Le Kurgan

Chapitre 4 : Le Poids des Siècles

29688 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/05/2025 20:29

Palazzo Vecchio – Florance.

La nuit était tombée. Au palazzo Vecchio, on mettait dehors les derniers touristes attardés. En se dispersant sur la piazza, plusieurs d’entre eux, sentant encore le poids de la forteresse médiévale sur leurs épaules, ne purent s’empêcher de se retourner pour lever les yeux sur ses créneaux qui se découpaient dans le ciel comme les dents d’une lanterne d’Halloween. Les projecteurs s’allumèrent. Ils blanchissaient la pierre brute des murs, creusaient les encoignures des fenêtres sous les hautes corniches. Alors que les hirondelles regagnaient leurs nids, les premières chauves-souris firent leur apparition, dérangées dans leur chasse par les hautes fréquences qu’émettaient les stridents outils de l’entreprise de rénovation plus encore que par la lumière.

Elias Navarre habillé d’un manteau sombre, contempla Sur la façade principale donnant sur la piazza della Signoria, en dessous des arcs de la coursive, sont peints une série de blasons, dont la réalisation remonte à 1353 et qui, à leur manière, offrent un aperçu de la situation politique de la ville au cours du Due et du Trecento XIIIe et XIVe siècles. Un sourire parcouru ses lèvres, il s’en souvenait comme si c’était hier, il était condottière a cette époque et l’homme qu’il recherchait donnait justement une conférence sur Dante Alighieri. Le docteur Dominic Ardent sentit la présence d’Elias, quand il le repéra il lui fit un signe de tête et commença sa séance qui avait pour sujet l’Enfer de Dante et Judas l’Iscariote.

— Della Vigna a été emprisonné et a eu les yeux crevés pour avoir trahi la confiance de l’empereur par appât du gain, résuma-t-il, afin d’en venir au thème principal de son exposé. Dans sa descente, Dante le découvre au septième cercle de l’Enfer, celui réservé aux suicidés. De même que Judas l’Iscariote, il est mort pendu. Or Judas, Pietro Della Vigna et Ahithophel, l’ambitieux conseiller du roi Absalon, sont tous trois liés dans l’esprit de Dante par leur cupidité et par la punition qu’elle leur attira, la pendaison. Cupidité et pendaison sont un couple bien connu de la pensée antique et médiévale. Saint Jérôme, ainsi, écrit que le patronyme de Judas, Iscariote, signifie « argent » ou « prix », alors qu’Origène arme qu’il dérive de « par étouffement » en hébreu et que son nom doit donc se lire « Judas le Suffoqué ».

Elias l’écouta religieusement et sourit devant l’ironie de la situation, cet homme si érudit et si savant s’appelait en fait Dionysos de Lydie, né en l’an 200 après J-C. Fils d’un scribe grec et d’une noble lydienne, Dionysios avait reçu une éducation complète : philosophie, médecine, arts martiaux grecs. Il fut recruté comme médecin militaire dans les légions romaines de Cappadoce.

Sa "première mort" survient quand il tentait de défendre des civils lors d’un assaut barbare. Transpercé par une lance, il revient à la vie dans une fosse commune… et comprend aussitôt que plus rien ne sera jamais pareil.

Après des siècles d’errance, Dionysios devint moine dans un monastère byzantin, cherchant à concilier immortalité et foi. Il combat durant les Croisades, non par conviction religieuse, mais pour protéger les innocents. C’est là qu’il prend le nom de “Dante”, pour masquer ses origines païennes.

— Cupidité et pendaison, disais-je... Le docteur Ardent avait repris sa voix de conférencier. — Associées l’une à l’autre depuis l’Antiquité, c’est ainsi qu’elles apparaissent dans maints exemples artistiques.

Il prit en main le déclencheur électrique et le projecteur s’anima, commençant à envoyer une succession rapide d’images sur le drap tendu au mur.

— Voici la première représentation connue de la Crucifixion, gravée sur une boîte en ivoire qui remonte à la Gaule du Ve siècle. Vous y voyez également la mort par pendaison de Judas, dont le visage est levé vers la branche qui le soutient. Et ici encore, sur ce reliquaire milanais du IVe siècle, ou là, un diptyque en ivoire datant du IXe siècle, Judas est pendu et il continue à regarder vers le haut !

 La chauve-souris voletait contre l’écran improvisé, à la recherche d’insectes.

 — Sur ce panneau des portes de la cathédrale de Benevento, Judas est représenté avec les intestins jaillissant de son corps éventré, ainsi que saint Luc, le médecin, l’a décrit dans les Actes des Apôtres. Ici, il meurt assailli par les Harpies, avec au-dessus de lui la face de Caïn dans la lune, et là il est peint par votre cher Giotto, à nouveau avec les viscères pendants. Et enfin, dans cette édition de L’Infemo datée du XVe, voici le corps de Pietro Della Vigna pendu à un arbre sanguinolent. Je n’ai pas besoin de souligner l’évidente similitude avec Judas l’Iscariote. » Mais dans son génie Dante se passait aisément de toute illustration : il est capable de faire parler Della Vigna voué aux Enfers avec le rythme heurté, les consonnes sifflantes péniblement prononcées, la voix étranglée de quelqu’un dont le cou serait encore pris dans la corde. Écoutez-le se décrire quand, avec d’autres damnés, il doit traîner sa propre dépouille pour la pendre à un buisson de ronces : »

Surge in vermena, ed in pianta silvestra : l’Arpie, pascendo poi delle sue foglie, fanno dolore, ed al dolor finestra.

Les traits habituellement pâles du docteur s’empourprent quand il recrée pour le Studiolo les râles étouffés du torturé. Sur l’écran, l’image de Della Vigna et celle de Judas éventré se succèdent en alternance.

Come l’altre verrem per nostre spoglie, ma non però ch’alcuna sen rivesta : chè non è giusto aver ciò ch’uom si toglie.

Qui le strascineremo, e per la mesta selva saranno i nostri corpi appesi, ciascuno al prun de l’ombra sua molesta. »

Ainsi, Dante donne un écho sonore à la mort de Judas dans celle de Pietro Della Vigna, tous deux punis des mêmes crimes de cupidité et de trahison. » Ahithophel, Judas, votre Pietro Della Vigna... Cupidité, pendaison, autodestruction, l’appât du gain aussi destructeur que le nœud coulant. Et que dit le suicidé florentin anonyme pleurant des larmes de sang sur son sort à la fin du canto ?

 Io fei giubbetto a me delle mie case. » Je me fis un gibet de ma propre demeure...

Une prochaine fois, vous aimerez peut-être évoquer le fils de Dante, Pietro. Très étonnamment, il est le seul auteur ancien à avoir établi le lien entre Pietro Della Vigna et Judas à propos du Chant XIII de L’Infemo. Je pense qu’il serait aussi intéressant d’explorer le thème de la morsure dans l’œuvre dantesque. Ainsi du comte Ugolin enfonçant ses dents dans la tête de l’archevêque, « là où le cerveau se relie à la nuque », et du Satan aux trois gueules broyant dans chaque paire de mâchoires Judas, Brutus et Cassius, tous traîtres, à l’instar de Pietro Della Vigna. Je vous remercie de votre bienveillante attention.

 Les érudits l’applaudirent avec enthousiasme de leurs paumes molles et parcheminées. Le docteur Ardent ne ralluma pas les lustres pour prendre congé d’eux un par un. Des livres empilés dans ses bras le dispensaient de leur serrer la main. En quittant la douce pénombre de la salle des Lys, ils semblaient encore envoûtés par cette évocation infernale.

Puis Ardent et Elias, restés seuls dans la grande salle, les entendirent rivaliser de commentaires dès qu’ils furent dans les escaliers.

— Pourquoi le Dante dont tu parles me fait penser à un Dante que je connais depuis huit siècles ? demande Elias amusé.

— Un parallèle, répondit Ardent en souriant et en retirant ses lunettes. Mais les deux se concordent selon les interprétations, et les deux sont immortels d’une certaine manière, n’est-ce pas ?

Elias plissa les yeux.

— L’un par ses vers, l’autre par son épée.

— Ou l’inverse, selon l’époque.

Les deux hommes éclatèrent de rire et se donnèrent l’accolade.

— Comment vas-tu crasseux ? demanda Dante sans cesser de sourire.

— Ça peut aller mieux, cela fait combien de temps Dante ? La dernière fois, c’était à Venise, pendant l’inquisition...

— Tu t’étais fait passer pour un prêtre. Encore.

— Et toi pour un peintre ! Tu te souviens de ce tableau ?

— Je t’en prie oublie cette histoire.

Les deux hommes firent quelque pas et Elias abandonna son sourire, il voulait dire quelque chose mais ne savait pas par quoi commencer, heureusement Dante avait cette capacité étrange de deviner ou de lire les pensées des autres. C’était peut-être du au fait qu’il était l’immortel le plus âgé qu’Elias connaissait.

— Et si tu me disais ce que tu viens faire ici ? dit Dante d’une voix douce.

Elias s’arrêta et le regarda dans les yeux.

— Hartmann fut tué à Londres il y a une semaine.

Dante ne laissa rien paraître, mais un muscle tressaillit à sa mâchoire. Elias connaissait ce signe, chez lui, c’était un hurlement… Hartmann était un vieux compagnon d’arme et Dante croisa les bras sans quitter le vide du regard, puis demanda avec gravité.

— Par qui ?

— Je n’en suis pas sûr, j’ai une piste mais j’ai besoin de preuves avant de me lancer contre ce type.

— De quelles preuves tu as besoin ? demanda Dante étonné.

— Je travaille pour Interpole, révéla Elias. Hartmann était un politicien avant tout, c’est pour ça que je suis lié par mon enquête.

Dante haussa un sourcil.

— Toi ? L’ancien condottiere devenu flic du monde moderne ?

— On s’adapte, dit Elias avec un sourire las.

— Mais tu connais le coupable.

— Oui…

Elias hésita, comme s’il s’apprêtait à profaner un secret.

— Tu connais un immortel du nom de… Marcus Octavius ?

Dante soutint son regard un moment, puis détourna les yeux, comme s’il tentait de contenir quelque chose d’enfoui depuis longtemps.

— Oui… je le connais.

Il marqua une pause. Un silence chargé de souvenirs pesants s’installa.

— Je crois que personne ne connaît vraiment Marcus. On le subit.

Elias attendit sans rien dire.

— C’était un général romain. L’un des plus brillants de son temps… et des plus impitoyables. Même les légionnaires sous ses ordres murmuraient son nom comme une malédiction. J’ai cru comprendre qu’il serait né à Tarente, bien avant que Rome ne soit qu’un projet sur la langue d’un berger.

— Alors il était là avant Rome… murmura Elias, songeur.

— Il n’a pas vu Rome. Il l’a bâtie. Il a servi sous Romulus, vu les rois étrusques tomber, assisté à la naissance de la République. Il s’est battu comme légionnaire, puis centurion, puis imperator sous Tibère. On pourrait dire qu’il n’a pas seulement traversé l’Histoire… il l’a creusée à mains nues. République, Empire, chute, résurgence — Byzance, l’Église, la féodalité… Marcus s’est coulé dans chaque forme comme un esprit dans ses amphores.

Dante fit quelques pas, le regard perdu vers les voûtes sombres du Palazzo.

— Quand il est devenu immortel, il a simplement… continué. Les empires se sont effondrés. Les dieux sont morts. Pas lui.

Il se retourna vers Elias.

— Il porte un empire dans sa tête comme d’autres portent une croix. Il croit que la paix ne vient que par la soumission à un ordre absolu. Pas la paix des faibles… la paix du glaive et du silence.

— Mais c’est quoi son but ? demanda Elias, la voix plus basse.

— La reconstruction perpétuelle, dit Dante, le regard plus dur. Depuis sa première mort, Marcus s’est attaché à chaque grande puissance qu’il pensait digne d’être l’héritière de Rome. Non pas comme un parasite… mais comme un gardien du feu sacré. Il a servi Rome, puis Byzance, le Saint-Empire romain germanique, Napoléon, l’Angleterre impériale, la Prusse, même le IIIe Reich brièvement — et avec mépris. Puis les États-Unis durant la guerre froide.

Elias fronça les sourcils.

— Pourquoi ? Tous ces régimes se contredisent.

— Pas pour lui. Ce ne sont que des esquisses, des brouillons. Ce qu’il veut… c’est rebâtir Rome. La pure. L’universelle. L’Empire unique, qui réunirait les peuples sous un idéal de force, de loi, et de beauté. Pas une utopie. Une conquête. Une œuvre de pierre et de sang.

Dante s’interrompit, regarda Elias longuement.

— S’il est de retour… alors quelque chose se prépare.

Il baissa la voix.

— Marcus ne bouge jamais sans dessein. Et s’il a levé la tête… c’est qu’il voit déjà les ruines d’un monde à venir.

— Il dirige une multinationale du nom de Trust Imperial Banks, dit Elias en hochant la tête. Elle est dans le collimateur d’Interpol : trafics d’armes avec des dictatures de l’Est, financement occulte de régimes africains… rien d’officiel, bien sûr, mais assez pour qu’on garde les satellites braqués sur lui.

Dante acquiesça lentement, les bras croisés.

— Si tu comptes détruire son empire par les voies humaines… tu n’y arriveras pas. Il est bien trop protégé, enraciné, patient.

Il marqua une pause.

— Mais si tu le défies en combat singulier… il acceptera. Il respecte les règles. Enfin… si tant est qu’on puisse dire qu’il respecte quoi que ce soit d’autre que lui-même.

— Génial ! s’exclama Elias avec un sourire bravache. Il me reste plus qu’à aller le provoquer et le décapiter moi-même, qu’est-ce que t’en dis ?

— Ne plaisante pas ! le coupa Dante d’un ton tranchant.

Il s’était figé, la mâchoire contractée.

— Hartmann était une fine lame. Il connaissait les arcanes du combat comme peu d’entre nous. Et pourtant, face à Marcus… il n’a pas tenu.

Elias leva les mains, apaisant.

— Je sais… je le connaissais aussi. Il m’avait même appris des bottes que je ne maîtrise toujours pas aujourd’hui.

Il soupira, baissa les yeux.

— Hartmann était un maître. Et c’est pour ça que je ne peux pas laisser Marcus continuer.

Un silence lourd s’abattit, puis Dante s’avança d’un pas.

— Alors entraîne-toi, Elias. Prépare-toi comme si tu allais combattre un dieu. Parce que Marcus Octavius ne se bat pas pour tuer. Il se bat pour imposer son monde.

Elias garda le silence un instant, le regard fixé sur un point invisible dans la pénombre de la salle.

— À Interpol, on m’a appris à exploiter toutes les ressources disponibles, mon ami. J’en ai une... mais je sais que tu ne vas pas aimer.

Dante arqua un sourcil, intrigué.

— C’est gentil de me prévenir. Et quelle est donc cette fameuse ressource que tu gardes cachée ?

Elias plongea son regard dans le sien, grave.

— J’ai mis la main sur le journal intime de Darius.

Dante cligna des yeux. Le nom seul suffisait à imposer un respect silencieux.

— Des siècles auparavant, écrivit-il, un immortel lui rendit visite à Saint-Julien-le-Pauvre. Une âme torturée, brisée par le poids de ses crimes, en quête de rédemption... ou au moins de paix. Darius l’écouta. Il l’écouta longtemps. La confession fut si profonde, si douloureuse, que même lui — Darius ! — en resta bouleversé. Quand il comprit qui était cet homme, il écrivit avoir ressenti un mélange de tristesse et de terreur.

Dante ne disait rien. Son visage s’était refermé.

— Il l’aida, du mieux qu’il put. Mais cet immortel partit au bout de quelques jours. Darius ne le revit jamais.

— Et qui était cet immortel ? demanda Dante dans un souffle, la voix chargée d’appréhension.

Elias ferma les yeux.

— C’était… le Kurgan.

Dante resta silencieux. Une lueur étrange passa dans ses yeux, à la fois surprise, douleur… et une ombre plus ancienne encore.

Le Kurgan…

Il murmura le nom comme on prononce une malédiction oubliée. Puis il se détourna d’Elias, marchant lentement vers les vitraux assombris de la salle, les mains jointes dans le dos.

Et c’est lui, ta ressource cachée ?

S’il a changé, il pourrait nous aider contre Marcus.

Elias… fit Dante, sidéré. Tu ne connais pas cet homme. Je ne te parle pas de la légende… mais de ce qu’il est vraiment. Les autres tueurs, les collecteurs de têtes… ils ont une vision. Une stratégie. Ils voient chaque combat comme une ascension. Le Kurgan, lui… il tuait pour tuer. Pour la destruction. Pour entendre le cri, pour sentir le sang chaud.

Elias frissonna. Il sentait la tension dans la voix de Dante, comme une vibration ancienne.

Il est venu du Nord. Des steppes. D’un âge avant le tien. Il était plus qu’humain. Il était… un démon. Personne ne sait combien il en a tué. Certains disent qu’il a pris plus de têtes que de rois n’ont été enterrés depuis le début de l’histoire.

Tu l’as combattu ? demanda Elias, à voix basse.

Dante ferma les yeux, longuement, et son visage sembla se charger de siècles.

C’est le meilleur combattant que j’aie jamais vu. Il n’est pas simplement fort. Il est… inévitable. Il a ce don, Elias. Ce don terrible — de faire sentir à son adversaire qu’il est déjà mort. Quand il te regarde, tu sais, dans tes tripes, que tu ne survivras pas. Et rien, rien ne peut inverser cela.

Un silence oppressant tomba dans la pièce.

Ce n’est pas seulement sa force. C’est cette peur qu’il sème avant même que l’épée ne sorte du fourreau. C’est cette certitude glacée… qu’il va t’avoir.

Dante se perdit un instant dans une réminiscence, puis secoua lentement la tête.

Et toi… mon ancien disciple… tu veux t’allier avec lui contre Marcus ? Tu veux pactiser avec le diable ?

Je crois en Darius. Je sais qu’il l’a aidé. Et s’il a changé… alors on pourrait avoir à nos côtés le seul homme capable d’abattre un autre monstre.

Elias ! Il te tuera. Pas par nécessité. Par nature. Sans effort. Et sans remords. Pour l’amour de Dieu, ne commets pas cette folie.

Dante, dit Elias d’une voix calme mais implacable, le diable est en train de renforcer son royaume. Et si pour le combattre il me faut un autre diable… alors j’irai jusqu’au bout. Avec toi. Ou sans toi.

Un silence pesant s’installa entre les deux hommes. Elias soutenait le regard de Dante, sans ciller. L’instant semblait suspendu, comme si le temps lui-même retenait son souffle.

Puis, sans un mot de plus, Elias tourna les talons.

Ses pas résonnaient sur la pierre ancienne, écho d’une décision irrévocable. Lorsqu’il atteignit le seuil de la grande salle, il s’arrêta une dernière fois et jeta un regard en arrière.

Je ne cherche pas ton approbation, Dante. Juste ta compréhension.

Dante ne répondit pas. Il restait debout, les traits fermés, presque statufié par l’ombre d’un passé trop lourd.

Elias hocha la tête, doucement, comme s’il saluait un maître ou un frère d’armes pour ce qui pourrait être la dernière fois. Puis il disparut dans l’obscurité du couloir.

Quand le bruit de ses pas s’effaça, Dante resta seul au centre de la salle silencieuse.

Les vitraux filtraient une lumière grise et voilée. Il ferma les yeux. L’écho d’un cri ancien – peut-être le sien – remonta des profondeurs de sa mémoire. Il revoyait une plaine balayée par le vent, une silhouette massive aux yeux fous, un combat qu’il n’avait pas gagné… mais qu’il n’avait pas perdu non plus.

Tu n’aurais jamais dû revenir, murmura-t-il à l’adresse du Kurgan, à demi-voix.

Et il demeura là, immobile, tandis que les siècles, à nouveau, s’apprêtaient à s’entrechoquer.

***

San Francisco — Demeure de Garber Lynch. 08:30 du matin.

B-Ed chantonnait joyeusement en préparant la douzième crêpe. Un mois s’était écoulé depuis que Victor lui avait sauvé la vie, et depuis, le monde semblait un peu moins sombre. Bien sûr, le deuil de Christie était toujours là, tapi dans un coin de son cœur, mais avec le soutien de Victor, il respirait enfin à nouveau.

À la demande de ce dernier, il s’était installé dans la somptueuse demeure perchée sur les hauteurs de San Francisco. Le plus fou dans tout ça ? Victor lui avait même proposé de redevenir son agent et assistant. Cette fois, le "noir de Los Angeles", comme il se surnommait lui-même, ne laisserait aucun fantôme du passé gâcher sa nouvelle vie – ni son amitié avec Victor Kruger.

Ce dernier, concentré, était en train de peindre une poterie qu’il avait terminée la veille. Sa main glissait avec précision sur l’argile vernissée, traçant des courbes inspirées de motifs anciens – peut-être même plus anciens que la mémoire des hommes.

B-Ed le regarda, mi-amusé, mi-ému. Il admirait profondément Victor, et s’était juré de le soutenir, quoi qu’il arrive. Lui préparer le petit-déjeuner était sa manière de le lui rappeler.

Il dressa la table dans la cuisine : café fumant, omelette moelleuse, céréales croustillantes, crêpes aux myrtilles et jus de pamplemousse bien frais.

— Hé mon pote ! Tu veux bien venir faire plaisir à ton estomac ? lança-t-il avec entrain.

Victor esquissa un sourire, déposa délicatement son pinceau, puis observa un instant la spirale qu’il venait de tracer – un motif ancestral, presque sacré, gravé jadis sur des pierres oubliées. Puis il se leva, s’approcha de la table et regarda le festin.

— On dirait que j’ai bien fait de parier sur toi, dit-il d’une voix douce.

— Eh ouais, mon pote, le bon vieux B-Ed a encore des tas de choses à faire découvrir à ce globe. Et d’ailleurs, j’ai reçu pas mal de messages pour des vernissages. Je te les montrerai plus tard.

— D’accord, mais cette fois…

— Ouais, ouais, je sais : tu veux plus participer aux soirées et à toutes ces conneries mondaines. Je gère mec, t’en fais pas. Les clients, les galeries, les journalistes, je m’en occupe.

— Merci, Billy…

— Hé ! répondit B-Ed, les yeux brillants. J’oublierai jamais ce que t’as fait pour moi. Alors repose-toi, mange tranquillement ton petit-déj, et laisse-moi gérer le reste, ok ?

— D’accord… mais tu vas manger avec moi, dit Victor, faussement sérieux. J’arriverai jamais à finir tout ça tout seul.

— Pas question, amigo ! Vu le gabarit que tu traînes, t’as besoin de bouffer deux fois ton poids. Allez, fais pas ta chochotte, bouffe-moi cette troisième crêpe.

Ils éclatèrent de rire, et pour un moment, le monde sembla presque paisible.

La sonnette retentit dans la maison baignée de lumière. B-Ed, qui était en train de siroter son jus de pamplemousse, se leva en râlant à moitié.

— Toujours quand j’m’apprête à m’asseoir…

Il se dirigea vers là la porte et l’ouvrit… et resta figé.

Devant lui se tenait une femme élégante, dans un tailleur crème aux lignes sobres mais parfaitement coupées. Ses cheveux roux encadraient un visage lumineux, et ses yeux bleus étaient vifs. Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres en voyant la réaction de B-Ed.

— Bonjour. Je suis Siena Callahan. Est-ce que monsieur Victor Kruger est là ?

— Euh… ouais. Oui. Attendez deux secondes, je vais le chercher, dit B-Ed, presque bafouillant, puis il se retourna dans la maison : — VIC ! Y’a une dame canon à la porte ! Et elle a ton nom sur les lèvres, mec !

Le sourire de Siena s’élargit et B-Ed s’écarta pour la laisser entrer, ce qu’elle fit en lançant un regard circulaire. Victor apparut, et son regard s’éclaira en la voyant. Il ralentit le pas naturellement, comme si le temps venait de s'étirer un peu. Sa chevelure, rousse, dénouée, brossée avec soin, nuage rouge et vaporeux de mèches frisottées qui retombaient librement, encadrant son visage délicat. Ce seul changement lui conférait un charme surprenant. Pour seul maquillage, le rouge foncé qui ornait à présent ses lèvres pleines. Elle était parfumée d’un trait de lilas qui changeait agréablement de ces essences de musc à la mode et que Victor n’appréciait guère.

— Pour une surprise, dit-il d’une voix douce.

— Agréable j’espère, Victor. Répliqua-t-elle en le gratifiant de son plus beau sourire.

— Bien entendu.

— Je sais que je débarque un peu à l’improviste. Mais j’étais dans les parages pour le gala de la fondation Arcanum ce soir. Et… je me suis dit que j’aimerais beaucoup que vous veniez avec moi. En tant qu’artiste… ou peut-être en tant qu’ami ?

Un silence léger et doux flotta entre eux, comme suspendu à ce mot simple : ami. Victor esquissa un sourire, pencha légèrement la tête.

— J’ignore lequel des deux honneurs serait le plus flatteur.

Siena rit doucement, presque soulagée qu’il réponde avec cette chaleur discrète qui l’avait charmée dès le premier soir.

— Alors, puis-je espérer vous enlever à vos pinceaux pour une soirée ? Je vous promets que vous ne regrettez pas.

B-Ed, qui observait la scène en coin, haussa les sourcils avec un sourire complice.

— Mec, si tu dis non, je te vire de ta propre maison.

Victor le regarda avec biais mais amusé, puis se tourna vers la jeune femme.

— J’accepte volontiers votre invitation

— J’en suis ravie, répondit Siena, rayonnante. J’enverrai mon chauffeur vous prendre à vingt heures.

— Sans faute.

Elle fit demi-tour, laissant derrière elle un parfum discret et une promesse suspendue. Victor referma la porte lentement, son regard encore accroché à l’instant.

— Wo putain, dit B-Ed avec un petit sifflement. J’en connais un qui va passer une soirée d’enfer, et en plus par une milliardaire aussi canon que jolie.

Victor sourit doucement, mais détourna les yeux et regarda un instant le vide. B-Ed cessa de sourire, et le regarda inquiet.

— Hé ! Qu’est ce qui y a mec ?

— Je ne sais pas… murmura Victor tristement. C’est juste que… c’est encore trop tôt.

— Ecoute mon pote, dit B-Ed avec un sérieux qui l’étonna lui-même. Je sais que toi et la femme flic vous vous lanciez des yeux doux, et sans savoir ce qui se passait entre vous puisque je n’étais pas là, t’as reçu un coup de marteau dans le cœur. Mais la vie reprend son droit amigo. Il y a une femme superbe qui est venu jusqu’à chez toi pour t’inviter à diner, alors moi je te dis de foncer et de vivre ta vie, parce que tu l’as mérité.

Victor le regarda avec affection. C’était fou, parfois, de voir tant de sagesse venir d’un mortel plus jeune que lui.

— Tu penses que je devrais y aller ?

— Plutôt deux fois qu’une, ouais. Dit B-Ed en souriant a pleine dent.

Sans vraiment s’en rendre compte, l’image de Rebecca s’estompa. Et Victor fit ce qu’il savait faire mieux que quiconque depuis des siècles : avancer. Cette fois, avec un sourire.

 

***

 

Rebecca Alvarez enchaînait les séries de tractions avec une détermination farouche. Chaque muscle de ses bras se tendait, chaque goutte de sueur glissait sur son front, témoignant d’un effort sans relâche. Le gymnase du commissariat résonnait du bruit sourd des poids qu’elle soulevait, du claquement sec de ses pieds sur le tapis, du martèlement régulier de ses poings contre le sac de frappe usé. Elle ne comptait plus les minutes ni les douleurs ; seul comptait ce besoin viscéral de se vider la tête, de transformer sa colère et sa frustration en puissance brute. Elle voulait être prête à tout, prête à affronter non seulement les criminels, mais aussi le vide qui lui creusait le cœur depuis que Victor s’était éloigné.

Elle frappa, tourna sur elle-même, et lança un coup de poing sec dans une attaque de karaté parfaitement exécutée. Puis elle pivota, frappa le sac d’un puissant coup de pied circulaire en grognant d’effort et de rage. Elle l’avait jugé, oui, elle l’avait jugé comme tous ces connards qui la trouvaient trop masculine, trop brutale. Elle, qui s’était construit cette carapace de femme forte parce qu’aucun homme n’avait jamais eu les tripes de l’accepter telle qu’elle était : avec ses failles, son caractère, ses colères et ses élans. Et voilà qu’elle rencontre enfin un homme qui la touche vraiment… et il fallait que ce soit un ancien commando russe reconverti en potier. Un putain d’enfoiré de potier qu’elle avait vu se battre… et tuer. Et quand elle avait entrevu un pan de son passé, aussi sombre que sanglant, elle avait eu peur. Pour la première fois de sa vie.

Comment pouvait-il paraître si serein, si hors du temps, alors qu’elle se battait chaque jour contre ses propres démons ? Elle repensait à leurs échanges, à ce mystère qu’il gardait, à cette distance qu’elle sentait grandir entre eux. Était-elle assez forte pour percer cette armure ? Pour comprendre ce qui l’animait vraiment ? Elle serra les dents. Les larmes menaçaient de brouiller sa vision, mais elle les repoussa. Son entraînement était devenu bien plus qu’un simple exercice physique : c’était une guerre contre la douleur, contre l’incertitude, contre elle-même.

— T’as connu pire. T’as traversé l’enfer, alors pourquoi… pourquoi il t’a touchée comme ça ?

Parce qu’il a vu en toi ce que personne n’a jamais su voir, répondit une voix intérieure. Et toi, comme une conne, tu l’as repoussé.

— Mais je voulais lui dire que j’étais désolée… mais il était parti.

Arrête. Tu sais où il habite. Pourquoi tu n’y es jamais allée ?

— J’avais d’autres choses à faire, répliqua-t-elle, frappant le sac plus fort. Le capitaine et plusieurs collègues ont été arrêtés, y’avait le FBI, les affaires internes, les convocations, le procès. J’avais pas une minute.

Et pourtant, tu aurais pu l’appeler. Passer le voir. T’excuser. Mais non. Tu préfères jouer les dures et cogner un sac. Parce que t’as la trouille, Rebecca Alvarez. T’as peur d’admettre que t’as merdé.

— Merde ! hurla-t-elle en assénant un dernier coup de pied, envoyant le sac valser plus loin.

Elle s’immobilisa, haletante, les bras ballants, le regard fixé dans le vide. Son souffle court trahissait autre chose qu’un simple effort physique. Elle ferma les yeux et tenta de chasser l’image qui s’imposait à elle : Victor. Sa voix grave. Son regard sombre. Ce regard qui la voyait comme personne ne l’avait jamais vue. Qui la traversait comme si elle n’était qu’une note dans une symphonie qu’il jouait depuis des siècles.

— Fais chier… murmura-t-elle.

La porte du gymnase s’ouvrit dans un grincement, et une silhouette familière apparut dans l’embrasure. Kelly Swallow, la médecin légiste au franc-parler et au cœur immense, resta un instant sans bouger, observant Rebecca, toujours figée, le regard perdu et les poings crispés.

— Wow. On dirait que t’as démembré trois suspects et ruiné ton sac de frappe, dit-elle en s’approchant doucement. T’as l’air de vouloir exploser quelqu’un… ou toi-même.

Rebecca ne répondit pas. Elle essuya la sueur de son front avec la serviette accrochée à sa hanche, sans croiser le regard de Kelly. Ses épaules se soulevaient encore sous l’effet de l’effort, mais il y avait dans sa posture quelque chose de brisé.

Kelly s’arrêta à quelques pas, bras croisés, la tête légèrement inclinée.

— D’accord. Ça va pas. Et je te connais assez pour savoir que quand t’es dans cet état, y’a pas que les affaires internes ou une enquête foireuse derrière. Alors vas-y. Crache.

Rebecca secoua la tête, un petit ricanement amer au bord des lèvres.

— J’ai rien à cracher.

— Rebecca… tu portes ton cœur sur les poings. Et là, tu viens de l’étaler contre ce sac comme s’il t’avait trahi.

Elle se retourna brusquement vers Kelly, les yeux brillants de colère refoulée.

— Et alors ? J’ai pas le droit de me défouler un peu ? Tu veux faire un rapport ? M’envoyer chez le psy du service ?

— Tu sais très bien que non. Je veux juste pas que tu t’écroules toute seule dans ton coin. T’as l’air d’avoir pris un sale coup… au cœur.

Rebecca détourna les yeux, déglutit difficilement. Un silence s’installa, pesant. Puis elle murmura :

— J’ai rencontré quelqu’un. C’était pas prévu. Pas censé me toucher à ce point. Et maintenant… c’est le bordel.

Kelly haussa les sourcils, franchement surprise.

— Attends. Toi ? Une histoire de cœur ? C’est le moment où je vérifie que t’as pas de fièvre ?

— C’est pas une putain d’histoire de cœur. C’est… c’est compliqué.

— Laisse-moi deviner. Il est dangereux, mystérieux, et tu te demandes s’il te fait plus peur qu’il te fascine ?

Rebecca leva un sourcil. Kelly haussa les épaules avec un demi-sourire.

— J’ai pas passé dix ans à disséquer des corps sans apprendre à lire les vivants.

Rebecca laissa échapper un rire bref, fatigué. Elle s’assit sur un banc, enfin. Les épaules basses, la serviette sur la nuque.

— Je l’ai envoyé chier. J’ai eu peur. J’ai trouvé des trucs… sur lui. Et j’ai paniqué. Maintenant, il est parti. Et moi, je m’épuise à cogner dans du cuir.

Kelly s’approcha, posa une main sur son épaule.

— Écoute. Peu importe qui c’est ou ce qu’il a fait. Ce qui compte, c’est ce que toi tu ressens, là, maintenant. Si t’as peur, c’est que ça compte. Et si ça compte, t’as encore une chance de réparer.

Rebecca inspira lentement, sans rien dire.

— Mais faut que tu sortes de ta tête, ma belle. Que tu parles. Que tu respires. Parce qu’à cogner toute seule dans le noir, on finit par taper à côté de ce qu’on veut vraiment.

Rebecca hocha lentement la tête. Pas un mot, mais un poids semblait s’être un peu allégé.

Kelly lui tendit une bouteille d’eau.

— Bois, badass. Et quand t’es prête, on parle. Ou on se commande un whisky. Ou les deux.

Rebecca esquissa un sourire. Infime, mais réel.

— Merci, Kelly.

— Toujours là pour ma guerrière à cœur brisé.

Puis elle ajouta :

— T’as cinq minutes pour souffler, pas une de plus. Le nouveau capitaine veut nous voir dans la grande salle. Il parait que c’est “prioritaire”.

Kelly lançait ça en croisant les bras, adossée à la porte du vestiaire, tandis que Rebecca, toujours assise sur le banc, la regardait avec un mélange de fatigue et d’agacement.

— Génial. Je sue comme un bœuf et maintenant faut que je fasse la belle devant un type qui veut redorer son insigne.

— Ce sont ses mots, pas les miens. “Redorer le blason du SFPD.” Il est du genre à citer Churchill devant un distributeur de café.

Rebecca se releva, étira ses bras endoloris, puis attrapa sa serviette.

— Donne-moi dix minutes. Douche comprise.

— Huit. Allez, hop.

Quelques minutes plus tard, Rebecca rejoignait la grande salle du commissariat, fraîchement douchée, les cheveux encore humides. Elle portait une chemise sobre mais impeccable, rentrée dans un jean foncé. Elle retrouva Kelly parmi la dizaine d’agents déjà présents, dispersés sur les sièges installés face à l’estrade.

— O’Keef est là-bas, lui dit Kelly à voix basse en désignant un homme massif au visage fatigué, accoudé à l’un des piliers.

Rebecca hocha la tête. Son ancien partenaire. Fidèle au poste. Il lui fit un signe de tête qu’elle lui rendit brièvement.

À cet instant, deux hommes pénétrèrent dans la salle. Le premier, en uniforme impeccable, portait la nouvelle casquette de capitaine du SFPD : droiture militaire, mâchoire serrée, regard d’aigle. Le second, à ses côtés, contrastait nettement. Grand, sec, en costume noir trois-pièces à la coupe soignée, chemise ivoire ouverte sur une gorge nue, sans cravate. Crâne parfaitement rasé, lunettes fines, gestes lents et précis. Il dégageait un calme glacial, presque clinique.

— Le capitaine Garrison, et… murmura Kelly.

— Je le connais pas, coupa Rebecca, en fronçant les sourcils.

Le capitaine prit la parole.

— Merci à tous d’être là. Comme vous le savez, la presse nous attend au tournant. Le SFPD a été sali par les récentes révélations, et certains voudraient nous voir à genoux. Nous n’avons qu’un moyen de répondre : l’action, et l’exemplarité.

Il se tourna légèrement vers l’homme au crâne lisse.

— Je vous présente Julius Wolken, procureur fédéral, patron du défunt agent Everett Wheeler, et partenaire de confiance du bureau du gouverneur. Il a toute notre attention.

Wolken s’avança. Sa voix, basse mais tranchante, s’éleva comme une lame.

— Everett Wheeler n’était pas seulement un agent. Il était l’un des rares à comprendre que certaines affaires ne rentrent pas dans les cases. Et l’homme qui l’a assassiné rôde encore librement. Je ne suis pas ici pour recevoir des condoléances, mais pour vous mettre face à votre responsabilité : retrouver son assassin. Rapidement. Méthodiquement. Et sans bavure.

Son regard balaya la salle. Il s’arrêta une fraction de seconde sur Rebecca, mais ne dit rien.

— Si le SFPD veut se relever, c’est avec une enquête brillante. Solide. Symbolique. Et c’est cette enquête. Wheeler savait trop de choses. Celles-là, je les ai en partie. L’autre moitié est morte avec lui. Je vous en donnerai juste assez pour avancer. Pas plus.

Rebecca croisa les bras, fixant cet homme avec une méfiance instinctive. Il émanait de lui une intelligence froide, celle de ceux qui tirent les ficelles depuis l’ombre et manipulent la vérité comme une arme.

Wolken reprit, toujours imperturbable :

— Vous êtes désormais la pointe avancée d’une opération de réhabilitation. Faites en sorte qu’on se souvienne de vous comme ceux qui ont vengé Wheeler. Pas comme ceux qui ont laissé tomber un des leurs.

Le silence se fit à nouveau dans la salle, pesant comme un couvercle de plomb. Julius Wolken s’apprêtait à tourner les talons quand la voix sèche et claire de Rebecca Alvarez fendit l’air :

— Dites-moi… ce que votre ami faisait avec une épée qui date d’Autant en emporte le vent ?

Un léger ricanement parcourut la salle, vite étouffé. Mais Wolken s’arrêta net, dos à l’assemblée. Son corps resta immobile une seconde… puis il pivota lentement. Son regard alla se fixer droit dans celui de Rebecca.

— Agent Alvarez, c’est bien cela ? dit-il, d’un ton lent et poli.

— Lieutenant Alvarez, corrigea-t-elle sans ciller.

Wolken la détailla brièvement, puis répondit d’un ton presque las :

— L’arme que vous mentionnez est une lame française, XVIIIe siècle, conçue pour les duels. Un cadeau, de ce que je sais. Elle ne figure dans aucun registre parce qu’Everett avait ses propres gouts… disons… non-conventionnelles.

Rebecca ne lâchait rien. Elle plissa légèrement les yeux, sa voix se fit plus tranchante :

— Ce genre de cadeau, c’est pas pour ouvrir du courrier. Surtout quand on meurt décapité avec.

Un murmure monta dans la salle. Le capitaine Garrison lança un regard d’avertissement, mais Wolken leva une main pour faire taire toute intervention.

— C’est vrai. Et c’est précisément pour cela que je suis ici, capitaine. Parce que l’homme qui l’a tué… savait parfaitement ce qu’il faisait. Et parce que Wheeler était l’un des seuls à pouvoir le comprendre.

Il marqua une pause, se pencha légèrement, comme s’il confiait un secret :

— Vous trouverez son assassin… seulement si vous êtes prêts à envisager que certaines vérités ne se trouvent pas dans vos manuels de droit pénal.

— Vous parlez de quoi, là ? Des fantômes ? Des sociétés secrètes ? Ou juste de mecs riches avec de très longues rancunes ? lança Rebecca, les bras croisés, le ton volontairement provocateur.

Wolken sourit. Un sourire fin, presque amusé.

— Toutes vos options sont intéressantes, lieutenant Alvarez. Creusez dans toutes. Et surtout… tenez-moi informé.

Puis il redressa ses manches, fit signe au capitaine Garrison, et quitta la pièce sans un mot de plus, comme un maître quittant son échiquier.

Rebecca, elle, resta droite, l’adrénaline encore dans les veines. Mais au fond d’elle, quelque chose avait basculé. Ce type n’était pas seulement un bureaucrate venu laver l’image d’un service : il savait. Peut-être même qu’il manipulait.

— Merde… souffla-t-elle à mi-voix.

À côté d’elle, Kelly Swallow murmura :

— Je sais même pas ce qui me fout le plus la trouille : l’assassin… ou ce procureur chauve avec sa voix de croque-mort.

Rebecca acquiesça lentement.

Alors que Julius Wolken s’éloignait dans un bruissement de costume, escorté par le nouveau capitaine et deux assistants du procureur, Rebecca demeura figée, les bras croisés, encore troublée par le ton solennel de son discours. Le silence de la salle de réunion pesait comme un couvercle de plomb sur les épaules de tous. Puis, du coin de l’œil, elle vit O’Keef lui faire un discret signe de la main. Il était resté en retrait, les traits fermés, le regard grave.

Elle s’approcha, et il attendit qu’ils soient à bonne distance des oreilles indiscrètes pour parler.

— J’crois que tu dois voir ça, dit-il à mi-voix.

— Voir quoi ? grogna-t-elle, encore sous tension.

Il jeta un coup d’œil aux alentours, puis sortit un vieux téléphone portable de sa veste, un modèle à clapet usé jusqu’à la charnière. Il tapota nerveusement l’écran avant de le lui tendre.

— C’est l’ancien téléphone de Wheeler. Je l’ai récupéré dans ses affaires avant que les agents fédéraux embarquent tout. Personne ne sait que je l’ai.

Rebecca fronça les sourcils, méfiante. Elle prit le téléphone et regarda l’écran. O’Keef avait ouvert l’application photo. Il y avait une série de clichés, pris de loin, en plan discret. Plusieurs montraient un homme grand, vêtu d’un long manteau sombre, sortant d’un bâtiment. Une autre série le montrait de profil, marchant dans une ruelle, visiblement sans se savoir suivi.

Rebecca sentit son estomac se contracter violemment.

— Non... murmura-t-elle.

Elle agrandit une image. L’éclairage était faible, mais les traits étaient sans équivoque. Ce visage, ce port altier, cette silhouette... c’était Victor. Quelques heures avant la mort de Wheeler.

— Wheeler le suivait ? demanda-t-elle, la gorge serrée.

— C’est ce que je crois, dit O’Keef en se passant une main sur le visage. Il avait noté des trucs aussi… Des fragments, dans son carnet. Des noms : « Kruger ». « Interdit ». Et une phrase bizarre : « Pas humain ? ».

Rebecca resta un long moment silencieuse. Elle fixait l’écran sans le voir, figée. Une décharge glacée courut dans son dos. Son cœur battait vite, trop vite.

— Putain… il a menti. Il m’a regardée dans les yeux et il a menti…

O’Keef la regarda sans rien dire. Il voyait bien que quelque chose de personnel était en jeu. Il n’avait jamais vu Rebecca Alvarez vaciller comme ça.

— Tu le connais, pas vrai ? demanda-t-il doucement.

Elle ferma les yeux un instant. Puis murmura, la mâchoire crispée :

— Pas autant que je croyais.

Un long silence s’installa. Puis elle rendit le téléphone, les traits durcis.

— Tu me laisses faire, O’Keef ?

Il hocha la tête.

— Ok, mais va pas te perdre dans cette histoire, Beck. Ce type… il a l’air de foutre le feu là où il passe.

Elle esquissa un sourire sans joie, et répondit :

— J’ai pas peur du feu, Miles. C’est dans les cendres que je suis née.

Et elle quitta la pièce, le pas déterminé, le regard brûlant d’une nouvelle résolution.

*

Victor Kruger observait la salle d’un regard tranquille. Il aurait pu passer pour un homme d’affaires discret, un collectionneur privé, ou un diplomate retiré. Il ne se fondait pas dans la foule : elle s’écartait d’elle-même. Sa présence était une force sourde, qui n’avait besoin ni de mots ni de gestes.

À son bras, Siena Callahan attirait tout autant l’attention, mais d’une autre manière. Elle ne luttait pas pour captiver. Elle s’imposait avec l’élégance assurée d’une femme qui connaissait le poids exact de chacun de ses regards. Archiviste en histoire de l’art, spécialisée dans les civilisations disparues, elle avait enseigné à Yale avant de préférer le terrain à l’estrade. Un accident de carrière ? Non. Une réorientation délibérée. Siena collectionnait les secrets mieux que les tableaux.

— Dites-moi, Victor, fit-elle d’un ton pensif en balayant la salle des yeux, avez-vous remarqué à quel point les masques sociaux sont plus fascinants que les véritables visages ?

Victor esquissa un sourire, son verre tournant entre ses doigts.

— Ils sont plus durables. Moins fragiles. Les vrais visages finissent toujours par se fissurer.

— Et pourtant, dit-elle en se tournant vers lui, le vôtre ne présente aucune faille. C’est presque… inhumain.

Il la fixa un instant, un éclair de surprise traversant son regard, aussitôt masqué par une neutralité parfaite.

— Vous me faites passer pour un vampire, murmura-t-il.

— Non. Eux ont au moins la décence d’avoir les crocs visibles. Vous, Victor, vous êtes… en retrait. Comme si vous étiez là sans vraiment l’être.

— Peut-être que j’observe.

— Ou que vous vous cachez, souffla-t-elle.

Il laissa planer un silence. Il aurait pu esquiver, mais Siena n’était pas de celles à qui l’on servait des banalités. Elle avait ce don rare de faire tomber les défenses, et cette manière douce de poser les questions qui dérangent.

— Et vous, Siena… vous cachez quoi, exactement ? Une dévotion secrète aux causes perdues ? Ou un goût pour les monstres élégants ?

Elle rit doucement, un rire qui avait le velours d’une confidence.

— Je suis fascinée par les survivants. Ceux qu’on ne peut pas dater, pas classer, pas oublier. Et vous en faites partie.

Victor arqua un sourcil.

— Vous me surestimez.

— Je ne crois pas. Vous n’êtes pas un homme banal. Vous maniez la céramique comme un moine zen, vous parlez grec ancien comme un universitaire… et pourtant, il y a chez vous une violence contenue. Une mélancolie ancienne. Comme si vous étiez né avant l’invention des horloges.

Il s’inclina légèrement, amusé.

— Vous m’analysez, docteur Callahan.

— Je vous devine, monsieur Kruger.

Il se tourna vers elle. Leurs regards se croisèrent, profonds, ambigus. Et dans cet instant suspendu, quelque chose se tissa — un lien fragile, indéfinissable. Pas de l’amour. Pas encore. Mais un magnétisme, sombre et irrésistible, comme si elle savait déjà ce qu’il était, sans pouvoir encore le nommer.

Puis, brisant cette tension :

— Et si je disparaissais, Siena ? Sans prévenir ?

Elle haussa les épaules avec grâce.

— Alors je ferais ce que je fais toujours avec les hommes qui fuient. Je les note dans mon carnet noir. Et je les oublie… lentement.

Il sourit, mais ce sourire ne monta pas jusqu’à ses yeux. Elle guida ensuite vers une table qu’elle avait réservée dans une salle privée.

La salle en question était vaste, avec haut plafond et poutres apparentes, la large cheminée s’étendait sur la demi largeur d’un mur. Les lumières étaient tamisées, l’atmosphère plutôt feutrée. Les tables largement espacées les unes des autres, offrant calme et discrétion. Une nappe violette recouvrait la leur, immaculée, avec deux verres à vin bombés, un autre pour l’eau, en cristal translucide, des couverts en argent et des serviettes monogrammées ; un couple de chandelles renforçait l’atmosphère d’intimité.

D’un commun accord, ils se passèrent d’apéritif. Après avoir détaillé la carte, Victor commanda des tomates fraîches servies en pétales avec des lamelles de parmesan et son ruisseau d’huile d’olive pressée à froid ; en plat de résistance, un veau au caramel façon Falkirk et du riz.

Siena opta pour les aumônières de thon rouge à la crème de ciboulette puis le méli-mélo d’entrecôte et de foie gras, accompagné de pommes de terre rissolées dans de la graisse de canard. Avec les plats on leur servirait des petits pains au maïs, au froment ou au blé noir, à peine sortis du four.

— Aimez-vous le vin ? demanda-t-elle.

— La Vodka, surtout.

— Alors choisissez, que je puisse juger de vos goûts.

— Hum, lourde responsabilité, dit Victor avant de se plonger dans la carte.

Il finit par faire son choix, se déterminant pour une Vodka Eristoff, troisième cuvée, qu’il demanda servi à température. Le serveur obtempéra après une courbette appréciatrice.

 — Parlez-moi un peu de vous, s’enquit Victor. Que faites-vous dans la vie ?

— Je suis ce que l’on appelle une riche héritière. Je vis de mes rentes. Ce qui m’a un jour fasciné c’était une statue en pierre blanche montrant une femme nue assise en réfléchissant, lorsque j’ai demandé comment s’appelait cette œuvre on m’a répondu « l’Ange songeuse » forgée par un artiste mystère : Garber Lynch. Et là je dois dire que j’ai cherché ses œuvres partout, des poteries, des vases, et même quelques tableaux, j’ai même acheté le « Rêve du jour » l’ors d’une vente en enchère.

La Vodka arriva enfin. Le serveur présenta la bouteille à Victor en faisant preuve d’une minutie religieuse. Victor goûta le breuvage, vérifia qu’il n’était pas bouchonné, puis opina son accord. Leurs verres servis, ils trinquèrent. Siena but une gorgée, la fit rouler dans sa bouche, en détailla minutieusement les arômes, le sourcil arqué.

— Alors, qu’en dites-vous ? demanda Victor, qui s’était livré à un manège semblable.

— Je m’avoue impressionnée et pourtant j’ai bu un certain nombre de grands crus. Je constate que vous êtes un homme de goût.

— Du moins en ce qui concerne le vin, oui.

— Et en matière de femmes, relança-t-elle du tac au tac, quel est votre genre ?

Victor lui adressa un sourire incertain :

— Les femmes intelligentes avant tout… Les femmes d’action… Les femmes franches.

— Passionnante réponse. J’espère avoir un jour l’occasion de creuser la question.

Le sourire de la jeune femme s’était fait troublant. Confortablement assise, elle faisait tourner son verre de vin devant elle, de manière à pouvoir observer chacune des nuances subtiles de la robe au rubis prononcé. De manière à pouvoir également contempler les traits minces et durs de l’homme aux cheveux noirs, mouvants dans la lumière des chandelles.


Le serveur s’éclipsa dans un silence professionnel, les laissant seuls avec les murmures du feu dans l’âtre et le léger tintement de la vaisselle dans la pièce voisine. Le parfum subtil de la cire chaude et du vin se mêlait à celui, plus minéral, de la pierre ancienne. Une atmosphère suspendue.

Siena posa lentement son verre, les coudes effleurant le bord de la nappe. Son regard s’attarda un instant de trop sur Victor, comme si elle cherchait à lire quelque chose en lui qu’il ne voulait pas montrer.

— J’ai lu que Garber Lynch ne signait jamais ses œuvres, dit-elle soudain, les yeux mi-clos. Il les laissait au monde comme des énigmes. Des messages codés que seuls les initiés pouvaient comprendre.

Victor croisa les doigts devant lui.

— L’artiste qui ne réclame pas la gloire n’est pas forcément humble. Il peut être en fuite… ou en guerre contre son époque.

— Vous parlez en connaissance de cause ?

— Peut-être.

Siena inclina la tête, amusée. Il y avait quelque chose dans cette conversation qui ressemblait à une danse. Pas une valse légère — plutôt un duel à l’épée, masqué par les bonnes manières.

— J’ai rencontré un seul homme dans ma vie qui me rappelait Garber Lynch, murmura-t-elle. Il avait cette même tension dans les mains. Comme si l’art était son seul moyen de ne pas éclater.

Victor ne répondit pas immédiatement. Il porta son verre à ses lèvres, but une gorgée lente, puis posa ses yeux sombres sur elle.

— Et vous ? Êtes-vous une femme à collectionner les fantômes ? Ou à les réveiller ?

Elle sourit sans ciller.

— Disons que j’aime comprendre les choses qu’on m’interdit d’approcher. Les gens, les histoires. Vous, par exemple. On sent que vous êtes… déplacé. Comme si vous apparteniez à un autre temps. Vous parlez peu de vous, et pourtant, chaque mot est ciselé. Vous dites aimer les femmes intelligentes, mais vous évitez leurs questions.

— Je réponds à celles qui en valent la peine, dit-il doucement.

Le premier plat arriva, interrompant leur duel verbal. Les tomates fraîches disposées comme une corolle écarlate, le parmesan déposé avec une délicatesse presque cérémonielle. Devant Siena, les aumônières de thon semblaient sortir d’un tableau impressionniste.

Ils mangèrent un instant en silence, chacun plongé dans ses pensées. Puis Siena reprit, plus doucement, presque comme une confession :

— J’ai vu votre visage, Victor, dans une revue d’art confidentielle. C’était il y a six ans. Un article sur un atelier de poterie en Ukraine, spécialisé dans la reconstitution des céramiques antiques. Il y avait une photo. Un homme dans l’ombre, mains couvertes d’argile. Même regard. Même silence dans les yeux.

Victor ne releva pas immédiatement. Il mâcha lentement, avala, posa calmement sa serviette. Puis, presque imperceptiblement :

— Vous avez bonne mémoire.

— Disons que je suis patiente.

Il hocha la tête, comme s’il venait d’accepter quelque chose qu’il ne pourrait plus reprendre.

— Vous ne cherchez pas seulement un artiste, n’est-ce pas ? Vous cherchez à comprendre ceux qui durent. Ceux qu’on croit oubliés.

— Oui, souffla-t-elle. Parce que le monde oublie trop vite. Et certains secrets… méritent d’être gardés vivants.

Victor resta immobile un instant. Puis, d’un ton bas :

— Et si je vous disais que les secrets ne demandent pas à être déterrés ? Qu’ils vivent très bien dans l’ombre ?

Siena se pencha légèrement vers lui, le regard brûlant d’une étrange intensité.

— Je vous dirais que j’ai passé ma vie à marcher dans l’ombre. Je commence à m’y sentir chez moi.

Ils en étaient à la fin du plat principal. La viande fondait en bouche, les saveurs se mêlaient aux lueurs chaudes du feu de cheminée, et la conversation s’était tue, comme si un accord tacite avait été passé : les mots, désormais, n’étaient plus suffisants.

Siena essuya le coin de ses lèvres avec lenteur, puis déposa sa serviette sur la table. Son regard ne quittait plus celui de Victor. Un silence s’installa — pas gênant, mais dense, chargé de tout ce qui n’avait pas été dit.

— Je ne suis pas très douée pour tourner autour du pot, dit-elle soudain, la voix douce mais directe. C’est un trait de famille, je suppose. Mon père m’a toujours dit que dans ce monde, ceux qui attendent que les choses viennent à eux terminent seuls… ou oubliés.

Victor leva un sourcil, intrigué.

— Je ne vous imagine pas souvent attendre.

— Non, confirma-t-elle avec un sourire en coin. J’observe. Je ressens. Et ensuite, je décide.

Elle se leva lentement, contourna la table en silence. Elle ne portait pas de talons bruyants, rien ne trahissait sa présence, à part ce parfum délicat, entêtant, qui montait en sillage derrière elle. Elle s’arrêta à quelques centimètres de lui, posa une main sur le dossier de sa chaise.

— Victor, dit-elle sans détour, je vous trouve troublant. Et rare. Je ne sais pas ce que vous cachez, mais je sais reconnaître un homme qu’on ne croise qu’une fois.

Elle se pencha alors, son visage tout près du sien. La lueur des chandelles faisait briller ses cheveux roux comme des braises.

— Embrasse-moi.

Ce n’était ni un ordre ni une supplication. C’était une invitation, offerte avec calme, comme une évidence. Comme s’il était tout naturel qu’après tant de tension contenue, la seule suite logique soit ce baiser.

Victor la regarda longuement. Son visage restait impassible, mais ses yeux trahissaient quelque chose : un doute, un souvenir… ou peut-être une peur. Une très ancienne peur.

— Siena…

— Si tu refuses, je comprendrai. Mais ne mens pas, murmura-t-elle. Pas à moi. Ce serait un gâchis.

Elle ne l’avait pas tutoyé avant. Ce glissement, soudain, rendait l’instant plus intime, plus dangereux aussi.

Victor ferma les yeux une seconde. Puis il se leva lentement, posa ses mains sur les bras de Siena. Il l’observa comme s’il cherchait à graver son visage. À vérifier qu’elle était bien réelle.

Et alors, sans un mot, il l’embrassa.

Ce fut un baiser lent, profond, sans hâte mais sans hésitation. Un baiser comme on n’en offre qu’une fois — ou comme ceux qu’on ne se permet que lorsqu’on a mille raisons de ne pas le faire… et qu’on le fait quand même.

Lorsqu’ils se détachèrent, elle avait les paupières mi-closes et un sourire presque attendri.

— Voilà, souffla-t-elle. Pas besoin de faire durer les choses inutilement.

Victor ne répondit pas. Mais quelque chose en lui avait changé. Comme si, pour la première fois depuis longtemps, une fissure s’était ouverte dans l’armure.

Le feu dans la cheminée crépitait doucement, projetant sur les murs des éclats orangés qui dansaient comme des ombres timides. Le restaurant, lui, était presque désert, la salle privée à l’abri des regards et des murmures. Il n’y avait plus de plats, plus de conversation. Juste eux deux, le silence, et cette étrange impression que le monde s’était rétréci jusqu’à n’être plus qu’un espace contenu entre leurs regards.

Siena se tenait debout, près de lui, ses doigts effleurant à peine le revers de sa veste. Elle avait cet air calme et souverain, comme si elle maîtrisait chaque seconde de ce qu’il se passait — et Victor, lui, se tenait immobile, les muscles tendus, conscient du moindre battement de son propre cœur.

— Tu n’es pas un homme facile à lire, souffla-t-elle, les yeux plongés dans les siens. Mais moi, je n’ai pas besoin de tout comprendre pour sentir ce qui est vrai.

Il voulut dire quelque chose, un mot peut-être pour la prévenir — ou se protéger — mais elle posa deux doigts sur ses lèvres.

— Chut. Tu parles comme un homme qui a trop vécu… ou trop perdu. Et je ne suis pas là pour remuer ce qui dort. Ce soir, je suis là. Toi aussi. C’est suffisant.

Elle s’empara de sa main avec une lenteur presque cérémonielle, comme si elle mesurait le poids du geste. Puis elle l’entraîna sans précipitation vers le fond de la salle, une porte dérobée ouverte sur une suite attenante. Victor hésita une fraction de seconde, le regard dans le vide — puis il la suivit.

La suite était sobre mais élégante. Rideaux de velours pourpres, lumières basses, parquet ancien sous un tapis berbère. Une chambre qu’on réservait sans doute à ceux qui voulaient dîner… autrement.

Siena s’assit sur le bord du lit, ôta d’un geste lent ses escarpins, puis croisa les jambes, le fixant avec une intensité déconcertante.

— Tu sais, Victor… la plupart des hommes jouent un rôle. Ils se donnent des airs, veulent impressionner, dominer. Mais toi, tu te caches. Et pourtant, ce masque que tu portes… il te va trop bien. Il est devenu toi. C’est ça qui est triste. Tu ne sais même plus si tu peux l’enlever.

Victor s’approcha. Il ne souriait plus. Il s’assit à ses côtés sans un mot. Leurs épaules se frôlèrent.

— Et toi, Siena, dit-il d’une voix basse, qu’est-ce que tu veux vraiment ?

— Te faire oublier ce que tu veux fuir. Juste pour une nuit. Juste assez pour que demain soit un peu plus léger.

Elle se pencha, lui caressa la nuque, doucement, et l’embrassa à nouveau. Cette fois, ce fut plus long, plus lent, leurs souffles s’entremêlant dans la pénombre. Elle glissa ses mains sous sa veste, la fit tomber sans hâte. Victor répondit à ses gestes avec une retenue troublante, comme s’il redécouvrait ce que c’était que de céder — et non de contrôler.

Et alors que leurs corps s’étreignaient, que leurs souffles se faisaient plus profonds, Victor sentit quelque chose céder. Un nœud invisible, ancien. Il se laissa porter, enveloppé par cette femme incandescente qui n’attendait ni promesses ni confessions, seulement une vérité fugace, charnelle, intense.

Dans la chambre baignée d’ombre et de chaleur, il n’y avait plus que deux âmes suspendues au bord de l’oubli.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Siena se réveilla au milieu de la nuit, Ses rêves avaient été agréables, son sommeil reposant. Elle s’étira et roula sur le côté pour observer l’homme qui partageait son lit. Elle écarta délicatement la mèche de cheveux qui cachait le front de son amant ; il poussa un soupir mais continua de dormir. Mais elle ne s’y trompait pas. Même en train de dormir, Victor restait un fauve aux aguets.

Oui elle l’avait vue désarmer les trois braqueurs, elle l’avait vue aussi convaincre le dernier de déposer son arme, ce jour-là il l’avait captivé. Et depuis ce jour il ne quittait plus ses pensées, elle avait admiré l’artiste, mais aujourd’hui elle découvrait l’homme, et n’était pas déçue. La couverture de Victor avait glissé pendant son sommeil, dévoilant le creux de sa hanche, la longueur musclée de sa jambe. Jamais, depuis des années, Siena n’avait eu autant envie d’un homme

Mais il y avait une chose qui l’avait intrigué, c’était ses cicatrices, il en avait partout. Anciennes et blanchies. L’une longeait son flanc droit, une autre serpentait sur son épaule gauche, et certaines sur son ventre et sa poitrine, il avait reçu des blessures mortelles, et chacune pouvaient le tuer, mais pourtant il était là, endormi à ses côtés paisiblement. Siena, bouche entrouverte murmura d’un souffle.

— Mon Dieu… Victor. Qui t’a fait ça ?

A sa grande surprise il répondit sans ouvrir les yeux.

— Des gens qui pensaient que j’étais un monstre. D’autres qui pensaient que j’étais un soldat. Parfois… j’étais les deux.

Elle se leva, nue, sans pudeur, sans gêne, comme si elle sentait que la tendresse valait mieux qu’un tissu et vint s’asseoir à califourchon sur ses fessiers. Elle posa ses mains sur lui, hésita, puis traça doucement du bout des doigts la ligne blanche sur son torse. Elle le fixa, les yeux embués d’une émotion qu’elle ne comprenait pas tout à fait, puis souffla, presque à elle-même :

— Je suis désolée...

Victor ne répondit pas et Siena commença à le masser. Ses doigts se révélaient vigoureux et adroits. Ils savaient pétrir ses muscles pour les amadouer, les détendre. La jeune femme trouvait les nœuds de tension, sans que Victor eût besoin de les lui indiquer, elle les faisait ensuite céder patiemment. C’était exactement le type de traitement dont son corps avait besoin pour se détendre. Victor finit par se laisser aller totalement, ses muscles cédant progressivement au traitement bienfaisant que lui prodiguait Siena.

Il ne pensait à rien d’autre qu’aux sensations éprouvées, et pour la première fois depuis longtemps, il se sentit en sécurité.

— Ou as-tu appris à faire cela ? Murmura-t-il.

Elle se pencha vers lui et lui embrassa la nuque et répondit d’un murmure :

— A l’instant même !

Siena n’avait jamais eu à toucher un corps aussi harmonieusement proportionné. Victor avait la peau très douce. Captivée par le dessin de ces courbes mâles, leur densité, elle reconnut cette chaleur familière se répandre dans son bas-ventre, inonder son bassin. Elle se savait moite de désir. Cependant, elle se refusa le moindre attouchement équivoque. Ils n’étaient qu’au début de leurs relations, et la jeune femme préférait prendre son temps avec Victor.

Les heures passèrent, et tous deux s’éveillèrent de bonne humeur.

Victor, déjà presque prêt, finissait de boutonner sa chemise tandis que Siena, au téléphone, enfilait ses escarpins. Elle croisa son regard et lui adressa un sourire tendre, complice. Puis, toujours en conversation, elle se redressa et lui tourna le dos, désignant d’un geste léger la fermeture de sa robe.

Victor s’approcha, remonta lentement la fermeture éclair, puis laissa ses doigts effleurer son épaule nue avec douceur. Siena se retourna vers lui, son téléphone toujours collé à l’oreille, et, sans interrompre son interlocuteur, lui envoya un baiser silencieux du bout des lèvres.

Elle raccrocha, puis se tourna vers lui en soupirant.

— J’ai une réunion importante avec mes conseillers et associés. À croire qu’ils font exprès de me gâcher ma matinée…

— Ça va aller. Je vais rentrer chez moi avant que B-Ed ne s’inquiète. Le connaissant, il m’a sûrement préparé un énorme petit-déjeuner.

Elle fit une grimace amusée, puis s’approcha de lui et l’embrassa fiévreusement.

— La prochaine fois, c’est moi qui te prépare ton petit-déjeuner, dit-elle en plongeant ses yeux dans les siens.

— Ou peut-être que ce sera moi, qui me lèverai plus tôt, pour te l’apporter au lit…

Elle éclata de rire, ravie, et l’embrassa à nouveau, plus tendrement cette fois.

— Tu me raccompagnes jusqu’à la voiture ?

— Sans problème, répondit-il avec un sourire qui fit fondre Siena.

Victor accompagna Siena jusqu’à l’entrée. Le soleil matinal filtrait entre les buildings de San Francisco, projetant des ombres longues sur l’asphalte. Devant le trottoir, une limousine noire attendait, sobre, luxueuse. Le chauffeur ouvrit la porte à l’approche de la jeune femme.

Siena se retourna vers Victor et, sans la moindre gêne, l’embrassa longuement. Un baiser empreint de gratitude, de désir, et peut-être déjà d’un attachement qui la surprenait elle-même. Elle remonta ensuite à l’arrière du véhicule et referma la portière d’un geste élégant. La limousine démarra doucement, s’éloignant dans le calme feutré du quartier.

Victor suivit des yeux le véhicule jusqu’à ce qu’il disparaisse au coin de la rue. Il s’apprêtait à rentrer lorsqu’une voix derrière lui, retentit, glaciale.

— Dites-moi que je rêve.

Il se retourna lentement. Elle était là, silhouette tendue, adossée à un lampadaire comme une panthère prête à bondir, les bras croisés, le regard noir.

— Je vois que les nuits de pleine lune te réussissent toujours aussi bien. Ajouta-t-elle en décroisant les bras et en faisant quelque pas vers lui.

Victor haussa un sourcil, sans paraître ébranlé. Il savait que ce moment finirait par arriver. Poussant un soupir il croisa les bras à son tour et affronta son regard sans frémir, il n’avait fait aucun mal et il ne savait pas pourquoi elle était là en train de le transpercer du regard ou en train de lui tirer dessus du regard.

— Salut à toi aussi Rebecca. Répliqua-t-il d’une voix douce.

— C’est qui celle-là ?

— Sans vouloir te vexer, Rebecca. Ça ne te regarde pas.

— Ça ne me regarde pas ? répéta-t-elle en écarquillant des yeux. Non mais putain… non mais… vas te faire faire foutre enfoiré ! s’écria-t-elle en se tenant les hanches. Y a un mois je t’aide à empêcher un complot qui date de la guerre froide, et toi tu disparais de cette putain de cabane dans les bois sans prévenir, tu m’évites depuis un mois sans m’appeler, et là je te retrouve en train de… rouler une pelle a une autre… après que j’ai risqué ma peau et ma carrière pour toi, et tu oses gueuler que… ça ne me regarde pas ? Tu te fous de moi là ? 

Cette fois Victor s’approcha aussi d’elle et la regarda dans les yeux.

— Je croyais que j’étais un monstre, Rebecca ! Que tu ne voulais rien à faire avec moi, pour toi qui es si conditionnée. Laisse-moi plutôt te faciliter la tâche, oui j’ai tué, j’ai torturé, j’ai même aidé des dictateurs à oppresser leurs peuples, alors oui, tu as bien raison d’avoir peur, et de me prendre pour un monstre.

— Hé ! dit-elle menaçante. J’ai jamais dit que t’étais un monstre, ok ? J’avais juste peur de… et merde !

— Peur de quoi, Rebecca ?

Rebecca s’apprêtait à répondre quand elle referma aussitôt la bouche. Victor secoua la tête, c'était elle, cette fois, qui lui relançait quelque chose à la figure. Ça ne lui faisait pas du bien, certes, mais si ce qu'elle avait vu dans un mois auparavant suffisait pour la révulser, alors il valait mieux que cela se soit passé tout de suite. Rebecca n’était ni Aiko, la guerrière douce de son premier hiver, ni Élisabeth, la tsarine au cœur de glace et de feu. Elle voulait un homme sans ombre, un soldat sans guerre, une légende sans cicatrices. Victor lui souhaitait bonne chance, mais n'y croyait guère. Sous de bonnes conditions, la bête ressortait toujours, et une femme comme elle ne pourrait pas aimer un homme bien longtemps. Les Jésus sont rares en ce monde. Et quand ils viennent, ce ne sont pas les filles comme Rebecca qui se les accrochent. Donc, Victor la plaignait un petit peu, comme il se plaignait aussi d'avoir perdu un rêve si brièvement caressé.

Rebecca s’avança d’un pas. Elle sortit son téléphone, appuya sur l’écran sans un mot. Des photos apparurent : Victor, au vernissage, dehors comme si quelqu’un l’épiait depuis plusieurs jours. Une autre le montrait marchant tranquillement en pleine rue. Une troisième, plus sombre, le montrait entrant dans un parking.

— Elles ont été prises par Everett Wheeler, dit-elle d’une voix glaciale. Tu sais ? Le gars qu’on a retrouvé décapité dans ce même parking. Celui-là même où on te voit entrer… et où lui, il n’est jamais ressorti.

Victor jeta un coup d’œil rapide aux photos, puis reposa calmement les yeux sur elle.

— Tu me montres les clichés d’un mec qui me suivait… et tu veux que je croie que tu ne me soupçonnes pas ? demanda-t-il, parfaitement imperturbable.

— Je sais de quoi tu es capable, Victor. Je t’ai vu dégommer des gars armés jusqu’aux dents pour sauver B-Ed. Si ce gars voulait ta peau, tu pourrais plaider la légitime défense.

— Tu m’avais dit que l’arme du crime était une épée. Sa propre épée.

— Et tu sais désarmer un homme comme si c’était une formalité. Même avec une épée. Je te laisse le bénéfice du doute… pour l’instant.

Victor ricana, froid.

— Vraiment touchant, Rebecca. T’as appris ça à l’école des flics loyaux ?

— T’as pas besoin de jouer au con avec moi, Victor.

— J’ai pas besoin de toi pour assurer mes arrières. Et j’ai un très bon avocat.

Il fit demi-tour, prêt à partir, mais elle lança d’une voix forte :

— Julius Wolken.

Il s’arrêta net.

— C’est lui qui mène l’enquête. C’est un procureur fédéral, et crois-moi… je sais reconnaître les yeux d’un tueur quand j’en vois un. Ce mec-là n’est pas un enfant de chœur.

Victor ne répondit pas, mais resta figé. Elle poursuivit, plus bas :

— Je te dis ça parce que je sais pas ce que te veulent ces types. Mais fais gaffe, Victor.

Il se retourna lentement vers elle, les mâchoires contractées. Rebecca sentit sa lèvre inférieure trembler. Mon Dieu, qu’allait-il croire ? Qu’elle allait le balancer ? L’arrêter ? Elle ne le ferait jamais. Même si la jalousie la rongeait. Même si elle aurait voulu étrangler cette sublime rousse au parfum de luxe.

Alors c’est ça, son genre de femme ? Une créature élancée, avec des jambes infinies, des robes qu’elle, Rebecca, ne porterait jamais. Elle avait les épaules trop larges, les hanches trop fortes, les cuisses trop musclées. Rien de délicat, rien de ce que Siena semblait incarner. Et pourtant, Rebecca savait aimer fort. Aimer loyalement. Pourquoi ça ne suffisait jamais ?

Victor la regarda avec une sincérité désarmante.

— Merci de l’avertissement, Rebecca.

Elle ravala un sanglot, se redressa un peu.

— C’est sérieux, entre toi et… elle ? demanda-t-elle, d’une voix étranglée.

Un sourire triste vint adoucir le visage de Victor.

— Je sais pas encore, Rebecca. Mais… au moins, elle me regarde sans peur.

Il tourna les talons et partit sans se retourner.

Rebecca resta là, seule sur le trottoir. Elle ferma les yeux, serra les dents et enfouit les mains dans ses poches. Comme si ce geste pouvait empêcher son cœur de se briser un peu plus.

 

***

Vendredi, dix-sept heures. Peut-être le pire moment pour passer inaperçu dans une ville. Ou peut-être le meilleur. Car, un vendredi à dix-sept heures, personne ne fait plus attention à rien. Sauf à la route devant soi.

Julius Wolken roulait vers le quartier nord. Ni vite ni lentement. Sans attirer l’attention. Sans se faire remarquer. Il conduisait une Bentley de couleur noire qui avait l’air sortie tout droit de l’usine. Il était seul au volant.

Il portait un imperméable noir et aussi des lunettes noires, malgré les vitres teintées et le ciel couvert, ainsi que des gants, bien que l’hiver soit fini depuis trois mois et qu’il ne fasse pas froid. Le procureur tourna à droite et s’engagea dans une allée, puis s’arrêta soudainement et sortit de sa voiture. Everett Wheeler était son capitaine lorsqu’il combattait Sherman à Savannah, et un compagnon d’arme, un soldat né. Julius l’avait vu mourir et renaître à Gettysburg, il lui enseigna tout ce qu’il savait et l’avait vue combattre des immortels plus âgés et triompher d’eux malgré leurs immenses expériences.

Mais Everett était mort, et Julius mourrait de savoir qui l’avait tué… avec sa propre épée. Son ennemi était désarmé et Everett l’avait attaqué en croyant le duel gagné d’avance. Mais cet immortel l’avait eu, ce qui voudrait dire qu’il était tombé sur quelqu’un de plus fort. Il avait donc joué de ses relations pour que la police de San Francisco fasse de crime sa première priorité. Il lui suffisait d’un seul nom, et Julius irait le tuer lui-même, en le faisant souffrir lentement avant de prendre sa tête.

Il regarda le pont rouge au loin, planté au bord de la falaise qui dominait la baie de San Francisco, les nuages commençaient à parsemer le ciel. Le soleil disparaitra dans une heurs derrières ces couches floconneuses, et Wolken poussa un soupir résigné, oh oui il le fera souffrir comme les romains le faisaient autre fois.

Il se figea en sentant une présence, une présence puissante.

Pas un bruit. Pas un pas. Mais il savait.

Julius se retourna lentement, comme on tourne la tête vers un vieux souvenir qu’on aurait préféré oublier. Elle était là, debout entre les feuillages d’un bosquet, comme si elle avait surgi des ténèbres, incarnation des ombres, tel un dragon noir qui s’est réveillé après des millénaires de sommeil.

Kyala, une femme a la beauté ténébreuse que chaque homme damnerait son âme pour exécuter ses quatre volontés. Elle ne portait pas d’armes, mais Julius n’était pas dupe, elle transperçait avec des aiguilles, savait manier le Wakisashi, et pouvait même se glisser dans une demeure sécurisée et en sortir sans que personne ne sentait sa présence. Kyala était à la fois le bras droit de son maître, ainsi que son amante.

Veste noire coupée au scalpel, bottes souples. Ses cheveux sombres, coupés en bol, laissaient deviner une nuque parfaite, presque sacrée. Elle ne bougeait pas. Mais son regard, lui, était déjà une mise en garde.

— Nous ne sommes pas censés poursuivre les problèmes, Wolken, mais les résoudre, dit-elle doucement.

Sa voix était douce, mais Julius sentit ses épaules se raidir. Comme un centurion à qui l’on vient rappeler qu’il n’est plus que légionnaire.

— Je cherche celui qui a tué Everett, répondit-il. Et je le trouverai.

Elle s’approcha. Lentement. Comme une caresse sur une lame. Julius posa instinctivement la main sur le Gladius caché sous son imperméable. Un réflexe inutile, il le savait. Il ne survivrait pas à un duel avec elle. Pas seul.

Kyala passa devant lui sans même le regarder. Elle s’arrêta, observant la baie. Le vent joua un instant avec un pan de sa veste.

 — Je vais te raconter une histoire, centurion, murmura-t-elle, toujours dans ce timbre velouté. Lorsque Dieu créa l’intelligence, Il lui fit subir un interrogatoire, puis lui ordonna d’avancer. Elle avança. Il lui ordonna de revenir en arrière. Elle revint en arrière. Alors Il s’écria : « Par ma puissance et ma gloire, je n’ai pas créé un être plus aimable pour moi que toi ; je ne t’ai donné à la perfection que les qualités que j’aime. Et maintenant, je vais te donner des ordres à suivre, des prohibitions à respecter. C’est toi que je punirai en cas de désobéissance ; c’est toi que je rétribuerai en cas d’obéissance.

Elle marqua une pause. Le silence paraissait soudain plus dense que l’air.

— Mais lorsque Dieu créa la sottise, Il lui ordonna d’avancer. Elle recula. Il lui ordonna de reculer. Elle avança. Alors Il dit : “Par ma puissance et ma gloire, je n’ai pas créé un être plus exaspérant. Tu vivras là où je placerai les âmes que je hais le plus.”

Elle se tourna alors lentement vers lui. Et cette fois, elle le regarda. Un regard droit. Froid. Et brûlant tout à la fois.

La sottise, Julius, je l’arrache avant qu’elle ne germe. Et crois-moi, j’ai tué plus de sots que tu n’as vu de champs de bataille. Alors je te demande une seule chose : dois-je comprendre que tu ne vas pas faire ce que Marcus t’a demandé ? Que tu comptes désobéir, manquer à ce point d’intelligence… et commettre une sottise ?

Julius soutint son regard. Mais il sut qu’il ne gagnerait rien ici. Même Marcus n’élevait jamais la voix quand elle parlait. Il l’écoutait. Comme on écoute une tempête qui ne gronde pas encore.   

Il baissa les yeux. Juste un instant.

— Non, dit-il finalement. Je ne commettrai pas cette sottise.

Un mince sourire, à peine visible, traversa le visage de Kyala. Et Julius ferma les yeux une seconde pour ravaler son humiliation. Quand il les rouvrit… elle n’était plus là.

Plus de pas, plus de silhouette. Rien. Elle s’était volatilisée. Comme si elle n’avait jamais été là.

Il scruta les alentours, le souffle court, la main toujours crispée sur la garde de son gladius. Le vent seul lui répondit, en effleurant doucement la baie.

Julius resta seul face à l’eau, l’âme lourde. Il avait promis. Mais il ne pourrait pas vivre sans venger Everett. Pas vraiment. Il le traquerait. Il le trouverait. Et il le tuerait. Marcus comprendrait. Il devrait comprendre.

Car Marcus Octavius n’était pas qu’un maître. C’était un Romain. Comme lui. Un homme de principes, de devoir, et d’honneur. Et lorsqu’il verrait la tête de l’assassin tomber à ses pieds, il l’écouterait. Oui, il l’écouterait.

 

***

 

 

Il était seul dans la cour, pieds nus, torse nu, son immense épée à la main.

Victor Kruger fixait un point droit devant lui, puis engagea le combat contre un adversaire invisible.

Il enchaîna une série de coups, précis, maîtrisés. Taille. Feinte. Botte.

La plante de ses pieds claquait doucement sur les dalles, imprimant un rythme régulier qui accompagnait chaque attaque, chaque retrait, comme une danse létale.

Victor n’avait jamais perdu un seul duel. Autrefois, son style était brut, sauvage, impulsif. Mais les siècles l’avaient poli.

Aujourd’hui, il était plus fort. Plus précis. Et il continuait de s’entraîner, encore et toujours. Car, comme le lui avait appris le Bédouin :

« Tant que tu continues d’apprendre, tu évolueras. Ne ferme jamais ton esprit au savoir : c’est un joyau sans prix. »

Une goutte de sueur glissa le long de son torse. Il ne la sentit pas. Son esprit était ailleurs — concentré, affûté, prêt.

Il offrait toujours un spectacle imposant. Les muscles puissants, forgés jadis dans les steppes, roulaient sous sa peau à chaque mouvement. Il effectua un bond spectaculaire, son épée décrivant un arc au-dessus de sa tête avant de s’abattre à la verticale, dans un coup assez violent pour trancher un homme en deux.

Ses pieds heurtèrent les dalles avec un bruit sec.

Il se déplaçait avec cette grâce féroce, cette intensité terrifiante qui le définissaient. Son arme fendait l’air avec une précision et une vitesse stupéfiante.

Ainsi, Julius Wolken recherchait l’assassin de Wheeler. Plutôt ironique.

Car Victor avait été ce chasseur autrefois.

À la fin de sa formation, il brûlait d’affronter d’autres immortels. De vrais guerriers. Ceux qui le pousseraient dans ses ultimes retranchements. Il exécrait la victoire facile. Il suivait un code. Un code hérité de son peuple.

Dans leurs croyances, il n’y avait ni salut ni lumière. Ni ici, ni après.

Sur cette terre, les hommes luttaient, souffraient en vain, ne connaissant de plaisir que dans la fureur incandescente des batailles. Après la mort, leurs âmes erraient dans un royaume gris et glacé, sans chaleur ni espoir.

Victor avait croisé bien des dieux. Il ne les niait pas. Mais il ne leur faisait pas confiance.

Il ne cherchait pas à savoir ce qu’il y avait au-delà. Peut-être les ténèbres, comme le disaient les sceptiques grecs. Ou bien le royaume de Hel, aux vents hurlants et aux terres gelées. Ou encore les salles dorées du Valhalla. Peu lui importait.

Tant qu’il pouvait vivre pleinement… goûter la chair des viandes rouges, le feu des vins capiteux, la morsure des lames et l’étreinte de bras d’albâtre… alors il était satisfait.

Que les érudits, prêtres et philosophes méditent sur les illusions du monde.

Victor, lui, connaissait une vérité :

Si la vie est une illusion, alors lui aussi est une illusion. Et donc l’illusion est sa réalité.

Il vivait. Il aimait. Il tuait.

Et cela lui suffisait.

Du moins, c’est ce qu’il pensait à l’époque.

Car aujourd’hui, quelque chose avait changé.

Il le sentait, sans pouvoir encore le nommer.

La lame s’arrêta en plein vol. Son bras resta suspendu, tendu comme une corde sur le point de rompre. Son souffle, jusque-là régulier, se brisa en un soupir. Il baissa l’épée, lentement, comme si le poids de l’acier avait doublé. Puis, il ferma les yeux.

Il n’était pas fatigué. Son corps ne connaissait plus vraiment la fatigue. Ce n’était pas cela. C’était… autre chose.

Il n’éprouvait plus la même ivresse dans le combat, ni cette jubilation sauvage qui, autrefois, faisait battre son cœur à tout rompre. Il exécutait encore chaque geste avec la précision d’un maître, mais quelque chose avait déserté son esprit.

La joie ?

L’instinct ?

Ou peut-être… la rage ?

Il ne savait plus. Et cela l’inquiétait plus que n’importe quelle blessure.

Les siècles lui avaient tout pris — ses peuples, ses terres, ses femmes, ses frères d’armes — mais jusque-là, il lui restait toujours le combat. Il avait toujours su qui il était : une arme affûtée, née pour survivre, pour dominer, pour tuer.

Mais maintenant ?

Il rouvrit les yeux. Le ciel était d’un bleu pâle, presque blanc. Aucune menace à l’horizon. Aucune bataille à venir. Juste le silence. Et cette pensée obsédante qui le harcelait depuis quelques semaines, comme une épine fichée dans l’âme :

Et si je n’étais plus qu’un écho de ce que j’étais ?

Il serra les dents. Non. Il refusait cette idée. Il refusait de croire qu’il était devenu… creux. Vide. Comme ces vieux immortels qu’il méprisait autrefois, reclus dans des palais ou des bibliothèques, à ruminer leur gloire passée, trop lâches pour reprendre l’arme, trop las pour en finir.

Mais alors pourquoi ce malaise ? Pourquoi ce doute ?

Il pensa à Siena.

Et l’image le troubla.

Elle n’était qu’une mortelle. Et pourtant, dans ses yeux, il avait vu quelque chose. Pas de peur. Pas d’adoration. Non. Une curiosité brûlante. Un regard qui le déshabillait — non pas son corps, mais ce qu’il était. Et pour la première fois depuis des siècles, il avait voulu… être vu.

Non comme une légende.

Mais comme un homme.

Victor détourna le regard. C’était une faiblesse. Il ne devait pas penser à elle. Il ne devait penser à personne.

Et pourtant.

Il ramena son épée devant lui, reprit sa posture. Taille. Feinte. Botte.

Mais les mouvements étaient différents. Moins rageurs. Plus fluides.

Comme s’il cherchait, désormais, non à tuer… mais à comprendre.

Il termina sa danse et salua l’invisible en baissant seulement les yeux, puis déposa sa grande épée et prit une serviette pour s’essuyer le visage. Son portable vibra. En décrochant, une voix douce lui fit aussitôt sourire.

— Salut Victor, je t’ai manqué ?

— Un peu, dit-il avec tendresse.

— Vraiment ? fit-elle en pouffant de rire.

— Bien sûr que non.

— Tu me rassures. Ma réunion a duré toute la matinée, et j’ai passé la journée à valider des contrats et des grés à grés. J’étais épuisée... si tu vois ce que je veux dire.

— Tu ne délègues pas tes tâches ?

— Bien sûr que non, répondit-elle d’un ton las. Je dois gérer moi-même mes affaires. Mais bon, je ne t’appelle pas pour te parler boulot. Tu es libre, là ?

— Oui, mais je ne suis pas présentable. J’ai fait un peu d’exercice, je dois prendre une douche.

Un silence s’installa, puis elle murmura :

— Tu es en sueur ?

— Oui, je le suis, répondit-il d’une voix douce.

— Ne prends pas de douche… Je veux te voir... mouillé.

Victor secoua la tête, plus amusé qu’ému, quand on sonna à la porte.

— Attends. Reste en ligne. Il y a quelqu’un à la porte.

Il traversa rapidement le salon à grandes enjambées et ouvrit la porte d’un geste ample. Et là, sa surprise fut totale.

Siena se tenait sur le seuil, radieuse, son téléphone toujours en main alors qu’elle raccrochait. Elle le détailla de haut en bas avec un sourire enjôleur, se mordillant la lèvre inférieure.

— Pas mal du tout, murmura-t-elle en entrant, refermant la porte d’un geste sec.

Victor n’eut pas le temps de répondre. Elle lui sauta au cou et l’embrassa avec une brusquerie affamée. Il y répondit avec la même ardeur, découvrant en la serrant contre lui qu’elle ne portait rien sous son manteau — juste une lingerie sombre, fine et soyeuse, dessinant les courbes de son corps comme une caresse.

Il la souleva presque brutalement et la posa sur la commode près de l’entrée, leurs bouches liées, leurs souffles brûlants. Elle exhalait un parfum capiteux — de l’ambre gris, peut-être... et du jasmin, ou était-ce du citron ? Il ne chercha pas à deviner. L’odeur, le goût, le feu… tout se mêlait dans un vertige charnel.

Il l’embrassait comme si une force ancienne l’avait saisi, une force venue d’un autre âge, bien avant que la morale moderne n’enchaîne les instincts.

Siena écarta à peine ses lèvres, sa voix rauque glissa contre la sienne :

— Faisons-le dans ton lit…

***

La cuisse de Siena était ornée d’un superbe tatouage, un tour de cuisse floral ; il y avait de petites feuilles, de forme triangulaire, et trois petites roses d’un rouge sombre. Victor en caressant du doigt les contours de du dessin devina que son tatouage devait dater de l’époque où elle était jeune, une adolescente avec un esprit libre, presque farouche. Comment Siena avait traverser ses jeunes années ? il voulait vraiment la connaître sans la brusquer. Elle-même ne lui posait aucune question, se pourrait-il qu’elle exige qu’il fasse pareil ? deux amants aussi mystérieux l’un pour l’autre ? même quand elle dormait elle entourait si fort sa taille de son bras qu’il respirait difficilement, et elle avait rejeté sa jambe en travers de sa cuisse. Comme si elle craignait qu’il puisse s’enfuir au point du jour.

Mais Victor demeura à ses côtés, réveillé, en l’admirant en silence. Et Siena sans ouvrir les yeux se lova dans ses bras en soupirant d’aise. 

Victor caressait doucement son dos du bout des doigts, effleurant sa peau comme s’il lisait un texte ancien qu’il ne comprenait pas encore. Il ne savait rien d’elle, au fond. Et pourtant, elle dormait là, contre lui, comme s’ils partageaient quelque chose d’irréversible.

Il posa un baiser dans ses cheveux. Ils sentaient la lavande, ou peut-être un souvenir.

Siena murmura quelque chose en dormant. Un mot indistinct, étranglé par le sommeil. Il crut entendre un prénom, mais ce pouvait être un soupir.

Il se demanda ce qu’elle verrait, si elle le voyait tel qu’il est vraiment. Pas seulement le corps forgé par des siècles de combats. Pas seulement l’homme mystérieux au regard dur qu’elle trouvait irrésistible. Mais lui. L’être qu’il avait été, les choses qu’il avait faites, ce qu’il avait vu... et ce qu’il était devenu pour survivre.

Peut-être qu’elle s’enfuirait.

Ou peut-être qu’elle s’en moquerait. Peut-être que, comme lui, elle vivait sans poser de questions pour ne pas entendre les réponses.

Victor ferma les yeux. Et pour la première fois depuis longtemps, il s’autorisa à ne penser à rien. À juste respirer, avec elle contre lui, dans ce court moment suspendu entre deux guerres.

Le matin filtrait à travers les stores en longues bandes dorées. Le silence de la maison n’était troublé que par le lointain bourdonnement de la ville qui s’éveillait lentement.

Victor ouvrit les yeux sans bouger. Il n’avait presque pas dormi, mais il ne ressentait ni fatigue ni tension. Seulement une étrange paix. Siena était toujours blottie contre lui, sa respiration lente et régulière. Sa main reposait sur sa poitrine, sa jambe toujours en travers des siennes. Elle ne l’avait pas lâché de la nuit.

Elle remua légèrement, puis leva la tête. Ses cheveux en bataille lui tombaient devant les yeux, et son regard encore embrumé croisa le sien.

— Tu es resté… souffla-t-elle.

Il hocha la tête avec un demi-sourire.

— Tu pensais que j’allais disparaître au petit matin comme un voleur ?

— Je ne sais pas, murmura-t-elle. Peut-être que oui.

Elle se redressa à demi, et le drap glissa lentement le long de son dos. Le tatouage sur sa cuisse apparaissait encore plus vif à la lumière du jour. Victor le regarda une seconde fois, fasciné. Il sentait qu’il y avait là une histoire, un moment gravé dans sa chair, un souvenir qu’elle avait voulu immortaliser.

— Ce tatouage… il signifie quelque chose pour toi ? demanda-t-il à voix basse.

Siena parut hésiter. Puis, elle sourit doucement.

— Chaque rose représente une personne que j’ai perdue. Et les feuilles, c’est ce qu’il reste quand il ne reste plus rien.

Il resta silencieux. Pas par gêne. Par respect.

Elle le regarda, attentive. Et lui posa enfin sa première question.

— Et toi ? Qu’est-ce qu’il reste… quand il ne reste plus rien ?

Victor ne répondit pas tout de suite. Il passa une main dans ses cheveux et observa le plafond un instant, avant de souffler simplement :

— Moi.

Elle l’observa longuement. Puis elle se pencha vers lui et l’embrassa, sans précipitation, comme si elle acceptait cette part d’ombre qu’elle n’avait pas encore explorée. Puis Victor se leva sous l’œil espiègle de son amante, quand il finit de s’habiller il se tourna vers elle avec un sourire qui le rendait très beau à ses yeux.

— Je vais te préparer ton petit déjeuner. Déclara-t-il d’une voix paisible.

— Super.

Et les deux descendirent vers la cuisine de Victor. Siena en petite tenue s’assit au bar de la cuisine, pendant que Victor commençait à préparer à manger. Elle l’observa un moment en souriant, puis un voile traversa son esprit et lui fit perdre son sourire, elle savait qu’il se posait des questions sur elle mais qui ne le faisait pas par respect, et elle lui y en était reconnaissante. Cet homme avait pris une grande place dans sa vie, et Siena désirait occuper la même place dans son esprit, c’est alors qu’elle décida d’entamer une conversation qui elle espérait aiderait à briser la glace.

Ce dernier vint vers elle quelques instants plus tard, chargée d’un long plateau où trônaient une salade d’écrevisses et de figues, deux homards grillés sauce au beurre blanc, du riz sauvage parfumé à la sauge, et une grosse miche de pain croustillante.

— Mais tu es des doigts de fées ! s’exclama-t-elle a la fois amusée et impressionnée.

— Et tu n’as pas encore vue le dessert, dit Victor en souriant ravi de sa réaction.

Le repas fut intime, délicat. Tout en réussissant à ne pas trop dévisager son invitée, Victor se montra à la fois léger et captivant. Siena mangea pendant qu’il découpait des fruits, puis décida de révéler ce qu’elle avait au cœur

— Victor, je suis mariée.

— Depuis quand ? répliqua-t-il d’une voix douce en continuant de préparer une salade de fruit.

— Cela fait huit ans maintenant, dit-elle sans le quitter du regard.

— Parle-moi de ton mari, dit-il en lui souriant gentiment.

Elle le regarda un moment, interdit. Puis sourit presque émue.

— Karl Atwood est un mania du pétrole, dit-elle en continuant de manger. Son nid d’aigle se trouve à Cleveland, et c’est un homme d’affaire très respecté.

— Il aime les arts comme toi ?

— C’est un amateur de vin. Mais si pour toi les arts c’est aussi les chevaux de race, alors oui.

— Il aime monter quelle race ? demanda Victor en versant les fruits dans un bol.

Elle éclata de rire.

— Il ne les monte pas, il les fait courir.

— Je vois le genre. Il les regarde courir. De loin. Derrière une coupe de Bordeaux et un cigare peut-être ? 

— Non en fait, s’il les regarde de loin c’est parce qu’il ne peut pas monter, il est en fauteuil roulant.

— Un accident ?

— Accident d’hélicoptère à Utah.

— Je vois, dit-il gravement. Tu as l’air de bien l’aimer.

— C’est mon mari, il est très gentil avec moi.

Victor s’approcha, posa ses mains sur le bord du bar, le regard plongé dans le sien.

— J’en suis heureux, dit-il tristement.

Encore un rêve trop beau pour être vrai, mais Siena renferma ses mains sur les siennes et se pencha vers lui.

— Victor… ça ne change rien a ce que je ressens pour toi. Karl est un homme merveilleux mais toi… ce que je vis avec toi est différent.

— En quoi ? dit-il d’une voix douce.

— Tu es mon amour, répondit-elle en soutenant son regard. Avec toi je respire pour la première fois de ma vie.

Elle le dit sans jeu, sans séduction. Juste comme une vérité qu’on murmure pour voir si elle tient encore debout une fois prononcée.

Victor soutint son regard, longtemps. Puis, lentement, il caressa du bout du doigt la naissance de son poignet.

— Ce genre de vérité, Siena… ça change tout.

Elle acquiesça. Elle le savait.

Mais ce qu’elle ignorait, c’est qu’en cet instant précis, Victor sentait le sol se dérober un peu sous ses pieds. Ce genre de phrase, il en avait entendu d’autres, au fil des siècles. Mais celle-ci… lui paraissait vraie.

Et cela, pour un homme comme lui, était bien plus dangereux que n’importe quelle lame tirée.

On sonna à la porte. Siena regarda par-dessus son épaule, et enfila rapidement un peignoir pour se couvrir. Victor passa devant et partit ouvrir la porte, ce qu’il trouva l’étonna au plus haut point, devant lui se tenait homme et trois agents de police, ce dernier lui montra son badge.

— Je suis l’inspecteur Tony Mendez, vous êtes Victor Kruger ?

Siena arriva derrière Victor et répliqua froidement.

— Je peux savoir ce que vous lui voulez ?

— Je suis Victor Kruger, intervint ce dernier d’une voix calme.

— Je vous arrête, dit-il. Vous avez le droit de ne pas parler. Tout ce que vous pourrez dire pourra être retenu contre vous. Vous avez le droit de nous faire représenter par un avocat. Si vous n’en avez pas les moyens, l’État de San Francisco en désignera un pour vous, gratuitement. Vous comprenez vos droits ?

— Pour quel motif vous l’arrêtez ? s’écria Siena froidement.

— S’il vous plait madame, répliqua Mendez d’une voix autoritaire. Ne nous obligez pas à vous placer en garde à vue vous aussi.

Il se tourna vers Victor qui demeura imperturbable.

— Vous comprenez vos droits ? demanda-t-il de nouveau. Mais Victor garda le calme, ce qui énerva Mendez. Il se tourna vers ses collègues.

— Bon, vous êtes témoins qu’il n’a rien dit, grogna-t-il. Allez, embarquez-le !

Siena allait protester mais Victor la regarda en souriant et secoua la tête, comme pour lui dire que tout allait bien, mais Siena foudroya les policiers du regard, surtout lorsqu’ils lui passèrent les menottes. Mendez observa la jeune femme, et secoua la tête, plus irrité qu’intrigué, qu’est-ce qu’elle peut bien lui trouver à ce type ? Victor passa devant lui sans le regarder et surtout sans prononcer aucun mot. Le silence irritait toujours l’agent chargé de l’arrestation. Il était bien obligé de vous dire que vous avez le droit de rester silencieux mais il ne supporte pas que vous en profitiez. Victor était arrêté. Mais ne disait rien. Siena rentra rapidement dans la maison de Victor et attrapa son portable, l’état de San Francisco va lui désigner un avocat ? On verra si l’état aura suffisamment de couilles pour affronter son propre avocat à elle, s’il y a une seule chose qu’elle déteste, c’est qu’on vienne gâcher son petit déjeuner, oh oui ils vont comprendre leur douleur.

***

Il faisait très frais au commissariat. Tout était blanc et chromé. Éclairé par des tubes fluorescents. On aurait dit une banque ou une compagnie d’assurances. De la moquette par terre. À l’accueil, un sergent se tenait debout derrière un long comptoir. Vu le décor, on s’attendait presque à ce qu’il me demande : « Puis-je vous être utile, monsieur ? » Mais il n’ouvrit pas la bouche en voyant Kruger venir avec Mendez et les agents de police. Il resta là à le regarder. Derrière lui, une grande salle sans cloisons. Une femme brune en uniforme était assise derrière un grand bureau. Elle venait de remplir de la paperasse en tapant sur son clavier.

À présent son regard était posé sur Victor. Ce dernier restait là, avec un officier de chaque côté. Mendez ne le quittait pas des yeux. Derrière, le sergent et la femme en uniforme l’observaient. Victor leur rendit leur regard. Puis le conduisirent vers la gauche. Le firent arrêter devant une porte. Mendez l’ouvrit d’un coup et le poussa à l’intérieur. C’était une pièce destinée aux interrogatoires. Sans fenêtres. Une table blanche et trois chaises. Moquette. Dans l’angle, sous le plafond, une caméra. La clim’ soufflait de l’air très froid. Victor restait immobile et Mendez fouilla toutes ses poches. Il déposa le contenu en tas sur la table.

Un rouleau de billets. Quelques pièces. Jeta un coup d’œil à sa montre sans l’ôter de son poignet. Aucun intérêt pour lui. Tout le reste fut glissé dans un grand sac à fermeture Éclair. Mendez lui demanda de s’asseoir. Puis ils sortirent, fermèrent la porte, et Victor les entendis tourner le verrou. Un son grave de métal bien huilé. Le bruit de la précision. Un bon gros verrou en acier. Apparemment de taille à le tenir enfermé. Victor sourit plus amusé que jamais.

Ils allaient le laisser seul pendant un bout de temps. D’habitude, c’était comme ça que ça se passait. L’isolement donnait envie de parler. L’envie de parler pouvait se transformer en un besoin urgent de se confesser. Une arrestation brutale suivie d’une heure d’isolement, voilà une bonne tactique. Parfait, il ferma les yeux et commença à méditer en silence. Autant profiter de l’isolement pour faire le vide et passer le temps. Pendant ce temps, à l’autre bout du commissariat. Rebecca traversa le couloir menant aux bureaux des brigadiers, tout ceux qui croisaient son chemin s’écartaient, la connaissant bien, soit elle allait piquer une crise avec le patron, soit elle allait défoncer la gueule de quelqu’un, arrivant au bureau d’ O’Keef elle ouvrit brutalement la porte et la referma derrière elle, ce dernier parlait au téléphone et n’eut même pas le temps de raccrocher, car Rebecca le saisit par le col et le projeta en le soulevant d’une prise du judoka pour le plaquer au bureau.

— Hé ! s’écria-t-il effrayé. Mais t’es tarée ou quoi, qu’est ce qui te prend ?

 — T’es qu’un pourri Miles, c’est toi qui as cafté pour les photos de Kruger, hein ?

— Beck écoute…

— Répond connard ! gronde-t-elle en le regardant férocement.

 Miles hésita un moment puis poussa un soupir.

— Oui c’est moi… mais j’avais pas le choix…

— T’es qu’une ordure finalement, dit-elle avec mépris. Quand je pense que je t’ai materné pendant quatre putains de longues années en t’obligeant à arrêter de boire, à retourner vivre avec ta femme après que t’as engrossé ton indic, j’étais réglo avec toi Miles, et le jour où je te demande de me rendre l’appareil en fermant ta gueule, tu me balances à Mendez ?

— Je ne t’ai pas balancé à Mendez, s’écria-t-il les yeux brillants. C’est lui qui est venu me voir, et il m’a cuisiné, tu connais ce type Beck, il m’a dit que si je ne lui donnais pas les images du portable de Wheeler, il me balancerait à Garrison et je perdrais mon boulot, ou la taule. Mais je ne t’ai pas balancé Rebecca, crois moi…

— Pourquoi Mendez est venu te voir alors ?

— C’était lui qui avait commencé à enquêter sur la mort de Wheeler il y a un mois, expliqua Miles. Son rapport mentionnait déjà que ce dernier avait des images de Kruger prise avec son téléphone, quand je l’ai pris pour te les montrer je n’avais pas… fait attention à son rapport et j’ai pas couvert mes traces, il est venu me voir… et il m’a cuisiné… j’ai tout balancé, mais j’ai rien dit sur toi.

— Ah ouais ?

— Juré Rebecca ! s’écria Miles en tremblant. Il a posé des questions sur toi bien sûr, car il savait que tu t’intéressais à Kruger, et il m’a demandé aussi ou tu avais disparu pendant une semaine il y a un mois, j’ai répondu que je ne le savais pas, ce qui est vrai. Je t’en prie crois-moi.

Rebecca l’observa un moment, puis le relâcha et tourna le dos en observant le vide. Miles se leva en respirant avec peine, mais elle l’ignora. Une porte s’ouvrit et Rebecca tourna lentement la tête pour voir qui osait entrer, tout le monde savait qu’il ne fallait jamais la chercher quand elle s’enfermait avec quelqu’un pour lui faire passer un savon, ou lui péter la gueule, mais heureusement c’était Swallow.

— Qu’est ce qui a, Swallow ? demanda Alvarez d’une voix maîtrisée.

— Mendez va bientôt commencer à interroger Victor Kruger, et d’après la rumeur le capitaine a même appelé le procureur chauve pour lui dire qu’ils ont attrapé l’assassin de Wheeler.

— Génial, s’écria Rebecca furieusement. Là apparemment tout le monde veut avoir la peau de ce type sans demander pourquoi ce connard de Wheeler le suivait.

— Tu as l’air vraiment… furax ? dit Swallow en la regardant surprise. Qu’est ce qu’il t’a fait ce… Kruger ?

Rebecca passa devant elle en s’écriant avec rage :

— Ce qu’il m’a fait ? Rien du tout… il me donne juste envie de le buter… et de le baiser. VOILA !

Swallow écarquilla des yeux et la regarda sortir du bureau d’Okeef a grande enjambée, mais elle la suivit au courant et lui emboita le pas.

— Qu’est-ce que tu fais ? demande Rebecca surprise.

— Venir voir ce gars qui te fait craquer bien sûr, dit Swallow les yeux gourmands.

— Ecrases ! répliqua Rebecca sans se calmer.

***

Victor abandonna sa méditation lorsque la porte s’ouvrit enfin.

Mendez entra comme s’il débarquait chez un vieux pote : décontracté, sûr de lui, le sourire aux lèvres. Jean ajusté, t-shirt gris moulant un torse moyennement musclé, l’allure d’un bad boy latino à la plage. Tatouage des marines sur un bras, Vierge Marie sur l’autre. Le genre de gars qui plaisait aux filles et qui le savait.

Il alla droit à un tiroir, le tira bruyamment, en sortit un vieux magnétophone. Il tira sur le cordon, le démêla, le brancha. Inséra une cassette. Une chiquenaude sur le micro. Rembobinage. Lecture. Le choc de l’ongle. Test concluant. Nouveau rembobinage. Enregistrement lancé.

Victor l’observait calmement, comme on regarde un enfant installer un château de cartes.

Silence. Seuls bruits : le bourdonnement de la clim, le tic-tac d’une vieille horloge. Un son tranquille. Celui du temps qui s’en fiche. Et Victor avec.

Mendez s’assit enfin, croisa les doigts en clocher comme un avocat de série télé.

— Bien, dit-il. Nous avons quelques questions à vous poser.

Pas d’accent. Ce gars avait grandi ici, c’était sûr.

— Je m’appelle Mendez. Je crois savoir qu’on vous a lu vos droits. Mais vous ne les avez pas encore confirmés.

— Je les ai très bien compris, dit Victor de sa voix grave, posée.

— Bien. Je m’en réjouis. Où est votre avocat ?

— Dites-moi d’abord pourquoi on m’a arrêté. Ensuite, je verrai si j’en ai besoin.

Mendez sourit. L’ouverture était là, il allait marquer.

— Victor Kruger. Aucun casier, pas d’amendes, même pas un PV. Un citoyen exemplaire.

Victor lui rendit son sourire.

— C’est étrange, n’est-ce pas ?

— Disons que j’ai croisé beaucoup de citoyens exemplaires, fit Mendez en grimaçant. Et vous n’avez pas le profil.

— Moi j’ai croisé pas mal de flics. Vous, en revanche, vous avez tous le même.

— Plus sérieusement, Kruger. Que faisiez-vous à Clinton Street, le soir du 17 mars ? La même nuit où vous avez empêché des braqueurs de bousiller vos jolies poteries.

— Soirée mouvementée. J’ai décidé de rentrer à pied. Besoin de me dégourdir les jambes.

— Ouais. Sauf qu’on vous voit entrer dans un parking. Et en ressortir. Et devinez ce qu’on y a trouvé ? Un cadavre. Sans tête.

— J’étais suivi, répondit Victor sans ciller.

— Ah bon ? Racontez-moi ça.

— Un type me filait. J’ai voulu le semer. Je suis entré dans ce parking. Le lendemain, j’ai appris qu’on avait retrouvé son corps.

— Sans tête. Tranchée avec une épée. Vous saviez ?

— C’est horrible, dit Victor, faussement choqué. Vous pensez qu’on aurait pu me couper la tête avec une épée ?

 

Mendez serra la mâchoire. Ce mec était trop calme.

— Moi je pense que c’est vous qui l’avez décapité. Avec sa propre épée.

— Vous avez trouvé mes empreintes ?

Silence.

Victor croisa les bras, toujours aussi tranquille. Il fixait Mendez comme on regarde un gosse jouant au flic avec un pistolet à eau.

— Franchement, inspecteur, je ne vais pas faire votre boulot à votre place. Un gars me suit, me prend en photo. Je le sème. Il est retrouvé décapité, avec une épée à la main, et vous ne vous demandez pas pourquoi il se baladait avec ça ? Et c’est moi que vous arrêtez ? Parce qu’un taré me colle au train ?

Mendez resta figé. Il bouillait. L’envie de lui arracher ce sourire lui vrillait les tempes. Ce type n’avait pas besoin d’avocat. Il savait démonter un interrogatoire comme un pro. Ce qui le rendait encore plus suspect

Il changea de ton, presque complice.

— Vous avez bon goût. Je parle de ce vernissage, évidemment. C’était chic, raffiné. Et cette femme… Siena Callahan. Fascinante, non ?

Victor leva lentement les yeux.

— Qu’est-ce qu’elle a à voir avec cette affaire ?

— Rien, j’espère. Mais voyez-vous, quand on parle avec une femme aussi... remarquable, on prend des risques. Surtout quand elle est mariée à un type avec plus d’avocats que de globules rouges.

Victor sourit, sans chaleur.

— Vous semblez bien informé, inspecteur. Mais je doute que vous soyez invité à leurs soirées.

Mendez fit mine de s’en amuser, mais ses yeux s’étaient durcis.

— Vous vous êtes fait remarquer, Kruger. Par elle. Par tout le monde. Le type décapité ce soir-là… il prenait des photos. Vous croyez qu’on n’a pas les négatifs ? Elle est sur plusieurs clichés. Vous aussi. Ensemble.

— C’est un vernissage. Des dizaines de personnes.

— Mais c’est vous qu’elle regardait.

Un silence. Victor pencha la tête.

— Si vous êtes jaloux, inspecteur, je peux vous obtenir une invitation pour le prochain. Je vous présenterai le photographe. Enfin... ce qu’il en reste.

Mendez tapota nerveusement ses doigts sur le bord du bureau. Il sentait que l’entretien lui échappait, alors il décida de frapper plus fort.

— Vous avez déjà tué, Kruger ?

Victor ne répondit pas tout de suite. Il cligna lentement des yeux, comme s’il analysait la question pour en soupeser les intentions plus que les mots.

— Vous en avez, des questions tordues. Vous me demandez si j’ai déjà tué alors que je suis assis ici, sans casier, sans armes, sans mobile.

— Vous n’avez pas besoin de mobile quand vous êtes un psychopathe, lâcha Mendez. Ou un tueur à gages. Ou juste un mec très méthodique. Peut-être même un ancien militaire. Ce genre de profil discret, propre, qu’on ne remarque pas jusqu’au jour où…

— Jusqu’au jour où quoi ? demanda Victor calmement. Où un flic frustré tente de faire entrer de force la réalité dans son fantasme de polar ?

— J’appelle ça une intuition, répondit Mendez. Et vous savez ce que je crois ? Vous avez tué cet homme comme vous avez dû en tuer d’autres avant. Froidement. Proprement. Et vous avez nettoyé vos traces. Mais cette fois, il y a eu une fuite. Ce type vous suivait. Il a pris quelque chose. Ou vu quelque chose. Et ça, vous ne pouviez pas le laisser faire.

Victor s’adossa plus confortablement, presque las.

— Vous devriez écrire des romans, inspecteur. Sérieusement. Vous avez l’imagination pour. Mais vous avez oublié un détail.

— Lequel ?

Victor sourit.

— Le mobile. Et les preuves. Deux éléments qu’un bon flic ne perd jamais de vue. Parce que sans eux, vous n’êtes rien de plus qu’un gamin qui cogne contre une porte verrouillée en espérant qu’elle s’ouvre par miracle.

Mendez se pencha en avant, les yeux brillants.

— Vous croyez que je suis un amateur ?

— Non, dit Victor. Je pense que vous êtes intelligent. Trop intelligent, même. Tellement que vous vous êtes persuadé d’avoir déjà résolu l’affaire, alors que vous ne comprenez même pas ce que vous regardez. Vous voyez une surface. Moi, je vois des profondeurs. Vous cherchez un suspect. Moi, j’observe un jeu.

Mendez accusa le coup. Il tentait de reprendre le dessus, mais Victor semblait glisser entre ses doigts comme une ombre. Et puis, Victor ajouta tranquillement :

— Vous savez ce qui me dérange, inspecteur ? Ce n’est pas d’être ici, ni vos accusations. C’est ce besoin que vous avez de me convaincre que je suis coupable. Ça me donne l’impression que vous essayez surtout de vous convaincre vous-même.

Un silence épais s’installa dans la pièce.

Un silence épais s’installa dans la pièce. Mendez ouvrit la bouche pour répliquer, mais à ce moment-là, la porte s’ouvrit brusquement.

— Mendez, tu peux venir ? dit une voix de femme, sèche et tendue.

C’était Rebecca. Il tourna la tête, visiblement agacé par l’interruption — mais secrètement soulagé de quitter la pièce.

Il jeta un dernier regard à Victor, sans un mot. Il savait que l’interrogatoire avait viré. Ce n’était plus lui le prédateur, ici. Victor, lui, observait. Patient. Glacial. Satisfait.

Mendez referma la porte derrière lui. Rebecca l’attendait dans le couloir, bras croisés, les yeux flamboyants. Elle n’avait pas dormi. Elle avait le regard d’une femme qu’on ne devrait pas emmerder.

— Je peux savoir ce que tu fous ?

— Bonjour Rebecca. Moi aussi, je suis content de te voir, répondit-il avec un faux sourire. Elle s’approcha. Très près. Jusqu’à presque le frôler.

— Tu l’as arrêté pour quoi ? Pour être vivant ? Pour avoir survécu à une agression ? Ou parce qu’il t’a foutu la honte avec ton petit magnétophone à la con ?

Mendez serra la mâchoire mais garda son calme.

— Il est lié à une scène de crime, Rebecca. On a des images de lui entrant dans un parking d’où un type est ressorti… sans tête. Tu trouves pas ça suffisant pour poser quelques questions ?

— Je vais te dire ce que je crois. Non. Ce que je sais. Les photos que t’as arrachées à O’Keef en le faisant chanter, tu les as regardées ? Ou t’as juste accouru comme un clébard pour plaire au nouveau capitaine ?

— T’insinues quoi, là ? demanda Mendez, les narines frémissantes. Que je veuille faire avancer ma carrière à n’importe quel prix ? D’ailleurs, tu peux dire à Miles qu’il peut dormir tranquille. J’ai pas l’intention de le balancer à l’Inspection pour avoir piqué des pièces à conviction.

— Ouais ? Alors parlons de ces "pièces à conviction". Tu les as vraiment regardées ? Parce que ce Wheeler, figure-toi qu’il ne filait pas que Kruger. Elle lui balança une photo en plein torse.

Mendez la rattrapa d’instinct, les sourcils froncés.

— Il filait Siena Callahan ?

— Exact, répondit Rebecca. Depuis des jours. Des semaines, même. C’est la présidente de Mégaforme Industries. Tu sais, l’entreprise qui bosse sur les puces millimétrées ? Celles qui pourraient foutre à genoux la Chine ? Alors écoute-moi bien, espèce de connard heureux : tu vas faire ton putain de boulot, te poser les bonnes questions, et commencer par te demander si Julius Wolken n’est pas en train de nous enfiler à sec. Parce que cette histoire dépasse Kruger. Et elle dépasse ton petit ego de merde.

Elle lui colla la photo de Siena contre la poitrine, violemment, puis tourna les talons. Mais s’arrêta. Et le fixa droit dans les yeux, menaçante.

— Un dernier détail : si tu t’approches encore de Miles, je t’arrache ton petit robinet à pisse bronzé. Et je te le fais bouffer.

Mendez resta figé, la photo de Siena encore en main. Il sentait toujours la brûlure de la gifle verbale qu’il venait de se prendre. Rebecca avait toujours eu du cran, mais là… c’était un missile sol-sol.

Il fixa l’image quelques secondes. Un cliché net, pris de loin. Siena Callahan sortait d’un restaurant chic de Nob Hill. Vêtue d’un tailleur crème, elle souriait à un homme en chaise roulante qu’on ne voyait qu’à moitié sur le bord de la photo et ce n’était pas n’importe qui.

Merde. C’était Karl Atwood.

A cet instant un agent se présenta à lui et annonça :

— Inspecteur Mendez, l’avocat de Victor Kruger est arrivé.

Mendez le regarda irrité.

— Kruger n’a pas appelé d’avocat, d’où est ce qu’il sort celui-là ?

Il accompagna l’agent et trouva Un homme de petite taille, très âgé, les cheveux parfaitement peignés. Costume trois pièces anthracite, cravate sobre, regard d’acier sous des lunettes en écaille. Il se tenait droit, comme si chaque centimètre de son corps défiait l’usure du temps.

— Bonjour, dit-il d’une voix posée. Maître Terry Burton…

— Vous êtes l’avocat de Kruger ? demanda Mendez froidement.

— Je suis en fait l’avocat de madame Callahan, répondit-il d’un ton poli. Et elle m’a chargé de défendre monsieur Kruger que vous avez arrêté sans mandat, sans confrontation d’identité claire, sur la base de photos extorquées à un homme qui semblait espionner madame Callahan. Et cela sans lui permettre de contacter un avocat.

— Vous vous foutez de moi ? s’écria Mendez. On lui y a bien lu ses droits et il n’a pas appeler d’avocat de lui-même.

— A-t-il signer une décharge attestant qu’il a été averti qu’il pouvait avoir un avocat, que vous pouviez lui en trouver un, sans que cela ne lui coûte rien, mais qu’il s’y était catégoriquement opposé ?

— Non, dit Mendez en essayant de garder son calme. Il est lié à une scène de crime. On a des raisons de le garder, maître Burton.

— Vous aviez des raisons. Jusqu’à ce que je dépose ce matin même une requête en habeas corpus. Et un juge vient d’ordonner sa libération immédiate. Je vous conseille de ne pas tester les limites de ce document.

Il lui tendit une feuille. Timbre du tribunal. Signature du juge. C’était réel. Et inattaquable.

— C’est une erreur judiciaire en construction, Mendez. Vous voulez vraiment qu’elle porte votre nom ?

Mendez jura entre ses dents.

— Très bien. Il est à vous.

— Merci, répondit Burton, avec ce petit sourire tranquille de ceux qui ont déjà gagné depuis vingt minutes.

Trois minutes plus tard, la porte de la salle d’isolement s’ouvrit. Victor en sortit, escorté par un agent qui lui retira ses menottes. Il salua Burton d’un simple hochement de tête. Ce dernier se tourna alors vers Mendez, toujours figé.

— Je me permets d’ajouter que madame Callahan n’hésitera pas à demander l’ouverture d’une enquête sur le procureur Julius Wolken, dit Burton d’une voix calme.

Il marqua une légère pause, puis ajouta :

— Qui, je vous le rappelle, connaissait personnellement Everett Wheeler. L’homme qui surveillait illégalement madame Callahan… et monsieur Atwood.

***

Victor franchit les portes du commissariat, la lumière du matin l’aveuglant brièvement après les heures passées dans la pénombre de l’isolement. Il n’avait pas dit un mot, pas haussé le ton, pas perdu une seconde de sang-froid. Mais maintenant, ses yeux s’étaient durcis.

Garée juste devant, une berline noire attendait. Sobre. Classe. Le genre de voiture qui ne clignote jamais, parce qu’elle ne change pas de direction pour personne.

Le chauffeur en uniforme ouvrit la portière arrière sans un mot. Et là, installée avec la grâce d’une impératrice moderne, un gobelet de café dans la main, Siena Callahan leva les yeux vers Victor.

— Tu es en retard, dit-elle simplement. Mon café est presque froid.

— Désolé, répondit Victor en montant. J’ai été retenu par un admirateur zélé.

Il s’installa à ses côtés. Le chauffeur referma la portière en douceur, puis retourna au volant.

— Burton a été parfait, reprit-elle, un sourire fin aux lèvres. Je crois que Mendez va avoir besoin d’un ulcère pour faire passer la pilule.

Victor se tourna vers elle, la détaillant quelques secondes. Elle portait un tailleur gris acier, des lunettes de soleil Prada sur le nez, et ce parfum discret qui sentait l’intelligence dangereuse.

— C’était toi qu’ils suivaient, n’est-ce pas ? murmura-t-il.

— Bien sûr. Et maintenant je sais pourquoi.

Elle le regarda longuement, sans ciller. Puis ajouta, plus bas, presque tendre :

— Je n’aime pas qu’on touche à ce qui m’appartient. Et en ce moment, Victor… tu es à moi.

Victor esquissa un sourire presque imperceptible.

— Tu sais que ça ne me dérange pas.

La voiture s’ébranla dans un silence feutré, tandis que San Francisco s’éloignait lentement derrière les vitres fumées. Un champ de bataille invisible venait de s’ouvrir, et ils en étaient déjà les deux généraux.

 

***

Dans la limousine, l’esprit de Victor tournait à vitesse grand V. les photos de cet imbécile de Mendez lui avaient non seulement révélé que Siena était dans le collimateur de quelqu’un, mais d’une personne très puissante. Karl Atwood est un géant du pétrole, et Victor savait que dans ce milieu, on jouait aux échecs avec des vies humaines et des milliards, lui-même avait travaillé pour certaines compagnies pétrolières durant les années quatre-vingt, et Kruger avait découvert un monde aussi cruel que lucratif.

A l’époque les Etats-Unis auraient secrètement encouragé l’OPEP à augmenter ses prix afin de se lier stratégiquement à l’Iran et à l’Arabie Saoudite, mais en outre, les américains n’étaient pas mécontents de ce méchant tour joué à leurs partenaires européens dont le Marché commun commençait à sérieusement vous faire grincer des dents. Résultat : en 1977 les États-Unis avaient réalisé un surplus de 10 milliards de dollars avec les États non producteurs de pétrole.

Bravo. Mais leur balance commerciale avec les pays de l’OPEP accusait, elle, un déficit de 40 milliards. Et pour retrouver les 30 milliards qui manquent, les Américains ont choisi le plus vieux et le plus mauvais remède qui soit : la planche à billets et le flottement de leur monnaie. Le dollar s’effondrait, les exportateurs américains étaient ravis, le Japon s’affolait, les producteurs de pétrole étaient furieux et l’Europe nageait en plein marasme. Voilà. C’était comme ça qu’on fabriquait une crise. Une belle, bien sale, avec le sourire.

Siena gardait le silence, elle avait renfermé sa main dans celle de Victor et observait les paysages défiler, depuis la vitre teintée de sa limousine. Victor accentua sa prise et Siena se tourna vers lui et lui sourit tristement.

— Est-ce que ton mari a eu des problèmes récemment ?

Elle retira ses lunette Prada et le regarda intriguée.

— Je ne le pense pas… Karl a beau se déplacer en fauteuil roulant, il reste un battant, c’est un vrai monstre en affaire. Et puis il est bien entouré, il a un conseil d’administration très efficace, et il possède même un partenariat avec une équipe de sécurité privée pour surveiller ses raffineries au Texas. Tu penses que cela a avoir avec lui ?  

— Ou peut-être toi ?

— Mon domaine d’action se situe dans les technologies de pointe. Expliqua Siena en lui caressant les cals qu’il avait aux mains. Ces mains-là n’ont pas appris la tendresse dans un salon de thé, mon chéri ?

Victor lui sourit un moment mais répliqua d’une voix grave.

— Et avec le cartel pétrolier ?

Cette fois Siena le regarda non seulement avec amour, mais aussi avec respect. Non Victor n’était pas qu’un dur à cuire, sous sa carapace de géant, il cachait une intelligence que Karl aurait respecté si jamais il l’avait rencontré, c’était cela qu’elle aimait chez lui, et c’était aussi pour cela qu’elle regrettait de ne pas l’avoir rencontré avant son mari.

— Que sais-tu sur eux ? demanda-t-elle en posant sa tête sur son épaule.

Victor haussa les épaules.

— Je sais que ce sont sept grandes compagnies qu’on surnomme les Sept Sœurs. En 1960 ils totalisaient 37 % de la production mondiale.

— Actuellement, c’est 56 %, dit Siena avec gravité. La production mondiale de pétrole bloc de l’Est compris — est estimée à trois milliards de tonnes. Hormis en Amérique du Nord et en Europe occidentale, tous les puits d’extraction, sans parler des réserves, sont devenus la propriété des États où ils ont été installés.

— Cette hausse a été une excellente affaire pour les grands pétroliers, Alors ? demanda Victor en regardant le vide.

— Et ceux-ci sont moins que jamais disposés à partager le gâteau. Dit Siena toujours blottie dans ses bras.

— Comment se répartit ce gâteau ? demanda Victor en lui caressant les cheveux.

Elle éclata de rire.

— Tu sais ce que j’adore chez toi ? T’es loin de l’image de l’amant débile qui ne fait que jouer le rôle de défouloir sexuel d’une riche femme d’affaire. Tu es vraiment trop intelligent pour jouer ce rôle.

— Merci du compliment.

— Même si parfois j’adore me défouler sur toi, dit-elle d’une voix sensuelle. Mais pour en revenir à ta question, et d’après ce que m’a expliqué Karl, les Russes admettent une production de 520 millions de tonnes, extraites de leurs immenses réserves de Sibérie. Leurs pays satellites produisent 23 millions de tonnes, et les Chinois 87. Total : 630 millions de tonnes, soit 21 % de la production mondiale qui n’entrent pas directement en ligne de compte dans ce qu’on appelle la guerre secrète du pétrole. Quant aux « Sept Sœurs », les cinq Américaines, la Britannique et le géant anglo-hollandais, elles totalisent une production de 1 380 millions de tonnes, soit 46 % du total. Ou, si tu préfères, 58 % de la production « libre ».

— Et les Français ? interrogea Victor.

— Loin derrière. La Compagnie Française des Pétroles et le groupe Elf-ERAP ne produisent ensemble que 80 millions de tonnes. Mais ce sont les seuls qui aient osé affronter le Cartel avec succès et réussi à se tailler une petite place au soleil noir.

— Il manque tout de même 900 millions de tonnes à ton total, remarque Victor. Qui les produit, celles-là ?

— Tu devrais te lancer dans les affaires, mon amour. Dit Siena en le regardant avec des yeux limpides, tu as un œil vraiment acéré, pour répondre aussi à ta question, une mosaïque de petites compagnies indépendantes, dont la moins minuscule est peut-être le groupe belge Pétrofina avec 7 millions de tonnes péniblement arrachées à la mer du Nord et en Alaska. Mais l’essentiel du surplus que tu mentionnes, est exploité directement par les pays qui possèdent de petites réserves : la Norvège, l’Inde, la Turquie… et bien sûr, l’Algérie, qui a repris les énormes gisements du Sahara. Un terrain de jeux dangereux, même pour les plus gros.

La limousine s’arrêta devant la maison de Victor. Ils descendirent tous les deux.

Siena l’embrassa longuement, voluptueusement, goûtant à ses lèvres, à son étreinte, à sa chaleur. Puis elle le regarda dans les yeux et murmura :

— Je veux que tu restes en dehors de tout ça, Victor. Je vais prévenir mes avocats, parler à mon mari, démêler tout ça… mais toi, je veux que tu restes ici. Reste chez toi, jusqu’à ce que je comprenne ce qui se passe de mon côté.

— Hé, protesta doucement Victor. Ne t’inquiète pas pour moi, Siena. Je suis capable de me défendre, tu sais ?

— Je t’en prie… l’implora-t-elle, les yeux brillants. Je tiens à toi… beaucoup. Je ne te dirai pas que je t’aime, parce que c’est trop tôt pour ça. Mais tu m’es cher, bien plus que tu ne l’imagines.

Victor la fixa intensément, puis hocha lentement la tête.

Elle le remercia d’un baiser plus fougueux encore, puis se libéra brusquement, comme pour s’arracher à lui. Elle remonta dans la limousine sans un regard en arrière.

Mais Victor l’avait vue. Il avait vu ses yeux, il avait croisé son regard.

Et cela suffisait.

Cela l’avait bouleversé.

Victor resta quelques minutes immobile devant sa porte. Le ronronnement de la limousine s’éloigna dans la rue calme, ne laissant derrière lui qu’un léger parfum de luxe et d’amertume. Il inspira profondément, entra chez lui, grimpa à l’étage. Il savait déjà ce qu’il allait faire.

Dans le dressing, il écarta un panneau dissimulé et sortit l’étui noir. Dedans, son épée reposait, intacte. La lame scintillait faiblement à la lumière. Victor la contempla quelques secondes, la rangea soigneusement dans son étui de transport, puis redescendit.

Quand il ouvrit la porte, il se figea.

Rebecca l’attendait sur le perron.

Bras croisés, sac en bandoulière, coupe-vent élimé. Elle leva un sourcil en le voyant, puis son regard tomba sur l’étui qu’il tenait. Elle soupira, secoua doucement la tête.

— Je me doutais bien que tu ne resterais pas sagement chez toi.

Victor referma la porte derrière lui, légèrement surpris.

— Rebecca ?

— Salut. J’ai fait quelques recherches de mon côté. Ce Wolken. Il a des liens très troubles avec une société-écran basée aux îles Caïmans, et il a déjà fait pression sur plusieurs juges fédéraux. Je pensais qu’on pourrait se remettre en mode duo, comme au bon vieux temps.

Elle marqua une pause, puis ajouta, plus doucement :

— Et oui, j’étais là quand elle t’a embrassé. J’ai vu.

Victor la fixa, puis poussa un soupir.

— Rebecca s’il te plait…

— Relax ! Je vais pas faire de scandale, c’est pas mon genre… Mais Victor, bordel… elle est mariée. À Karl Atwood. Tu veux t’attirer tous les emmerdements du siècle ? Le gars a plus de gardes du corps que le roi d’Arabie. Et c’est pas qu’une histoire de morale — c’est de la survie. Tu couches avec une femme mariée, puissante, et en plus mêlée à un complot que t’as même pas encore compris !

Elle le regarda avec un mélange d’exaspération et d’inquiétude.

— Ecoute crois le ou non mais t’es mon ami. Et même si parfois t’es qu’un enfoiré borné, je tiens à toi. Alors si tu dois plonger là-dedans, tu vas pas le faire seul. Mais promets-moi un truc : garde la tête froide. Parce que je te jure, Victor, j’ai pas envie d’aller déposer des fleurs sur ta tombe.

Victor resta silencieux un moment, touché malgré lui. Il esquissa un demi-sourire.

— Tu veux vraiment refaire équipe avec un enfoiré borné ?

Rebecca haussa les épaules avec un sourire en coin.

— Tant que l’enfoiré garde son pantalon fermé au bon moment, ouais.

— Très bien.

— On prend ma caisse.

Victor monta dans la Jeep avec un soupir à peine audible. Il posa son étui entre ses jambes et attacha sa ceinture tandis que Rebecca démarrait.

— J’te préviens, grogna-t-il, si t’as mis Adèle dans le lecteur…

— Relax, c’est du Black Sabbath. Je suis fâchée, pas suicidaire.

Elle enclencha la musique, baissa le volume, et jeta un coup d’œil de côté.

— Et puis t’as pas besoin de musique, pas vrai ? T’as le cœur qui bat encore au rythme de votre slow langoureux devant ta porte.

Victor leva les yeux au ciel.

— Tu comptes vraiment faire ça pendant tout le trajet ?

— Moi ? Jamais. J’ai trop de classe. Mais sérieusement, tu te rends compte de ce que tu fais, là ? T’es en train de coucher avec la femme d’un type qui pourrait te faire disparaître avec un simple coup de fil à un ami du Pentagone. Alors ouais d’accord elle sait rouler une pelle comme une lesbienne, je comprends que tu puisses perdre la tête et tout le toutim…

— Rebecca !

— Mais là mon salaud ! T’es dans une grosse fosse a purain.

Victor grogna, mais elle n’attendait pas de réponse.

— Et le plus beau ? C’est que Julius est probablement lié à tout ce bordel. J’ai mis la main sur un ancien rapport de la SEC — Trust Imperial Banks. Une espèce de pieuvre financière internationale, discrète, opaque, puissante comme l’enfer. Et devine qui est un de leurs principaux opérateurs à New York ? Notre ami Julius Wolken. Ou plutôt, une de ses identités fictives. Il gère des fonds pour eux depuis au moins vingt ans.

Victor plissa les yeux.

— Trust Imperial Banks… C’est pas eux qui ont racheté des parts dans la filiale énergétique d’Atwood, l’an dernier ?

Rebecca hocha la tête, les yeux rivés sur la route.

— Exactement. Et selon mes recoupements, ils auraient récemment transféré plusieurs millions vers une société-écran qui surveille les activités… de ta belle rousse. Alors ouais, Victor, on est en plein dedans. Et toi, tu t’es jeté dans ce nid de serpents… avec ta grosse bite.

Victor ne put s’empêcher de sourire, à la fois amusé et exaspéré.

— Tu m’as vraiment manqué, Becky.

— Je sais. Et t’as de la chance que je sois là pour t’éviter de finir décapité par un cartel financier, ou dévoré par une mante religieuse rousse à jambes interminables.

— J’ai survécu à bien pire.

— Peut-être, mais je suis pas sûre que t’as déjà survécu à une femme qui t’aime alors qu’elle est mariée à un type prêt à faire exploser un avion pour laver son honneur.

Elle marqua une pause, puis ajouta, plus bas, plus tendre :

— Et je suis pas sûre que t’as déjà survécu non plus… à quelqu’un qui t’aime vraiment, Victor. Pas pour ton corps, pas pour ton passé. Juste pour toi.

Un silence s’installa. Les lumières de la ville défilaient sur leurs visages, tamisant leurs pensées. Puis Victor souffla :

— Et maintenant ?

Rebecca serra le volant, le regard fixé droit devant elle.

— Maintenant on va coincer Julius. Et ensuite… tu verras. J’te lâcherai pas. Pas cette fois.

***

La Jeep filait dans la nuit, avalant les kilomètres comme si elle fuyait quelque chose. Rebecca conduisait vite, trop vite peut-être, le regard figé droit devant elle. Victor, silencieux, observait la route défiler, les doigts posés sur l’étui de son épée.

Puis elle parla. D’une voix basse, presque tremblante.

— Y a un truc que j’t’ai pas dit, tout à l’heure.

Victor tourna la tête vers elle. Il sentit immédiatement que ce n’était pas une pique. Pas une blague. C’était grave.

— Je t’écoute.

Rebecca mordit sa lèvre, puis lâcha, sans le regarder :

— J’ai fouillé dans les archives confidentielles de la SEC. J’ai trouvé un dossier classé X sur Trust Imperial Banks. Scellé. Ultra verrouillé. Mais un nom est ressorti. Un seul. Relié à Julius, à Atwood, à tout ce putain de réseau.

Elle s’interrompit, avala sa salive. Puis, presque dans un murmure :

— Marc Thorn.

Le nom tomba comme une pierre dans un puits. Victor sentit son cœur ralentir d’un coup. Il ne dit rien. Il n’avait pas besoin de demander qui c’était. Ce nom, il le connaissait. C’était une de ses identités secrètes.

Rebecca jeta un coup d’œil vers lui.

— Tu le connais, hein ? Je l’ai vu à ta tête.

Victor serra la mâchoire. Son regard se perdit dans les ténèbres de la route.

— Je l’ai croisé, une fois. Il y a longtemps. Son vrai nom c’est Marcus Octavius.

— C’est qui, Victor ?

Silence.

— C’est un fantôme. Un type qu’on croit disparu depuis des décennies. Mais s’il est vraiment impliqué, alors c’est pas juste un réseau financier. C’est une guerre. Et on est au milieu.

Rebecca hocha lentement la tête, comme si elle venait enfin de mettre des mots sur ce qu’elle ressentait depuis le début.

— Voilà pourquoi je suis revenue. Pourquoi j’ai fouillé. Pourquoi je t’ai suivi. Parce que je savais que t’allais replonger. Et parce que j’avais besoin que tu comprennes… que t’es pas seul.

Elle s’arrêta, puis ajouta plus doucement, presque comme une confession :

— Et parce que t’as encore cette façon de marcher, Victor. Comme si tu portais le monde sur tes épaules. Et merde… j’ai plus envie de te voir crever les dents serrées.

Victor tourna la tête vers elle, lentement. Quelque chose brilla dans ses yeux, mais ce n’était ni de la tendresse, ni de la colère. C’était autre chose. Un mélange de fatigue et de peur rentrée.

— Tu sais ce que ça veut dire, tout ça, Rebecca ? Si Marcus est mêlé à cette histoire, alors c’est plus seulement une question de vengeance ou de vérité. C’est une question de fin. De dernier acte.

— Alors tu vas encore me dire de rester en dehors ? Que je suis trop fragile.

— Non, souffla-t-il. Je vais te dire que j’ai peur. Pour toi.

Elle freina doucement, gara la voiture sur le bas-côté, et coupa le contact. Le silence les enveloppa, juste interrompu par le tic-tac du moteur qui refroidissait.

Elle tourna vers lui, les yeux brillants.

— Tu crois que j’ai pas peur, moi ? Tu crois que ça me fait pas flipper de te voir replonger là-dedans, de te voir prêt à tout, à tuer, à mourir, comme si t’étais déjà condamné ?

Elle marqua une pause, puis sa voix trembla.

— Je veux pas te perdre, Victor. Pas encore. Pas comme ça.

Victor resta immobile. Le silence entre eux vibrait d’un trop-plein de choses non dites.

Puis il souffla, très bas :

— Je suis déjà mort une fois, Rebecca. Et toi… t’es la seule qui m’a jamais fait croire que j’étais encore vivant.

Rebecca ferma les yeux une seconde, prit une inspiration douloureuse.

— Alors reste vivant. Pour moi. Pour nous. Ou pour rien du tout, si tu veux. Mais reste.

Elle garda le silence un moment puis ajouta d’une tremblante.

— Ou pour elle si tu veux…

Victor resta un long moment à fixer le vide, comme pour se convaincre que ce qu’il venait d’entendre n’était pas un rêve. Puis, d’un geste lent, il posa sa main sur celle de Rebecca.

— Pourquoi tu ne veux pas me lâcher maintenant ?

Elle haussa les épaules, un faible sourire triste au coin des lèvres.

— Peut-être parce que je savais qu’au fond, t’es pas complètement mort. Que même quand tu t’enfonçais dans l’obscurité, il restait une lumière, un truc fragile qui voulait vivre.

Il serra un peu plus sa main.

— C’est peut-être ça, oui. Mais la lumière vacille. Chaque fois que je pense que je peux m’en sortir, la nuit revient.

Rebecca plongea son regard dans le sien, déterminée.

— Alors on va s’en sortir ensemble. Pas parce que c’est facile, pas parce que c’est simple, mais parce que c’est la seule putain d’option qu’on a.

Victor hocha la tête, son regard brûlant.

— On a un ennemi. Marcus Octavius. C’est lui le vrai poison derrière tout ça.

— Et toi ? Qu’est-ce que tu comptes faire ?

Un silence pesant. Puis il souffla, résigné.

— Je vais devoir aller le chercher. Pas seulement pour moi, mais pour tout ce qu’il détruit.

Rebecca serra les poings, prête à le suivre jusqu’en enfer.

— Alors on commence quand ?

Un sourire amer fendit les lèvres de Victor.

— Maintenant.

Elle démarra la Jeep et reprit la route, avec cette fois une résolution partagée.

La nuit s'étirait sur la route comme un voile d’encre. Rebecca gardait les mains crispées sur le volant, encore secouée par ce qu’elle venait de dire. Victor, lui, fixait la ligne blanche qui défilait, absent.

Puis son téléphone vibra. Un numéro inconnu.

Il faillit ne pas répondre.

Mais quelque chose — un vieux pressentiment, une mémoire de chasseur — le poussa à décrocher.

— Victor Kruger, dit une voix douce et glaciale.

Il se redressa légèrement.

— Qui est à l’appareil ?

— Une amie d’un ennemi commun.

Un silence. Il reconnaissait l’accent. Japonais. Parfaitement contrôlé.

— Julius ? demanda-t-il.

— Je préfère "problème résiduel". Il a trahi des accords… et dévié d’une mission que mon maître lui avait confiée. Tu comprends, ce genre de déviation se corrige. De préférence sans éclaboussures.

Victor ferma les yeux un instant.

— Vous êtes qui, au juste ?

Un ricanement bas.

— Appelle-moi Kyala. C’est suffisant. Ce que tu es, m’intéresse davantage.

Il resta figé.

— Je sais que tu es immortel. J’ai mes informateurs. Des photos. Des séquences. Tes habitudes. Ta lame.

Elle fit une pause.

— Mais ton nom… Victor Kruger… n’est qu’un masque, non ? Tu tues trop vite. Trop fort. Tu portes une rage ancienne. Et ça, je le sens. Moi aussi j’en ai une.

Victor ne répondit pas. Il écoutait, tendu.

— Je ne cherche pas à te nuire, reprit-elle. Pas ce soir. Au contraire : je t’offre Julius. Il a fui San Francisco. Il est à Monterey, planqué dans une villa qu’il croit sécurisée. Il s’attend à une frappe de mercenaires, pas à toi.

— Et pourquoi tu me le donnes ?

— Disons que j’ai horreur de faire le sale travail moi-même. Et Marcus a encore une certaine… tendresse pour ses anciens soldats. Moi, beaucoup moins.

Un silence. Puis sa voix baissa encore d’un ton.

— Tue-le proprement. Et peut-être que toi et moi, on se reverra.

Quand tu seras prêt à dire qui tu es vraiment.

Elle raccrocha.

Victor resta un moment immobile, le téléphone toujours à son oreille. Puis, lentement, un sourire sans joie vint glisser sur son visage.

Elle jouait un jeu dangereux.

Mais lui aussi.

*

La Jeep fend la nuit noire le long de la côte. La Jeep fend la nuit noire le long de la côte. Le Pacifique, invisible mais présent, gronde quelque part en contrebas. Les phares balaient la route sinueuse. Rebecca est concentrée sur la conduite. Victor, silencieux, regardait droit devant lui.

Le silence durait. Longtemps. Trop longtemps.

Enfin, elle parle. Doucement.

— La personne qui t’a appelé… c’est qui ?

— Quelqu’un qui veut que je fasse le sale boulot.

— Et tu vas le faire ?

— Il le faut. Je sais que tu es flic, Rebecca. Mais crois-moi… des types comme Julius Wolken vivent au-delà du système. Et ce genre de personne, c’est pas une prison qui les arrête.

— J’suis pas conne. J’suis peut-être pas d’accord, mais j’suis pas aveugle. Je vois bien comment tourne ce putain de monde. Et ça me fout en rogne.

— Je sais, dit Victor d’une voix basse, presque triste.

Elle hoche la tête, reste silencieuse un instant. Puis :

— T’es plus comme avant.

Victor tourne la tête vers elle, intrigué.

— C’est-à-dire ?

— J’sais pas. T’es plus calme. Trop calme. Comme si… comme si y avait une digue dans ta tête prête à péter, mais que tu la retenais de toutes tes forces.

Victor ne répond pas. Le silence retombe, plus pesant.

— Je te connais, Victor. Tu crois que je le vois pas ? T’as changé. Depuis cette histoire avec Pavel. Et aussi depuis… elle.

Elle n’a pas besoin de dire le nom. Victor détourne les yeux.

Rebecca reprend, plus doucement :

— J’essaie pas de gratter. J’veux juste comprendre. C’est pas que t’aies changé… c’est que t’as l’air plus seul qu’avant.

Victor ferme les yeux une seconde. Inspire. Puis lâche :

— Peut-être que je le suis.

— Mais tu veux pas que je t’aide ?

— T’es déjà là. C’est plus que ce que je mérite.

Rebecca serre les mains sur le volant. Murmure :

— Arrête de dire ça. Putain, arrête de penser ça. Tu vaux plus que tu crois.

Ils roulent encore un moment en silence. Puis Victor brise l’air d’une voix posée, mais glaciale :

— Si on croise Julius là-bas… tu me laisses faire. Tu restes en arrière. Tu n’interviens pas.

— Tu comptes faire quoi ?

— Ce qu’il faut.

Un frisson parcourt Rebecca. Pas à cause d’une menace. À cause de ce qu’elle sent derrière.

Elle murmure :

— Victor… t’es qui, vraiment ?

Un battement. Un regard. Intense. Brûlant. Et fatigué.

— Tu ne veux pas savoir.

La Jeep continue de rouler, avalée par la nuit.

Et Rebecca comprend. La vérité approche. Elle le sent dans ses tripes. Quelque chose d’ancien. De terrible. Et de vivant dans cet homme qu’elle aime encore.

 

*

Pendant ce temps dans une ville isolée. Julius Wolken était assis appuyé sur son Gladius, et contemplait le vide. Son regard était perdu dans l’ombre. Pas inquiet. Pas nerveux. Mais résigné.

Il savait pourquoi il était là. Il savait aussi qui allait venir.

Il avait raccroché son téléphone depuis vingt minutes. La voix de la femme résonnait encore dans sa tête : calme, tranchante comme la lame d’un sabre.

« Tu t’es écarté de la voie, Julius. Ce n’est pas Marcus qui le paiera. C’est toi. »

Elle n’avait pas eu besoin d’en dire plus.

Elle savait exactement quoi dire — et surtout, à qui confier l’exécution.

Il avait compris. Et il n’avait pas fui. Il aurait pu. Mais ce serait indigne. Ce n’était pas dans sa nature.

Alors il attendait, en se souvenant d’avant. Quand Marcus Octavius lui faisait encore confiance. Quand il croyait que la loyauté suffisait.

Il rouvrit les yeux. Il sentit la présence d’un immortel, mais une présence profonde et magnifiée, celui qui allait venir devait être très âgé, c’était peut-être Marcus ? Non. Cette présence avait sa froideur, oui — mais elle était autre. Plus brute. Plus primaire. Comme si elle jaillissait d’un puits sans fond.

Au même moment, la Jeep s’arrêta devant la demeure isolée. Victor sentit immédiatement sa présence. Une onde sourde, reconnaissable entre mille. Il descendit le premier.

Il resta figé un instant, les yeux rivés à la bâtisse. Rebecca sortit à son tour, mais il l’arrêta d’un simple geste.

— Reste ici.

— Tu crois vraiment que j’vais t’écouter maintenant ?

— Ce n’est pas un débat, Rebecca.

Elle le fixa, furieuse. Mais il ne cilla pas. Il était déjà ailleurs. Enfoncé dans une concentration opaque, presque rituelle. Un guerrier qui avance vers l’inévitable.

— Je te laisse vingt minutes, gronda-t-elle. Ensuite je fous le feu à cette baraque.

Victor s’autorisa un sourire. Contre toute attente, il se pencha vers elle… et l’embrassa.

Rebecca resta figée, prise au dépourvu. Puis son corps trembla, comme secoué d’un séisme. Quand Victor s’écarta, elle porta instinctivement les doigts à ses lèvres. Elle tenta de reprendre contenance, mais une panique sourde montait en elle.

Un baiser. Pourquoi maintenant ? Un adieu ? Une promesse ? Allait-il marcher vers une mort certaine ?

Elle secoua la tête, plus paniquée qu’émue.

Non. Hors de question qu’il crève comme ça. Pas maintenant. Pas comme ça. Elle avait encore tant de choses à lui dire.

Il lui avait dit quoi ? "Reste ici" ?

Putain mais non ! Pas cette fois !

Elle décrocha son arme avec rage.

Pas question de rester là à le regarder mourir.

Et puis merde… il embrassait foutrement bien.

Silencieuse, elle se glissa hors de la Jeep. Comme une ombre.

Victor, de son côté, contourna silencieusement la villa. Sur le chemin, il avait discrètement sorti son épée de son étui à guitare, puis l’avait dissimulée sous son long manteau. Il avançait sans hâte, chaque pas résonnant comme un glas dans la nuit.

Il le trouva là, assis sur une vieille marche de pierre, appuyé contre son gladius, les yeux perdus dans le vide. Julius ne leva pas immédiatement la tête, mais Victor sut en un instant qu’il l’attendait. Il n’y avait ni surprise, ni peur dans son regard quand enfin leurs yeux se croisèrent. Juste une profonde fatigue.

— Est-ce que vous savez ce que ça fait, de perdre un ami fidèle ? Un vrai. Un frère d’armes ? demanda Julius, la voix voilée de tristesse.

Victor ne répondit pas. Il se contenta d’enlever son manteau. Sa grande épée jaillit dans la nuit comme un éclat d’orage.

Mais Julius ne le regardait toujours pas. Il poursuivit, le regard toujours fixé au loin, comme s’il parlait à un fantôme.

— C’était mon capitaine de cavalerie, pendant la guerre de Sécession. Lui et moi, on a combattu à Savannah. À Atlanta. Il est mort à Antietam. Et quand il est revenu à la vie… je l’ai pris sous mon aile. Je lui ai tout appris. Tout ce que je savais. Everett était comme un fils pour moi.

Il tourna enfin les yeux vers Victor.

— Et vous l’avez tué.

Victor resta de marbre. Sa voix, quand elle tomba, fut aussi tranchante que son épée.

— Combien d’"amis fidèles" avez-vous tués, Wolken ?

Un silence. Puis Julius secoua lentement la tête.

— Je ne sais pas… murmura-t-il. Je crois que c’est ce soir que je découvre ce qu’est une vraie perte.

— Vous n’êtes pas le premier à le découvrir. Et certainement pas le dernier, répondit Victor, sa voix basse comme le vent qui monte de l’océan.

Julius hocha lentement la tête. Il se leva, le gladius à la main, comme on se lève pour son dernier serment.

— C’est elle qui vous a dit où me trouver, n’est-ce pas ?

Il n’attendit pas de réponse. Il savait déjà.

— Oui… c’est elle. Depuis que Marcus l’a trouvée, il n’a plus jamais été le même. C’était un général. Un vrai. Un Romain, pur et dur. Quand nous combattions les Arvernes, il incarnait la discipline, la grandeur… l’ordre.

Son regard se durcit. Une amertume acide perla dans sa voix.

— Et puis cette femme est arrivée. Elle l’a changé. Lentement. Silencieusement. Et maintenant c’est elle qui tient les rênes. Il ne voit rien. Ou il ne veut pas voir.

Il baissa les yeux un instant, puis releva le regard, résolu.

— Mais peu importe, désormais. Tout ça… c’est fini. Ce soir, je vais vous tuer. Et venger Everett. C’est tout ce qui compte encore.

Victor serra un peu plus fort la garde de son épée.

— Vous auriez pu fuir, Wolken.

— Oui. Mais ça aurait été indigne. Et moi… je suis encore un soldat.

Julius fit tournoyer son gladius avec souplesse, puis en désigna Victor de la pointe. Ce dernier leva calmement son épée et se mit en garde. Il l’observait.

Comme Victor l’avait anticipé, la posture de Wolken révélait une efficacité impitoyable. Pas de gestes superflus. Une précision chirurgicale. Une économie de mouvement typique d’un vétéran qui sait que chaque effort inutile est un pas de plus vers la mort.

Ce n’était pas un fanfaron comme Wheeler. Julius Wolken savait reconnaître un adversaire dangereux, et il était suffisamment intelligent pour comprendre que Victor n’était pas à sous-estimer. Tant qu’il n’aurait pas percé le style de combat de Kruger, il resterait sur ses gardes. Prudent. Calculateur.

De son côté, Rebecca, dissimulée dans l’ombre à distance, assistait à la scène sans comprendre. Bouche bée, elle scrutait les deux hommes.

Qu’est-ce que c’était que ce cirque ? Pourquoi se battaient-ils à l’épée ? Et ces trucs que Julius avait dit — la guerre de Sécession ? Antietam ? Immortels ?

Elle voulait hurler, courir vers Victor… mais quelque chose, peut-être la solennité surnaturelle de l’instant, l’en empêchait. Elle était sidérée.

C’est alors que Julius bondit, lame en avant, déclenchant une série d’attaques aussi agressives que complexes. Il frappait vite, précis… mais pas assez. Victor para aisément. Sans forcer. Comme s’il lisait chaque mouvement à l’avance.

Julius tenta alors de reculer, se réorganiser, mais Victor contre-attaqua — sèchement. Et, brièvement, il vit une ouverture. Le bras droit de Wolken était exposé. Il aurait pu le trancher, là, maintenant. Mettre fin au duel.

Mais Victor retint son geste.

Les mots du Bédouin résonnèrent dans sa mémoire :

« Une ouverture au début d’un combat peut être un piège. Si elle se répète, tu peux l’exploiter. Sinon, crées-en une. »

Il rompit l’échange, se remit en garde. Patient. Glacial.

Victor abaissa lentement son épée, comme pour prendre appui. Puis il fit un pas.

Un seul.

Mais ce pas suffisait à tout changer.

Julius le sentit. L’atmosphère se densifia d’un coup, comme si l’air lui-même se contractait autour de Victor. Finie la patience, fini le calcul. Le prédateur sortait les crocs.

Victor attaqua. Pas avec brutalité, mais avec une précision chirurgicale. Chaque mouvement était le fruit d’une observation froide, chaque frappe exploitait un angle entrevu plus tôt, un souffle de déséquilibre, une faiblesse dans le poignet gauche de Julius.

La première frappe fut latérale, visant la hanche — une feinte. Julius para, mais Victor avait déjà pivoté, sa lame remontant en arc vers l’épaule opposée. Julius dévia de justesse, reculant sous l’impact. Il tenta une contre-attaque, mais Victor se déroba, fluide comme l’eau.

Rebecca, à l’écart, vit la différence. Ce n’était plus un duel, c’était une démonstration. Une montée en puissance implacable. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais elle sentit que quelque chose venait de basculer.

Victor avançait, centimètre par centimètre, sans précipitation, mais sans jamais céder de terrain. Il frappait avec régularité, forçant Julius à se replier.

— Je comprends pourquoi Wheeler a échoué, gronda Julius, haletant. Tu es plus que ce qu’il croyait… Plus que ce que je croyais.

— C’est ce que vous avez tous en commun, répondit Victor. Vous croyez toujours savoir. Mais vous ne voyez rien.

Un éclair d’acier fendit l’air. Julius para à deux mains, grimaça sous le choc. Victor pressa, accéléra, puis glissa une botte dans les jambes de son adversaire. Julius trébucha mais se rattrapa d’un roulé habile. Le romain n’avait rien perdu de ses réflexes. Mais il accusait le coup. Le rythme, la tension, le poids du passé… tout commençait à peser.

Victor s’immobilisa un instant. Sa lame levée. Son souffle calme.

— Tu peux encore fuir, Julius, dit-il. Tu as été loyal. Tu as vécu longtemps. Ce n’est pas toi que je voulais.

— Et te laisser traîner mes erreurs dans ton sillage ? Non. Tu m’as arraché mon élève. Je veux que tu saches ce que c’est de devoir décapiter quelqu’un que tu respectes.

Victor ferma les yeux un bref instant.

— Je sais, murmura-t-il.

Puis il se jeta en avant.

Le choc fut brutal.

Victor frappa, rapide comme la foudre, et cette fois, Julius ne put esquiver complètement. Une entaille apparut sur son flanc gauche. Pas profonde, mais suffisante pour lui faire comprendre que le temps lui était compté.

Il recula, le souffle court, la sueur coulant sur son front. Il saignait. Pas beaucoup. Mais c’était le début.

Victor restait immobile, à quelques pas. Calme. L’épée basse. Prêt à reprendre.

Et dans les buissons, Rebecca serra son arme contre elle, sans bouger. Elle ne comprenait pas ce qu’elle regardait, mais elle savait que le pire… ou le plus grand, était encore à venir.

Victor s’approcha, mécaniquement, inexorablement, avec l’incroyable puissance d’un géant armé d’une massue : à chaque pas, un coup, et à chaque coup, un pas en avant. Julius recula aussi vite que possible. Kruger continuait droit sur lui. Julius commençait à manquer de souffle. Il n’essayait même plus de parer les coups de Kruger, il s’efforçait seulement de les détourner. Sa puissance physique ne lui permettait pas de rivaliser avec Kruger.

Non seulement son adversaire disposait de terrifiantes réserves d’énergie alimentée, mais encore sa puissance était purement stupéfiante. C’est alors seulement que Julius comprit qu’il s’était fait avoir. La posture d’attente basique de Kruger était une ruse, tout comme ses mouvements puissants de chevalier : cet homme pratiquait le Shinobi kenjutsu, et comblait les lacunes de cet art avec le style coréen Kumdo.

Le propre style élégant de Wolken ne générait tout simplement pas le pouvoir cinétique d’affronter la forme agressive de Kruger.

Victor pressait l’avantage, son visage impassible, presque serein, mais dans ses yeux brûlait une concentration totale, sans faille. Sa lame sifflait, décrivait des arcs précis et brutaux, cherchant l'ouverture, pilonnant la garde de Julius comme un marteau s’abattant sur un bouclier trop fin.

Wolken pliait, mais ne rompait pas. Il pivotait, esquivait d’un demi-pas, ripostait à la moindre ouverture, mais chaque parade lui coûtait un peu plus d’énergie, un peu plus de souffle. Il sentait ses muscles tirer, ses bras trembler. Le style romain, rigide mais noble, perdait toute sa superbe sous l’avalanche du style hybride de Victor.

Un coup particulièrement violent fit voler en éclat une partie de la garde de Julius. Il chancela, et recula de deux pas. Victor ne le suivit pas immédiatement. Il s’arrêta, la lame pointée vers lui, et souffla :

— Tu tiens encore debout. Pas mal.

— Je suis un soldat, gronda Julius entre ses dents. Pas un danseur. Je ne tomberai pas avant toi.

Mais déjà Victor s’élançait à nouveau, cette fois plus rapide, plus fluide, délaissant la lourdeur apparente pour une série de frappes obliques, presque invisibles. Julius para l’une, esquiva la seconde, mais la troisième mordit sa veste, entailla l’épaule. Il grogna, mais tint bon.

Une gerbe d'étincelles jaillit quand les lames s'entrechoquèrent à bout portant. Les visages étaient à quelques centimètres l’un de l’autre. La rage de Julius contre la détermination glacée de Kruger.

— Tu n'es qu’un chien sans maître, haleta Wolken. Tu crois que ta colère fait de toi un guerrier ?

— Non, répondit Victor, la voix basse, mais elle m’a appris à survivre.

Il recula d’un pas, puis frappa avec une fureur canalisée, une maîtrise terrifiante. Julius eut juste le temps de lever sa lame… mais il savait : il ne tiendrait pas ce rythme encore longtemps.

Julius sentit son souffle devenir plus lourd, plus haché. Chaque pas en arrière lui coûtait davantage. Sa lame commençait à vibrer dans sa main, non de peur, mais de fatigue. Son bras droit peinait à suivre, et il savait. Il savait.

Le prochain échange serait le dernier.

Victor avança d’un pas sûr, presque cérémoniel, son épée levée. Ses yeux s’étaient durcis, mais pas de haine en eux. Seulement cette résolution implacable qu’on voyait chez ceux qui avaient déjà trop vécu, trop perdu.

Julius se redressa. Il raffermit sa prise sur le gladius. Il n’était pas un homme à supplier. Et surtout pas devant un guerrier qui, d’une certaine façon, lui ressemblait.

— Tu es un adversaire digne, dit-il d’une voix grave. Everett n’avait vraiment aucune chance contre toi.

Victor inclina légèrement la tête. Une forme de respect. Puis il se mit en garde.

— Je ne te hais pas, Julius. Mais je ne te laisserai pas en vie.

Un bref sourire se dessina sur les lèvres de l’ancien centurion.

— C’est ainsi que doivent mourir les immortels.

Il chargea une dernière fois. Avec la rage d’un homme qui n’a plus rien à perdre. Son cri fendit l’air, antique, guttural. Victor para, tourna, et frappa.

Le bruit de l’acier coupa le monde.

Julius tomba à genoux, figé un instant dans le silence. Son regard croisa celui de Victor. Il y lut une ombre. Pas de pitié. Mais une forme de reconnaissance. Victor tourna lentement sa lourde épée — celle qu’on appelait le Jugement — prêt à rendre son verdict.

Julius le fixa une dernière fois.

— Qui es-tu ?

Victor resta immobile un bref instant, puis répondit d’une voix grave, solennelle, presque ancestrale :

— Je suis le Kurgan.

Julius inspira profondément… et sourit. Comme si cette révélation, terrible et sublime, le délivrait enfin. Il comprenait. Il voyait. Il allait mourir non pas de la main d’un homme… mais d’une entité. Et cela, curieusement, le mettait en paix.

Victor leva la lame, droite comme un jugement divin, et déclara d’une voix puissante :

— Il ne doit en rester qu’un.

L’épée s’abattit. La tête de Julius roula au loin. Son corps s’effondra lentement, tel un vieux mur romain que le temps, enfin, avait décidé d’abattre.

Alors, le monde bascula.

Un souffle immense emplit l’air. Le ciel sembla vaciller. Un halo de lumière jaillit du corps sans vie de Julius Wolken, l’immortel âgé de deux millénaires. La lumière se rua sur Victor, l’entoura, le submergea.

Rebecca recula, les yeux écarquillés. Elle n’avait jamais vu… jamais imaginé… une telle chose.

Des éclairs jaillirent dans toutes les directions — frappant murs, terre, ciel. Et Victor.

Il s’arqua, les bras tendus, englouti dans la lumière. Il cria — un cri de douleur, de puissance… ou peut-être les deux à la fois.

Deux mille ans d’expérience, de force, de mémoire se déversaient en lui. Le Quickening de Julius.

Les éclairs redoublèrent de violence, et Victor hurla encore, secoué, transpercé par l’héritage du centurion.

Cela dura presque deux minutes.

Une éternité.

Puis le tumulte se calma. La lumière se dissipa. Le silence revint.

Victor s’effondra à genoux, vidé, tremblant, à bout de souffle.

Voilà longtemps qu’il n’avait pas reçu une résurrection aussi puissante.

Julius Wolken était un guerrier né. Un soldat jusqu’au bout.

Victor reprit lentement son souffle, puis baissa les yeux vers le corps sans tête, étendu à ses pieds.

Il y eut une tristesse dans son regard. Fugace. Muette. Respectueuse.

L’un d’eux était tombé. L’autre restait.

Et il ne devait en rester qu’un.

Victor resta un moment immobile, à genoux dans la poussière, les yeux fixés sur les éclairs mourants du Quickening. Il respirait difficilement, chaque bouffée d’air lui brûlait la gorge, comme si la lumière elle-même avait laissé des traces en lui.

Des pas précautionneux s’approchèrent derrière lui. Il ne se retourna pas. Il savait.

Rebecca.

Elle s’arrêta à quelques mètres, incapable d’avancer davantage, les yeux rivés sur la scène irréelle qui se déroulait devant elle. Le sol encore fumant. Le corps décapité. Et Victor.

— C’était quoi ça ? souffla-t-elle, la voix tremblante. Qu’est-ce que je viens de voir ?

Victor inspira lentement, se releva avec effort. Il ramassa son manteau sans un mot, le remit sur ses épaules.

Puis seulement, il se tourna vers elle.

— La vérité, dit-il doucement.

Rebecca secoua la tête, les yeux brillants d’un mélange de peur, de choc, de colère peut-être.

— Tu l’as tué... avec une putain d’épée ! Et ce truc dans le ciel ? C’était quoi ? Tu... t’as hurlé comme si… comme si tu brûlais vivant.

— Je brûlais, répondit-il, sa voix rauque mais calme. Et j’ai survécu.

Elle recula d’un pas, incapable de détourner les yeux.

— Tu m’expliques ? Tu me dis ce que tu es, ce qu’il était, ce que c’est que ce bordel ? Parce que là je suis à deux doigts de croire que je rêve, et que c’est un putain de cauchemar.

Victor la regarda longtemps. Puis il s’approcha.

Il n’y avait ni menace, ni violence dans ses gestes. Juste une gravité ancienne. Une fatigue aussi.

— Je suis ce que les siècles ont fait de moi, Rebecca. Et si tu veux des réponses… je vais tout te dire.

Il s’arrêta à un souffle d’elle. Son regard était dur, mais pas fermé.

— Mais après ce que tu viens de voir… sois sûre que tu veux les entendre.

Rebecca soutint son regard. Les mains tremblaient, mais pas les yeux.

— Je t’écoute, Victor. Dis-moi la vérité. Toute la vérité.

Il hocha lentement la tête.

— Alors suis-moi.

Et sans un mot de plus, il se détourna du cadavre de Julius Wolken, et marcha vers la sortie de la villa. Rebecca hésita. Une seconde.

Puis elle le suivit.

***

Chez Victor – Tard dans la nuit

La maison était silencieuse. Seule une lampe discrète, près de la bibliothèque, diffusait une lumière chaude sur les murs aux teintes sombres. Rebecca marchait lentement, les bras croisés, encore secouée. Ses talons claquaient faiblement sur le parquet, puis s’arrêtèrent net lorsqu’elle aperçut, sur une étagère, une série d’armes anciennes, dont certaines couvertes de symboles qu’elle ne reconnaissait pas.

Dans la pièce voisine, Victor s’était débarrassé de sa chemise ensanglantée. Torse nu, il enfila une chemise propre sans un mot. Le combat l’avait marqué, même si aucune blessure ne subsistait. Il semblait plus vieux. Plus lourd d’un poids invisible.

Il lui avait tout expliqué durant le trajet, et Rebecca, à la grande surprise de Victor, avait écouté sans l’interrompre. Comme si elle recolletait des fragments d’un puzzle qu’elle connaissait déjà sans en comprendre le dessin. Les révélations avaient duré presque trois heures. Il était cinq heures du matin. Et Rebecca l’écoutait encore.

Une fois chez lui, Victor avait trouvé B-Ed endormi dans sa chambre. Sans un mot, il avait conduit Rebecca vers une pièce dont lui seul avait l’accès. Un geste simple. Mais pour elle, une preuve immense. Une marque de confiance. Et à ses yeux, c’était plus fort que n’importe quelle déclaration d’amour à la con.

Elle était assise sur le canapé, pieds nus, et le regardait, à la fois émue et fascinée. Puis elle finit par murmurer :

— Alors, si je comprends bien... tu es immortel ?

Victor ne répondit pas tout de suite. Il prit un verre, versa du cognac, et le vida d’un trait. Puis il tourna lentement la tête vers elle.

— Je ne vieillis pas. Je ne peux pas mourir...

— Sauf si on te coupe la tête, murmura-t-elle en le devançant. Et Julius Wolken... c’était comme toi ? Everett aussi ?

— Oui.

— Vous êtes combien ?

— Beaucoup.

— Et tu continues comme si de rien n’était ? Tu vis. Tu caches tout ça. Tu coupes des têtes et tu... tu reçois des éclairs dans la tronche !

Victor ne put s’empêcher un sourire amer.

— C’est notre malédiction. Depuis quand elle dure ? Nul ne le sait.

— Personne ne sait comment ça a commencé ? demanda-t-elle, intriguée.

— C’est comme demander pourquoi le ciel est bleu, ou comment fonctionne une montre. Moi, je me contente de garder un œil sur les aiguilles.

Rebecca s’approcha lentement, son regard accroché au sien.

— Et cette histoire de “Il ne doit en rester qu’un” ? C’est quoi, ce délire ?

— C’est la règle. Une vérité ancienne. Nous sommes faits pour nous affronter. Jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. Et celui-là... recevra le Prix. Mais personne ne sait vraiment ce que c’est.

Un silence s’installa. Rebecca détourna les yeux, passa une main dans ses cheveux, puis soupira longuement.

— Tu vis avec ça depuis combien de temps ?

Victor la regarda, et sa voix tomba comme un couperet :

— Je ne me souviens que de mes trois mille ans.

Rebecca ferma les yeux une seconde. Puis elle se mit à rire. Doucement. Nerveusement.

— Évidemment. Fallait que je tombe sur un mec qui a connu Jésus et Moïse.

Victor s’approcha doucement.

— Rebecca...

Elle leva une main pour le couper :

— Non. J’ai juste besoin de temps. Tu viens de décapiter un type sous mes yeux. Y avait des éclairs partout. T’as crié comme si t’allais exploser. Je veux comprendre, mais pas tout de suite. Donne-moi juste... un moment. Ok ?

Il acquiesça, simplement.

— Autant que tu veux.

— Il faut que je parte.

Elle se dirigea vers la fenêtre, regarda la ville qui brillait sous la nuit.

— Tu crois que je vais réussir à dormir, maintenant ? Tu crois que je vais me réveiller demain en me disant que tout ça... c’était juste un rêve bizarre ? Une crise de somnambulisme, peut-être ?

Victor se posta à ses côtés.

— Si c’était un cauchemar... j’en serais le monstre.

Rebecca tourna la tête vers lui. Longuement. Puis, à mi-voix :

— Non. Tu serais l’homme qui a eu le courage de me le raconter… au lieu de me le cacher.

Et elle resta là, silencieuse, à ses côtés, les yeux perdus dans les lueurs de la ville.


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