Éclosion de Compassion

Chapitre 1 : Éclosion de Compassion

Chapitre final

6343 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/04/2023 16:06

[Éclosion de Compassion]


Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Dansons sous la pluie - (mars avril 2023).


Peut-être qu’elle n’avait pas digéré la fondue de banages aussi bien qu’elle l’imaginait. Il fallait bien avouer que déguster un tel mets en guise de dîner, fort en graisses et lourd pour l’estomac, constituait un repas de fête. Toutefois, en manger deux soirs successifs, il s’agissait ici d’une pratique de haute voltige, seulement réservée aux plus émérites. Dans tous les cas, que la faute reposât sur la lourdeur de la fondue ou non, Yu se trouva une fois de plus en difficulté face aux stratégies montées contre elle. Son désir de prendre une énième revanche face à celui qui maîtrisait parfaitement toutes les règles de l’Alpha Zoulouloum se fana aussitôt qu’elle eut à choisir la couleur de son pion.

« Je ne me souviens déjà plus… Quels sont les avantages apportés par l’équipe orange si je choisis celle-ci, déjà ?

– Les pions orange… Ah oui, c’est vrai ! Ils te permettent de nouer dès le début de la partie des relations diplomatiques plus avantageuses, comme ils sont issus du pack d’extension. Puisque nous n’en sommes plus à notre première partie, tu pourrais les choisir sans problème ! Toutefois, garde à l’esprit que l’accumulation des points d’influence est revue à la baisse, tout comme le développement de la science et de la technologie de ton empire spatial, comme bien évidemment-…

– Kay ! Stop, c’est bon… J’ai compris, je vais conserver l’équipe verte. C’est bien la seule avec laquelle j’ai une ombre d’impression de pouvoir avancer…

– Est-ce que je t’avais déjà dit qu’il existait un pack d’extension supplémentaire ? Certes, nous ne l’avons pas trouvé dans cette boîte d’Alpha Zoulouloum, mais je m’en souviens encore presque parfaitement !

– On se penchera peut-être dessus quand j’aurai compris les règles du jeu de base… »

Tandis que Yu faisait de son mieux dans ce nouveau combat de conquêtes galactiques, sa surprise fut intense quand elle s’aperçut qu’elle était parvenue à établir des nombreuses colonies. Cette situation se révélait grandement favorable pour le développement de son empire, et ses points d’influence s’envolaient. L’aide apportée par Kay dans ce jeu qui restait, somme toute, semi-coopératif, pouvait certainement expliquer son amélioration soudaine ; néanmoins, Yu restait dubitative face à l’aisance trop importante de cette partie.

« Dis, lança-t-elle en fixant ses pions, tu serais pas en train de me laisser gagner, par hasard ? Tu délaisses totalement ton plateau droit… Regarde, depuis quand je parviens à rassembler plus de points d’influence que toi ? Je sais bien que l’Alpha Zoulouloum n’est pas facile à assimiler mais je veux pas d’une fausse victoire !

– Te laisser gagner ? Yu… Même si tu me le demandais avec de petits yeux larmoyants, je ne te laisserais pas gagner. Ce n’est absolument pas digne d’offrir la victoire à quelqu’un dans l’Alpha Zoulouloum ! Sans oublier le plus important ma chère Yu, je te connais, et je sais pertinemment que tu ne serais pas satisfaite d’une victoire si médiocre.

– Hem. Ne me déconcentre pas !

– Je vois que tu as retourné ta veste ! »

La partie se poursuivit quelque temps avant qu’une des colonies établies par Yu ne finît par développer une relation diplomatique avec une espèce d’aliens bien aimable, partageant de multiples ressources minières avec elle. Néanmoins, de son côté, l’empire dirigé par Kay travaillait déjà en étroite collaboration avec eux. Puisque les amis de nos alliés sont nos amis, la rivalité de conquête aboutit seulement à une entente cordiale générale, à l’étonnement complet de Kay.

« Eh ben, ça alors… Je peux te dire qu’en tant que grand appréciateur de l’Alpha Zoulouloum, c’est bien la première fois qu’une partie s’achève si rapidement, et surtout dans de telles conditions ! Je n’avais jamais songé à une forme telle de trêve et d’entente. Heureusement que les aliens sont très cordiaux.

– Rapidement ? Quelle est la durée moyenne d’une partie sur Truth ? Parce que là, j’estimerais que ça fait bien deux heures qu’on y est !

– Oh, j’ai connu une partie qui ne s’est achevée qu’au bout de deux mois, annonça fièrement le jeune homme.

– Deux mois entiers, répéta Yu interloquée, mais comment avez-vous pu maintenir cette partie pendant si ?

– C’était une guerre froide, disons, répondit Kay en réunissant les plateaux.

– Tu parles ! Une guerre congelée à ce point, oui ! »

Ils rangèrent longtemps les plateaux de jeu ainsi que les cartes et les pions colorés dans la boîte couverte d’inscriptions et de dessins de vaisseaux. L’ambiance assombrie leur indiquait que le jour s’endormait peu à peu. Elle indiquait également qu’il était temps d’inspecter la pousse et l’entretien des plantes médicinales. Kay décida de s’en charger. De nouvelles graines se nichaient au sein de la terre de la serre, et attendaient seulement des soins précautionneux afin de dévoiler leurs premiers bourgeons. De son côté, Yu se glissa dans la douche, d’où émanèrent bientôt de larges et souples volutes de vapeur dont les mouvements aux allures ophiques prenaient place dans l’ensemble de leur salle d’eau. L’impact de l’eau qui s’aventurait du sommet de son crâne au sol de la douche lui paraissait si doux à côté des pacifications qu’elle avait eu à mener le jour-même. Perdue dans une grande réflexion, ce qui lui arrivait fréquemment à la suite des récents évènements, elle était tournée face aux larges portes opacifiées par la buée créée par sa douche chaude.

« Qu’est-ce que tu fabriques dis-moi ?, interrogea Kay sans détour. J’ai entendu une sorte de glissement, tu danses sous la douche ? Fais au moins attention à ne pas tomber !

– Kay ! Je t’ai vu arriver. Regarde-moi ça ! »

Les paroles légèrement étouffées parvinrent au jeune homme qui eut seulement le temps de lui demander comment elle put prédire sa venue.

« La lumière s’est projetée à travers tes cristaux rouges, je peux te voir de loin ! Allez, regarde ! 

– Alors comme ça, c’est une nouvelle méthode de surveillance… Oh mais, qu’est-ce que c’est ? »

Yu avait recouvert les deux portes de petits croquis découpés dans la condensation de l’eau, les gouttes ruisselaient à leur base. Kay demeura quelques secondes sans voix, avant d’étudier sérieusement la question :

« Ici, c’est Grouik, c’est certain. Ensuite, ces deux formes… Hmm, c’est toi et moi, c’est ça ?

– Bip ! C’est perdu ! C’est Cupcake et Muffin !

– Pardon ? Mais Cupcake ne ressemble pas du tout à ça !

– Parce que tu penses que tu y ressembles plus ? Hahaha ! »

Tandis qu’ils cessèrent de s’esclaffer, la dessinatrice en herbe reprit alors :

« Tu ne tentes pas de deviner le dernier ?

– De quel dernier tu parles ?

– Sur la porte à ta droite… Là, juste ici. »

Kay se tourna, et ses sourcils se haussèrent. Simultanément, il entendit le flot de la douche cesser, et la face grave de Yu apparaître face à lui, blanche comme un lys.

« Kay… Je crois que quelque chose ne va pas. »

 

Allongés face à l’autre, ayant conservé seulement les douces lumières proches du lit, les amants se tenaient fermement la main. Kay sentait un poids extrêmement lourd peser dans sa gorge après avoir entendu les faits exposés par la jeune femme. Bien sûr, cela avait du sens. Seulement, il pensait que son corps s’était pleinement habitué à la rouille, qu’elle n’aurait alors rien de plus comme impact que d’avoir modifié son physique, ce qui ne le dérangeait plus d’aucune façon. Si son système immunitaire semblait avoir en effet accepté ce corps étranger, devenu bien familier, son système nerveux en revanche montrait des signes de faiblesse. Il perdait peu à peu la vision de son hémichamp droit. La partie d’Alpha Zoulouloum, le dessin de Birble qu’il n’avait pas aperçu sur la douche… Il ne s’en rendait pas compte, mais en avait désormais tout à fait conscience.

Ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre, après avoir étudié les plans qui s’offraient à eux. Dans l’état, Kay n’allait certainement pas pouvoir recouvrer la santé immédiatement. Le baume de Toriko, appliqué à la base de son occiput, demeurait inefficace. Ni le vercurochrome ni l’huile de louffacre n’offrirent plus de succès. La vision de Kay, tronquée, ne s’élargissait nullement. Aucun des nombreux remèdes concoctés par le couple ne possédait la capacité de contrer les effets de la rouille sur le corps du jeune biologiste. À la suite de ces constatations, après de longues minutes de discussion et de réflexion, ils firent le choix d’empaqueter une nouvelle fois une importante quantité de provisions et de partir explorer Source. Plus rien ne pouvait, aujourd’hui, leur permettre de revenir ou de communiquer avec les autres planètes du système. Seuls, tous les deux sur cette planète, la seule solution qui apparut à leurs yeux comme viable fut de parcourir Source tout entière, ses secrets, ainsi que ceux laissés par ExaNova. Certes, Yu ne pouvait plus jamais entrer en contact avec Erena, néanmoins, toutes les dépouilles de matériel construit ou ramené par l’entreprise dont elle avait pris les rênes jonchaient Source en tout lieu. S’il n’existait aucune certitude à laquelle se rattacher, ils choisirent de se rattacher à l’autre, comme ils l’avaient toujours fait.

 

Une fois les plants d’hélicap et de poivre-grelot entretenus, les différents mets empaquetés et les premiers secours synthétisés, les deux amants s’aventurèrent hors du Nid. La météo les accueillit, guillerette, avec son ciel dégagé. Depuis que Yu et Kay avaient atterri, le bleu n’avait jamais songé à quitter le tableau céleste. Une caresse à Grouik plus tard, ils se voyaient parés pour le départ.

« Une petite explosion florale pour bien commencer la journée ?, proposa Kay, un large sourire inscrit sur son visage.

– Une explosion florale pour le monsieur à ma gauche, une ! »

Sur ces mots, les deux complices activèrent ledit mode sur leurs bottes anti-grav et se propulsèrent, semant derrière eux un immense champ de fines fleurs. Leur allure si fragile et éphémère contrastait avec la magie de leur apparition soudaine, sans même plantation au préalable.

Leur première halte fut presque immédiate. Partis de l’îlot de Guyame, ils se retrouvèrent en une traversée d’arc d’onde sur Chogeme. Ce fut leur première destination puisque, effectivement, ils pouvaient atteindre d’ici celui de Chogeri.

Sur Chogeri, de nombreux bâtiments, à moitié ensevelis, constituaient un premier terrain de recherche riche en promesses. Ainsi, Yu et Kay passèrent une considérable partie de leur matinée à pénétrer dans de vieux locaux qu’ils avaient déjà visités, parvenant même à s’introduire dans les rares qu’ils épargnèrent lors de leurs précédents passages. Cette quête fut vaine, mais n’entacha guère le moral des deux amants, poursuivant leurs fouilles sans même détenir l’ombre d’un indice quant à ce qu’ils désiraient trouver.

Tsupiko, Kateme ainsi que d’autres îlots imprégnés des vestiges de la colonisation d’ExaNova furent ratissés de fond en comble. Lorsqu’ils empruntèrent un des nombreux courants aériens de Source, afin d’atteindre le sommet de l’îlot, Kay manqua de tomber, ayant oublié d’enclencher son dérapage.

« Gliche, Kay ! Est-ce que ça va ?, s’inquiéta Yu alors qu’elle ouvrait la marche aérienne

– Je crois, je suis encore sur mes deux jambes donc tout va bien ! Enfin sur mes deux jambes… façon de parler. »

Quoi qu’il en fût, ils atterrirent en toute sécurité. Le visage serein de Kay rassura la jeune femme qui ne put s’empêcher de gonfler un peu les joues, devenues rouge pivoine sous le coup de l’angoisse apportée. Celle-ci s’amenuisait certes, mais lentement.

« Je mangerais bien un morceau, déclara Kay plein d’entrain, comme si leur petit accident n’avait jamais eu lieu.

– Un morceau ? Alors je prendrai tout le reste ! » rétorqua Yu, arborant une malicieuse expression. 

Ils profitèrent de leur passage sur Tsupime pour s’installer sur l’aire de camping, qui ne recelait rien d’autre que la tranquillité nécessitée à cet instant. Un délicieux marbré aux pommiels parcourut en un temps record la longueur de leurs œsophages. Tandis que Yu déclarait que c’était le meilleur marbré aux pommiels qu’elle n’eut jamais dégusté, Kay pouffa en souriant :

« Tu dis ça à chaque fois. Il faut croire que je parviens à te faire manger des pommiels sans que tu râles !

– Peut-être bien, mais si j’avais pu, j’aurais plutôt dégusté une fondue de banages !

– …

– … Quoi ?

Encore de la fondue de banages ?

– Il n’y a jamais de mauvais moment pour une fondue. Promouvons donc la culture intensive de banages !

– Tu risquerais de ruiner l’écosystème de Source pour de la fondue ! », remarqua Kay en se relevant.

Tandis qu’ils enfilaient à nouveau leurs bottes anti-grav, Yu lâcha un grand soupir, immédiatement relevé par Kay :

« Petite baisse de moral ?

– Nan. Je pensais juste que la journée aurait pu devenir plus amusante si j’avais emporté le Tire-Bouboule avec nous. On aurait pu faire une petite partie digestive !

– Où est-ce que t’as déjà entendu parler d’une partie de jeu de société digestive ?

– C’est plus drôle que la promenade.

– Toi, ce que tu ne digères pas, c’est de ne pas m’avoir encore vaincu à l’Alpha Zoulouloum !

– On a fait match nul, d’abord ! Vive la paix ! »

Dans l’après-midi, les recherches se poursuivirent. Ils s’en retournèrent en Chogeri afin de passer par Chogetai pour finalement poser le pied sur l’îlot de Guyatai. Les deux amants s’interrogèrent sur la pertinence de potentiellement perdre du temps ici, en considérant que d’autres endroits auraient été plus propices à l’hébergement d’informations, tels que ceux possédant d’immenses infrastructures ayant appartenu à ExaNova. Seule, une habitation abandonnée retint leur attention :

« Je me souviens d’ici. C’est là que nous avions trouvé notre précieux radar.

MON précieux radar », répliqua Yu, très attachée à sa pépite technologique.

Ils s’introduisirent à pas lents dans la maison, pudiquement, comme ils en prenaient constamment la précaution. Chacun de ces lieux baignait dans l’essence de son histoire. Celui-ci subit, comme les autres, l’investigation poussée du duo. Chaque couverture fut soulevée, chaque placard ouvert, chaque tableau retourné, comme tout ce qui se voyait susceptible de leur révéler un nouvel élément.

Un bruit de dérapage précéda un son de chute, qui fut agrémenté d’un dernier écho, bien plus léger. Yu se précipita, emplie de panique :

« Kay ?! Est-ce que ça va ?

– Oui ! Oui, ne t’inquiète pas. Ce meuble, ici, je ne l’ai pas… vu… Enfin bref. De quoi s’agit-il ? »

Il ôta de sa tête un mince livre aux coins cornés, dont la surface poussiéreuse laissait apparaître les empreintes des doigts qui se posaient dessus. Il aurait fallu qu’ils imaginassent un sacré stratagème pour l’atteindre sans qu’il ne tombât ! Effectivement, ils avaient conclu que le manuscrit reposait entre le fin espace entre le sommet du meuble heurté par Kay et le plafond. Ce dernier s’enquit alors d’en feuilleter les pages, rougies par le temps et l’effet de la rouille.

« J’ignorais que la rouille pouvait avoir un tel effet corrosif, souligna Kay dans une réflexion. Elle ne semble pourtant pas avoir affecté la flore à long terme…

– Tes théories de grand biologiste chercheur pourront attendre ! Ça raconte quoi ?

– Tu verras bien quand j’aurai publié mon essai sur la rouille et ses conséquences à long terme ! Approche, regarde avec moi. »

En tournant les pages, les inscriptions se révélaient, portant à chacune des pages une suite de chiffres. Ils songèrent alors à des dates. Aux côtés des paragraphes rédigés d’une calligraphie appréciable apparaissaient de multiples croquis aux traits soignés. Kay rompit le silence, aspirant une interjection de surprise :

« Là, dans ce paragraphe ! Elle est venue vers moi et m’interpella de la sorte : Jyr, tu n’as plus intérêt à partir te balader avant d’avoir fini la vaisselle. Jyr !

– C’est une de tes anciennes connaissances de Truth ? Il n’avait pas l’air au point niveau nettoyage en tout cas.

– Non, non, je ne l’ai jamais connu. Mais dans mes cours, ses travaux étaient souvent cités ! Il a participé à l’intense avancée dans les connaissances biologiques contemporaines. On lui doit notamment d’importants progrès dans le domaine des louffacres, qu’il a étudiés en profondeur, ces fameuses plantes guérissant tous les maux !

– Hum, Kay…

– Presque. Presque tous les maux.

– Donc les louffacres ne viennent pas de Source ?

– Selon ses recherches, ils proviendraient certainement de Beauty. Je pense que nous devrions poursuivre notre lecture.

– Il semblerait que ton bon vieux pote Jyr ait encore plein de choses à nous révéler ! »

Ils constatèrent que la remarque de Yu fut amplement juste. Non seulement, le journal de bord du biologiste dénommé Jyr regorgeait d’informations sur la faune de Source et de l’ensemble du système, à propos de végétaux dont ils connaissaient l’existence ou non, mais également, il passait en revue toutes les découvertes lors de son temps passé sur Source.

« Tu sais ce qu’est devenu ce Jyr ?

– Aucune idée. Seuls ses travaux sont recensés, aucunement sa vie privée.

– Je comprends. Quand je vois que la dernière page s’arrête brusquement, je préfère ne pas y songer.

– Malheureusement, cela ne fait que confirmer nos théories quant aux évènements ayant eu lieu ici. Mais pourquoi te rendre soudainement à la dernière page ?!

– La curiosité. »

La lecture silencieuse et concentrée fut une fois de plus interrompue par Yu. Elle pointa son doigt en direction du croquis d’une fleur, dessinée à côté d’un long texte qui lui était consacré sur deux pages entières. Ils relevèrent ainsi les petits symboles dessinés à côté du végétal, en particulier de fins faisceaux évoquant une certaine production provenant de lui-même. Ils se questionnèrent, se pouvait-il que ce faisceau représentât une forme chaleur ? Le duo n’avait jamais eu l’occasion d’apercevoir cette variété à la surface de Source. Elle semblait robuste, dotée d’une tige fort épaisse, dénuée de quelconque épine. Ses pétales, grossièrement coloriés dans un dégradé de rose à violet, possédaient une forme tout à fait originale. On eût songé à des gouttes de pluie, ces lourdes gouttes s’abattant de tout leur poids lors de fortes averses, dont la fine extrémité se voyait rattachée au réceptacle floral. Des petits symboles de croix se multipliaient, indiquant certainement l’aptitude de cette fleur à soigner quelques maux fussent. Toutefois, aucune dénomination ou titre n’apparaissait près du croquis. En décortiquant les deux pages liées à ce dessin, ils apprirent que le botaniste lui cherchait justement un nom. Ce dernier faisait également part d’une certaine caverne près d’un lac, où il se rendrait rapidement pour l’étudier plus en détails.

« La mention de cette grotte est assez récurrente, commenta Kay, les yeux toujours fixés sur la fleur et les pictogrammes. Peut-être qu’il s’agissait, pour lui, d’une sorte d’atelier où il pouvait étudier sereinement ?

– Peut-être qu’il aimait y jardiner ? Tu crois qu’il y a déjà eu une boutique de fleuriste sur Source ?

– J’avais plutôt en tête un laboratoire, Yu. Jyr étudiait les plantes, il n’était pas jardinier. Cela dit, je suis d’accord, j’imagine qu’il dédiait principalement cet endroit à leur culture.

­– Alors il ne nous reste qu’à chercher un lac, puis une caverne dans ses alentours. Si cette plante, peu importe son nom, détient des propriétés miraculeuses ou n’importe quoi qui puisse sauver ta vision, allons-y.

– Wow… J’aime cette détermination, Yu ! De toute façon… nous n’avons pas vraiment le choix.

– Bien sûr que si. Nous pourrions revenir en arrière, rentrer au Nid. C’est notre choix entier. C’est la décision qui permettra peut-être une amélioration… »

Leurs mains se cherchèrent et se trouvèrent dans un silence ; leurs yeux se sourirent. Après s’être assurés qu’ils n’obtiendraient pas davantage d’informations au sein de cette habitation, ils la quittèrent aussitôt. Penchés sur leur radar, ils étudiaient les topographies des différents îlots, préparant leur destination. Ce fut celui de Chogetai qui constitua leur première cible. Du fait de sa proximité, Yu et Kay songèrent que Jyr n’aurait pas rencontré trop de difficultés à effectuer ce déplacement quotidien. De plus, Chogetai était en grande partie constitué d’îlots sur l’îlot même, disposés sur le lac. Leurs hypothèses se formèrent très rapidement.

Tandis que la propulsion les lançait à travers Guyatai, ils s’offrirent leurs mains, habitude ou attention qui n’aurait plus su les quitter aujourd’hui. Yu sentit les quelques coups d’œil furtifs de Kay, suite auxquels elle provoqua avec humour :

« Je n’ai absolument pas vu que tu me fixais moi plutôt que le pont d’onde ! Si tu tombes, je ne serais pas là pour venir te chercher, tu appelleras Birble !

– Yu…

– Je ne suis pas Birble !

– Est-ce que ce qui m’arrive… ce qui nous arrive remet ton choix en cause ? Nous couper du Rucher à tout jamais… couper l’arc…

– Ce n’est pas le moment… Enfin si, peut-être bien, se corrigea la jeune mécanicienne en ralentissant la propulsion de ses bottes anti-grav. Nous avons détruit l’arc ensemble, Kay. Cette action… Il est trop tard pour la regretter ou pour quoi que ce soit d’autre. Il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise solution, tout ce que nous avons fait, c’est choisir. En l’occurrence, nous avons choisi de nous aimer ici, librement, devant assumer toutes les conséquences de cette rupture définitive. Je l’assume cette conséquence. Bien sûr, je ressens de la culpabilité en me disant que, en faisant autrement, tu n’aurais pas… »

Elle se tut un instant, contemplant la peau de Kay, maculée de cristaux de rouille.

« Tu n’aurais pas eu à subir ça. Mais qui sait ce qu’on aurait eu à subir d’autre ? Rien ne sert d’y penser maintenant. On va assumer ces conséquences ensemble, comme nous l’avons toujours fait depuis que nous sommes sur Source. On va trouver cette grotte et en apprendre plus sur cette fleur et son possible emplacement. »

Kay n’eut rien à répondre, il ne trouva pas de mots capables de traverser la boule d’émotions coincée dans sa gorge. Il serra simplement la main de Yu.

Chogetai fut une de leurs plus belles découvertes lors de leur arrivée sur la planète. À ce jour, elle demeurait un de leurs îlots favoris, sur lequel ils se rendaient régulièrement afin de contempler l’horizon à l’aube, quand ils ne le faisaient pas depuis le toit du Nid. Des lianes de banages tombaient des ponts rocheux qui se reflétait sur l’eau claire. Celle-ci accueillait à sa surface un amas de plantes pareilles à des nénuphars. Ils traversèrent la verdure fraîche jusqu’à parvenir au bord de l’eau calme.

« … Je n’arrive pas à croire que nous connaissons si bien Chogetai et que nous soyons passés tout ce temps à côté d’une caverne sans jamais la découvrir.

– Je pense qu’elle n’est pas si évidente que ça à trouver, argumenta Kay en hochant la tête. Tu vois tous ces contes à propos de grottes cachées derrière les cascades ? Ce doit être le même style de grotte.

– Il n’y a pas de cascade ici.

– Oh allez, tu as très bien saisi l’idée ! Fais attention, c’est moi qui possède la dernière part de marbré aux pommiels !

– Tu as ramené une part supplémentaire ?!, s’extasia Yu les yeux pétillants de gourmandise.

– Ce sera uniquement pour fêter notre réussite. », taquina Kay en lui envoyant un clin d’œil.

Le couple s’aventura dans tous les recoins de l’îlot. Ils ratissèrent chaque parcelle de la plaine, vainement. Désireuse d’un temps de répit qu’elle considérait comme amplement mérité, Yu ôta ses bottes, trempant ses pieds dans l’étendue rafraîchissante. Un cri retentit presque immédiatement :

« Haha, bah alors qu’est-ce que tu fiches ? Tu as mal aux pieds à cause de la marche intensive j’imagine ?

– Oh tiens, Kay ? répondit alors Yu sur le même ton espiègle que son duo. Toi, ici ? Je ne l’aurais jamais deviné ! »

À peine eut-elle achevé ces quelques mots qu’une rafale d’eau apportée par le pied de la jeune femme éclaboussa Kay de plein fouet. Celui-ci refusa de se laisser tremper de la sorte, bien qu’ils fussent seuls sur Source, abandonna ses bottes à son tour pour envoyer sa vengeance. Cette dernière n’eut pas le temps d’atteindre les jambes de Yu que celle-ci disparut entièrement sous la surface de l’eau. Le jeune homme l’attendait, prêt à lui projeter une énorme vague une fois celle-ci remontée, néanmoins, la pensée qu’elle mettait trop de temps à atteindre la surface lui vint malgré lui. Alors qu’il s’éloignait de la terre ferme, ce fut bien lui qui se prit la vague que Yu provoqua alors qu’elle reparut devant lui.

« Dis donc, t’en fais une de ces têtes ! Au départ, je voulais seulement éviter ton gliche d’éclaboussement, alors j’ai décidé de plonger, quitte à être mouillée. Mais j’ai trouvé plus intéressant, continua-t-elle sans laisser à son amant le temps de poser une question malgré ses lèvres entrouvertes. Il me semblait apercevoir un relief particulier, sur l’une des parois. Je crois qu’il y a une sorte de couloir… Un peu d’apnée et je suis certaine qu’on pourra le suivre !

– Un couloir ? Heureusement que l’eau du lac est limpide et dénuée d’algues ! Tu es sûre que nous n’allons pas mourir coincés et asphyxiés en plein milieu ?

– Aucun moyen de savoir ! »

Yu expira profondément puis prit une longue inspiration avant de repartir vers l’orifice qu’elle crut distinguer.

« Attends, Yu ! … Eh, gliche. »

Sans perdre de temps, Kay la rejoignit et la rattrapa. Elle désigna de son index pointé l’ouverture suspecte, qu’ils atteignirent aisément. Ils y pénétrèrent nonobstant l’obscurité apparente qui, quelques secondes plus tard, céda pour dévoiler une étrange lueur. Kay sembla commencer à dévoiler des signes de difficultés que Yu remarqua immédiatement. Elle lui attrapa la main et continua de progresser. Le couloir forma un coude les dirigeant vers le haut, puis ils purent reprendre leur souffle dans de grands bruits de respiration haletante.

« J’en étais sûre…, soupira Yu entre deux quintes de toux. À moi la dernière part de marbré ! »

Ils rejoignirent le sol rocheux en quelques battements de pieds. Sacré guon de Jyr, jurèrent-ils en souriant, tout en plaisantant sur le fait qu’il devait sans doute être fort discipliné en natation. Ils aperçurent, sur un rebord pierreux, un fin livre très étrangement mieux conservé que le journal de Jyr malgré les conditions du milieu. Il s’agissait de son herbier.

« Cette grotte lui servait donc bien de laboratoire ! Et c’est grâce aux trompe-lucioles extrêmement persistantes et surtout vivaces qu’il pouvait s’éclairer, et que nous pouvons voir actuellement ! »

En dépit de la magnifique lumière bleutée des trompe-lucioles qui puisaient l’onde en profondeur, l’ancienne caverne servant de pépinière à l’ancien botaniste se révélait bien vide. En parcourant l’herbier, Yu et Kay notèrent une évolution drastique et rapide de la flore de Source. Jyr n’avait jamais recueilli, visiblement, de fleur de noix de boba ou de pommiel. À l’inverse, il semblait connaître les catilla spirata, en ayant recensé des écailles. Des dessins, très finement réalisés, révélaient au couple des arbrisseaux iridescents, des boutons déjà immenses entourés de feuillages grimpants, des bulbes de fleurs actinomorphes. Ils laissèrent un instant libre cours à leur imagination, visualisant Jyr arrosant ses cultures, transportant tant bien que mal quelques engrais ou autres fertiliseurs. Leur esprit vagabonda, sans effet pourtant d’hygrocybe rubescens, ces champignons hallucinogènes dont le botaniste avait également connaissance.

« Visiblement, Jyr a eu la chance de connaître le thé, s’exclama Yu lors de la découverte d’une feuille de thé séchée dans l’herbier.

– Oui ! Cela fait sens après tout, comme nous avions découvert une théière chez ses voisins d’îlots contemporains. »

Le couple conclut que l’ancien botaniste ne détenait sans doute pas de fertiliseurs distributeurs de nutriments, comme en témoignaient ses nombreuses lignes évoquant ses échecs. Malgré cela, il parvint à remplir la majorité des pages. Ce fut vers la fin que la fleur découverte dans son carnet de bord se dévoila à eux, semblant embaumer de son parfum alors qu’elle n’était plus que fibres desséchées.

« Il n’a jamais réussi à la cultiver ? Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Entre ce témoignage et tous ces pictogrammes de pluie et de… de lumière ? Tu penses qu’il pourrait s’agir de ça ? Je ne comprends pas, je n’ai jamais vu de pluie tomber sur Source depuis que nous sommes arrivés.

– Il se pourrait que ces traits symbolisent une sorte de lumière produite par la fleur. Au moins nous avons désormais son nom : Brume de Grâce. »

Une charmante dénomination qui concordait avec le texte rédigé sous la fleur conservée. Bien que Jyr l’avait rédigé de manière cryptique, il était aisé de comprendre que Brume de Grâce ne fleurissait qu’en de spécifiques conditions météorologiques, lors d’une forte pluie, et que ses propriétés régénératrices permirent la confection de nombreuses crèmes miraculeuses.

« Ah, dire qu’on avait commandé un miracle ! Nous voilà servis ! »

Kay ne releva ni ne répondit à sa partenaire. Il repassait son doigt sur la corolle de la fleur. Un murmure s’échappa de ses lèvres :

« L’héliga…

– Pardon ?

– Regarde, le bout des pétales rattaché au réceptacle est d’un intense violet, tandis que le bout tombant, large et arrondi, est rose. Ses feuilles sont semblables à des plumes. Si cette fleur est censée soigner et évoquer la lumière, elle est certainement en rapport avec l’héliga. »

Ils restèrent un instant silencieux, soufflés par la tâche qui leur incombait désormais. L’héliga, créature mystique hexapode aux longs bois violets et aux larges plumes, alimentait de nombreuses légendes. Il attisait une curiosité telle, que de fausses plumes aux vertus soi-disant porte-bonheur se vendaient régulièrement sur les marchés de Beauty.

Yu et Kay l’avaient déjà rencontré, récemment de surcroît. Toutefois, ils gardaient à l’esprit que ce n’était pas eux qui avaient trouvé l’héliga, mais bien lui qui accepta de se présenter à eux. En quoi consistait cependant le lien le reliant à la fleur ? En possédait-il les graines ? Se nourrissait-il de son nectar ?

Sans oublier de ranger l’herbier dans un compartiment adapté à leur périple aquatique, le duo ne s’attarda guère dans cette caverne aux multiples essences. Une fois la surface du lac atteinte, ils enfilèrent leurs bottes et reprirent la route. Ils ignoraient où ils se rendaient. Peu importait l’endroit où ils comptaient aller, puisque seul l’héliga était maître de son choix.

L’horizon commençait à se parer de chaudes teintes carmin lorsque Yu et Kay posèrent le pied sur une haute falaise, agréable point de vue pour profiter au mieux de cette danse polychrome. Habillé de ses multiples pigments, le ciel, comme prêt pour une somptueuse danse, revêtit pour eux un champ de fleurs panaché.

Son aura les avait guidés. Son apparition se révéla aussi discrète que grandiose. Il se manifesta sans un bruit derrière eux, comme s’il disposait d’une certaine omniscience. Ses pattes dressées avec une élégance sobre, ses ailes se déployèrent comme portées par un vent doux et tendre. Le couple se retourna sans un mot. Ils se tenaient humblement face à cette créature de légendes, leur allouant pour une deuxième fois la bénédiction de sa présence.

Il inclina son cou, ses yeux demeurèrent fermés un long moment. Yu et Kay semblaient ancrés dans cette éternelle seconde. Quand l’héliga rencontra leur regard, ils aperçurent une larme au coin de son œil. Son empathie extrême se confondait en sympathie, il ressentait la peur, le tourment, mais également l’amour inébranlable de Yu et Kay. Cette larme, emportée par la gravité et son flot de sentiments, chut. Le ciel troqua son vêtement de couleurs pour se parer de son manteau grisâtre, l’odeur de l’humidité se fut en un instant intense ; avant qu’ils n’eussent pu lever les yeux, les deux amants reçurent les pleurs du ciel. La brise tiède transformée en bourrasque, elle portait la voix de Source qui exprimait sa peine.

Pourquoi ressentait-elle cette peine ? La situation de Yu et Kay apporta donc tant de pitié à l’héliga et à sa planète, ou bien pleuraient-ils aussi la tragédie s’étant déroulée sous leurs yeux impuissants ? Que transportaient ainsi ces sanglots lourds ?

Le sol étincela subitement autour des deux compagnons, mais également sur l’ensemble de l’îlot. De mystérieuses et phosphorescentes racines semblèrent émerger hors de terre, pousser d’une époustouflante célérité. Une épaisse tige accompagnée de feuilles aux allures de plumes se dessinèrent. Brume de Grâce naquit devant eux.

Yu et Kay se mirent également à pleurer, sans en comprendre bien la cause. Simultanément, ils souriaient. Ils sourirent à l’héliga, puis à chacun, sous la pluie et les larmes. Yu fixa Kay, qui lui répondit d’un hochement affirmatif succinct. Ils s’étreignirent, s’effondrèrent sur leurs genoux, entourés par un lumineux champ de Brume de Grâce.

L’averse salvatrice s’écoulait sur eux, tendresse même de l’héliga, émotions mêmes de la planète. Les végétaux bienfaiteurs l’étaient tout autant que ces derniers. Mais aussi, leur étreinte guérisseuse les pansait, comme elle en avait eu toujours le pouvoir, de cette chaleur réconfortante.

Chacun leur offrit un fragment d’apaisement. En chaque âme avait éclos la compassion.


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