Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages

Chapitre 2 : L'entraînement

5563 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/01/2023 17:22

2. L’entraînement


Naomi et John passèrent toute cette première semaine de cours à essayer de distraire Kelly, obligée d’intégrer l’équipe de Crève-Ball de Dragondebronze, ce qui n’était pas une perspective très réjouissante. Ne sachant sur quel pied danser entre le « c’est pas si grave » et le « te laisse pas faire », l’idée était principalement de se moquer de toute figure d’autorité – les profs, et Martoni, qui en léchant leur cul, contractait de leur vilenie – à la moindre occasion. Posture très ironique qui convenait à Kelly : elle n’aurait surtout pas voulu que ses camarades la traitent comme une petite chose fragile.


Les cours d’introduction au programme de seconde année n’étaient ni calmes ni reposants. Tout particulièrement, le cours de Grog, sur l’optimisation des préparations de potions, se voulait musclé et martial. Il avait passé l’heure à inspecter les rangs en beuglant des invectives, pour que chacun prépare les potions de première année en quatrième vitesse (« piqûre de rappel ! » avait-il maugréé), et en essayant de ne rien renverser ni blesser personne… Pourrave ne se rappelait tout bonnement d’aucun élève, et passa sa première heure à essayer de deviner qui était qui et qui appartenait à quelle maison (chose stupide, tous les élèves étaient réunis par maison, mais soit il ne l’avait pas compris, soit il faisait semblant pour s’amuser).


Lorsque revint l’heure hebdomadaire de balai volant, les choses se concrétisèrent : Kelly n’avait plus à y aller ; elle laissa donc ses amis cabrioler en ce lundi matin, tandis que de son côté, elle pouvait passer l’heure à faire ce qu’elle voulait. L’entraînement était le mercredi, elle ne pouvait pas ne pas y penser. Alors elle alla à la bibliothèque, se remettre en tête quelques règles de Crève-Ball, histoire d’atténuer son appréhension, qu’elle sache au moins à quoi s’attendre.


Sur le chemin, elle croisa Roselyne Bachelefeu, le fantôme de Dragondebronze, qui s’amusait à provoquer en duel des armures de chevaliers qui restaient impassibles face à sa fougue légendaire. Elle remarqua Kelly, la salua d’un coup de chapeau plumé et lui lança :


- Alors, gamine, on traîne dans les couloirs ? T’es pas censée avoir cours à cette heure ? 


- Hum, peut-être que je préférerai avoir cours, en fait… maugréa Kelly.


Roselyne haussa un sourcil, ce qui fit s’agrandir son œil blanc crevé, traversé par une cicatrice recousue, œil qui mettait Kelly encore mal à l’aise. Elle expliqua la situation au fantôme, et pourquoi elle se rendait à la bibliothèque au lieu de voler avec les autres.


- Corne de brume ! s’exclama Roselyne. Quelle espèce de bâtard, ce prof de métamorphose ! Et dire qu’il a le prénom du sacré Dieu des sept mers ! Il mériterait que je besogne la sienne, tiens !


- D’ailleurs, Roselyne, si vous avez quelques conseils à me donner sur le Crève-Ball… demanda timidement Kelly.


- Désolée p’tiote, mais le seul sport que je pratique désormais, c’est le savattage de statues ! Sur ceci dit, j’vais t’accompagner à la bibli, c’est une zone qui est tout sauf sûre…


- Ah oui, comment ça ?


Roselyne ne répondit pas, fit volte-face d’un mouvement si brusque que son long manteau et ses cheveux blonds bouclés voltigèrent, et ainsi elles partirent vers la bibliothèque. Au fil de la discussion, Kelly pouvait faire part de certaines questions à la capitaine : elle se souvint que le Crève-Ball est né de l’esprit (sans doute malade) d’une directrice de Lettockar, Marie Grégeois. Elle demanda à Roselyne si elle l’avait connu, et si elle pouvait parler à son fantôme.


- Désolée gamine, mais bien que tout sorcier puisse passer fantôme, on est très peu à vouloir continuer de vous emmerder après le trépas… Donc la Marie-Crève-toi-là, j’pense pas qu’on puisse lui parler ! Sauf peut-être si y’a son portrait dans le bureau du dirlo, c’est possible…


- Ouais, je pense que je vais éviter ! dit Kelly avec une petite crispation. Le bureau de Doubledose est bien plus à risque que la bibliothèque !


Elles ne trouvèrent personne, de si bonne heure, à la bibliothèque, et les livres étaient toujours dans leur fatras habituel. Cela étant, quelques ouvrages, dont « Règles de Crève-Ball », « Bréviaire de Crève-Ball » et « Crève-Ball : quelques éléments de tactique » étaient assez faciles à repérer (étant donné que c’était une discipline proprement lettockarienne, sans doute). Kelly les prit sous son bras et alla lire à la Cantina Grande, en remerciant Roselyne pour son soutien – elle se dit même qu’il n’y avait sans doute aucun réel danger, et que le spectre était à la recherche de compagnie.


Elle attendit donc le retour de John et Naomi en se plongeant dans ses trouvailles. Les règles, finalement assez tordues, dont elle se souvenait vaguement de ce qu’elle avait vu l’an dernier, lui revinrent petit à petit. Elle ne voulait pas intégrer l’équipe sans savoir quels étaient les différents rôles et quel était le but du jeu... bien sûr, pour elle, c’était « survivre », mais face à ses futurs coéquipiers, il faudrait qu’elle puisse se montrer un minimum à la hauteur. C’est vrai qu’elle était habile sur un balai, mais elle n’avait jamais essayé de tenir une épuisette en même temps, par exemple. Et d’abord, quel rôle on allait lui donner ? Et si elle tombait sur une équipe de cinglés, qui la mettraient dans un poste de crevarde, à éclater des balles à coup de hallebarde ?


Au retour de John et Naomi, épuisés et en sueur, Kelly s’empressa de leur faire part de ses questions, aborder enfin frontalement le sujet de l’entraînement qui allait venir et de ce qui pouvait se passer. Bien qu’ils aient eu deux heures de balai volant dans les pattes, les compères étaient ravis que Kelly en parle librement. Toute la conversation du midi tourna autour de ça.


- Je suis sûre que je pourrais te trouver de meilleurs écrits sur le Crève-Ball ! déclara Naomi.


- C’est gentil, mais je pense que c’est surtout sur le terrain que je vais voir la réalité du truc… répondit Kelly.


- C’est clair ! approuva John. Mais de toute façon, quel que soit le sport, c’est l’entraînement qui compte. Le mieux à faire pour toi, c’est du quotidien, de l’entretien, avoir une forme d’enfer ! Si tu veux on pourrait faire un peu de gym ensemble ?


- C’est vrai, tu ferais ça ? s’enthousiasma Kelly


- J’ai l’habitude, répondit-il, j’ai quelques sportifs dans ma famille et on est quasiment toujours en train de jouer à quelque chose, alors j’peux te dire que prendre des coups, je sais ce que c’est, ‘faut pas être une mauviette ! Mais toi, t’en es pas une, c’est sûr, tu vas les baiser, t’es une championne !


Kelly et Naomi rougirent toutes les deux, peut-être pas pour les mêmes raisons. Les encouragements de John étaient un peu rustauds, mais ils venaient du cœur ; de plus, il avait raison, un entraînement quotidien ne serait pas de trop pour être au niveau du Crève-Ball.


- Eh, Powder ! C’est à toi les bouquins de Crève-Ball ? sortit une voix tonitruante derrière le groupe d’amis.


Martoni avait parlé bien fort, afin que toute la table de Dragondebronze et plus, se retourne sur les camarades qui discutaient tranquillement.


- C’est bien ! enchaîna-t-elle avec cynisme. C’est cool de mettre toutes les chances de ton côté ! Moi à ta place j’aurais fait pareil !


- Pourquoi tu viens nous parler, Giovanna-Paola ? répliqua John en vomissant presque ce prénom. T’as rien de mieux à faire ? T’as pas d’amis… ? Pardon, je voulais dire : t’as pas d’amis !


- Ouuuuuuh, attention ! Si on peut plus faire de compliments…


John regarda Martoni avec mépris. Martoni regarda McGonnadie. McGonnadie, qui avait suivi l’altercation, retourna à son assiette. Pourrave regardait le mur.


Le cours de métamorphose était la prochaine étape de la journée ; manifestement, avec son cinéma, Martoni voulait afficher Kelly auprès du prof, pour que ce dernier lui rende les deux heures encore plus pénibles. Ce ne fut pas spécialement le cas, et la pénibilité du cours ne fut pas accrue. Cette fois-ci, on continuait de s’entraîner sur des animaux, mais les élèves qui le désiraient pouvaient amener leur animal de compagnie et s’en servir comme cobayes à la place des rats. Milosz, encore traumatisé par le cours de la semaine dernière, fut fort aise de s’entraîner sur sa perruche… Qui lui pinça les doigts elle aussi, provoquant l’hilarité générale. On voyait, un peu partout dans la pièce, quelques cochons d’inde, une grenouille, des chats terrorisés dans leurs cages, une ou deux chouettes… Martoni, quant à elle, s’entraînait sur une espèce de singe aux longs poil blanc, qui faisait des grimaces aux élèves et au prof. Ce dernier s’en amusa, et déclara « Garde un œil dessus, Giovanna-Paola, qu’il n’aille pas chiper le quatre-heure d’Ebay… »


Prévisible, mais toujours aussi désagréable. John ne sembla pas relever, mais il bouillonnait de l’intérieur. Martoni et McGonnadie, c’était le doublon gagnant. Kelly sentait son ami serrer les dents, et s’exercer de plus belle sur son rat. Naomi, quant à elle, avait réussi en très peu de temps à transformer le sien en chope, et guidait John en lui donnant quelques conseils, de sa voix douce et bienveillante. Quand le prof passa près d’eux, il se saisit de la chope de Naomi, l’inspecta, puis inspecta Naomi du regard, qui ne se sentit alors pas très à l’aise. Au moment où il ouvrit la bouche pour émettre son commentaire, un cri retentit dans la salle. Une cage d’un des chats avait été ouverte, et le gros matou d’une fille de Becdeperroquet bondit hors d’elle en feulant. Il courut entre les élèves, renversa quelques cages dans un fracas épouvantable, en en faisant s’ouvrir quelques-unes, sans doute mal fermées, libérant ainsi des pauvres rongeurs désorientés. Il se jeta alors sur un d’entre eux et l’éventra avec furie, déclenchant ainsi un haut-le-cœur général.


- Non Grispoil ! hurla sa propriétaire qui retenait ses larmes.


- Petrificus Totalus, lança McGonnadie, saucissonnant le félin récalcitrant.


Pétrifier un chat ! La situation avait dégénéré tant que ça… La pauvre propriétaire, Viktoria Takaviev, était tout bonnement effarée. Agacé, le prof lança quelques sorts en moulinant sa baguette au-dessus de sa tête, pour ramener les quelques autres rats en fuite dans leurs cages. Un chat immobilisé, des rats volants, il fallait que ce bordel cesse. Il se tourna ensuite vers la cage de Grispoil, et on constata alors qu’elle avait tout simplement été brûlée, laissant ainsi la serrure s’ouvrir.


- Et tu ne t’es aperçue de rien ?! engueula McGonnadie.


- N… Non… répondit une Viktoria terrifiée.


- S’il y en a qui s’amusent à perturber mon cours…


Il regarda en direction de Martoni et son singe blanc, qui n’avaient pas bougé de leur place de tout le cours. Martoni blêmit. Elle n’avait rien fait, mais ne voulait pas contredire son cher professeur. Il renchérit, plus cinglant que jamais :


- Qui que soit le perturbateur ! Je suis déçu… Il aurait très bien pu ouvrir la cage sans avoir à la brûler, et ainsi se faire pincer ! Maintenant, je vois que nous avons un petit pyromane dans nos rangs, s’il ne se dénonce pas immédiatement, ou si personne ne le dénonce, c’est 20 points en moins pour tout le monde ! Enfin, sauf Dragondebronze, parce qu’on est encore en avance sur vous tous aujourd’hui, bande de nazes ! Alors ?


Personne ne répondit. Tout le monde était effrayé. McGonnadie avait vraiment perdu son sang-froid. Viktoria, qui tenait son animal encore pétrifié dans ses bras, pleurait à chaudes larmes. Quelques longues secondes s’étirèrent ainsi, avant que McGonnadie ne se penche vers elle pour lui dire :


- Dans quelques heures il sera très fringuant, t’inquiète pas. D’ailleurs, tu lui as choisi un très beau nom. Allez, tout le monde : déguerpissez. Le cours est fini…


Ainsi les élèves des quatre maisons s’exécutèrent. Martoni était toujours interdite, son gros singe sur son épaule semblait s’accrocher à elle avec une certaine tendresse, que Kelly remarqua. Elle trouvait que c’était bien du genre de Martoni d’avoir un singe, bien tordu… Mais elle ne put s’empêcher d’avoir de la compassion pour elle : qui que ce soit qui avait brûlé la cage, ce n’était pas elle. Avant même que son ami Stephen Borntobewaïld n’aille la consoler, Martoni disparut avec son animal dans les couloirs.

Elle laissa Kelly tranquille après cet incident. Ça fit jaser pendant quelques jours, cette cage brûlée, cet animal les tripes à l’air en plein cours…


Dans le même temps, Naomi semblait un peu perplexe. Le mardi, à la nuit tombante, elle déclara à John et Kelly :


- Je dois vous dire… Je sais bien que je suis douée en cours… Je vois bien que McGonnadie m’a à la bonne… mais je… Je ne supporte pas la façon dont il te parle, John… Je ne sais pas… Vous croyez que si je lui disais d’arrêter, peut-être que ?


- Mimi, tu rêves ! trancha John avec amertume. Tu es un amour, mais on ne va pas changer un con comme ça…


- C’est plutôt l’inverse qui se produirait ! ajouta Kelly. Si tu essayais de rentrer dans son jeu, c’est de nous qu’il essaierait de te détourner…


- Vous croyez ? Je ne sais pas…


- Non, c’est mort… insista John. Toi, tu es une fille trop adorable, lui, c’est un vieux con bouffi de préjugés. T’es trop gentille pour lui…


- J’en ai assez d’être trop gentille ! clama Naomi d’une voix courroucée que ses amis ne lui connaissaient pas. Je… Je vois bien qu’un truc ne tourne pas rond ! Mais je vois bien que je ne suis pas totalement impuissante non plus ! Enfin, je suis une sorcière, merde à la fin ! Si j’arrive à changer un rat en chope, pourquoi je changerai pas un vieux con en type sympa ? Merde, pourquoi je changerais pas le monde, d’abord ?!


Kelly et John étaient soufflés. Il était rare que Naomi laisse éclater sa colère, ce qui rendait cette même colère d’autant plus déchirante pour ceux qui la connaissaient. Kelly prit alors la parole :


- T’as raison. On a les moyens de faire bouger les choses, de changer le monde. On devrait pouvoir retourner les armes des profs contre eux. On a quand même réussi à s’évader l’année dernière ! D’ailleurs, je vais te dire pourquoi McGrosconnard te fait du charme : il a peur de toi, ma Mimi ! Il en chie dans son froc de voir que tu es plus douée sans doute que lui à son âge, et dans SA matière !


- Exactement ! appuya John. T’as déjà prouvé que t’étais une dure, et t’as les moyens de le prouver encore ! Et si la manière douce marche pas sur lui, t’inquiète même pas que la manière forte le fera changer d’avis !


- C’est gentil… dit Naomi en rougissant. Oubliez pas que c’est tous ensemble qu’on a réussi notre super coup de la dernière fois !


- Vrai ! A nous trois, on est invincibles ! Pas vrai ? déclara John en se tournant vers Kelly.


- Je veux ! acquiesça-t-elle d’un grand sourire.


Et c’est avec des rêves plein la tête, et toute la beauté que sa jeunesse lui donnait, qu’elle alla se coucher ce soir-là, la veille de son premier entraînement de Crève-Ball.


Sans boule au ventre ni enthousiasme, ce mercredi après-midi, Kelly traversa donc l’aire du château vers le terrain de Crève-Ball. Elle aperçut, un peu plus loin devant elle, Gudrun, qui avait depuis longtemps manifesté son amour pour ce sport, et qui avait franchi le pas pour intégrer l’équipe de Dragondebronze. Cela surprenait Kelly, qui, à l’inverse, se retrouvait obligée d’être là, punie. Elle devait être un peu cinglée, ou un peu maso, cette fille, pour choisir délibérément d’y aller… Intriguée, Kelly pressa le pas pour rattraper Gudrun.

- Hey ! la héla-t-elle.


- Salut, dit Gudrun d’une voix placide.


- Ça te dérange pas si je t’accompagne ? demanda Kelly en arrivant à son niveau.


- Pas de souci, répondit laconiquement la jeune blonde.


Les deux adolescentes continuèrent leur chemin. Kelly tenta de décrocher quelques mots à sa future coéquipière.


- Qu’est-ce qui t’a décidé à intégrer l’équipe ? la questionna-t-elle.


- J’aime bien. Je trouve qu’il y a de l’enjeu. J’aime le balai volant. D’ailleurs tu te débrouilles plutôt bien dessus je trouve !


- Oh ! Merci… ! répondit Kelly en rosissant.


La voix de Gudrun était assez posée, presque grave, son expression assez neutre. Elle avait l’air de toujours s’ennuyer, mais ce n’était que son expression au naturel. Elle était très sportive et déjà élancée, énergique. « Une guerrière », pensa Kelly.


- Et toi, tu pratiques un sport ? demanda Gudrun.


- Oui, j’aime beaucoup la natation ! Je regrette de pas en faire à l’école…


- Ouais, moi c’est plutôt de pas faire du balai qui m’a manqué ! asséna Gudrun. Malgré le sortilège d’oubli, j’avais quand même la sensation de voler qui m’était restée. Tu vois ce que je veux dire ?


- Oui, oui bien sûr… répondit Kelly un peu gauchement. Après ce sera pas du vol de grande détente, enfin, si je suis prise comme Épuisatière… ou Indic…


- Je pense que tu ferais une bonne Indic ! répondit Gudrun.


Kelly n’eut pas le temps de lui demander pourquoi, toutes deux venaient d’arriver sur le terrain et de rejoindre l’équipe. Tous les autres étaient déjà là.


- Bienvenue les nouvelles ! lança un type de quinze ans, qui dépassait Kelly d’une tête, les cheveux rasés de près et les yeux bleus très clair. La carrure assez carrée, il se présentait comme étant le capitaine de l’équipe. Son nom : Iossif Cvetkev.


Gudrun répondit à l’assemblée avec un petit sourire nonchalant et un « V » de l’index et du majeur. Kelly agita une main un peu molle et un sourire plus crispé. Les autres membres de l’équipe leurs firent des signes de tête, les jaugeant surtout du regard, à la bienveillance relative selon les uns et les autres. Iossif fit les présentations.


- Gudrun Emilsdottir, Kelly Powder, bienvenue à vous dans l’équipe de Crève-Ball de Dragondebronze. Un petit tour de table rapide : sur la planche, vous trouvez nos superbes Équilibristes, j’ai nommé Velina, Deborah, Sören, et notre inénarrable Akira national.


Tandis que Kelly observait l’équipe avec attention, elle tâchait de se rappeler de ce qu’elle avait bouquiné quelques temps auparavant. « Les Équilibristes sont présents sur la planche afin de déplacer les poids d’un bout à l’autre de leur côté du terrain. Pour cela ils sont aidés de leurs baguettes et des sorts réglementaires précisés dans l’annexe 2.2 (Règles de Crève-Ball, ch. 1). »


Chez les Équilibristes de Dragondebronze, il est vrai que c’est Akira, un jeune garçon gigantesque et obèse, qui dénotait particulièrement. Il devait à lui seul servir de poids et de mesure pour faire tenir la planche de jeu. La jeune fille nommée Deborah sourit de toutes ses dents à Kelly et Gudrun, tandis que les deux autres hochèrent la tête. Iossif continua les présentations.


- Sur la planche également, nos magnifiques Crevards : Jörg, Rick et Bender.


« Crever ou être crevé : telle est la devise du Crevard (Crève-Ball : quelques éléments de tactique, ch. 4). » Les trois garçons fort musclés qui étaient l’équipe de crevards avaient l’air d’être copains comme cochons. Le plus jeune, Bender, minauda ouvertement d’un « Salut les filles… » complètement moisi, auquel ses deux collègues répondirent par des rires niais et des petits coups dans les côtes.


- Rassurez-vous, ces abrutis ne vont pas utiliser leurs gros machins métalliques pour le moment… commenta Iossif. Dans les airs, nos Indics : Monica et Peng Wen.


« Les Indicateurs ont un rôle clef au Crève-Ball : sans eux, l’équipe entière navigue à vue. Un seul serait insuffisant, trois serait trop. Il en faut deux, parfaitement harmonisés dans leurs indications (Bréviaire de Crève-Ball, p. 7). »


Les deux filles saluèrent les nouvelles arrivantes d’un petit signe de main. Cela devenait maintenant évident : les seules places restantes étaient les Épuisatiers. Ce qui signifiait que c’était le rôle qu’il restait pour Kelly et Gudrun. Gudrun jubilait, impatiente, Kelly restait très attentive et sur le retrait.


- Je suis donc capitaine, et Épuisatier sur le terrain, déclara Iossif. Donc, bon, faut comprendre : au Crève-Ball, y a la planche, y a le ciel. C’est pas compliqué : soit vous êtes douées au balai, soit vous êtes douées avec vos gambettes. Si j’ai bien compris, l’une comme l’autre, votre truc c’est le balai, c’est bien ça ?


- Affirmatif, dit Gudrun.


- Heu, ouais, ouais, continua Kelly.


- Bon, donc, deux options : Indics, ou Épuisatières, enchaîna le capitaine. Il y a deux ans, on a notre meilleur Épuisatier qui a joué son dernier et meilleur match, qui nous a permis de gagner la Coupe. L’an dernier, c’est notre deuxième Épuisatière qui est partie, après avoir passé ses ASPIC. Donc, on est en rade d’Épuisatier, mais j’pense que Monica pourrait s’y coller…


- Vas-y, Peng, j’te laisse faire ! se dédouana Monica, faisant rire sa collègue.


- Nan mais au pire on prend des bâtons sauteurs, ça vaut les balais ! J’vais faire l’Indic moi ! plaisanta Rick.


- Reste à casser tes boules toi ! renchérit Velina.


- Là-dessus, faut dire qu’il est fort… asséna Jörg, à qui Rick s’empressa de faire un shampoing avec ses phalanges.


Cette atmosphère bon enfant rassura et intimida Kelly à la fois : oui, le Crève-Ball était un sport dangereux, mais ça n’empêchait pas les gens de s’amuser, de rire, d’avoir une vraie complicité entre eux. Et c’est ce qui lui fit peur : ils étaient entre eux. Arriverait-elle à s’intégrer ?


- Allez, on essaie d’avancer, tempéra Iossif. Vous le sentez comment, vous les filles ? Plutôt Indic ou…


- Épuisatière, le coupa Gudrun d’un air assuré.


Elle avait d’un coup fait redescendre l’ambiance. Ce petit bout de gamine blonde comme les blés, experte en corde à sauter, venait d’imposer son choix face à tous ces ados expérimentés sur le terrain, ces « gueules cassées » oserait-on dire. Elle força le respect et fit immédiatement naître un intérêt pour sa personne de la part de toute l’équipe. Iossif lui tapa sur l’épaule et déclara :


- OK… T’as l’air bien décidée ! Hâte de te voir l’épuisette à la main ! Et toi, Kelly ?


Après ce coup d’éclat de la part de Gudrun, Kelly, qui sentit tous les regards braqués sur elle, sentit aussi, pour la première fois depuis longtemps, la pression de faire mieux que quelqu’un. Comment pouvait-elle assumer quoi que ce soit, à côté de Gudrun, qui avait l’air si sûre d’elle ? Kelly ne savait absolument pas par quel bout prendre le problème.


« Les Épuisatiers sont ceux qui ramènent le plus de points à leur équipe. Très exposés aux chutes de catcheurs, ils dansent au moins autant que les crevards sur un équilibre précaire, mais à cela de différent qu’il n’y a pas d’Équilibristes dans les airs : ils ne peuvent compter que sur leur balai et leur épuisette. (Bréviaire de Crève-Ball, annexe). »


- Épuisatière, ça me va très bien aussi ! déclara Kelly avec une assurance feinte.


- Emballé, c’est pesé ! acquiesça Iossif. On verra bien ce que ça donnera avec une épuisette. D’abord, on va se faire des entraînements désarmés, p’tite mise en forme physique pour tout le monde, allez les gens !


L’entraînement durait deux heures. La première fut donc consacrée à des exercices physiques moldus : petites foulées, étirements, quelques pompes, tout ça supervisé par le capitaine. L’équipe était homogène et habituée, Kelly n’eut pas trop de mal à suivre le rythme. Lors d’une pause, elle demanda à Iossif :


- Vous avez pas joué l’année dernière, vous vous êtes entraînés quand même ?


- Bien sûr, Kelly… Tu sais, ce n’est jamais qu’une année de sursis, alors on n’a aucun intérêt à être ramollis à la reprise des hostilités.


« Hostilités », le mot tourna un instant dans la tête de Kelly. Personne n’était dupe : ce sport était un sport de combat, un art martial. L’entraînement était quasi militaire.


- Allez, Kelly, on va enfourcher, ajouta Iossif. Toi aussi, Gudrun.


- Yes ! s’exclama la jeune islandaise.


Alors, Kelly, Gudrun, Iossif, Peng et Monica prirent leur balai et firent quelques figures. Tours de stade, virages verticaux et horizontaux, loopings, Kelly s’efforça de garder sa concentration au maximum. Iossif était à la tête du groupe, c’est lui qui menait la danse. Peng et Monica, qui le connaissaient bien, anticipaient ses mouvements sans qu’il n’ait besoin de communiquer. Ça n’arrangeait pas Kelly, qui tâchait toujours de rattraper le mouvement plus que de le suivre à chaque fois, et à ce moment précis, aucune des lignes d’aucun des livres qu’elle avait pu lire ne lui étaient d’un grand secours.


Soudain, elle sentit Gudrun commencer à la dépasser, et convoler aux côtés des deux autres filles de l’escadron. Elle avait une réelle aisance sur son balai ! Comment était-ce possible ? Mais non, tout le monde avait le même modèle miteux, et pourtant, certains volaient mieux que d’autres. Le matériel pourri de l’école ne justifiait pas tout. Les règles absurdes non plus : malgré tout ça, on pouvait faire quelque chose !


En s’accrochant à cette pensée, Kelly, qui commençait à se faire distancer, repris du poil de la bête et décida de rattraper le groupe au détour d’un virage qu’elle serra un peu plus que d’habitude. En rase-motte, elle passa très près du sol, et surprit même un des Crevards qui sautait à la corde. Elle entendit quelques applaudissements, puis releva la tête : Gudrun avait dépassé le capitaine ! Iossif siffla dans ses doigts et invita toutes les « balayeuses » à s’immobiliser dans le ciel.


- Pfffioouuh ! ça fait du bien hein ? lança-t-il à l’assemblée.


- Ça m’avait trop manqué ! s’exclama Monica, approuvée d’un « Grave ! » par Peng Wen.


- Vous en pensez quoi, les nouvelles ? demanda le capitaine.


- MOR-TEL ! rugit Gudrun, plus pétillante que jamais. Purée, ça change des cours de balai à la con !


- T’as vu, c’est génial hein ? dit Monica.


- Et encore, t’as pas encore l’épuisette ! ajouta Iossif.


Gudrun afficha une réelle expression de gourmandise. La perspective de voler en tenant à la main une épuisette, pour aller récupérer des boules explosives crachées par un bingo fou, semblait l’enchanter. Kelly commençait à se demander pourquoi elle avait dit qu’elle voulait être Épuisatière…


- Et toi, Kelly ? demanda Peng Wen.


- Au top… répondit-elle d’une voix absente, encore hébétée par le vol.


- On se refait une petite série de loopings ? Allez c’est parti ! lança Iossif.


Après avoir cabriolé encore une bonne quinzaine de minutes dans les airs, Kelly manqua de s’étaler au sol à l’atterrissage.


- Attention, princesse ! lança Bender. Pas le droit de plonger en piqué, même sur l’ennemi !


Kelly lui rendit un sourire un peu gêné. Elle partit avec les filles dans le vestiaire pour se changer, après avoir salué Iossif une dernière fois, en essayant de cacher le plus possible sa fatigue bien réelle.


- A la semaine prochaine les filles ! lança Iossif.


- Et bravo Gudrun, tu gères ! ajouta Jörg, approuvé par ses coéquipiers.


Gudrun sourit. Elle semblait vraiment dans son élément. Arrivée dans les vestiaires, elle entama avec une grande aisance la conversation avec Peng et Monica, auxquelles se joignirent Deborah et Velina, très curieuses d’en savoir plus sur la nouvelle Épuisatière. Kelly observait la discussion en retrait, se changea sans faire de bruit, prit une douche rapide, écouta d’une oreille discrète ce qui se racontait – comment Gudrun avait défié le capitaine en le dépassant, comment les filles s’étaient rencontrées, ce qu’elles aimaient faire entre elles, comment elles avaient remporté la Coupe il y a deux ans, comment était l’ancienne Épuisatière… ça faisait beaucoup de bruit pour Kelly, la tête farcie, qui s’éclipsa tranquillement vers la sortie.


- Salut ! lui lança Deborah alors qu’elle partait.


- Oui, à la semaine prochaine… ! répondit Kelly en adressant à toutes ses coéquipières un petit geste de la main.


La nuit tombait. Elle était éreintée. Elle avait eu cours le matin, l’après-midi. Elle avait eut entraînement de Crève-Ball. Elle répéta encore l’information. Elle avait intégré l’équipe de Crève-Ball, elle s’était entraînée avec eux, elle allait préparer des matchs en tant qu’Épuisatière. C’était beaucoup, pour elle. Elle allait dîner avec John, avec Naomi, leur dire comment ça s’était passé, que ça allait bien, que les gens étaient sympas, qu’elle s’accommoderait de la punition de McGonnadie. Qu’elle était forte, super forte. Peut-être pas autant que Gudrun, mais…


Elle pleura un peu, essuya ses larmes, inspira un bon coup. Elle pensa à Albus Dumbledore. Elle se dit qu'il veillait toujours sur elle, même dans les moments difficiles. Elle regarda le ciel, se remit en marche, et alla rejoindre John et Naomi pour dîner.


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