les unes après les autres, dispersant le sang pour purger la malveillance — ou plutôt pour la réguler —, non sans y prendre un certain plaisir sadique. L’un s’amuse, l’autre travaille.


Au bout de la quatrième pièce, Zagreus pousse la porte, qui ressemble plus à une sculpture de calice géant qu’autre chose. Le voilà presque nez à nez avec une pente extrêmement longue et large, tellement longue qu’il n’en voit pas la fin. On pourrait croire que le forcené qui occupe les lieux est en train de pousser son rocher jusqu’en haut, mais il n’en est rien : il se repose en bas. Les chaînes à ses quatre membres ne semblent plus le perturber. Son corps humain, aux muscles protubérants, est une exception dans le Tartare. Pour compenser la normalité de son enveloppe physique, il est accompagné d’un rocher faisant deux fois sa taille, dans lequel est gravé un visage des plus souriants : il s’appelle Pierrot. Surtout, ne lui manquez pas de respect.


               « Bonjour, Sisyphe.


               — Bonjour, mon prince. Comment allez-vous ? De mon côté, j’ai entendu Orphée chanter, ma journée commence agréablement.


               — Le chant d’Orphée est toujours une bénédiction, je suis sûr que Pierrot l’a apprécié aussi.


               — Oh, c’est gentil de penser à lui, mon prince. Puis-je vous apporter mon aide ?


               — Pas comme d’habitude. »


Zagreus hésite. La demande incongrue qu’il doit énoncer le tracasse.


               « Je ne suis pas de passage, Sisyphe. C’est toi que je viens voir.


               — J’en suis honoré, prince Z. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider, maintient l’homme bourru au sourire d’ange en caressant sa tignasse mi-longue.


               — J’ai peur que ce ne soit ardu. Père m’a fait comprendre que mes excursions répétées avaient agité les âmes des Enfers. Il y a trop de rebelles. Je connais ton caractère, Sisyphe. Pourras-tu m’aider à les… adoucir ?...


               — Oh, vous me surestimez. Je peux avoir une emprise sur les âmes du Tartare, mais l’Asphodèle et l’Elysée sont hors de ma portée. Surtout les âmes nobles de l’Elysée : elles sont trop puissantes, s’inquiète le martyr.


               — Ce sera déjà un fardeau en moins. Je te revaudrai ça, Sisyphe. Oh, et si Mégère essaie de te punir pour ton manque de flegme, préviens-moi. Je m’assurerai qu’elle ne t’ennuie plus.


               — Vous êtes trop aimable, mon prince. Bonne chance dans votre quête. Pierrot, dis au revoir.


               — …, s’exclame le rocher enjoué.


               — Au revoir Pierrot, au revoir Sisyphe. »


Zagreus pousse la porte opposée et continue son voyage. Le martyr a raison : les âmes des strates supérieures seront compliquées à contrôler pour le prince. Le dieu des Enfers lui-même a des difficultés à se faire entendre des monstres qui se mêlent aux âmes des niveaux les plus élevés. Cependant, aucun allié digne de ce nom ne pourrait l’aider davantage. Il réfléchit, tandis qu’il tue les monstres par dizaines : comment régler ce problème qu’Hadès ne peut résoudre ? Alors qu’il finit de nettoyer la pièce, un portail s’ouvre dans le sol. Un portail violet, obscur, presque… infini. Aucun dieu de l’Olympe ne s’était encore adressé à Zagreus dans son aventure actuelle, malgré ses multiples massacres. Au moment où il se croit seul, apparait néanmoins le portail de l’entité primordiale… Son visage se resserre. Il redresse sa toge rouge, légère, son épaulière en os, et se recoiffe. Enfin, il saute dans la faille.


Une plateforme flotte dans le cosmos. Les étoiles s’étendent à perte de vue dans le vide.


               « Bienvenue, fils d’Hadès. Ta venue nous rassure. Le destin du monde nous était incertain, mais il s’éclaircit. Nous voyons tout, mais un trouble brouillait notre vue. Sais-tu quel est-il, fils d’Hadès ? Suppose.


               — Il s’agit des âmes fuyantes, qui cherchent à s’échapper de la mort, affirme Zagreus.


               — Etait-ce une affirmation, ou une supposition ? Ne réponds pas, nous connaissons la réponse. Nous voulons te révéler l’objet de notre trouble. Nous voulons également que tu le découvres toi-même. Choisis, fils d’Hadès. »


Le dilemme du Chaos primordial est paradoxal. Le Chaos sait ce qui va arriver, mais en décider ne relève pas de son rôle. Le prince réfléchit, il connait l’appétit de son interlocuteur pour le silence, il connait aussi sa propre impatience. Son habitude à vouloir briser les secrets l’a rendue célèbre.


               « Révélez-moi cet objet, maître Chaos, annonce cérémonieusement le prince.


               — Comme cela devait être. Quelques âmes qui s’échappent des Enfers ne sont que la marche du monde. Ce sont les dieux vieillissants qui interviennent dans la marche du monde. Or nous ne sommes pas dieux, Zagreus, conclut l’entité avant une brève pause. Nous sommes l’univers, le Chaos. Quelqu’un perturbe l’univers. Il cherche à s’arroger les règles de notre univers. Comprends-tu, fils d’Hadès ? Réponds.


               — Je ne comprends pas. »


Les voix de Chaos résonnent encore dans l’infinité alors que le prince obéit, tout en cherchant un sens aux paroles.


               « Je n’aime pas me répéter, fils d’Hadès. Deux univers s’entrechoquent. Nous devons défendre le nôtre, primordiaux et infinis que nous sommes… Sinon, bientôt, nous serons limités et finis, alerte Chaos tandis que sa main, qui tient l’univers entre son pouce et son index, se serre. Distords l’univers. Ne suis pas les règles. Alors, nous réussirons. »


Soudain, le prince des Enfers est attiré par le portail à l’autre bout de la plateforme. Celui qu’il traverse habituellement sans crainte l’aspire avec une puissance incommensurable, le ramenant de force dans la pièce du Tartare d’où il était parti. Cela ressemble à un songe absurde. Les propos de Chaos, habituellement sensés, se décousent un peu plus à chaque apparition. Zagreus doit trouver de quoi il en retourne. Il pousse la prochaine porte. Charon l’attend. L’unique batelier du Styx tient son énorme rame des deux mains ; il est recouvert d’un chapeau large et d’une cape noire ornée d’or, qui camouflent respectivement sa tête et son corps. C’est un marchand hors pair, ainsi que le guide des âmes qui suivent le courant du Styx. Son étale est disposée le long d’un des murs verdâtres.


               « Aaaaaah… 


               — Bonjour, Charon, répond poliment Zagreus. Je suis désolé, je ne compte pas aller jusqu’à la surface, je n’ai rien à t’acheter.


               — Aaaaaaaaah !… souffle le marchand dont le soupir agacé fait trembler la pièce.


               — Sincèrement, ce n’est pas volontaire, je te donnerai plus d’oboles la prochaine fois pour me faire pardonner. Sur ce…


               — Aaaah ?…, l’interrompt Charon.


               — Que dis-tu ? Pourquoi je me promène dans les Enfers si je ne monte pas à la surface ?... Pourquoi ?... »


Le prince marque une certaine latence, involontaire. Pourquoi continue-t-il à monter ? N’est-ce pas simplement ce qu’il a toujours fait ? Défier son père, retrouver sa mère ? Déjouer la sécurité des lieux ? Oui…


               « Je ne sais pas, Charon. Je n’ai aucune raison de faire cela. Ce n’est pas en me rapprochant de la surface que je pourrais régler le souci des âmes. Il doit y avoir une autre solution…


               — Aaaaah !...


               — Oui, tu as raison... Je vais redescendre. Je te ramènerai un paquet d’oboles quand on se reverra. Et prends soin de ta rame, j’ai hâte de me battre à nouveau contre toi !


               — Aah ! » salue-t-il. 


Le prince vient d’entrevoir les règles du monde. Il n’a pas besoin de parcourir continuellement les Enfers pour rejoindre la surface. Il peut redescendre, inverser le cours de la marche. Mourir puis ressusciter dans le bassin du Styx de la maison ne constitue ni une obligation, ni une règle. Ses jambes pivotent et ses yeux fixent la porte qu’il vient d’emprunter. Une irrépressible angoisse lui broie le cœur : ce n’est pas l’adrénaline. L’immobilité qui l’enserre, bien réelle, est la conséquence de son pressentiment. Pourtant, il effectue son premier pas, puis le deuxième. Bientôt, ses pieds le mènent à la porte close. Malgré sa poussée, elle ne bouge pas d’un millimètre. Alors, s’éloignant, il empoigne son canon. Trois boulets destructeurs pulvérisent le mur du Tartare, qui s’écroule sur lui-même. Zagreus recoiffe sa tignasse noire, recale sa couronne triomphale, et traverse le mur.


Le mouvement, en plus d’être anodin, semble inutile. Le sourcil droit du prince, perplexe, se lève. Soudain, un mal de crâne le prend, non sans qu’il ne reconnaisse cette désagréable sensation. Un voile blanc file devant ses yeux alors qu’il lâche son canon. Sa conscience lui revient à peine que Chaos s’adresse à lui sans hésitation, ses voix terrifiantes faisant trembler le cosmos qu’il l’entoure.


               « Fils d’Hadès, tu as brisé les règles. Tu le tueras, et tu sauveras Chaos. »


Zagreus hésite à intervenir, il n’y a pas été convié. Tuer qui, précisément ? La question en suspens, une brèche s’ouvre dans le cosmos infini, sous l’effet des voix de la personnification originelle. Une personne apparaît. Elle perturbe l’équilibre de l’univers. Presque naturellement, comme s’il s’agissait de la seule issue possible, Zagreus lâche son canon et attrape son épée première, qui s’est matérialisée dans l’infinité d’étoiles et d’obscurité, à son seul appel. Il traverse le portail et apparait derrière moi.


               « Un simple mortel ? » s’interroge-t-il en haussant les épaules. 


Je me retourne. Sa taille m’impressionne, ses épaules dépassent les miennes d’au moins cinquante centimètres. Un œil vert et un œil rouge me scrutent. Mais c’est l’œil rouge qui bout, celui qu’il a hérité de son père, Hadès. J’ai encore le temps. J’écris, je dois tout relater, même si cela revient à intervenir dans un univers qui n’est pas le mien. Un simple mortel face à une figure divine… Je ne pense pas vivre longtemps. Ah !... Ecrire sur ce qui ne m’appartient pas. Je me croyais invincible, intouchable, mais… Uh !... Zagreus fend l’air de son épée, mon bras droit se déchire et vole sur le carrelage. Le sang coule sans discontinuer. J’ai mal, je souffre immensément, mais je peux encore écrire. Faites attention, méfiez-vous de vos pensées, de vos rêves, de votre imagination. Il me prive maintenant de mes jambes. Cependant, mon fauteuil me soutient toujours, je peux écrire. J’entends les voix qui résonnent dans les dimensions.


               « Finis-en, fils d’Hadès, la brèche des univers est instable », avertit Chaos


Soyez toujours sur vos gardes. Ne perturbez pas l’équilibre, ne jouez pas avec plus grand que vous. Les dieux existent, les Enfers aussi.


Las, je pivote mon fauteuil à la force de mon bras gauche. Je vous dirais simplement, à présent, que je vais plonger mon regard dans celui du prince des Enfers, Zagreus.

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