Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 1 : Joyeux non-anniversaire

3271 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 04/04/2024 13:22

1. Joyeux non-anniversaire


Samedi 17 août 1996. Kelly Powder passait l’après-midi avec son amie de primaire, Maureen Thompson, dite « Moumoune », qui était venue la voir chez elle. Il y avait plusieurs heures qu’elles s’étaient installées dans sa chambre, vautrées sur son lit, à rire et discuter de tout et de rien, ravies de pouvoir débattre sur la nouvelle couleur de Maureen qui avait récemment teint ses cheveux bruns en blond. Moumoune avait tenté de convaincre Kelly de faire de même, mais celle-ci resta campée sur sa position : elle aimait sa chevelure brune et n’y changerait rien. Il y avait près d’un an qu’elles n’avaient pas eu l’occasion de se voir, depuis que l’une d’elles avait passé toute l’année scolaire à l’étranger. Nikita, l’affectueuse Colley de Kelly, était également dans la chambre, se repaissant des caresses des deux gamines.


Mais à présent, Kelly avait la mine assombrie et le front bas. Maureen venait de lui raconter une bien triste histoire : il y a quelques semaines, Jade Underwood, une de leurs amies, avait fêté son anniversaire… sans inviter Kelly. Il y avait eu toute la bande, sauf elle. Kelly la connaissait depuis des années, elle avait traîné avec elle durant toute la primaire… 


- Je lui ai dit, à Jade, que c’était pas très cool de pas t’avoir invitée… disait Maureen. Ça aurait justement été super de te revoir après tout ce temps…


Kelly soupira et baissa ses yeux bleu et marron. Elle savait qu’elle n’avait rien fait de mal à Jade, que son amie n’avait rien à lui reprocher. Elle l’avait juste… oubliée. Kelly avait été blessée, bien sûr, mais d’un autre côté, elle comprenait ce qui s’était passé. Car depuis deux ans, elle étudiait au château de Lettockar, une école de magie secrète. Depuis qu’elle avait appris qu’elle était une sorcière née-Moldue, sa vie avait complètement changé : elle avait quitté son Écosse natale pour une forteresse au Portugal, laissant derrière elle sa famille, ses amis d’avant… toute sa vie. Elle s’était distancée de tout. Et il fallait croire qu’au fil du temps, ses amis la faisaient sortir petit à petit de leur existence.


Maureen gratta distraitement Nikita derrière les oreilles. Elle dévisageait Kelly d’un regard perçant, inquisiteur. Elle devinait qu’elle pensait à son école, et tous les bouleversements qu’elle avait connus depuis qu’elle y était entrée. Maureen avait toujours eu une intuition assez exceptionnelle. Au point que Kelly avait l’impression qu’elle savait lire dans les pensées – chez les sorciers, elle aurait été legilimens.


- Ça nous a tous vraiment surpris, cette histoire d’école spéciale, dit Maureen, confirmant les suppositions de Kelly.


- Je comprends, moi aussi j’ai eu du mal à tout assimiler...


- Kelly, ma belle, je voudrais pas te vexer mais… quand on était en primaire, t’avais plutôt des bonnes notes et tout, mais tu donnais pas non plus l’impression d’être une surdouée… donc on a pas trop compris pourquoi tu étais pas allée au même collège que nous…


Kelly ne fut pas vexée, car Maureen disait l’entière vérité. Non, elle n’était pas une surdouée… elle avait juste des pouvoirs magiques. Dont elle ne pouvait absolument pas parler. Elle marchait sur la corde raide, obligée de garder secrète la nature de l’Institut Lettockar.


- C’est pas un collège de surdoués, tu sais, marmonna-t-elle, dans l’espoir bien peu réaliste que la conversation s’arrête là.


- Mais alors c’est quoi, cette école ? J’ai toujours du mal à comprendre…


- C’est… une école internationale… où on est mêlé à des élèves des quatre coins du monde… du coup, ça favorise les échanges, les rencontres et...


Kelly s’interrompit. Elle bafouillait et hésitait beaucoup trop pour que ça soit crédible…


- Et c’est où ? renchérit Maureen, légèrement impérieuse.


- Au Portugal...


- Mais pourquoi tu nous en avais jamais parlé, avant ? Et qu’est-ce qui t’a amené là-bas ?


Kelly se figea. Maureen posait trop de questions et ne comprenait que trop bien que quelque chose clochait. Mais Kelly ne pouvait pas dévier de son histoire bancale : même les sorciers ne devaient pas apprendre l’existence de son école, alors les Moldus, c’était encore pire. Alors, elle se leva et déclara :


- Écoute Moumoune, le mieux, c’est que tu lises la brochure, elle t’expliquera mieux que moi.


Sous le regard étonné de Maureen, Kelly se dirigea vers son sac de cours, qui traînait dans un coin de la pièce. Quand elle était revenue de Lettockar début juillet, elle avait pris soin de cacher ses grimoires et ses notes, mais elle avait quand même gardé quelques affaires. Elle fouilla dedans, et sortit un morceau de parchemin, d’une drôle de couleur rosée, totalement vierge. Nikita, interloquée, s’approcha et se mit à le renifler ; Kelly la repoussa gentiment. En se relevant d’un bond, elle ne vit pas sa baguette magique tomber de son sac…


- C’est quoi, ce truc ? demanda Maureen.


- Tu vas voir.


Kelly lui tendit le parchemin. Maureen s’en saisit, soupçonneuse, et le regarda. Alors, son regard se fit vitreux, comme si sa vue venait de se brouiller. Elle se mit à hocher la tête, et commenta d’une voix éthérée :


- D’accord, d’accord, je comprends mieux...


Et elle lui rendit le parchemin. Cet objet ensorcelé était donné à tous les élèves de Lettockar par les professeurs à la fin de leur première année. Il devait être montré aux moldus qui faisaient preuve d’une curiosité malvenue au sujet de Lettockar : il avait pour effet de manipuler l’esprit de la personne qui le lisait, pour qu’elle ait la sensation d’avoir eu des réponses complètes et limpides à ses interrogations. Le résultat fut au rendez-vous : Maureen ne posa plus aucune question embarrassante, mais Kelly ne retrouva pas le sourire pour autant. C’était la troisième fois qu’elle devait se servir du parchemin magique, et à chaque fois, cela l’accablait. Infliger un sortilège à ses proches pour garantir sa sûreté… ça ne faisait que creuser le fossé entre elle et son entourage… ou plutôt de ce qui ressemblait de plus en plus à des vestiges d’une ancienne vie. Le peu de temps que Maureen resta avec elle, Kelly était tellement perdue dans ses tourments qu’elle ne fit plus attention à rien, pas même à ce que son amie lui disait, pas plus qu’elle ne sentit Nikita poser sa tête aux longs poils sur ses genoux.


Une demi-heure plus tard, Maureen prit donc congé. Kelly la raccompagna jusqu’au seuil de la porte ; dans le salon, Morgan, son père, leva les yeux du journal qu’il était en train de lire et lança avec enthousiasme :


- Au revoir, Maureen ! Reviens nous voir quand tu veux !


- Au revoir, Mr. Powder ! répondit l’intéressée avec un grand sourire. Et Kelly, ajouta-t-elle en baissant la voix, je reparlerai à Jade, je suis sûre qu’elle va…


- Merci, Moumoune, coupa Kelly.


Contrite, Maureen se mordit la lèvre inférieure, puis se contenta d’un bref signe de tête pour dire au revoir. Kelly referma très lentement la porte derrière elle. Jamais elle n’aurait cru qu’une après-midi en compagnie de Maureen Thompson pourrait s’achever avec un moral aussi bas. Elle remonta l’escalier, vers sa chambre, d’une démarche dénuée d’énergie, les mains enfoncées dans les poches. Au premier étage, elle tomba sur sa mère, Mary, qui passait le plumeau dans le couloir.


- Ça va, ma fille ? demanda Maman. Tu t’es bien amusée, avec Maureen ?


- Si on veut… répondit Kelly d’une voix amère.


Elle raconta ce qu’elle venait d’être forcée à faire, et aussi que Jade Underwood l’avait complètement oubliée pour sa soirée d’anniversaire…


- Oh, c’est vraiment pas sympa, ça ! s’exclama Maman, les sourcils froncés. Qu’est-ce qu’il y a eu ? Elle est fâchée avec toi ?


- Même pas, c’est ça le pire, soupira Kelly. Bon, c’est sûr que Jay-Jay a toujours été un peu tête en l’air, mais là, j’avoue que je m’attendais pas à ça.


- Je suis vraiment désolée pour toi, ma chérie. Tu crois que tu vas aller en parler à Jade ?


- Bof, je sais pas… de toutes façons, dans deux semaines, je retourne à Lettockar, donc ça n’aura plus beaucoup d’importance. A voir l’été prochain…


Il y eut un silence. Kelly tourna les yeux vers ce que Mary était en train d’épousseter… un tableau qui décorait le mur depuis plus de quinze ans. Le portrait d’une femme assise sur un fauteuil, qui semblait toiser les personnes traversant le couloir. Le portrait de la tante Lenore. 


Lenore Sangster, la sœur jumelle de sa mère. Et de vraies jumelles : elles se ressemblaient trait pour trait. Les mêmes grands yeux marrons, le même nez concave, les mêmes cheveux lisses et bruns. Quand elle était petite, Kelly, qui avait d’ailleurs parfaitement hérité de leurs traits, croyait même qu’il s’agissait d’un portrait de sa mère, vêtue d’une robe rouge à manches longues qu’elle ne l’avait jamais vue porter. Ce n’est que quand elle fut en âge de comprendre que ses parents lui avaient raconté l’histoire…


- Dis Maman, rappelle-moi… quand est-ce qu’il a été peint, ce portrait ? demanda timidement Kelly, cherchant à réengager la conversation.


- Quelques jours avant l’accident, répondit laconiquement Maman.


« L’accident ». Lenore était morte deux ans avant la naissance de Kelly. Victime d’une rupture d’anévrisme foudroyante, alors qu’elle avait vingt-trois ans. En sa mémoire, « Lenore » était devenu le deuxième prénom de sa nièce. C’était les seules choses que Kelly savait d’elle : Maman ne parlait jamais de sa sœur jumelle. Il fallait que quelqu’un d’autre évoque le nom de Lenore - et c’était déjà bien difficile d’en arriver à ce sujet de conversation – pour qu’elle consente à dire deux ou trois choses. A son sujet, elle n’avait révélé à Kelly que le strict nécessaire. Quand elle allait se recueillir sur sa tombe, elle n’emmenait ni sa fille, ni son époux. D’ailleurs, Papa ne l’avait pas connue. On aurait pu croire que Mary n’aimait pas sa sœur, mais Kelly savait que ce n’était pas le cas. Au contraire, les deux femmes avaient été très proches. Kelly se disait que c’était peut-être même précisément pour ça que sa mère s’enfermait dans cette espèce de mutisme. La blessure était sûrement bien trop profonde. De son côté, elle était peinée par ce véritable tabou jeté sur un membre de sa propre famille, elle qui avait déjà très peu connu ses grands-parents. Et ce portrait devant lequel elle passait tous les jours, dès le lever, l’avait toujours intimidée.


Sans ajouter un mot, Mary s’en alla et descendit au rez-de-chaussée, le visage fermé. Kelly s’ôta à la contemplation du tableau et voulut rentrer dans sa chambre. Cependant, quelque chose la fit se stopper : derrière la porte, elle entendait des grognements et des aboiements étouffés. Elle fronça les sourcils… et à peine fut-elle entrée que ce qu’elle vit lui arracha un cri horrifié. Nikita avait sa baguette magique dans la gueule et la mordait. Elle mâchouillait cruellement ce qu’elle prenait pour un bâton, en aboyant et en secouant nerveusement la tête.


- Noooon ! s’écria Kelly, épouvantée. Nikita, lâche ça !


Elle se précipita sur elle ; Nikita l’esquiva et bondit sur son lit. Kelly dut lui courir après dans toute sa chambre, tant sa chienne n’était pas décidée à lâcher son nouveau jouet. Quand elle attrapa enfin Nikita, elle dut lui ouvrir les mâchoires pour lui retirer sa baguette de la gueule. Puis elle la fit sortir sans ménagement de sa chambre, insensible à ses couinements plaintifs. Kelly constata l’étendue des dégâts et gémit de désespoir. Sa baguette couverte de bave était à moitié tordue. Le bois était creusé de traces de dents, fendu par endroits, et des fibres saillaient pitoyablement dans tous les sens. 


- Raaaaah, mais qu’elle est conne, cette chienne ! rugit-elle à haute voix.


- Kelly, qu’est-ce qui se passe ? demanda Papa qui l’avait entendue crier depuis le salon.


Kelly se rua hors de sa chambre et redescendit l’escalier quatre à quatre. Maman venait de rentrer et faisait la même tête que Papa, étonnée voire effrayée par les cris de rage de leur fille. Kelly leur expliqua ce qui venait de se passer et leur montra sa baguette magique gravement endommagée. Cette baguette en bois d’ébène contenant un crin de licorne était une des choses auxquelles elle tenait le plus au monde, et il y avait un gros risque qu’elle soit définitivement hors d’usage après un tel charcutage. Ses parents examinèrent tour à tour le malheureux bâton d’un air consterné.


- Elle est fichue, tu penses ? demanda  Papa.


- Je sais pas, justement…


- Et si… si tu essayais en lançant un sortilège ? Je n’y connais rien, mais il en existe sûrement un que tu peux lancer sans risques dans la maison...


- Je peux pas, j’ai pas le droit de faire de la magie en dehors de l’école. Non, il faut qu’on aille au Chemin de Traviole dès que possible…


Le Chemin de Traviole était une rue commerçante où tous les élèves et les sorciers liés à l’académie de Lettockar faisaient leurs emplettes. C’était là que se trouvait la boutique de Bohort Debudloose, le fabricant de baguettes magiques chez qui elle avait acheté la sienne deux ans auparavant.


- Il faut aller à la boutique de M. Debudloose, il saura quoi faire.


- Il va falloir attendre mardi matin, ma chérie, prévint Maman. J’ai un lundi hyper chargé, et je ne peux pas décaler mes rendez-vous…


La mère de Kelly était médecin, et son père était professeur de sciences dans un lycée d’Édimbourg.


- Et ton père doit aller chez l’oncle Oscar pour l’aider à faire ses travaux dans son garage, ajouta Maman.


- Oh… y’a vraiment pas moyen d’y aller dès lundi ? tenta Kelly, sûre que sa mère ne saisissait pas bien l’importance de la situation.


- Je crains fort que non… marmonna Papa.


Le moral de Kelly baissa encore d’un cran. Quelle journée de merde. Entre la visite bien morne de Maureen et sa baguette dont elle n’avait aucune preuve qu’elle était réparable, elle se finissait en catastrophe. Maman remarqua son expression accablée. Compatissante, elle passa son bras autour de ses épaules.


- Allez Kelly, je suis sûr que ça va aller, lui chuchota-t-elle. Et puis, tu vas te changer les idées ce soir…


- Comment ça ?


- Bah, me dis pas que tu as oublié ? Ce soir, on va au bowling !


Mais bien sûr ! On était samedi… et un samedi par mois, les Powder allaient au bowling du coin et jouaient toute la soirée dans la joie et la bonne humeur. Et entre deux parties, ils mangeaient un copieux hamburger. Après toutes ces années, Kelly ne s’était jamais lassée de ce petit rituel. Cela lui réchauffa le cœur, et une petite lumière s’alluma au fond de ses yeux vairons. Elle remonta dans sa chambre toute joyeuse, attendant 19 heures 30 avec impatience.


Avant de partir, et au moment où Kelly enfilait ses chaussures, Nikita vint se frotter contre ses jambes, la langue pendante. Dans un premier temps, Kelly, toujours rancunière, lui adressa un regard mauvais et condescendant ; mais, attendrie par ses grands yeux noirs larmoyants et ses oreilles tombantes, elle accepta de passer l’éponge et l’enlaça tendrement. Ce n’était qu’un animal après tout. Il faudrait tout de même qu’elle lui apprenne à faire la différence entre un bout de bois mort et son instrument de sorcière...


Après une petite vingtaine de minutes de route, ils se garèrent devant le vaste bâtiment dont la façade singeait l’apparence d’un saloon, avec une enseigne lumineuse qui grésillait légèrement. Ils entrèrent dans la vaste salle où les couleurs criardes, les flashs de lumière et la musique bourrée de synthétiseur des années 80 régnaient en maîtres. Quand ils arrivèrent à l’accueil, Kelly fut la première à lancer d’une voix énergique :


- Salut Helen !


- Oh non, pas encore vous ! plaisanta l’intéressée.


A force de venir ici, ils étaient connus et étaient devenus familiers avec Helen, la patronne. Ils étaient ses clients préférés, n’en déplaise à ce type bizarre aux longs cheveux noirs et gras qui affirmait à qui voulait l’entendre que c’était lui. Helen leur apporta en un clin d’œil trois paires de chaussures à leur taille, les mêmes qu’ils utilisaient depuis des années et les guida à leur piste. Dans le même temps, elle glissa discrètement un caramel dans la poche de Kelly.


C’était très probablement leur dernière soirée bowling avant la reprise des cours, alors Kelly tâcha d’en profiter. Après une première partie assez ratée où elle avait enchaîné les gouttières, elle gagna toutes les autres, et pourtant ses parents ne la ménagèrent pas - il y avait bien longtemps qu’ils avaient arrêté de retenir leurs coups pour ne pas trop coller une raclée à leur petite princesse comme à leurs débuts. Maintenant, c’était elle qui la leur mettait, la raclée ! Ils prirent leur petite vengeance durant le repas en lui volant des frites pendant qu’elle allait aux toilettes. Elle s’en fichait, c’était elle qui avait marqué 191 points lors de leur dernière partie. Quand ils repartirent, Helen la félicita en lui donnant un autre caramel.


Cette nuit, Kelly s’endormit en souriant.



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