Le Masque des Métamorphoses

Chapitre 11 : Langue de bois

Chapitre final

2445 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 13/02/2021 17:37

—   Entrez !

La double porte en bois du bureau ministériel, garnie de chevrons jaune satin, s’ouvrit d’un battement d’aile pour laisser passer Martin. Le politicien, assis sur un confortable fauteuil de bureau, tenait une conversation sérieuse avec deux autres hommes. Tous trois se levèrent pour saluer l’inspecteur. La pièce était vaste, baignée de lumière, un immense globe terrestre suspendu au plafond.

—   Bredole, vous voir ici m’étonnerait presque, s’empressa de dire Martin.

 Il comprit immédiatement la tournure que prendrait sa convocation.

—   J’ai été convié par monsieur Suspis, cher collègue, répondit le sorcier concerné.

C’était un homme court d’envergure, les cheveux ras, séparés par une raie au milieu. Ses habits, tenus à carreau et parfaitement propres, l’amincissaient davantage. Quelque chose, sur son visage, lui donnait un air de bête féroce, mélange de rat et de pitbull, sans quoi il paraissait fragile. Membre du Quatuor de la Rosace, Bredole était un Auror réputé, mais pas pour faire dans la dentelle, ce qui lui avait valu de nombreuses remontrances malgré la réussite de ses méthodes. Longtemps le ministre avait préféré le tact délicat de Martin ou la muette discrétion du Lugarus à la rudesse bestiale de leur homologue. Le voir ici, en compagnie de son chien de garde surnommé « L’homme aux crocs » à cause de ses deux canines aiguisées, n’inspirait rien de bon à l’inspecteur Croc-sorcier.

—   Martin, Martin, se précipita le ministre, merci d’être là, on vous attendait. Je ne vous présente pas l’inspecteur Bredole, ni son acolyte. Il me semble que vous vous connaissez bien.

—   En effet, monsieur le ministre, nous nous croisons régulièrement, répondit aimablement Martin.

Bredole acquiesça avec courtoisie.

—   Asseyez-vous Martin, ordonna le ministre, ce que j’ai à vous dire est important.

Martin s’exécuta et prit place devant son supérieur. Le ministre se racla la gorge, hésitant, cherchant ses mots.

—   Mm-rrrrr… Excusez-moi. Bon ! Comme vous avez pu vous en apercevoir, la presse s’est emparée de l’affaire. J’ai peur que votre enquête n’ait fuité et…

—   Savez-vous qui a parlé ? le coupa Martin.

Le ministre remua ses lèvres comme s’il goûtait une gorgée de vin.

—   J’ai lancé une enquête interne, Martin, mais peu importe finalement, le mal est fait et…

—   Peu importe ! Vos ordres…

—   Laissez-moi finir, l’interrompit sèchement le ministre. Martin, vous êtes un excellent élément, peut-être le meilleur, sans vous offenser Bredole, se rattrapa-t-il en s’adressant à l’homme concerné.

—   N’y voyez aucune mauvaise interprétation de ma part, monsieur le ministre, Martin est le meilleur d’entre nous, c’est la vérité.

—   Oui, plus personne n’en doute, reprit le ministre.

Il fit une pause.

—   Je disais donc ! La presse s’emballe, et cela va certainement agiter la communauté, enfin vous connaissez la presse et ses lecteurs, toujours à la recherche du scoop et du sensationnel.

—   En effet, monsieur le ministre, je la connais suffisamment bien pour ne plus y prêter trop d’attention.

—   Et vous avez raison inspecteur. Notre monde serait plus tranquille si chacun faisait comme vous. Malheureusement ce n’est pas le cas, et la révélation du retour d’Ovide a créé un vent de panique. On a reçu hier soir des tonnes de lettres.

Il désigna son poêle à bois.

—   Comprenez Martin, que l’affaire devient politique.

—   Pourriez-vous aller droit au but, monsieur le ministre ?

—   Ce n’est pas une mince affaire, reprit le ministre…

—   Droit au but, s’il vous plait !

Alicius Suspis fixa Martin dans les yeux.

—   Je viens de nommer Bredole responsable de l’enquête.

Malgré sa clairvoyance, Martin ne voulut pas laisser paraître la césure qui lui déchirait le ventre. Un coup de fouet avait claqué dans l’air. Il demanda poliment au ministre de reformuler. En vérité, il avait déjà compris, la foudre venait de s’abattre et la marque de l’impact le brûlait de l’intérieur. On lui aurait demandé d’ingurgiter un seau de lave que cela aurait produit le même effet.

—   Vous avez parfaitement entendu Martin, continua Alicius qui semblait lire dans ses pensées.

Bredole, gêné, tournait une épaule vers la fenêtre alors que l’homme aux crocs suivait des yeux une mouche qui zigzaguait au hasard.

—   Ne prenez pas personnellement ce retournement de situation, ce n’est pas contre vous. Je reconnais que vous n’avez pas disposé de beaucoup de temps, mais comprenez-moi, l’enquête piétine, et avec l’attaque qui vient d’avoir lieu, il faut rassurer nos confrères… Du mouvement semble nécessaire. C’est de la politique, inspecteur, un art de prestidigitateur. On montre la main gauche pour attirer l’attention quand tout se joue dans la main droite. Vous n’êtes que le pion qui sauvegarde le fou. Il me faut envoyer des signes positifs à la communauté avant…

—   « Piétine » ! répliqua calmement Martin gagné par la désillusion. « Piétine » ? Vous pensez que l’incident d’Henri ou que les crimes d’hier sont dus au fait que l’on piétine ? Vous comparez une enquête judiciaire de la plus haute importance avec un jeu et vous concluez que l’on piétine ? L’étau se referme, Ovide a peur, et il n’est pas le seul…

—   Je le répète, inspecteur, l’enquête piétine, répondit le ministre volontairement percutant, à moins que vous ayez des informations supplémentaires à me donner ?

Alicius ne jouait plus. Il voulait rappeler à son subordonné que c’était lui le boss.

—   J’ai bien compris Martin, que vous ne me disiez pas tout, vous en gardez sous l’aile. C’est votre droit, mais vous n’auriez pas dû. C’est pourquoi vous transmettrez les informations dont vous disposez à l’inspecteur désormais responsable de l’enquête. Je voudrai que ce dernier puisse prendre votre suite en étant placé sur le bon balai, si je puis dire.

Martin bouillonnait.

—   Comment allez-vous justifier mon « remplacement » ?

Le ministre se tourna sur son siège, la vue dans le vide comme accrochée à l’horizon. Il pinça ses lèvres, cherchant ses mots.

—   Voyez-vous Martin, lorsque je vous ai confié l’enquête, je me souviens de vous avoir demandé formellement de me tenir informé le plus possible. Ce que vous n’avez pas fait. J’ai même ressenti une certaine réticence à mon égard. La communication me semble néanmoins vitale dans ce genre d’affaire, ne serait-ce que pour coordonner les différents Départements. Si vous faites autant preuve de mutisme avec vos collègues qu’avec moi-même, je comprends pourquoi Ovide court toujours.

L’inspecteur n’en croyait pas ses oreilles, il ne pensait pas qu’Alicius serait capable de tant de franchise.

—   Je ne voulais pas m’avancer sans preuve ! lâcha-t-il.

—   Je n’en doute pas, je n’en doute pas. Mais aussi haut gradé que vous soyez, je suis votre supérieur direct. Quand je donne un ordre, je m’attends à ce qu’on y obéisse. Dans le cas contraire, j’y vois là une faute évidente. Tout cela n’enlève rien à vos qualités d’Auror, Martin, mais il faut aussi savoir se remettre en cause. Il se peut que vous ne soyez tout simplement pas à la hauteur. Ça arrive dans la vie, chaque homme a des moments de doute. Ovide court toujours. Reconnaissez-le, cette mission est un échec. Mais ce n’est pas la fin du monde, vous allez rebondir, et vous en ressortirez grandi. Je vous ai toujours fait confiance Martin. En attendant, prenez un congé, cela fait des années que vous n’avez pas levé le pied.

Martin fulminait. Il découvrait des sentiments qu’il ignorait, lui qui était d’habitude si calme et raisonné.

—   J’ai bien peur, monsieur le ministre, qu’en précipitant la situation, vous ne fassiez qu’empirer les choses.

—   Les choses viennent déjà d’empirer, Martin, et ce n’est pas ma faute. Comme je viens de vous le dire, je dois protéger la communauté. Je suis un politicien, je fais donc de la politique. Vous devriez comprendre.

—   Ce que je comprends, c’est que vous outrepassez vos fonctions. Pourquoi Alicius, pourquoi avez-vous si peur d’Ovide ?

Suspis changea subitement d’attitude. Ses joues s’empourprèrent et il s’emporta avec véhémence, la foudre dans les yeux.

—   Attention, inspecteur, ne dépassez pas les bornes ! Je n’ai pas de compte à vous rendre, si je trouve un subalterne trop incompétent, c’est mon affaire que de le remplacer. J’ai mes raisons.

—   Vos raisons ne sont pas les raisons de la justice, répondit Martin qui venait de faire mouche.

Il voulait voir jusqu’où Suspis irait.

—   LA JUSTICE, C’EST MOI, rouspéta Alicius qui s’était levé d’un bond, c’est moi qui suis garant de la JUSTICE, et c’est vous qui n’êtes pas capable de faire ce que la JUSTICE attend de vous. Il faut se dépêcher pour arrêter ce, ce… ce fumier de psychopathe, et vous, vous perdez votre temps à lire des vieux dossiers sur des hommes enterrés depuis longtemps.

Le ministre se laissa tomber dans son siège. Il sortit sa baguette, la posa sur son bureau comme une menace en direction de Martin. Il se pinça l’arête du nez pour faire retomber la pression. Il ne devait pas se laisser emporter, lui aussi perdait pied depuis le retour d’Ovide.

—   J’ignore pourquoi vous me tenez tête, Martin, ajouta-t-il d’une voix grave, mais ne me prenez pas pour un imbécile. Je n’aime pas être pris pour un imbécile. C’est grâce à moi si vous en êtes là aujourd’hui, je m’attendais à un peu plus de loyauté de votre part.

L’inspecteur fronça les sourcils, feignant d’être étonné. Il ne fallait pas rentrer dans le jeu du ministre. Le provoquer était un mauvais stratagème.

—   Je ne me permettrai pas, monsieur le Ministre ! Je sais tout ce que je vous dois.

Suspis, tendu comme un ressort, ne souriait plus du tout, le visage marbré. Il sillonna les yeux de Martin, le regard sombre et les pupilles dilatées. Ce dernier, par précaution, se focalisa sur son rempart fétiche, l’image d’une fleur. Le ministre cherchait sans doute à deviner encore ce qu’il avait dans la tête. Comment pouvait-il croire que cette piètre tentative de legilimancie suffirait ? Martin se sentait humilié. Quant à Bredole et l’homme aux crocs, ils retenaient leur sourire, la situation devenait ridicule. Qu’un vulgaire sorcier se fasse avoir, cela passait, mais croire que l’on pouvait duper l’élite des Aurors discrédita un temps Alicius Suspis aux yeux des trois hommes. Le ministre, comprenant son échec, s’irrita et changea de tactique l’air de rien.

—   Je pourrai me faire moins sympathique avec vous et vos subalternes, menaça-t-il sûr de sa force. Je pourrai vous démettre de vos fonctions pour faute grave et dissimulation d’informations, voire pour trahison. Je pourrai vous retirer votre insigne pour mise en danger de votre personnel, que ce soit le pauvre Julien, ou pour cette chère Sarah qui a risqué sa vie pour une mission dont j’ignore la cause mais qui ne correspondait certainement pas à ses fonctions. N’oubliez pas Martin, que j’ai été à votre place. Je sais beaucoup plus de choses que vous ne l’imaginez, et il est normal que je me renseigne sur les activités de mes équipes. C’est mon devoir de m’assurer du bon fonctionnement du ministère et de votre Département. Vous auriez mieux fait de laisser les morts tranquilles et de vous intéresser davantage aux vivants, car en attendant, l’autre est dehors et recommence ses abominables crimes.

—   J’entends bien, monsieur le ministre, répondit Martin les oreilles écarquillées.

Henri aurait été là qu’il aurait bondi de sa chaise.

—   Sachez néanmoins, reprit-il sans émotion, que Sarah et Henri n’ont fait qu’obéir à mes ordres. Si quelqu’un est en tort, je suis le seul à blâmer.

Alicius tira un grand sourire de satisfaction.

—   Vous voyez Martin, cela m’inquiète. Vous mettez vos collègues en danger. Je préfère vous protéger de vous-même et protéger vos subalternes de vos décisions. L’affaire est close.

L’inspecteur se leva sans lâcher le ministre d’un cil. Le vrai visage du politicien était mis à jour. Il fallait aller au bout de la démarche pour protéger Henri et Sarah, et sauver sa réputation par la même occasion. Il prit une résolution.

—   Inspecteur, intervint Bredole qui avait deviné ses intentions, cela va trop loin, vous n’avez pas besoin d’agir de la sorte. Je parle au nom de notre vieille rivalité. Vous et moi nous nous sommes toujours tirés dans les pattes, mais jamais je n’ai espéré vous voir dans cette situation.

—   Vos mots me touchent, Bredole, vraiment. Mais aujourd’hui je ne me reconnais plus dans la cause que je croyais défendre. Monsieur le ministre a peut-être raison, je me suis égaré. Ne commettez pas les mêmes erreurs que moi. Je démissionne. 

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