Le Fantôme du Péloponnèse

Chapitre 3 : Ὅμοιοι – Homoioi, les semblables

2171 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/04/2021 21:10

Après nous être rhabillés, nous courons à toute vitesse à travers la forêt. J'ai du mal à suivre Aspasia. De nous deux, c'est toujours elle qui a été la plus rapide. Elle esquive avec grâce tous les obstacles qui se trouvent sur sa route.

Au bout d'une course de trois stades et demi, nous débouchons sur l'un des chemins forestiers menant à notre village. Le spectacle qui s'offre à nos yeux nous emplit d’effroi. Nous nous retrouvons au-devant de l'une des trois patrouilles de villageois. Du moins, ce qu'il en reste. Les huit pauvres malheureux qui la constituaient se sont faits massacrer.

Certains d'entre eux sont démembrés. Trois ont été éventrés. De là où je suis, je peux voir parfaitement leurs entrailles répandues dans la poussière. Deux cadavres n'ont plus de tête. D'autres, encore, ont été égorgés et gisent dans une mare de sang qui ne s'est pas encore refroidie.

C'en est trop pour Aspasia. L'adolescente s'appuie contre un pin à l’écorce blanche avant de vomir l'ensemble de son dernier repas. Son corps tremble violemment. De mon côté, j'arrive à peine à tenir debout.

Je demande à la jeune fille d'une voix mal assurée :

– Ça va aller ?

– Non, pas du tout, me répond-elle. Mais il faut continuer. Nous devons nous enfuir avec nos familles.

– Très bien. Il va falloir rester discrets.

Je m'approche d'un cadavre. Je réprime un haut le cœur. L'odeur du sang se mélange à celle de l'urine et de la sueur. En vitesse, je saisis un xiphos qui n'est pas entièrement couvert de liquide rougeâtre.

Aspasia me rejoint avant de m'agripper le bras. Nous progressons vers notre village en marchant prudemment. Nous sommes encore à un stade des habitations et à quelques dizaines de pieds de l'orée de la forêt. A mesure que nous avançons, nous discernons les cris, les pleurs et l'agonie des mourants.

Je m'écrie :

– Qu'Arès nous vienne en aide !

Nous sortons de la forêt. Une boucherie, ou ce qui s'en approche le plus, se déroule sous notre regard médusé. Les petites routes menant au village et qui traversent les champs de blé sont jonchés de corps ensanglantés. Le tiers des bâtiments est en flammes. Des hoplites lourdement armés s'appliquent à exécuter méticuleusement l'ensemble des habitants. Hommes, femmes, enfants : tous y passent. De là où je suis, je ne discerne pas très bien l'emblème de leurs boucliers mais la cape rouge que certains d'entre eux arborent ne laisse place à aucun doute. Ce sont des homoioi, des Spartiates appartenant à la phalange, le corps d'infanterie des hoplites.

Aspasia m'attire dans les champs de blé. Nous nous accroupissons, de sorte à ce que les végétaux nous dissimulent entièrement.

– Par tous les dieux, mais pourquoi font-ils ça ?

La jeune fille a posé sa question sur un ton rageur, le visage ruisselant de larmes. Pourtant, elle a cessé de trembler. Malgré la fatigue et le choc, nos sens sont parfaitement en éveil.

Je jette un coup d’œil juste au-dessus des épis. Les troupes des semblables, peu nombreuses, sont concentrées sur la partie arrière du village. La première maison dans notre direction est celle de ma famille. Les flammes ne l'ont pas encore dévorée mais un départ de feu au niveau de la réserve risque de la détruire rapidement. Oh non... Mon père, ma mère, mon frère et mes deux sœurs y sont peut-être encore.

Sans réfléchir, je me dirige vers le village en me faufilant à travers les champs. Aspasia est sur mes talons. Nous avançons le dos courbé, de peur d'être repérés. Il nous faut un petit moment avant d'atteindre ma maison. Le feu a déjà pris plus d'ampleur et embrase désormais l'ensemble de la réserve. Avant de franchir la limite du champ, je me retourne vers l'adolescente.

– Aspasia, reste cachée ici. C'est plus sûr. Je vais voir ce qu'il en est chez moi et je te rejoins.

– Promets-moi que tu reviendras, Diodotos…

– J'essaierai.

Sans lui laisser la possibilité de me répondre, je m'élance vers la bâtisse de ma famille. La fumée commence à devenir épaisse. La porte d'entrée a été enfoncée. Il faut dire qu'elle était d'une facture grossière et n'était pas faite pour résister à un assaut. Je pénètre chez moi, la boule au ventre. Je serre davantage mon xiphos.

Dans le couloir menant à la pièce principale, je discerne deux cadavres. L'un d'entre eux est un hoplite périèque, un lacédémonien libre mais qui n'est pas citoyen. Il porte le bouclier caractéristique de l'état spartiate avec son signe distinctif en lambda mais ne possède pas la grande cape rouge des homoioi. La vue du deuxième corps, en revanche, me coupe le souffle. Mon père, les yeux mi-clos, gît contre le mur. Plusieurs larges entailles ensanglantées sont visibles sur son torse. A mesure que je m'approche, ma gorge se noue. Le monde autour de moi se brouille.

Père..., pensé-je alors que je m'accroupis en face de lui. Puisse Rhadamanthe vous laisser reposer en paix aux Champs Élysées...

Délicatement, je lui ferme entièrement les yeux. Sa peau a déjà commencé à se refroidir. Je refoule mes larmes. Mon père n'aurait pas voulu me voir ainsi. Je me retourne, jetant un coup d’œil au périèque dont la plaie béante au cou ne laisse guère de doute sur la cause de son décès. Au moins, mon paternel a emmené l'un de ses adversaires avec lui aux Enfers.

Je me relève, prenant mon courage à deux mains pour continuer plus en avant dans la bâtisse. J'atteins la pièce principale, qui compose la quasi-totalité de l'édifice. Au moment où j'y pose le pied, mes forces m'abandonnent. Mes deux jeunes sœurs de treize et quatorze ans gisent sur le côté, entièrement dénudées. Cette fois, c'en est trop. La violence de ce que je vois me fait régurgiter tout ce que j'ai avalé durant la journée. Visiblement, elles ont été assassinées après avoir été violentées et abusées. Je n'arrive même plus à les regarder.

Je cherche des yeux ma mère et mon frère. Derrière une table en bois brisée, celle qui m'a mis au monde est adossée contre un mur, le regard vague. Contrairement à mes deux sœurs, elle porte encore sa tunique. Cela dit, son sort n'est guère plus enviable. Sa peau est devenue blême. Son visage est figé en un rictus de souffrance tandis que ses bras ballants serrent son abdomen. Ma mère a été éventrée.

Mes jambes ne me portent plus. Je suis à genoux. Les effluves de sang mêlés à ceux de l'urine sont couverts de plus en plus par la fumée âcre de l'incendie qui se rapproche. Le dos voûté, le visage près du sol, je me mets à hurler. Ce n'est pas un son humain qui sort de ma bouche. Une haine sourde, comme je n'en ai jamais connue de toute mon existence, s’empare entièrement de mon être. Je hurle à la mort, tel un loup piégé dans un brasier.

Eiréné… Danaé… Mère… Je jure de retrouver ceux qui vous ont fait ça. Je vais tous les rattraper et les expédier aux Enfers. Je le jure.

Les dieux m'en sont témoins. Je… je le jure sur le Styx, parviens-je à articuler.

C'est à ce moment précis que l'incendie prend d'assaut la pièce. J'ai à peine le temps de récupérer l'arc familial, sa corde permettant d'en accrocher les deux extrémités et deux carquois remplis de flèches. Cette arme a été récupérée par mon arrière-grand-père lors de la mythique bataille de Platée. D'après ce que j'ai compris, elle appartenait à un haut dirigeant perse. Pour le récompenser de son courage, les Spartiates ont autorisé mon ancêtre à le garder. C'est avec cet arc que mon frère et moi en avons appris le maniement.

Je me précipite dehors. Lorsque je repasse devant le corps du périèque, j'en profite pour récupérer en vitesse le fourreau de son xiphos. Je n'ai pas le temps de me l'attacher autour de la taille. Tout juste ai-je franchi la porte d'entrée que les flammes en surgissent, manquant de peu me brûler.

Effaré, je contemple le feu dévorer la maison qui m'a vu naître, ainsi que l'ensemble de ma famille à l'exception de mon frère et de moi-même. Je reste immobile, statufié face à l'horreur de la situation.

Au bout d'un moment, je fixe le fourreau du xiphos à mon côté gauche, prends le temps d'ajuster les carquois à ma taille et prépare l'arc composite en lui attachant sa corde, ce qui lui donne sa forme de combat à double courbure. J'effectue ces actions avec détachement. J'ai l'impression de ne plus rien ressentir, comme si mon esprit observait mon propre corps se mouvoir depuis l'extérieur.

Alors que je m'apprête à partir, j'entends un cri à proximité. Je ne connais cette voix que trop bien. Je contourne la bâtisse en flammes avant de me précipiter vers le champ de blé tout en m'écriant :

– Aspasia !

Les cris redoublent de plus belle. La lumière de l'incendie me permet de voir parfaitement la scène. L'adolescente est retenue avec force contre un arbre par un jeune homme muni d'un poignard. Ce dernier n'est vêtu que d'une simple tunique sale et empoussiérée. Aspasia se débat comme elle peut. Mais son adversaire est aguerri et bien bâti. Malgré les coups qu'elle lui porte, il ne bouge pas d'un pouce. Avec un malin plaisir, l'homme lui arrache ses habits par pans entiers de tissus.

Ils sont à une distance d'environ cent vingt pieds. Je n'hésite pas un instant : j'encoche une flèche et vise le kryptos. Vu son accoutrement et sa stature, il ne peut s'agir que l'un d'entre eux. Le fait que des kryptoi et la phalange lacédémonienne agissent ensemble sur une même opération me dépasse complètement. Les questions viendront plus tard.

Je n'ai pas le droit à l'erreur si je ne veux pas blesser celle que j'aime. Mon cœur bat la chamade. J'essaie de contrôler mon souffle afin de stabiliser ma visée. Le kryptos ne semble pas m'avoir encore repéré.

Soudain, Aspasia réussit à gifler son agresseur. Passablement énervé, ce dernier sort son poignard de sa ceinture. Tout se déroule très vite. Je décoche ma flèche. Trop tard. La jeune fille a reçu un premier coup dans son ventre avant que mon trait n'atteigne l'homme à la nuque et ne lui transperce la gorge de part en part. Le kryptos se retourne, totalement pris au dépourvu. Il fait trois pas avant de s'effondrer.

Tout en me précipitant vers ma bien-aimée, je lâche:

– Non… Non, non, non !

L'adolescente s'est adossée au tronc d'arbre avant de lentement retomber sur le sol. Elle devient de plus en plus blême. Je m'agenouille auprès d'elle. Aspasia me regarde dans les yeux tout en hoquetant de souffrance.

Je tente de la rassurer :

– Je suis là, mon amour… Je suis là.

La jeune fille cherche à couvrir sa blessure. Des flots de sang en surgissent.

– Écoute Aspasia, enlève tes mains.

Elle s’exécute. A mon tour, je presse mes propres mains sur sa chair meurtrie. Je dois à tout prix circonscrire l’hémorragie. Aspasia gémit tout en faisant des soubresauts.

– Je sais, Aspasia… Je sais que t'as mal… Je t'en prie : reste avec moi ! Je vais te soigner, tu verras...

L'adolescente commence à perdre conscience. Ses gémissements saccadés se transforment peu à peu en un léger râle. Du sang se met à couler le long de sa bouche. En un ultime effort, elle parvient à me murmurer :

– Diodotos…

Puis, plus rien. Son corps se relâche. Sa main qui tenait mon exomis retombe lourdement sur le sol. Elle n'émet plus aucun son. Je la prends dans mes bras tout en caressant sa longue chevelure blonde. Je lui murmure au creux de l'oreille :

– Ne me fais pas ça, Aspasia… Ne me fais pas ça... s'il te plaît...

L'adolescente ne me répond pas. Elle ne pourra plus le faire. La jeune fille reste inerte. Aspasia, la dernière lueur de ma vie, vient de s'éteindre et son esprit vogue à présent vers les Enfers. Je l'embrasse pour la toute dernière fois.


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