Lettockar, tome 1 : la honte des écoles

Chapitre 7 : Baston de filles

5879 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/02/2022 17:05

7. Baston de filles


Le jour de la rentrée, Kelly s'était demandé si elle était contente d'être inscrite à cette école, et si celle-ci allait lui apporter le bonheur auquel elle aspirait. Arrivée au bout du premier mois de cours, la réponse était clairement : non.


Les professeurs étaient tous plus affreux les uns que les autres, que ce soit dans la saloperie ou la médiocrité. Les plus nuisibles étaient sans nul doute les quatre directeurs de maison : Kelly et ses amis apprirent plus tard qu’ils avaient été élèves ensemble à Lettockar, les meilleurs de leur génération. Ainsi réunis, leur mentalité se prolongeait dans une docilité ambiante qui s’éprouvait quotidiennement.


Si Kelly avait essuyé une punition dès sa première journée de cours, elle n’était évidemment pas la seule : des élèves, toutes classes confondues, n’avaient pas tardé à tenir tête. Il arrivait même que des profs tombent dans des pièges tendus, ou que des parties du collège soient dégradées : bien souvent, les coupables étaient arrêtés et les savons passés, souvent en public, avaient un arrière-goût d’humiliation et de cruauté. Tous les jours, des cris, des brimades, des jurons, mais le dernier mot revenait généralement aux professeurs.


Dans toutes les classes, des petits groupes se formaient, unis dans la peur, dans le trouble, ou la mesquinerie. A la fin des cours, chacun s’en tirait du mieux qu’il pouvait pour garder une vie sociale, et dans les dortoirs des filles de Dragondebronze, chaque soir ressemblait à un dimanche. Le mot d’ordre était « prudence ». On essayait de se faire le plus petit possible pour ne pas attiser la colère des profs, ou pire, on imitait leurs défauts pour se rapprocher d’eux.


Quelque chose à Lettockar avait frappé Naomi, qui s'était documentée sur la question : l'absence d'un cours qui s'appelait la « Défense contre les forces du mal », présent à Poudlard et dans d'autres écoles sous un nom équivalent. Naomi avait pris son courage à deux mains et était allée interroger le professeur Doubledose à ce sujet. Le directeur lui avait alors ri au nez :


- Mais parce que toutes ces notions de Défense contre les forces du mal machin-truc, c'est du bla-bla des petites frappes coincées qu'on trouve à Poudlard ou dans n'importe quelle école de péteux. Nous, nous refusons d'entrer dans cette dichotomie simpliste de bien et de mal. C'est complètement arbitraire. Qui met donc des étiquettes partout ? Qui se permet de dire qui sont les gentils et les méchants ? Nous sommes au-dessus de ça. C'est pour ça qu'il n'y a pas ces cours de Défense contre les forces de mon cul à Lettockar.


- Ouais, enfin c'est surtout parce qu'au XIVe siècle, une quarantaine de professeurs de Défense sont morts d'affilée et qu'on a décidé de supprimer la matière, avait glissé un garçon indien de deuxième année, qui passait par là.


- Alors ça te fera une retenue mercredi soir pour l'insolence, et 10 points pour Becdeperroquet pour avoir eu les couilles de dire une vérité qui dérange, lui avait répondu Doubledose.


« Ni bien, ni mal ». Personne n’était dupe : cette « amoralité » de façade semblait n’être qu’un prétexte fumeux pour toutes les permissivités. Lettockar, c’était la loi de la jungle, où les gros mangent les petits. Chacun se défoule sur plus faible que lui, qu’il s’agisse des profs, des élèves, voire du château lui-même.


Un matin, sans crier gare, alors que de nombreux élèves – dont Kelly, Naomi et John – se trouvaient dans le hall, les statues de guerriers aztèques à têtes d'aigles et de jaguar avaient soudainement pris vie, avaient brandi leurs armes et s'étaient rentrées dedans pour se battre avec férocité. Apparemment, ces batailles entre statues étaient courantes : les guerriers-jaguars contre les guerriers-aigles. Rugissant, piaillant, ils se portaient des coups d'une extrême violence avec des massues, des épées, des lances et des frondes ; une grande fille d'Ornithoryx aux cheveux noirs et au teint méditerranéen avait reçu en pleine tête une pierre qui avait manqué sa cible, car bien évidemment, les rixes entre statues étaient la cause d'horribles accidents. Elles ne faisaient absolument pas attention à ne pas frapper accidentellement les élèves de leurs armes virevoltantes : Naomi avait failli être décapitée par un guerrier-jaguar et s'était évanouie.


Mais le pire était l'attitude des professeurs qui traînaient par-là. Au lieu d'intervenir et de mettre fin au combat, ils avaient fait des paris sur l'équipe gagnante.


- Hé Fistule, 20 Gallions sur les aigles ! s'était enthousiasmé Grog.


- Tenu ! Les jaguars envoient du lourd aujourd'hui !


La bataille fit rage durant de longues minutes. Rien ne pouvait calmer les guerriers à têtes d'animaux : leurs cris, mêlés au bruit des armes qui s'entrechoquaient maltraitaient les tympans des élèves. Le sol était jonché d'éclats de pierre, vestiges de statues défoncées au combat, et plusieurs personnes étaient blessées. Abrutie par la panique, Kelly avait crié à John qui portait Naomi dans ses bras :


- Mais bordel, c'est un massacre ! Ils vont tout casser, à ce rythme-là ! Il faut faire quelque chose !


Alors, Madame Freyjard, la belle concierge, était arrivée. Elle s'était avancée tranquillement parmi les statues qui se taillaient en pièces, et leur avait dit d'une voix posée :


- Allons, allons, ça suffit les chamailleries.


Quelque chose d'inexplicable s'était alors produit : les guerriers de pierre avaient aussitôt cessé de se battre et de crier, coupés d'un seul coup dans leurs élans par la concierge. Puis, ils avaient reculé, en s'inclinant avec déférence devant Madame Freyjard, laquelle passait dans les rangs en leur adressant un sourire poli. Ils avaient rangé leurs armes et étaient retournés petit à petit vers leurs socles en continuant de faire des courbettes envers la concierge. Une fois que les statues furent toutes redevenues totalement immobiles, Madame Freyjard avait donné deux coups sur le sol du manche de son balai, et les débris de pierre étaient retournés tous seuls vers les statues endommagées et les avaient entièrement reconstituées. Puis, comme si de rien n'était, elle avait commencé à balayer tranquillement le sol, intimant gentiment aux élèves blessés d'aller à l'infirmerie, et aux autres de sortir s'aérer un peu. Personne n'avait compris comment elle avait fait. Les statues semblaient carrément la redouter.


Kelly et John transportèrent Naomi à l'infirmerie du deuxième étage aux côtés des autres blessés sans le moindre enthousiasme, car Madame Patatchaude était loin d'être l'infirmière idéale. Femme blonde rustaude et acariâtre, au visage marqué et à la voix ravagée par un tabagisme effréné, elle était une doctoresse compétente mais extrêmement réticente à la tâche. « Ils s’en remettront », disait-elle. Grincheuse, malpolie, pas accueillante pour un sou, moins elle avait de personnes dans son infirmerie, mieux elle se portait. Kelly était au bord de la crise de nerfs ; c'est alors que John avait évacué tout son stress en la faisant éclater de rire :


- Si j'avais su, j'aurais mis un caleçon marron aujourd'hui...


Les statues aztèques qui se battaient étaient loin d'être le seul fléau à Lettockar qui provenait du décor ou de l'architecture. En fait, la moindre parcelle de l'école était dangereuse. Les couloirs étaient bardés de portraits tous plus lourds les uns que les autres, comme celui du Ravaleur fou qui aspergeait les passants de peinture blanche. Milosz Wavarum et Maria Talbec avaient failli être étranglés par des étoffes du deuxième étage qui tombaient sans crier gare sur les élèves, comme des lianes, s'enroulaient autour de leur cou et les soulevaient jusqu'au plafond : seule l'intervention d'un septième année leur avait sauvé la vie. Les portes étaient folles à lier : des fois, elles s'ouvraient à toute seule la volée au passage des élèves pour leur fracasser le nez, ou bien elles changeaient sans cesse de numéro, puisque les chiffres quittaient soudainement leur place pour aller se coller sur d'autres. Certaines n'acceptaient de s'ouvrir que sous des conditions absurdes : une au premier étage ne s'ouvrait que pour les militants écologistes et les descendants de Petar I de Monténégro, une au quatrième étage ne s'ouvrait que le lundi et le mercredi de 12 heures, 10 minutes et 36 secondes à 13 heures, 48 minutes et 7 secondes, une autre au sous-sol – que Kelly et Naomi soupçonnèrent d'avoir été ensorcelée par Suppurus Grog – n'acceptait de s'ouvrir que si une fille lui montrait ses seins. De plus, elles donnaient parfois lieu sur des endroits vides ou sans intérêt : John tomba même sur une au troisième étage qui donnait sur un bout de mur.


Lors de la deuxième semaine, ils rencontrèrent enfin la fameuse Kagoule que Jar Jar Binns était allé maîtriser le soir du banquet de début d'année. C'était une goule, une créature crasseuse à la peau grise, vaguement simiesque, qui portait une cagoule – d'où son nom – rouge qui couvrait entièrement sa tête, avec seulement deux trous qui laissaient voir des yeux verts pistache. Elle était complètement hystérique : elle courait et sautait partout, mettait toute l'école sans dessus-dessous, dévastait des salles de classes, renversait les tables et cassait le matériel, jetait toutes sortes de choses aux passants. Ou bien parfois, elle bondissait sans raison sur les élèves par derrière pour leur baver dessus. Souvent, elle allait voler du suc de coquelicoke au professeur Pourrave, ce qui décuplait sa folie. Doubledose la détestait particulièrement. A chaque fois qu'il la croisait, il l'insultait et lui donnait des coups de pied. Alors elle déguerpissait en poussant des gémissements plaintifs et étouffés, puis allait se recroqueviller dans sa tanière, au fond des cachots. La Kagoule était sans nul doute l'être vivant à Lettockar qui avait le plus peur du directeur, ce qui n'était pas peu dire.


Le vaste parc cerné par les remparts était sans nul doute l'endroit le plus sûr et agréable de l'institut. Au moins, il n'y avait rien qui essayait de vous tuer. Car, au-delà des murs, la contrée qui entourait Lettockar était tout aussi hostile que l'intérieur. Il y avait déjà le Lac Caca d'Oie où nageait le Mégamorphe Centroïde du Jura ; mais il y avait également la forêt où s'était garé le Tragicobus le soir de la rentrée, qui avait pour nom « Forêt Déconseillée ». Elle était remplie de créatures absurdes et délirantes, comme des serpents à gyrophares, des castors aquaphobes, des chiens « bipèdes » avec une grosse ventouse à la place des pattes postérieures, ainsi que d'arbres aussi sympathiques que les Saules Fesseurs, qui fouettaient de leurs branches les arrière-trains de ceux qui avaient l'imprudence de passer trop près d'eux. Au Nord de Lettockar s'étendait à perte de vue un désert dont on se demandait bien d’où il sortait au milieu de cette région verdoyante. Et à l'Est, il y avait une chaîne de montagnes, dont la plus haute et abrupte était appelée « Montagne Interdite » : comme son nom l'indiquait, les élèves avaient interdiction formelle d'y aller. Mais aucun professeur n'avait voulu dire ce qu'il y avait là-bas...


Mais pour Kelly, la cerise pourrie sur le gâteau faisandé était Giovanna-Paola Martoni, qui se révéla être une lèche-cul de premier choix. Elle trouvait toutes les excuses du monde aux professeurs. Selon elle, la vie à Lettockar était « pas si insupportable que ça », elle trouvait Pourrave « attendrissant », et quant au reste, il valait mieux passer outre et se concentrer sur sa réussite en tant qu'élève. Et pour cela, tous les moyens étaient bons : elle cherchait à tout prix à mettre les enseignants dans sa poche, buvant leurs paroles, singeant leur façon de penser. Kelly était ébahie et scandalisée par cette mentalité. Vouloir réussir était louable, mais cette façon que cette fille avait de bondir sur sa chaise pour lever la main, participer à tout prix uniquement pour se mettre en avant, c'était exagéré, et même révoltant. Et elle avait toujours en travers de la gorge les critiques, le dédain de Martoni envers elle et son soulèvement contre McGonnadie le premier jour.


Sans John et Naomi, Kelly serait devenue complètement folle. En quelques semaines, une amitié extrêmement forte les avait unis. John avait un incroyable don pour réussir à dédramatiser les choses, à les faire rire et sourire. Il avait toujours une plaisanterie dans sa poche, une idiotie à sortir. Même s'il avait la vie aussi dure que ses deux amies, il essayait tout le temps de les tirer par le haut en même temps que lui. Par ailleurs, il était très sociable : les gens l'appréciaient beaucoup dès le premier contact. A chaque repas, à chaque pause entre les cours, il papotait joyeusement et spontanément avec une personne différente, qu'elle soit de Dragondebronze ou d'une autre maison, qu'elle soit de leur âge ou non. Et à chaque fois, ça partait en rigolade. Naomi, c'était autre chose. Kelly admirait beaucoup sa force de travail : en dépit de la nullité de leur école, elle restait inflexible, étudiait avec le plus grand sérieux et le plus complet investissement, et ce sans avoir besoin de faire sa carpette comme Martoni. Sa réputation de dévoreuse de livres n'était pas usurpée : dès qu'elle avait un moment devant elle, elle plongeait son nez pointu dans un bouquin, que cela soit un manuel scolaire ou un roman. Elle pouvait parler durant des heures de littérature, et une petite lumière s'allumait alors au fond de ses yeux. Elle avait cependant besoin de beaucoup de soutien au quotidien. C'était une personne très sensible, qui se laissait facilement ronger par son stress. Encore plus que Kelly, Naomi supportait difficilement sa vie à Lettockar. Chaque jour lui était anxiogène, oppressant, et elle allait souvent se coucher avec une mine abattue et un teint maladif. John et Kelly l'avaient très rapidement remarqué, et s'étaient aussitôt dit qu'il fallait qu'ils soient là pour elle, qu'ils l'entourent le plus possible. Chaque soir, ils prenaient un temps particulier avec elle, pour qu'elle vide son sac, et remédie à toutes ses angoisses.


Quelque chose en particulier surprenait John et Kelly : Naomi avait une peur panique des fantômes, que l'on croisait régulièrement dans le château. A chaque fois qu'elle en voyait un, elle se cachait derrière John, baissait la tête et regardait résolument le sol. Puis elle demandait à Kelly et John si le spectre était parti, sans quoi elle refusait de reprendre une attitude normale. Kelly ne comprenait pas pourquoi elle réagissait comme ça, les fantômes étaient sans doute les choses les moins dangereuses à Lettockar...


Durant les jours qui suivirent, l'animosité entre Kelly et Martoni ne fit qu'empirer. Kelly était toujours aussi offusquée par son refus de soutenir un minimum leurs camarades qui subissaient les sévices des professeurs et la façon qu'elle avait de relativiser ceux-ci par pur opportunisme. Martoni, elle, accusait toujours Kelly de ruiner la réputation des Dragondebronze avec son attitude rebelle de pacotille.


Ce jour-là, au sortir d'un cours d'histoire, elles se disputaient dans le plus grand couloir du premier étage. Stephen Borntobewaïld, qui était devenu son ami, accompagnait Martoni, et observait la scène avec une anxiété grandissante, tout comme John et Naomi.


- Tu t'imagines quoi, au juste ? lança Kelly. Qu'en faisant de la lèche au profs, tu réussiras mieux que nous à Lettockar ?


- Et ben, en attendant, moi, je réussis mes cours de sortilèges, rétorqua Martoni.


Le visage et les oreilles de Kelly devinrent rouge brique, ulcérée qu'elle était par cette réflexion. Aussi abracadabrants étaient leurs cours de sortilèges, elle vivait mal ses difficultés qui lui avaient valu les remarques venimeuses de Fistwick (comme « tu comptes éclairer quoi avec ça ? Le vide qui sépare tes oreilles ? » à propos de son sortilège Lumos). Elle fit un pas en avant vers Martoni, l'expression menaçante ; John tenta de la calmer et en lui saisissant l'épaule pour qu'ils s'en aillent.


- Ne l'écoute pas, Kelly… lui chuchota-t-il en lançant un regard dégoûté à Martoni.


- Mais t'en fais pas, un jour peut-être, tu sauras utiliser correctement la magie, et tu pourras changer la couleur de tes yeux de barjo… rajouta celle-ci avec un sourire suffisant.


- Tu préfères pas que je te recolle les oreilles, plutôt ? répliqua Kelly.


En un éclair, Martoni, piquée au vif, tira sa courte baguette magique et projeta des étincelles vertes et dorées sur Kelly, dans un bruit de feu d'artifice. Prise de court, celle-ci fit un mouvement de côté mais ne put les esquiver totalement : elles brûlèrent et déchirèrent ses vêtements à l'épaule, et Kelly sentit passer un halo de chaleur qui manqua de lui roussir la peau.


- Connasse ! s'écria-t-elle, furieuse, en sortant sa propre baguette de sa poche.


- Kelly, non ! s'écria Naomi, la voix tremblante.


Mais Kelly ne l'écouta pas. Elle contre-attaqua avec le même sortilège, à ceci près que ses étincelles à elle étaient bleues. Hélas, Martoni avait eu le temps de se préparer et parvint à les repousser. Un duel à la baguette s'engagea entre deux élèves vociférantes. John et Stephen étaient complètement dépassés par les événements. Paniquée, Naomi, qui ne pouvait intervenir au risque d'être frappée par un sortilège perdu, ne cessait de les implorer :


- Non ! Arrêtez !


Mais Kelly refusait de s'arrêter. Martoni l'avait exaspérée une fois de trop, et elle s'était suffisamment retenue de la passer à tabac depuis des semaines. Toute la colère qu'elle avait emmagasinée explosait d'un seul coup à travers cette violence qu'elle balançait sans retenue sur cette enfoirée.


Au vu de leurs faibles connaissances en sorcellerie, surtout en magie de combat, elles ne pouvaient que s'envoyer des flammèches et de maigres éclairs. Aucune ne parvenant à prendre le dessus sur l'autre dans un duel de sorcellerie, elles en vinrent très vite aux mains. Elle se tiraient les cheveux, se giflaient avec force, alors qu'une foule d'élèves de toutes les années, attirés par le tumulte, vint très vite les entourer. Certains avaient l'air inquiets, mais beaucoup s'amusaient ou même les encourageaient à grands cris.


- C'est quoi ce bordel ?


C'était le professeur Grog qui s'était approché, alarmé par le vacarme. John et Naomi manifestèrent sur leur visage l'espoir de voir un professeur mettre un terme à cette folie. Mais au lieu de tenter de séparer Kelly et Martoni en les voyant en pleine bagarre, Grog se fendit d'un sourire réjoui et s'écria :


- Putain, la première baston de gonzesses de l'année ! Génial !


- Mais, professeur Grog… protesta Naomi, ahurie.


- Trois Gallions sur Powder ! s'exclama-t-il, sans prêter attention à Naomi.


Comme courroucée par le soutien du professeur de potions à Kelly, Martoni redoubla de violence dans ses coups. De ses ongles pointus, elle griffa si fort la joue de Kelly que cette dernière en eut une écorchure. Sous le coup de la douleur, elle laissa tomber par terre sa baguette magique.


- Ouaiiis ! Allez-y, cognez plus fort ! disait Grog en riant, les poings brandis en l'air.


- Mais enfin, faites quelque chose, espèce de con ! s'écria John, tellement en colère qu'il ne se rendait pas compte qu'il insultait un professeur.


- OH OUI ! Magnifique ! cria Grog, définitivement sourd, au moment où Kelly donna un énorme revers à Martoni.


Celle-ci, perdant tout contrôle, se jeta sur Kelly, la saisissant à la gorge. Elles tombèrent au sol, et Martoni commença à serrer les doigts. Le visage rougi, écumante de de rage, elle essayait littéralement de l'étrangler. Suffocante, Kelly essayait à tout prix de se dégager, épouvantée par la démence de son adversaire, qui semblait prête à la tuer. Main rien n'y faisait : malgré ses efforts, Martoni ne relâchait pas son étreinte. La vision de plus en plus trouble, Kelly aperçut alors sa baguette magique au sol, à portée de main. Elle l'attrapa difficilement du bout des doigts et lança le seul sortilège de sa connaissance qui pouvait la sortir de cette situation.


- Flipendo !


Martoni fut projetée en arrière jusque contre le mur d'en face, qu'elle heurta violemment. Sa tête frappa le bas du cadre d'un tableau accroché juste au-dessus d'elle – un dessin très contemporain, représentant un squelette portant une sorte de masque africain, probablement l’œuvre d'un Moldu puisque, contrairement aux autres peintures de l'école, il était inanimé – qui bascula… puis tomba sur elle et fut transpercé en son centre. La tête ahurie de Martoni dépassait de la toile déchirée, le reste reposant tant bien que mal sur ses épaules.


- Oh bordel, le Basquiat ! s'écria Grog.


Il avait complètement cessé de rire, et se tenait la tête entre ses mains, les yeux écarquillés, ouvertement horrifié. D'un geste mal assuré, il brandit sa baguette magique et l'agita en direction du tableau, qui se souleva doucement et revint à sa place initiale. Les élèves les plus âgés avaient l'air tout aussi estomaqués que lui. Manifestement, Kelly et Martoni avaient brisé quelque chose dont la grande valeur était de notoriété publique, et plus personne ne trouvait la situation amusante. De plus en plus inquiètes, elles jugèrent bon d'arrêter de se battre.


Grog se grattait nerveusement le crâne, toujours aussi mal à l'aise, regardant le tableau défoncé. A l'endroit où, un instant auparavant, il y avait le masque coloré, il y avait à présent un gros trou. Le corps squelettique était comme décapité. C'était tout bonnement grotesque. Grog soupira, s'avança pour relever Martoni, et déclara d'une voix lugubre :


- Mes cocottes, vous avez fait une méga connerie. Je suis obligé de vous envoyer voir votre directeur de maison. Pavel, conduit-les au bureau de Poséidon, s'il te plaît.


Pavel Ossatrüvay, un garçon calme et flegmatique avec une grosse touffe de cheveux noirs bouclés et un début de barbe, était un préfet de Becdeperroquet que Grog appréciait énormément. On les voyait souvent marcher l’un avec l’autre, le professeur racontant des blagues dans un rire tonitruant tout en donnant des coups de coude auxquels Ossatrüvay répondait par de petits sourires impavides. Cela entraînait toute sortes de rumeurs et de plaisanteries de mauvais goût au sujet de leur relation (« Tu crois qu'ils s'enculent dans la salle de potions entre les cours ? » avait entendu Kelly de la part d'un élève d'Ornithoryx).


Parfaitement calme, le préfet de Becdeperroquet attrapa Kelly puis Martoni par le biceps, et les emmena à travers les escaliers du château, sous le regard horrifié de leurs camarades. A leur passage, de nombreux personnages dans les portraits les suivirent du regard, certains se chuchotant même des paroles indignées. Au second étage, Martoni, qui traînait les pieds, tenta de le supplier :


- S'il te plaît Pavel, ne m'emmène pas dans le bureau du professeur McGonnadie, c'est pas moi qui ait cassé ce tableau !


Kelly lui jeta un regard noir, écœurée par sa lâcheté et sa mauvaise foi. Comme si elle n'était qu'une pauvre victime ! Kelly portait encore les marques de leur combat : sa joue saignait toujours, et sa trachée était encore endolorie par sa tentative de strangulation. Martoni méritait tout autant, et même plus qu'elle, de se faire passer un savon par leur directeur de maison. Ossatrüvay, lui, ne se laissa guère attendrir :


- Je suis préfet, je fais mon travail. Vous avez enfreint le règlement, vous allez être sanctionnées.


Il parlait d'une voix si placide qu'on aurait dit un robot. D'ailleurs, il agissait comme tel, à n'éprouver aucune empathie pour ses deux cadettes et à obéir aux ordres sans discuter. Kelly le méprisait autant que les professeurs : ce type n'était qu'un laquais servile. Peut-être même que ça l'amusait, de voir deux nouvelles se faire châtier par ses maîtres.


Inébranlable, même face aux regards haineux que lui jetait Kelly, Ossatrüvay les emmena jusque devant une porte du troisième étage, où une plaque dorée indiquait « P. McGonnadie ». Le préfet toqua, et la voix du professeur de métamorphose retentit de l'intérieur :


- Entrez.


Ossatrüvay ouvrit la porte, et, d'un geste théâtral et ironique, leur ordonna d'avancer. Kelly et Martoni pénétrèrent dans une vaste pièce bardée d'étagères en bois. Tout au fond, le professeur McGonnadie tapotait son index sur un vaste bureau, battant la mesure d'un morceau de musique qui sortait d'un antique gramophone posé sur un meuble proche.


You said your mum ain't home, it isn't my concern

Just come play with me and you won't get burned,

I have only one burning desire,

Let me stand next to your fire…


En apercevant le trio du coin de l’œil, McGonnadie donna un coup de baguette magique en direction de l'appareil, et la musique stoppa aussitôt. Il se tritura le bouc du bout des doigts et dit d'un ton méfiant :


- Kelly Powder et Giovanna-Paola Martoni… Ossatrüvay, qu'est-ce qu'elles font dans mon bureau ?


- Professeur McGonnadie, ces deux élèves se sont battues dans un couloir du premier étage et ont détruit une œuvre d'art. Puisqu'elles appartiennent à votre maison, il vous revient de prendre des sanctions.


- Alors Kelly, tu fais encore la mariolle ? murmura McGonnadie, doucereux. A croire que tu aimes les retenues… Ossatrüvay, merci, tu peux t'en aller.


Le préfet inclina légèrement la tête et s'en alla. Évitant de regarder Martoni ou McGonnadie, Kelly observa la pièce tout autour d'elle. C'était la première fois qu'elle se trouvait dans le bureau d'un professeur de Lettockar. Ce n'était pas exactement comme elle se l'était imaginée : il y avait certes de nombreux livres sur certaines des étagères, mais sur d'autres, il y avait des disques et des vinyles, qui auraient plutôt leur place dans des appartements privés, et les murs étaient tapissés de posters de groupes de rock des années 60 et 70 – de toute évidence achetés chez les Moldus eux aussi, puisque comme le tableau, ils étaient complètement immobiles - … Décidément, à Lettockar, rien n'était normal, pas même les pièces les plus fonctionnelles.


McGonnadie se frotta lentement les mains, dévisageant tour à tour ses deux élèves, puis leur dit de sa voix sévère :


- Bien, jeunes filles, j'attends vos explications… Giovanna, je t'écoute…


Kelly se retint de jurer. McGonnadie commençait bien sûr par la courtisane de service. Martoni devait être contente, le professeur lui faisait en effet davantage confiance qu'à Kelly en la laissant livrer sa version en première. Sans aucune surprise, elle raconta à quel point Kelly avait été grossière envers l'école et ses professeurs sur lesquels elle avait craché son venin, et que, scandalisée, Martoni avait voulu lui faire ravaler ses immondices. Suite à quoi elles s'étaient mutuellement insultées, et qu'elles avaient fini par se battre.


Kelly faisait en sorte d'ignorer cette vipère : l'écouter lui donnait des envies de meurtres. En regardant au loin, elle aperçut quelque chose devant elle… elle n'avait pas remarqué cet épais et étrange rideau rouge sang dans le dos de McGonnadie. Elle se demandait bien à quoi il servait : là où la pièce se situait, il ne pouvait pas y avoir de fenêtre, les murs ne donnaient pas sur l'extérieur… alors que dissimulait-il derrière lui ?


Bien évidemment, Martoni martela le fait que c'était Kelly qui avait lancé le sort qui l'avait jetée contre le mur et fait tomber le tableau sur elle. Quand ce fut enfin son tour de parler, Kelly, de son côté, argua que Martoni avait frappé la première, avait essayé de l'étrangler et que, si Kelly n'avait pas réagi, sa camarade l'aurait tuée. Mais visiblement, McGonnadie n'avait pas l'air de chercher à savoir qui était la plus coupable des deux. En fait, le sujet et les péripéties de leur dispute semblaient l'indifférer prodigieusement. En revanche...


- Et donc, au terme de votre dispute, vous avez cassé… marmonna-t-il très lentement quand elles eurent fini leur histoire.


- Mon Basquiat.


Kelly et Martoni pivotèrent sur elles-mêmes. Le professeur Doubledose venait d'apparaître sur le seuil de la porte, sa gigantesque ombre obscurcissant le sol. Son visage rustaud transpirait la colère au point que les deux filles se recroquevillèrent. Même McGonnadie eut l'air effrayé et se tassa dans son fauteuil. Le directeur s'avança lentement dans la pièce, son regard tranchant fixé sur Kelly et Martoni.


- Mon tableau du génial Jean-Michel Basquiat, poursuivit-il d'une voix grondante comme le tonnerre. Un des artistes underground les plus brillants de l'histoire new-yorkaise. Aujourd'hui, ses œuvres se vendent à des millions de biftons.


Il ne s'arrêta qu'à une trentaine de centimètres des deux filles, les dominant de son immense taille. Il avait les poings serrés à s'en faire craquer les jointures et les arêtes du nez livides. Kelly comprit pourquoi Grog avait eu l'air choqué et même paniqué quand il avait vu quel tableau elles avaient détruit. Il savait d'avance que cela allait mettre leur armoire à glace de directeur hors de lui, ce qui constituait la pire chose qui pouvait arriver à un élève. Les yeux noirs de Doubledose rougeoyèrent l'espace d'une seconde avant qu'il se mette à hurler :


- VOUS ÉTIEZ PAS ENCORE DANS LES BURNES DE VOS PÈRES QUE C'ÉTAIT DÉJÀ UN DE MES BIENS LES PLUS CHERS !


Les deux filles sursautèrent d'effroi. Kelly détourna la tête, comme si elle avait peur de se brûler les yeux en croisant ceux de Doubledose. Elle remarqua alors qu'un livre dépassait de la poche du manteau du directeur : à en juger par les quelques caractères japonais qu'elle parvenait à distinguer sur sa couverture, il s'agissait d'un manga. Après un silence, le chef d'établissement prit une inspiration démesurée, et les interrogea brutalement :


- Comment vous vous appelez ?


Après avoir dégluti, Martoni répondit la première :


- Giovanna-Paola Martoni.


- Martoni ? répéta le directeur en haussant un sourcil.


- C'est la fille de Stefano, l'informa McGonnadie avec un sourire.


- Ah ouais ? s'exclama Doubledose en souriant à son tour. Et comment va cette vieille fripouille ?


- Ma foi, très bien. Il m'a justement chargé de vous transmettre ses amitiés, si j'en avais l'occasion…


Le sourire déférent, Martoni avait aussitôt repris son assurance et réitéré son imbuvable obséquiosité pour obtenir un peu de clémence de leurs professeurs. Kelly lui aurait volontiers vomi dessus. Surtout que sa tactique avait visiblement marché :


- Bon, et ben, estime-toi heureuse que je lui envoie pas une lettre pour lui parler de ton comportement, déclara Doubledose d'un ton moins dur.


- Hum… merci, monsieur.


- Et toi ? aboya le directeur à l'intention de Kelly.


- Kelly Powder, répondit-elle.


- Kelly ? Tiens, ma mère s'appelait comme ça, dit-il distraitement.


Un peu étonnée par cette phrase, Kelly ne répondit rien pour autant. Mieux valait parler le moins possible, cette-fois ci : elle était à une contre trois. Elle s'efforçait simplement de rester droite et inébranlable devant Doubledose, qui demanda alors à McGonnadie :


- Poséidon, qu'est-ce que tu voulais leur coller, comme punition ?


- J'étais parti sur une soirée de retenue… commença le professeur de métamorphose.


- Quatre chacune, le coupa Doubledose. Et toutes les deux ensemble, ça vous fera les pieds.


Sur ce, il leur tourna le dos sans cérémonie, laissant Kelly et Martoni sous le choc de la lourdeur de sa sentence.


- Q… quatre ? Mais… monsieur le directeur, c'est elle qui… balbutia Martoni en montrant odieusement Kelly du doigt.


- DISCUTE ENCORE ET TU T'EN MANGES HUIT !! mugit Doubledose tandis que Kelly, outrée, s'apprêtait à crier sur Martoni.


Il claqua la porte si violemment derrière lui qu'une demi-douzaine de vinyles tombèrent de leur étagère. McGonnadie contempla ses possessions au sol d'un air désolé, puis, d'un moulinet de baguette magique, les ensorcela pour qu'ils se remettent tous seuls en place.


- Bon, et bien, je crois qu'il n'y a plus rien à ajouter, dit-il à mi-voix. Allez, dehors.


Martoni prit le temps de le saluer, mais Kelly, elle, s'en alla sans aucune formule de politesse. Cette nouvelle punition qui promettait d'être encore plus insupportable que la précédente lui restait en travers de la gorge. Quatre soirées en compagnie de cette pétasse. Ce serait un miracle si les deux en ressortaient vivantes. Une fois dehors, elles se fusillèrent longuement du regard, faisant tous les efforts possibles pour ne pas se battre à nouveau. Les mains crispées comme des griffes, Martoni dit d'une voix sifflante :


- Quatre soirs de colle à cause de toi. Tu me le paieras, Powder, sois-en sûre.


Le visage plus haineux que jamais, elle disparut dans le couloir d'un pas rageur. Bien que toujours furieuse, Kelly eut un sourire en coin. Elle n'avait pas peur de cette menace. En vérité, elle attendait avec impatience le moment où elle pourrait terminer la raclée qu'elle avait voulu mettre à Martoni.


Laisser un commentaire ?