Le Masque des Métamorphoses

Chapitre 5 : L'Académie de Beauxbâtons

Chapitre final

6466 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 19/12/2020 11:40

Au fur et à mesure que la silhouette du château se révélait, que les pierres gagnaient en détails et les détails en précision, Martin put accrocher de bons souvenirs en de nombreux coins et recoins du palais qu’il survola de mémoire. Les années de vie passées à l’école avaient laissé en lui beaucoup de joie et d’exaltation ; tous les drames qu’il y avait connus, le théâtre de sa jeunesse, avaient fini par se réécrire en comédies dans les plis d’une page de brouillon. Un goût de nostalgie s’empara de lui. Il fut un temps où toute sa vie se cantonnait ici. Encerclés de pics et de forêts, les paysages de son adolescence avaient peu changé pendant que lui s’était ouvert au monde. En même temps, maintenant qu’il en avait franchi les limites, Martin portait sur cet endroit un autre regard : que ce soit sur le parc et son long bassin baigné de fontaines où voguaient des couples majestueux de cygnes ; ou bien sur les bois qui le bordaient de chaque côté et qui abritaient dans leurs ombres les nids des sitelles ; ou encore, sur les pierres taillées de cette haute et imposante façade qui par sa grandeur écrasait les hommes en ramenant le ciel sur terre…

Tout était devenu si petit, comme un caillou dans la montagne. Non, l'inspecteur ne regrettait pas d’avoir grandi.

Pour Martin, Beauxbâtons était de loin l’un des lieux les plus fantastiques du monde magique. Ce n’était pas seulement un lieu de savoir, une étagère à livres, c’était surtout une bibliothèque de vie, là où s’écrivaient de nombreuses histoires. Chaque année, le palais accueillait des milliers d’élèves de diverses nationalités. Ils venaient y apprendre les rudiments de la magie, approfondir leurs connaissances, améliorer leur gestuelle, passer leurs examens et poser les premières briques de leur vie future. Les années d’études marquaient durablement les sorciers qui avaient la chance d’y accéder.

Enfoui dans la montagne, l’immense palais surplombait une vallée qu’il emplissait de sa prestance. Jamais nature ne fut si bien accompagnée des hommes. Les haies labyrinthiques du jardin changeaient de place dans un quadrille de feuillages (ce qui avait inspiré la dernière épreuve lors du Tournoi des Trois Sorciers de 1994) ; les plantes germaient sporadiquement des plates-bandes luxuriantes ; et la rivière qui contournait le parc, plus en aval, ne suivait jamais le même lit. Elle serpentait entre les arbres et les fourrés au gré des saisons, obligeant les ponts à s’adapter par des étirements alambiqués. On croisait ici et là des statues pour vous faire la conversation, des nains de jardins à la main verte, et des gnomes qui se risquaient à des escapades hors de leur trou pour chiper quelques affaires aux étudiants assoupis derrière les charmilles. Les hamacs en soie d’araignée, suspendus entre les noisetiers, incitaient autant les élèves que les professeurs à la paresse et au repos.

Durant l’hiver, alors que les cocons des guérupaphres pendaient sous les branches comme des crottes en chocolat saupoudrées de sucre glace, on pouvait voir émerger dans l’herbe givrée, de grosses limaces baveuses et grises que le maitre des potions récupérait pour concocter des remèdes contre les maux de gorge et les coups de pompe. Il fallait plus d’une année pour dégorger ses gastéropodes que l’on enfumait, baignés de manière constante dans un panier de riz suspendu dans le conduit d’une cheminée.

Les élèves, libres de se promener à leur guise sans crainte et sans danger (chose plutôt rare dans les écoles de sorcellerie), évitaient seulement le fond du parc pour ne pas croiser Queuki Le Joyeux, un Satyre qui entretenait de bon cœur cette belle nature. Pudibond, un peu bohème, il n’était pas très social et n’aimait pas que l’on s’approche de sa tanière aménagée à l’orée du parc, juste côté de la cascade d’un petit ruisseau où s’écoulait l’eau des bassins. Il passait son temps à jouer de la flute et à parler aux plantes. Les jeunes filles étaient craintives à cause des mythes que l’on entend sur les satyres, mais à la vérité, le bouc n’aurait pas fait de mal à une mouche. Une sorte de pacte implicite avait été passé, il y a longtemps maintenant, entre lui et les sorciers, il les laissait tranquille le jour et il pouvait gambader librement la nuit. Queuki Le Joyeux charmait les fleurs comme l’on charme une dame, avec galanterie et poésie. Il était toujours agréable d’entendre le son du mirliton à travers les branches et les feuillages. Mais le Satyre vous repérait de son œil perçant bien avant que vous puissiez le voir, et s’il n’avait pas envie d’être dérangé, il s’éloignait le pas léger en laissant la forêt silencieuse.   

Un hibou avait précédé les enquêteurs. Ils furent accueillis par le directeur adjoint, monsieur Soupoudré, un sorcier maigrichon aux yeux d’écureuil. Il était si court sur pattes qui laissait trainer sa redingote sur le sol. « Professeur Casse-noisettes », comme l’avaient surnommé les élèves. Une moustache effilée remontait sur chacune de ses joues creuses, alors que deux touffes de cheveux gris s’ébouriffaient de chaque côté de sa calvitie, traçant un défilé entre deux falaises. Monsieur Soupoudré avait enseigné à l’Académie en tant qu’historien de la magie avant de se consacrer à plein temps à l’administration de l’école. Il n’appréciait guère la venue des enquêteurs, mais il sut les recevoir avec courtoisie. Mal informé, il craignait que leur visite engage une remise en cause de son travail. Il se sentait personnellement visé, n’aimant pas que le ministère (quoiqu’en dernière instance responsable de l’école) puisse fouiller dans ses affaires, surtout quand les fouineurs en question étaient deux anciens élèves.

—   Si ces messieurs veulent bien me suivre, leur dit-il en désignant l’immense allée de graviers qui menait au palais. J’ai reçu votre hibou hier, mais aucun motif pour l’expliquer. Qu’est-ce qui nous vaut la présence de deux Aurors pendant la période estivale ?

—   Pardonnez le dérangement, répondit Martin, mais nous sommes sur une enquête de la plus haute importance ; nous venons chercher des informations sur d’anciens élèves.

—   Une enquête de la plus haute d’importance, répéta monsieur Soupoudré qui ne comprenait pas, et en quoi une enquête de la plus haute importance implique-t-elle nos élèves ?

—   Nous recherchons un sorcier qui a peut-être étudié ici.

—   A peut-être, souligna le bonhomme. Eh bien il me semble vous ne le retrouverez plus ici, à moins que vous ne confondiez votre présent avec votre passé, ce qui expliquerait les innombrables bévues du Ministère.

Ni Martin ni Henri ne prêtèrent attention au ton sarcastique du directeur adjoint. Ils avaient l’habitude de la méfiance qu’exprimait le commun des sorciers à leur égard. Les sorciers ne sont pas, par nature, des gens coopératifs, chacun aimant bien garder ses petits secrets.

—   Pour être plus précis, reprit Martin, nous sommes venus pour consulter les archives de l’école. Nous recherchons un criminel du nom d’Ovide.

—   Sachez monsieur Lazare, que depuis le temps où je suis ici, aucun élève du nom d’Ovide n’a jamais parcouru cette allée.

—   Evidemment, nous nous en doutions, vous ne deviez pas être encore en poste.

—   Pour tout vous dire, ajouta le directeur adjoint offusqué, un autre inspecteur que l’on connait bien était déjà venu nous poser cette même question il y a vingt ans. Si je ne puis point garantir l’infaillibilité de ma mémoire, je suis à peu près certain de ne jamais avoir vu un vaurien pareil entre ces murs. Madame Maxime vous le confirmerait certainement et…

—   Nous voudrions avoir accès aux archives, coupa Martin, pour consulter les dossiers de certains élèves, des garçons plus précisément. Seriez-vous disposés à nous aider ?

—   Bien évidemment, bien évidemment, répondit le directeur adjoint le souffle court.

Il se sentait brusqué et prenait sur lui pour ne pas le montrer.

—   Comme vous me l’avez fait remarquer, je ne peux pas vous renseigner de tête sur la période concernée, mais les archives de l’école ont toujours été parfaitement entretenues.

Il semblait fier de préciser cette information.

—   Sachez néanmoins que nous partons sur une base d’une dizaine de milliers d’élèves. Je vous promets de longues heures de lecture, objurgua-t-il, inutiles qui plus est, car vous ne trouverez pas les renseignements que vous cherchez. Ce sorcier n’a jamais mis les pieds ici, vous n’êtes pas les premiers à entreprendre ce travail…

—   Je ne suis pas certain, expliqua Martin, que nous ayons besoin de consulter dix-mille dossiers d’élèves. Nous voulons seulement consulter les dossiers des élèves qui n’ont pas fini leur cursus, ou de ceux qui ont disparu peu de temps après.

—   Comme vous le savez, répliqua le petit homme qui s’énervait de l’impétuosité de l’inspecteur, tous les élèves ne quittent pas l’Académie au même niveau d’étude. Certains s’en vont à leur majorité, tandis que d’autres poursuivent des formations approfondies et…

—   Oui nous le savons, mais nous ne parlons pas de ça. Vous dites ne pas reconnaitre le visage de l’individu en question, mais nous partons du principe qu’il a pu vagabonder à un moment ou un autre dans ces couloirs. Si ce n’est pas le cas, nous devons nous en assurer.

—   Les seuls élèves qui quittent l’école, s’indigna le directeur adjoint chafouin, la quittent diplôme en poche, et non sur un corbillard. Aussi loin que je me souvienne, aucun élève n’est jamais mort entre ces murs, ce qui fait de Beauxbâtons l’endroit le plus sûr du monde magique. Chaque élève qui rentre ici sort avec un avenir certain et la tête bien faite. Tous deux êtes bien placés pour le savoir. N’est-ce pas ?

—   Nous parlons de la Première Guerre des Sorciers, rétorqua Martin, vous ne me ferez pas croire que votre établissement a été épargné. Des centaines de familles ont été décimées, ici aussi, comme partout. Si ça se trouve, vous étiez élève ici quand le meurtrier que l’on recherche apprenait à tuer.

L’ancien enseignant d’Histoire de la Magie, outré, lança un regard noir à l’inspecteur.

—   Je comprends pourquoi vous êtes devenu Auror, répliqua-t-il sèchement, cela vous sied bien, mais il ne sert parfois à rien de ressasser le passé pour, pardonner-moi l’expression, « remuer la bouse de dragon ». Ne croyez-vous donc pas que nous avons tous assez souffert ?

Malgré son humeur excessivement méfiante et son caractère revêche, Martin gardait paradoxalement de bons souvenirs de monsieur Soupoudré. Lors de ses premières années, quand l’inspecteur avait tout juste deux chiffres à son âge, il avait d’abord craint, comme tous les premières années, l’enseignant strict et sévère qu’était monsieur Soupoudré, toujours coiffé au cordeau, vous piquant au vif avec ses remarques ; mais avec le temps et la maturité, comprenant sa logique et ses raisons, Martin en fut reconnaissant et estima beaucoup le bonhomme. Monsieur Soupoudré enseignait avec une rigueur et une exigence qu’il imposait à ses élèves. Avec lui, impossible de divaguer en classe, il vous recadrait à l’instant même où vos rêveries s’envolaient, n’hésitant pas à vous redresser d’un coup de baguette magique, tout en continuant sa leçon comme si de rien n’était. Il dégageait une énergie incroyable pour maintenir les élèves à flot. Dans ses cours, il avait les yeux partout, il fallait travailler, travailler sérieusement, travailler avec méthode, et les quelques élèves qui, en début d’année, s’essayaient à la paresse, avaient vite rattrapé leur retard à force « d’études dirigées obligatoires », comme il aimait à les appeler ; ils progressaient malgré eux. Martin avait beaucoup appris grâce à lui, découvrant des savoirs qu’il aurait ignorés autrement. Cette rigueur imposée ne le rendait guère agréable aux yeux des étudiants, mais le travail consciencieux qu’il fournissait, sans jamais abandonner un seul apprenti sorcier, de gré ou de force, faisait naitre chez les élèves plus expérimentés un vrai respect pour cet enseignant. Il aurait même pu être sympathique s’il n’avait pas gardé le même ton strict en dehors de la classe. « Pas étonnant qu’il ait été choisi comme directeur adjoint », songea Martin.

Ils gagnèrent le grand hall par des ouvertures de cathédrales qui auraient pu laisser passer des géants. Haut en couleur, le vestibule était riche en animations. La célèbre fresque du sorcier Angelus décorait un plafond en forme de dôme hautement perché au-dessus des têtes. La peinture représentait des scènes de combats épiques et magiques à l’âge d’or de la sorcellerie. A l’instant même où nos trois hommes franchirent le seuil du palais, ils furent accueillis par des cavaliers qui chargeaient un bataillon de fantassins à pied. Ces derniers, pris de panique, abandonnèrent leurs armes et s’enfuirent en tous sens. La débandade était totale. Le bruit des galops et du fracas des épées résonnait avec écho dans le hall pendant qu’un homme buvait tranquillement sa cervoise au milieu de la bataille. Un Vert-Gallois surgit de nulle part et cracha un jet de flamme qui descendit du plafond pour s’arrêter à un petit mètre des spectateurs rivés au sol. Accrochée sur un pan du mur, une femme enveloppée d’une robe richement cousue, une guimpe dentelée qui lui serrait le cou et surmontée d’une coiffe verte, tenait un miroir qui ne reflétait pas son pâle visage. Un oubli de l’artiste ? Elle se mit à hurler le poing en l’air en menaçant les chevaliers.

—   VOUS N’AVEZ PAS BIENTOT FINI DE DERANGER LES BRAVES GENS AVEC VOS SALES GUERRES ! ! ! Ah monsieur Soupoudré, MONSIEUR SOUPOUDRE, vous voyez, vous voyez, ils continuent !

—   Eh oui, que voulez-vous ma chère, répondit monsieur Soupoudré sans y jeter un regard, je ne suis qu’un bien modeste amateur pour dire à une œuvre d’art ce qu’elle doit faire.

—   Certaines choses ne changent donc jamais ? remarqua Henri. La vieille harpie criait déjà tout le temps à mon époque.

Une pluie de flèches tomba du ciel et le dragon s’écrasa. Le combat laissa place à un preux chevalier adossé sous un pommier, alors qu’une jeune femme aux longs cheveux rouges emportés par le vent, sanglotait agenouillée à ses pieds. Le chevalier, sa dernière heure ayant sonné, portait sa main au cœur et désignait de ses doigts libres le soleil couchant. L’étoile du jour disparut sous l’horizon. Un cochon, bien gras, bien rose, vint interrompre la scène en se frottant à l’arbre. Des pommes tombèrent sur la tête des amoureux. L’homme se leva en furie pour chasser la bête, menaçant de son épée, alors que sa compagne, dans un élan pathétique, s’écroulait en pleurs.

Afin de ne pas perdre une miette de l’histoire sans fin peinte au plafond, les étudiants pouvaient rester des heures assis la tête levée sur l’immense escalier tapissé de rouge qui faisait face à l’entrée, ce dernier servant d’estrade. Tout en pierre, sa base était aussi large que la moitié du hall. Il permettait d’accéder à la galerie principale qui traversait le palais pour déboucher sur la magnifique salle de bal, cernée de loges et de colonnes sur deux niveaux. Les carreaux de ses fenêtres, en damiers par milliers, ouvraient sur la fontaine Flamel à l’arrière du palais. La fontaine Flamel était une œuvre charitable du célèbre alchimiste et de sa femme Pernelle, creusée directement dans le granite, et sculptée dans le marbre aux pieds du château. L’eau s’écoulait depuis la terrasse supérieure par des goulots d’un alliage de plomb et d’étain, représentant un cerf et une licorne surmontés d’un aigle, aigle qui devait tenir dans son bec, à l’origine, une pierre précieuse aujourd’hui disparue. En dessous, un lion dévorant un soleil, un taureau avec des ailes, un serpent à tête de coq, un phénix renaissant de ses cendres, et un corbeau penché sur un grimoire, complétaient le bestiaire. Le tout était bien supporté par un magnifique arbre en fleurs ciselés à la perfection jusqu’aux racines dont les pointes plongeaient dans le bassin principal. L’on pouvait lire sur la première vasque, écrit en vieux français : « De terre je suis venu, en terre je retourne », et de l’autre côté « Une pierre, un cœur, de l’or ». L’eau de cette fontaine, dans son enchevêtrement de tuyaux qui passait sous le château, avait des propriétés magiques, disait-on, capable de guérir de nombreux maux, ce qui aidait l’infirmerie à se décharger considérablement des cas anodins d’étudiants malades de grippes ou de maux de têtes. D’ailleurs, que ce soit l’infirmière, le maître des potions, l’enseignant en botanique, ou ceux qui s’occupaient des buvettes, tous se servaient sans hésiter à la fontaine Flamel pour concocter leurs différents remèdes, potions, élixirs et cocktails, ou simplement pour arroser les rangs du potager du meilleur engrais qui soit. Si Henri l’avait pu, il aurait voulu y tremper ses doigts comme au bon vieux temps.

Les marches de l’escalier du hall continuaient leur ascension le long de la tour ronde, suivant deux boucles ouvertes, en colimaçon, qui s’entrecroisaient à chacun des six étages. Plusieurs maçonneries de marches s’extirpaient des rampes principales. Elles se perdaient ici et là aux paliers supérieurs, ce qui donnait à l’escalier une allure de lustre. Les élèves n’en finissaient pas de monter et de descendre. L’impressionnant ouvrage se terminait par un escalier de bois sculpté au-dessus du vide, très raide, qui s’enroulaient sur lui-même comme un serpentin collé au plafond.

Des grappes de raisins, des feuilles de vignes, des pommes, des poires, du lierre, tout un panier de fruits et de verdure poussait à même les rampes de pierre, le long des murs, et sur les sculptures enfoncées dans des niches qui ornaient l’architecture.

Une buvette tenue par des élèves et des elfes de maison (fidèles esclaves de l’école), était spécialement installée sur un renforcement sous glycine, juste avant la première jonction des marches, là où l’on voyait l’escalier se perdre dans les hauteurs. Les élèves y sirotaient leur verre autour de trois pauvres tables avec vue sur la fresque.  

Martin et Henri n’eurent pas l’occasion de grimper sur une rampe qu’ils connaissaient par cœur, ni de pénétrer dans la galerie. Monsieur Soupoudré les entraina par une porte en chêne foncé, abimé et tenue par deux gonds fatigués, située dans un renfoncement sous la gauche de l’escalier. Henri pensait davantage à un cagibi qu’à une ouverture sur une aile du palais. Ils longèrent un long corridor modestement décoré et tout aussi peu éclairé par quelques chandelles, dont l’ombre des mèches se projetait sur le bois tapissé d’écussons et de blasons, puis ils débouchèrent dans un péristyle, comme un cloitre, surmonté de loggias sculptées à l’italienne autour d’un petit jardin cerné de bancs et au centre duquel se dressait un arbre à la circonférence de baobab. En haut de ses branches, pendu à une corde, un squelette aussi ancien que le château se balançait quand le vent hululait dans la cour. Ils franchirent derechef une porte vieillie que l’on confondait avec le mur si l’on n’était pas assez attentif.

—   Voici mon bureau, précisa le directeur adjoint, entrez donc.

—   Bonjour messieurs, salua un portrait à l’apparition des nouveaux visages.

La pièce, rectangulaire, n’était pas très large, les étagères étaient égayées de bibelots parmi lesquels Martin reconnu un Rapeltout, un coupe papier triple lame, et un cœur de cochon transpercé par cent clous et qui servait à caler une foison de dossiers classés en ordre de bataille. Vestige de l’ancienne direction, un plan du château dans un cadre de verre indiquait : « rien à signaler ». Les lettres pouvaient se changer en « danger immédiat », « non-respect des règles » « élèves hors des dortoirs », ou encore « intrus dans le château », « préparer un lit à l’infirmerie », etc., selon la gravité de la situation. Monsieur Soupoudré n’aimait pas ce cadre, mais il n’arrivait pas à le décrocher. En vérité, il était peu regardant sur les affaires qui ne concernaient pas directement les cours. Il n’avait qu’une attente, que les élèves soient sérieux en classe, pour le reste, il ne s’en préoccupait guère ; le plan ne lui était d’aucun secours.

Le directeur adjoint se positionna en face du portrait qui les avait salués et lui marmonna « ce n’est pas banal ». L’homme disparu et un trou se dessina sur la toile. Il grossit à vue d’œil jusqu’à prendre toute la place.

—   Nous voici dans la salle des archives, expliqua-t-il. Ce qu’il y a de pratique, avec mon bureau, ajouta-t-il comme une confidence, c’est que je peux aller directement où je veux dans le château. Gardez-ça pour vous.

Les deux inspecteurs partagèrent un regard amusé.

—   Est-ce la raison pour laquelle monsieur Foulaupied arrivait toujours dans la minute avec son air d’inquisiteur ronchon quand il y avait un pépin ? demanda Henri.

—   C’est l’une des raisons en effet, répondit monsieur Soupoudré. Je n’ai pas la même conception de l’éducation que mon respecté compère. Je ne me mêle jamais des histoires d’élèves. Nous avons mis en place un système de préfets, il y a une dizaine d’années, une idée venue d’outre-manche et proposée par madame la Directrice en personne. Vous avez peut-être connu ça, dit-il en s’adressant plus particulièrement à monsieur Dessouche. Si besoin est, les préfets se réfèrent aux enseignants principaux. L’objectif étant que les élèves apprennent à organiser et à participer d’eux-mêmes à la vie en collectivité. Je dois dire que cela fonctionne plutôt bien. Vous comprenez, l’école et grande, j’ai beaucoup à gérer, je ne veux pas perdre mon temps dans les couloirs pour m’occuper d’enfantillages. Après tout, nous formons de futurs sorciers responsables.

Ils franchirent le tableau et entrèrent dans une sombre salle où étaient conservées les annales.

—   Eh bien, dit Henri en lorgnant les rangées d’étagères, vous ne manquerez pas de combustible cet hiver.

—   Monsieur s’essaie à l’humour, répondit le directeur adjoint en roulant sa moustache entre son pouce et son index. Sachez que nous gardons absolument tous les documents concernant l’école. Tout est ordonné et trié sur autant d’étages que nécessaire. Ici la partie administrative, au-dessus les sujets d’examen, en dessous ce que nous avons pu confisquer... Mais rassurez-vous, je veille personnellement à l’organisation et au rangement. Madame Challet, notre responsable archiviste, est encore plus stricte en ce qui concerne le classement. Béatrice est en congés comme tout le monde, mais je saurai me débrouiller sans elle.

—   On l’appelait « La Fée-Frigide », murmura Henri à l’inspecteur qui fit semblant de ne pas entendre.

—   Nous retrouverons facilement ce dont vous avez besoin, continua monsieur Saupoudré. Voyez cette table.

Il alluma deux bougies en claquant des doigts.

—   Allez donc vous y installer, je vais vous chercher les dossiers. Quand vous avez fini avec une chemise, vous n’avez qu’à dire Finictum, elle ira se ranger d’elle-même. Inutile de vous rappeler que tout ce que vous pourrez lire ici est purement confidentiel et ne doit en aucun cas sortir du cadre professionnel.

Le petit sorcier tourna les talons et s’enfonça dans l’obscurité des rayons, éclairé de sa seule baguette.

—   De quoi s’abimer les yeux, dit Martin en zieutant les lumignons qui tremblotaient comme engourdis par le froid.

—   Avec toute cette paperasse, on peut toujours se faire un beau feu de joie, compléta Henri.

—   Avec tout ce qu’il y a, ce n’est pas un feu de joie que l’on risque d’allumer, mais un Feudeyemon, rectifia Martin.

—   Jamais vu ! Je serais bien curieux de savoir à quoi ça ressemble.

—   Comme dit l’adage, avertit Martin, la curiosité est un vilain défaut.

Ils posèrent leurs affaires sur la table et s’assirent sur un banc dur comme pierre et quelques échardes mal poncées.

—   Pensez-vous qu’on puisse lui faire confiance ? s’inquiéta Henri.

A peine eut-il fini sa phrase qu’une centaine de dossiers vinrent se poser comme des moineaux sur le bureau d’étude.

—   Espérons qu’il soit aussi scrupuleux que dans nos souvenirs, répondit l’inspecteur.

Effectivement, monsieur Soupoudré était fidèle à sa réputation. Tous les dossiers que reçurent les deux Aurors étaient des dossiers d’élèves inscrits à l’école dans la période concernée, des garçons disparus en cours d’études où dans les années qui suivirent. Premier constat, au bout d’une heure, aucun jeune n’avait décroché de l’Académie avant la fin du cursus officiel. L’école était réputée pour avoir le souci de ses élèves. En revanche, ils mirent le doigt sur plusieurs décès en dehors du château, accidents, meurtres, causes non résolues, un nombre qui augmenta considérablement en flèche dès les premières années de la Première Guerre des Sorciers. Martin établit le triste constat que la proportion d’origine moldue était bien plus importante que celle des Sangs-Purs. Le règne de Voldemort avait eu des conséquences dramatiques dans tout l’univers des sorciers, si bien que plus de vingt ans après sa mort, les cicatrices étaient encore trop visibles et picotaient beaucoup de cœurs. Après trois heures de recherche et un litre de café, Henri leva la tête, ses manches retroussées, la lueur d’une mèche dans les yeux pour éclairer ses grands cernes bleus.

—   Je vois effectivement que la mémoire infaillible de monsieur Soupoudré n’est pas si infaillible. J’ai là le dossier d’un élève porté disparu alors qu’il devait être en cours. Ça s’est passé un an avant le meurtre des Potter.

—   C’est peut-être celui que l’on recherche, dit Martin avec un faux espoir.

—   J’en doute. Le garçon avait onze ans. Trop jeune. 

Henri sortit un parchemin vierge qu’il posa sur la table et plaça le dossier dessus comme un calque. Par un sortilège d’imitation l’écriture et les images de l’original se transposèrent en miniature sur le second. Une fois terminé, le parchemin s’enroula sur lui-même et disparut au son d’un simple « POP ».

« Finictum ! »

La chemise s’envola en sens inverse. 

—   Tenez, dit Martin un peu plus tard, je crois que je tiens quelque chose de sérieux. Un dénommé Celo Sancielo. Il a été victime d’un meurtre sordide deux mois avant sa sortie. Ecoutez plutôt, je vous résume dans l’ordre. D’origine moldue, il vivait seul avec sa mère jusqu'à ce que monsieur Silvère, le directeur adjoint de l’époque (assassiné par la suite), vienne le chercher. Les résultats étaient bons, très bons mêmes. La première année il est précisé que Celo était « un élève agréable qui s’est bien intégré à son nouvel univers ». Je saute directement aux commentaires de sa dernière année : Sortilèges, « Potentiel évident. De réelles aptitudes à manier la baguette » ; Défense-Contre-les-Forces-du-Mal, « les Epouvantards font des cauchemars » ; Métamorphoses, « Elève brillant qui n’a cessé de me surprendre » ; Potions, « Manie l’économe avec la précision d’un mousquetaire » etc. Commentaire général, « De très bons résultats, dommage que le comportement ne soit pas toujours à la hauteur des espérances ». En dessous ils ont laissé une liste d'actes sanctionnables : duels de magie, bagarres, propos inacceptables, invectives envers un professeur, désinvolture... Tout cela n’empêche pas une mention très bien à ses examens, mais « sans projet d’avenir ». Ensuite les choses se gâtent. Il est retrouvé assassiné chez lui en même temps que sa mère. C’est mentionné dans Le Journal Officiel des Sorciers, partie nécrologie ; l’article complète le dossier sur demande formelle du ministère. L’école devait tenir ses archives à jour pour désengorger le bureau des Aurors. Mais ce n’est pas tout. Il est noté qu’on n’a jamais retrouvé le corps de la victime, seulement la tête, et vous ne devinerez jamais où ?

—   Dans la gamelle du chien ? essaya Henri.

—   Vous y êtes presque, tenez-vous bien c’est assez glauque : dans le ventre de la mère.

Martin se mordit les lèvres alors qu’Henri faisait la moue en roulant des yeux.

—   Vous avez bien entendu, reprit l’inspecteur en commentant sa lecture. Le meurtrier a ouvert le ventre de la mère pour y fourrer la tête avant de la recoudre. D’après l’autopsie elle était déjà morte.

Il leva les sourcils en essayant de se représenter l’image.

—   Vous vous rendez compte, finit-il par dire, c’est une idée si abominable que même un écrivain n’aurait pas pu l’inventer.

—   Doit-on y voir un crime hautement symbolique ? s’interrogea Henri qui faisait une fixation sur sa première proposition.

Il imaginait une tête réduite dans une gamelle remplie de croquettes.

—   Sans doute, répondit Martin, en attendant l’affaire est classée « non-résolue » par manque d’indices. Les défunts ont été retrouvés dans une maison en flammes. Ce sont des « pompiers », c'est-à-dire des Moldus chargés d’éteindre le feu, qui ont retiré le cadavre calciné du brasier. Ils ont été plus rapides que nous sur ce coup. D’après l’article, les enquêteurs ont conclu à un embrasement d’origine non-magique, à base d’essence, une matière inflammable qu’utilisent les Moldus pour parfumer leur ville. Mais écoutez bien l’aparté, il est extraordinaire : « aucun lien n’a pu être établi entre le feu et le double homicide ».

Martin releva la tête.

—   Tout cela est fascinant, on retrouve un corps dans une maison en feu et on sous-entend qu’il peut ne pas y avoir de rapport.

L’inspecteur claqua sa langue contre son palais.

—   J’ignore encore le lien avec notre suspect, mais ma curiosité d’inspecteur me pousse à découvrir le fin mot de l’histoire. Finissons de recopier ce qui nous intéresse et allons-nous-en.

—   Avez-vous trouvé votre bonheur ? demanda le directeur adjoint en surgissant de nulle part.

—   Vous êtes vraiment rapide ! sursauta Henri.

—   Je ne vous ai jamais vraiment quitté, répondit le sorcier sans ménagement.

—   Permettez que l’on vous pose une ou deux questions avant de nous séparer ? demanda Martin.

—   Evidemment, évidemment, je suis à vous, je ne voudrais pas entraver vos infimes chances de succès.

Il s’assit à leur table.

—   Quand avez-vous pris vos fonctions, commença Martin ?

—   Peu de temps après la nomination de madame Maxime au poste de directrice, répondit-il au tac au tac. Vous voyez, ça nous laisse de la marge.

—   Et vos collègues, auriez-vous des informations sur les enseignants qui auraient travaillé ici dans les années qui nous intéressent ?

—   A part avec madame Bauderien qui est arrivée un an avant moi, et peut-être madame la directrice, je n’ai plus de contact avec aucun d’entre eux. Tous sont de plus ou moins jeunes retraités aujourd’hui, plutôt moins d’ailleurs, et je crois que quand on quitte l’éducation après trente ans de loyaux services, on n’a plus envie d’entendre parler des problèmes de classe. Les collègues actuellement en place ont pris leur fonction bien après.

—   Et Monsieur Cornebois?

—   Monsieur Cornebois ! s’exclama le directeur adjoint affolé, monsieur Cornebois est mort il y a bien longtemps. De sa belle mort, si je puis dire, en plein cours, alors qu’il faisait le grand écart entre deux balais pour amuser la galerie. En même temps, enseigner jusqu’à cent-deux ans n’est pas donné à tout le monde. Et encore, cent-deux ans, c’est ce qu’on m’a raconté, car lui n’en parlait jamais. Je mettrais ma main à couper qu’il se rajeunissait pour repousser l’âge de la retraite. Bien malin celui qui pourrait garantir la véracité de son âge. Enfin, sa mort avait fait un ou deux articles à l’époque, si seulement vous lisiez les journaux.

—   Vous savez, le boulot ne nous permet pas toujours de nous consacrer à la rubrique nécrologique des gazettes, répliqua Henri affecté par cette triste nouvelle.

—   Enfin, tout cela est derrière nous, ajouta monsieur Soupoudré, et c’est très bien. Croyez-moi messieurs, à trop remuer ce genre de choses, on finit par réveiller de mauvais souvenirs. Mieux vaut se tourner vers l’avenir.

—   C’est que nous y sommes obligés, répondit Martin, c’est un peu notre métier.

—   Evidemment, évidemment.

Il regarda son sablier.

—   Il se fait tard, si ces messieurs du ministère n’ont pas d’autres questions à me poser, je vous reconduis jusqu’à la sortie, j’ai beau vivre ici, je ne travaille pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

En longeant la grande allée qui menait au portail, un énorme carrosse volant, tiré par des chevaux géants, rasa les visiteurs et se posa plus loin derrière les haies, prêt d’un bâtiment longiligne en brique rouge qui lorgnait la lisière d’un bois : les écuries du château.

—   Madame la directrice vient de rentrer, commenta monsieur Soupoudré, je doute que vous puissiez la voir.

—   Nous ne dérangerons pas madame Maxime, répondit Martin alors qu’Henri ne put cacher un bâillement, mais faites-lui part de notre visite. Si jamais elle est en mesure de nous donner de nouvelles informations, de nous procurer les adresses d’anciens enseignants par exemple, encore vivants si possible, nous sommes preneurs.

—   J’y songerai messieurs, affirma le petit homme, je le ferai dès demain, mais s’il y a bien quelqu’un qui déteste remuer le passé, c’est Olympe.

Sur ces mots ils se séparèrent. Le modeste portique de fer se referma dans le dos des Aurors ; monsieur Soupoudré emprunta sans attendre le chemin du retour. Le pas rythmé, les graviers croustillaient sous ses pieds. La nuit avait jeté son ombre sur le parc, mais les murs du palais, en harmonie avec le ciel, brillaient déjà d’un blanc de lune.

—   J’ai relevé l’adresse de la maison familiale du fameux Celo, dit Martin en regardant le château étincelant de lumière, je propose qu’on aille y faire un tour demain. Un vol à la rosée du matin nous fera le plus grand bien.

Martin était moins effrayé par les balais depuis son exploit avec Kabih.

—   Rendez-vous à sept heures, Henri ! Ne soyez pas en retard !

—   Sept heures ! ! !

Henri n’eut pas le temps de s'offusquer, Martin avait disparu.

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