Le Livre des Ombres

Chapitre 4 : Celui qui a vécu par les armes...

Catégorie: T

Dernière mise à jour 01/12/2009 22:56

« L'homme a créé le péché et il repousserait cet enfant unique rien que parce qu'il déplaît à Dieu, le grand-père du péché ? »
- Nietzsche


Ash Twilight se redressa, satisfait d’avoir les coudées franches, et épousseta ses épaules qui avaient été honteusement salies pendant sa série de convulsions. Au départ, il avait bien compté rouler le colonel en poussant un peu la comédie, en accentuant les maux de tête qui l’assaillaient réellement dès qu’il tentait d’accéder à une zone de sa mémoire où il était, pour une raison X ou Y, persona non grata.
Il n’avait pas simulé une seule seconde lorsqu’il avait frappé à la porte en acier trempé marquée « O-3 Corp », la crise avait été réelle. Et le tour était joué, le colonel n’irait plus poser de questions embarrassantes, jusqu’au moment où s’il voulait réitérer la tentative, cela n’aurait plus aucune espèce d’importance.
Ceci, bien entendu, ne le dispensait pas lui de partir à l’assaut de son propre psychisme pour savoir d’où provenaient ces blocages… Qui émanaient forcément de quelque chose de plus profond que de simples refoulements. Toutefois, si à chaque tentative il se retrouvait à se prendre la tête entre les mains en gémissant d’une douleur sourde, à s’évanouir ou a être pris de spasmes, cela pourrait lui apporter une réputation qui ne serait pas exactement celle qu’on devait attendre d’un psychologue.
Seules deux personnes étaient au courant, Sandrunner, et la douce Eléonore, bien que celle-ci, à parier, ne devait pas soupçonner autant que l’inquisiteur colonel. Il veillerait bien à ce que personne, et à tout le moins très peu d’autres personnes soient mis au courant de cette faiblesse.
Si faiblesse c’était ; peut-être la protection avait un réel fondement. Le problème, avec les troubles d’amnésie, c’est que l’on ne peut justement pas se remémorer le pourquoi du passage de votre mémoire sur la râpe à gruyère. Toutefois, il n’aurait pas le loisir de s’occuper de ce problème central à moyen terme ; il fallait remplir ses obligations envers Maverick. Il se doutait que ce dernier désirait des résultats rapides et probants, tout en supputant les chances qu’il avait de se débarrasser de lui s’il se montrait trop curieux en certains domaines.
Il allait quitter l’une des « tentes médicales » qui étaient bien loin de respecter les conditions d’asepsie (et qui ne protégeraient de toute manière pas contre le spécimen 2), lorsque le coin d’un morceau de papier jauni dépassant de son ‘lit’ accrocha son regard acéré. Enfin, acéré, pas tant que ça, il se pensait avoir quelques prédispositions à la myopie, sans qu’aucune complication oculaire ne se soit jamais déclarée. Ce qui était pour le mieux, car il doutait quelque peu pouvoir maintenant trouver un opticien dans le coin. Ou en tout cas, pas un opticien qui ne préférerait pas prendre ses yeux en guise d’apéritif.
Il ramassa le papier et le déchiffra rapidement. L’écriture était la même que celle du mot trouvé par le colonel dans la mallette protégée, toutefois, l’encre était d’un bleu banal et délavé- fin de cartouche, probablement.
« Le petit chaperon rouge a peur du loup, et essaye de s’en protéger en fumant l’opium populaire, mais juste l’emballage. Et on a toujours besoin d’un agneau, pas vrai ? »
Il relut plusieurs fois le message, sans arriver à en déterminer un sens raisonnable. Ce qui le troublait plus que l’absurdité visible des deux phrases, c’était le symbole griffonné en-dessous de celles-ci : le même que la première fois. Ce qui, pour sûr, aurait du l’amener à de nombreuses questions angoissées sur l’origine du papier. Il n’avait pas menti lorsqu’il avait dit ne plus se souvenir en majeure partie de sa traversée du désert, après avoir débarrassé la Terre de Rockwell (bon débarras), tout devenait incertain. Restaient la chaleur, la soif, la fatigue… Et au loin, une ombre fugace qui semblait vouloir le suivre. Une impression d’urgence, de fuite en avant. Et un corbeau qui planait au-dessus de lui en croassant moqueusement ? Rien de concret, et sa formation lui avait fait passé par Freud, bien, évidemment, et il connaissait la possibilité qu’avait l’inconscient de produire de souvenirs-écrans. Freud attribuait ce phénomène plus particulièrement pour les souvenirs infantiles, lui, dans état actuel, le voyait bien s’étendre à la période adulte. En ce moment, il n’était plus sûr de grand-chose, et s’accrochait à cette identité qui pouvait être la sienne.
Il fallait être humble et accepter que l’on n’était pas totalement maître dans son propre esprit…
Même si cela l’aurait bien arrangé dans cette situation post-apocalyptique. Il avait le sentiment confus d’y avoir participé… Mais en quoi un psychologue aurait-il pu contribuer à la fin du monde ? Et pourquoi la fin du monde ? Économiquement, ce n’était pas très rentable, et moralement, c’est une position indéfendable. Même au îre de la guerre froide, les deux Blocs avaient tout fait pour éviter une guerre thermonucléaire, bien que quelques événements firent passer pas très loin de la limite : Cuba, Berlin…
Il devait s’avouer au fond de lui-même que la disparition brutale- ou la conversion en forme d’individus décérébrés- de centaines et centaines de millions de congénères ne lui faisait pas si grand malaise.
Au contraire, il sentait son existence magnifiée. Combien restaient-ils d’être humains à peu près sains sur cette planète ? Cinq cent millions ? Un milliard ? Deux milliards tout au plus… Et il se trouvait encore trop optimiste.
A l’échelle de l’Univers, lui comme tout un chacun n’était que l’ombre d’un souffle. Pas même la peine d’être pris en considération. A l’échelle de la Terre, quelqu’un sans importance particulière comme lui pouvait espérer être promu au rang de point infinitésimal sur la carte démographique.
Avec le grand coup de balai qui avait eu lieu, il s’était encore élevé. Et ici, au Camp Darwin…
Combien étaient-ils ? Il devait le vérifier.
Sans plus s’intéresser au mot mystérieux qu’il déchira proprement, il sortit pour partir à la découverte de son havre pour les semaines à venir. Méthodique, il choisit tout d’abord d’en faire le tour intérieur pour en jauger la taille. Les défenses extérieures consistaient surtout en une muraille qui encerclait totalement le camp, faite de tous les morceaux disparates que l’on pouvait imaginer, métal, bois, parpaings, pierres et pièces de toutes sortes. Parfois solidarisées avec du ciment, les parties étaient le plus souvent jointes au petit bonheur avec des bricolages qui semblaient hasardeux.
Il nota, tout en cheminant tranquillement, que la muraille était d’un aspect plus solide près du quartier militaire. Touchante preuve de solidarité. La muraille était surmontée de tours de guets à quatre endroits, en fait, aux quatre points cardinaux. Elle comportait une unique entrée, au nord, consistant en une immense double-porte massive, sûrement un cadeau du surplus militaire qui avait servi à structurer en partie le camp. Pour le moment, elles étaient ouvertes, et il vit ce qui ne pouvait qu’être des douves, et tout un matériel servant à mettre en place un pont démontable à loisir, pont étant en place pour le moment.
Une tactique médiévale qui devait porter ses fruits, qui n’était ici possible que grâce au ruisseau qui coulait à travers l’endroit. L’eau des douves était vive, et renouvelée en permanence, donc. Ce qui était très malin puisque

[blanc]
« … c’est tout à fait incroyable, disait une voix. Comment expliquez-vous cela ?
- Les analyses n’en sont qu’au stade préliminaire, faisait patiemment une autre voix. Nous ne pouvons nous fier aux seules observations, même si les résultats sont assez saisissants.
- Tous les espèces sont touchées ?
- Toutes celles qui ont été inoculées ne réagissent pas de la même manière. Il y a quelques variations, mais au final, nous obtenons la même chose.
- Vous avez fait un test sur l’homme ?
- Oui. Les tissus humains, après décès et activation du spécimen deux, sont ceux qui réagissent le plus rapidement et le plus dramatiquement au contact avec une substance aqueuse. Même les os se dissolvent comme si leur composition chimique était proche du saccharose. En moins d’un minute, il ne restait plus du sujet qu’une flaque verdâtre à l’odeur, disons, assez forte.
- Vous avez déterminé le mode d’action du spécimen ?
- Nous avons encore beaucoup de travail avant d’arriver jusque-là. A moins que vous ne désiriez que nous abandonnions cette piste ? De toute évidence, elle ne répond pas à l’objectif.
- C’est un premier pas, fit l’autre voix, compatissante. Nous ne pouvions pas espérer décrocher le secret ultime lors des premiers essais. Ce que nous avons réalisé est déjà une formidable avancée en soi… Même si, comme vous le dites, ce n’est pas ce que nous recherchions. Au moins, nous disposons d’un moyen de destruction peu cher, simple et efficace du sérum. D’autant plus étonnant lorsque l’on sait que les sujets inoculés ne souffrent pas particulièrement de brûlures au vitriol, comme indiqué dans votre précédent rapport ?
- C’est exact, confirma la première voix. Mais, si je puis me permettre, cela compromet toute utilisation utile du sérum.
- Dans le sens où la Corporation l’entend, certainement. En revanche, cela donnera un excellent os à ronger aux militaires.
- Vous allez les mettre au courant ? s’étrangla la première voix, inquiète.
- Nous n’avons pas le choix, ils nous tiennent fermement. Cela fait trop longtemps que nous ne leur avons pas communiqué de résultats de recherche. Ils commencent à s’impatienter, et il est hors de question que le Programme soit stoppé à cause de personnes bellicistes qui ne comprennent rien à la portée de notre projet pour l’humanité toute entière. Toutefois…
- Toutefois ?
- Nous ne somme pas tenus de leur adresser des renseignements exacts, n’est-ce pas ? Ils n’iront pas chercher bien loin. Cette faiblesse à l’eau est un détail que nous conserverons dans notre besace. Cela pourrait s’avérer utile si jamais le haut commandement se retrouvait avec un… Problème ? Avec les manipulations du spécimen deux… Il faudra penser à vérifier les effets de ce dernier sur un sujet inoculé, mais avant la phase de réanimation des cellules mortes.
- Je ferais attacher à mon équipe un soin tout particulier sur ce point.
- Parfait. Ils devront comprendre entre les lignes qu’ils n’ont déblayé qu’une partie de l’iceberg, et qui ce qui reste caché pourrait bien décider de montrer toute sa puissance s’ils continuent à nous pressurer ainsi.
»
[blanc]

les morts-vivants, comme il fallait bien les appeler, craignaient l’eau- à l’instar de leur confrères putrides dans les histoires fantastiques. Leur plus éminent représentant, mais non putride celui-là, Dracula, ne pouvait franchir des courants d’eau vive. Et contrairement au suceur de sang légendaire, ils ne pouvaient employer de bateau pour traverser les flots. Quelle drôle de malice avait transposé cette faiblesse dans la réalité ?
Il avait récupéré le souvenir flou et fragmentaire (sans trop de douleur mentale) de cette hydrophobie, sans avoir la réponse pour autant.
Il avisa plus en détail les installations attenantes à la muraille, sans être dérangé par les militaires qui faisaient leur ronde ; Sandrunner s’était débrouillé rapidement pour qu’il puisse opérer en toute liberté. Il vit beaucoup de systèmes défensifs à base d’eau : tourelles, canons, bombes, arroseurs, tuyaux… Même les pistolets à eau, autrefois jouets innocents, faisaient maintenant office du nec plus ultra en matière d’armes anti-zombies.
Le tout semblait bien organisé, et Camp Darwin pratiquement imprenable. Il y avait même une pièce d’artillerie intacte ! Quelques questions pour déterminer l’origine du Camp s’imposeraient…
Les Hordes ne pouvaient normalement pas s’aventurer dans les douves, mais il vérifierait cela ce soir, vers minuit, si l’heure fatidique était respectée. Pour l’heure, le soleil atteignait son zénith, et son ventre, le point culminant de la faim. Songeant avec raison que n’importe quel travail était accompli moins bien lorsqu’on avait le ventre creux, et à fortiori quand on était resté inconscient pendant trois jours, il partit en quête de nourriture.
Une quête qui ne dura pas bien longtemps, car en retournant vers le centre du camp, il tomba sur un attroupement de tables et de tréteaux rudimentaires, ainsi qu’une multitude de personnes circulant entre elles, des assiettes primitives en main, remplies d’un brouet dont il préférait ignorer la provenance- mais qu’il allait certainement devoir s’astreindre à manger s’il ne voulait pas tomber raide d’inanition.
Il rejoignit la file qui progressait jusqu’à plusieurs grosses marmites ou cuves remplies de la manne misérable. A cause de sa taille et de son allure, les regards s’aimantèrent une fois de plus vers lui, sans qu’il en montre aucune gêne. Il n’avait pas encore cerné le nombre d’habitants de Camp Darwin, il pouvait cependant parier tout ce qui lui restait qu’ils n’étaient pas assez nombreux pour que son physique ne soit pas immédiatement reconnaissable. De fait, il avait tout de suite été repéré comme nouveau, et des murmures agitèrent les conversations qui s’orientaient sur lui. Pour autant, personne ne voulait, ou n’osait lui adresser la parole. Il ne s’attendait pas spécialement à une cérémonie de bienvenue ; il n’avait pas besoin d’une telle publicité.
Une douzaine de personnes avant de pouvoir s’armer d’une assiette et d’une portion de brouet, un couple de jeunes personnes, une petite brunette et un garçon moyen aux cheveux noirs, finit par franchir le pas.
« Hé, monsieur, fit le garçon, vous êtes bien celui qu’on a récupéré dans le désert il y a quelques jours ? »
Il aurait été particulièrement stupide de prétendre le contraire, aussi le confirma-t-il d’un simple hochement de tête indifférent. Le visage du garçon s’éclaira tandis que celui de la fille se rembrunissait.
« Tu vois, je t’avais bien dit qu’il survivrait ! Tu me dois une heure de travail, maintenant. »
La fille décocha un regard mauvais à celui qui lui avait fait perdre son pari, et partit sans demander son reste. Le garçon aurait bien voulu prolonger la conversation au-delà de cette sympathique entrée en matière, il préféra suivre sa dulcinée avant qu’elle ne prenne la mouche. Ash ne s’en formalisa pas pour autant, il comprenait très bien que ce nouveau mode de vie réclame tous les moyens de distractions possibles. L’humanité, contrairement à ce qu’avait pu vouloir l’O-3 Corp, avait subi une énorme régression, et si elle ne se manifestait pour le moment que par des choses sans conséquences comme des paris de sur survie, les fondements n’étaient pas encore menacés. Il serait de son devoir de les maintenir, après avoir évalué la mentalité du Camp, et de ne pas laisser sombrer cette communauté dans le barbarisme.

 

Ah ! Barbarisme, comme tu y vas. N’est-ce pas toi qui massacré de sang froid des dizaines de personnes ?


De son avis, les militaires n’étaient pas un rempart suffisant…
Après ce premier contact, ceux qui y avaient assistés transmirent la nouvelle de proche en proche, bientôt, tout le monde saurait que le miraculé était debout et en bonne santé malgré son épreuve. Certains auront vu qu’il avait été mandé de suite chez le colonel, qu’est-ce qui avait bien pu s’y dire ? Quel genre d’homme était-il ? Avait-il le talent pour faire partie d’eux, ou bien rejoindrait-il bientôt les Hordes ?
Il sentait toutes ces questions germer dans leurs esprits comme s’il les y avait plantées lui-même. Quelque chose dans son regard devait les dissuader de faire immédiatement assaut de curiosité, et il passa sans autre interruption jusqu’aux contenants de mélange censément comestibles. Comme l’on pouvait s’y attendre, des femmes faisaient le service à l’aide de louches usées. Plus tard, il constaterait que la domination masculine primerait toujours alors même que la donne était changée de façon radicale. Un cataclysme mondial et la naissance d’un ennemi commun à toute l’humanité n’étaient pas suffisants pour ébranler des millénaires d’ascendant masculin !
La femme qui lui octroya son déjeuner lui remit de manière faussement discrète une portion plus généreuse que la normale, en le gratifiant d’un clin d’œil.
« Il en faut bien autant pour une grande asperge comme vous. Bienvenue à Camp Darwin ! »
Il s’offusqua avec affectation, prétendant que d’autres ayant travaillé depuis tôt ce matin méritaient mieux cette double ration que lui, mais la femme resta inflexible, et s’excusa de ne pas faire d’intégration plus poussée sur le moment. Cette protestation était de pure forme et destinée à lui attirer un peu de capital sympathie, en son for intérieur, il n’aurait pas cédé son surplus de nourriture, sauf pour l’équivalent en tiramisu (et à l’évocation du dessert, il pensa tristement que le colonel avait sûrement dévoré ce qu’il en restait).
Beaucoup mangeaient avec leurs doigts ou des cuillères assez primitives. Ne voulant pas se résoudre à manger d’une façon aussi disgracieuse pour la simple raison qu’on avait frôlé la fin du monde, il réussit à avoir une de ces cuillères et s’installa à une petite table branlante. Il y jeta prudemment un coup de couvert, le porta à sa bouche et mangea/goba lentement. Le goût était assez indéfinissable, mais c’était chaud et cela tenait au corps. Il attaquait sa septième cuillerée lorsqu’une écuelle se posa avec douceur près de la sienne.
Eléonore Kuchta s’installa en face de lui, sur ce qui avait du être autrefois un siège d’avion, ce qui comptait parmi la meilleure catégorie de repose-séant.
« Comment trouvez-vous la cuisine locale, beau gosse ?
- Je serai prêt à renvoyer toutes mes invitations au Ritz pour manger à ma faim chaque jour ici. Vous avez réussi à trouver un créneau entre vos cohortes de malades à traiter ? »
L’infirmière étira langoureusement ses membres.
« Ne m’en parlez pas. Ils trouvent toujours le moyen de se faire des blessures, même si elles souvent légères ou insignifiantes… Ils croient que si je ne désinfecte pas moi-même, ils vont se transformer en une de ces créatures qui hantent le désert au bout d’un certain. Et pour les désinfecter, je ne souvent pas d’autre choix que de passer un bon coup d’eau chaude.
- Hautement improbable, fit Ash en continuant son repas, bien qu’il n’en soit pas certain lui-même.
- Qui peux le savoir ? Je n’ai aucune preuve concrète pour leur affirmer le contraire.
- Vous gagneriez beaucoup de temps en domestiquant cette peur irrationnelle… Ou à former quelqu’un d’autre pour vous assister, à tout le moins.
- Il y a bien Norma qui me donne un coup de main de temps en temps, mais elle n’est pas tellement douée, la pauvre fille, et ils préfèrent que ce soit moi qui m’occupe d’eux.
- Quelque chose que je comprends parfaitement », dit-il avec un accent polisson.
Elle mit deux de ses doigts en tenaille et lui pinça gentiment le nez.
« Vous, vous avez l’air plutôt en forme pour quelqu’un qui est passé si près d’un rendez-vous avec la Faucheuse.
- Je ne me pouvais pas me résoudre à rejoindre ces sympathiques habitants du désert. Ils ont des mœurs un peu trop simples pour moi et un vocabulaire trop sensiblement limité. De plus, je ne pourrai pas me faire à l’idée de gnaper un morceau de mon bras au cas où.
- Tout le monde fait le même vœu. Dites donc, qu’avez-vous fait avec le colonel pour que ça vous mette en pareil état juste après ?
- Problème de santé épisodique, plaisanta-t-il. Je suis allergique aux faibles d’esprits, encore plus lorsqu’ils ont un uniforme et de hauts gallons.
- Vous faites bien peu de considération pour votre sauveur ! fit-elle, feignant l’indignation.
- Si j’avais une dette envers quelqu’un, ce serait seulement envers vous, Eléonore. Je crois que la plupart des gens ne trouveront pas très utile d’avoir un psychologue parmi eux. J’ai réussi à convaincre le colonel du contraire.
- Vous avez de la chance de vous en être sorti aussi facilement. Il n’avait pas du tout l’air de vouloir vous réserver un bon accueil.
- Il me l’a bien fait comprendre. Il n’est pas très aimé, n’est-ce pas ? »
La jolie rousse hocha la tête.
« Il a la mainmise sur tous les aspects de la vie de la communauté, ou presque. Tous les pouvoirs sont entre ses mains. D’accord, il veille à notre protection… Parce que c’est dans son intérêt. Il se protège lui-même de cette façon, et il prend une large part sur notre travail pour lui et ses hommes. Depuis que la muraille est terminée et les douves aussi, on ne craint plus grande chose, sauf des cauchemars.
- L’instinct de survie avant tout, remarqua Twilight en finissant son repas et en s’essuyant aussi dignement la bouche que possible. J’espère contribuer à faire changer ces choses. »
Elle lui jeta un regard dubitatif.
« Vous allez avoir beaucoup de travail. Bien sûr, c’est grâce à lui que le camp a été fondé… Cela ne suffit plus à lui être redevable. Le camp est bien comme il est, nous ne craignons plus les attaques nocturnes, et depuis peu, nous nous suffisons à nous-même avec la pêche, l’élevage et les potagers. Quelques sorties dans le désert suffisent à améliorer le quotidien. Il y en a de plus en plus à penser que nous n’avons plus besoin des militaires qui nous spolient pour s’accorder des privilèges.
- Qu’est-ce qui empêche une insurrection ? Vous devriez avoir le grand avantage du nombre…
- Nous sommes un peu moins de six cent, et ils sont moins d’une centaine. Cependant, ils sont mieux nourris que nous et sont tous bien armés. Bien protégés aussi, dans leur petit camp à l’intérieur du camp. Ce serait un massacre. De plus, certains disent que le colonel aurait fait poser des charges un peu partout, en cas d’émeute générale.
- Il faudra que je m’occupe de cela, dit-il aussi négligemment qu’il parlait de nettoyer une tâche un peu tenace.
- Il vous a engagé en tant que médiateur ?
- En quelque sorte, éluda Ash. Je vais apporter ma propre contribution à la vie de Camp Darwin. Pendant que je vous tiens et que vous êtes si complaisante avec moi, est-ce que vous pouvez me dire ce que vous savez sur cet endroit ? »
Eléonore s’exécuta de bonne grâce. Elle ne savait pas encore totalement comment juger de nouveau venu, mais elle sentait le bien qui émanait de lui. Il détonnait avec le commun de ceux qui arrivaient à faire leur chemin jusqu’à Camp Darwin, et elle avait envie de faire plus ample connaissance avec lui- de façon rapide afin de se l’accaparer pour elle seule. Il y avait plus de femmes que d’hommes ici, et pouvoir compter sur quelqu’un du sexe opposé était un avantage appréciable. Surtout quelqu’un comme lui qui semblait avoir du potentiel.
L’histoire du camp était moins extravagante que ce qu’avait pensé Ash. Le colonel Sandrunner en était effectivement à l’origine, ce qui prouvait qu’en dépit de sa remarque désobligeante il avait un peu plus de plomb dans la cervelle que certains de ses homologues. Les militaires, d’une façon générale (moins pour ceux qui n’étaient pas affiliés à la Corporation, susurra le murmure au creux de son esprit), avaient mieux résistés au désastre. Ce n’était que partie remise contre le destin inéluctable, et les bases militaires tombaient les unes après les autres- sans se préoccuper de secourir les villes civiles : ils avaient assez à faire d’assurer leur propre survie face aux Hordes innombrables !
Sandrunner ne l’entendait pas de cette oreille. Il ne voulait pas mourir aussi bêtement, ses munitions s’épuisant à vue d’œil, succombant sous les dents pourries d’une de ces créatures infernales. Une nuit, juste après que l’attaque se soit terminée et ai emporté son comptant d’infortunés, il avait fait déplacer toutes ses troupes et tout le matériel raisonnablement transportable. Il restait largement assez de place pour accueillir d’autres personnes, et il se mit à sillonner le désert à la rechercher de rescapés qu’il sauvait.
Ce n’était pas un samaritain pour autant, et il ne continua pas cette noble croisade plus que les limites de carburant ne le lui permettaient. Il lui fallait trouver un endroit qui permette de vivre par eux-mêmes sans dépendre de réserves qui fatalement s’épuiseraient.
Le site du futur Camp Darwin était une véritable aubaine, un écrin de paradis au milieu d’un entrelacs maudit qui ne cessait de devenir de plus en plus hostile à la vie. Il avait déposé sa première ‘cargaison’ de survivants, avec des outils et une escorte de soldats pour retaper cet ancien village, dont il ne restait plus grand-chose après un passage modéré du spécimen un. Mais bien assez pour bâtir une sorte de ville qui serait le plus à même de mériter ce nom.
Lorsque des défenses de fortunes furent établies, il repartit avec ses jeeps, ses transports et un tank pour ratisser la zone, massacrant tous les zombies en leur roulant joyeusement dessus et récupérant au passage tous les êtres humains valides de la région. Les premiers temps furent les plus durs, lorsqu’on le devait se rationner sur les restes des réserves militaires, et de ce qu’on pouvait trouver comestible dans le semi-désert qui s’étendait autour du camp. A cette époque on l’acclamait, lui et ses hommes, comme un sauveur généreux. La vérité, selon l’opinion de l’infirmière (que Twilight partageait en grande partie), c’est qu’il avait besoin d’une importante main d’œuvre pour assurer la survie durable de son contingent. Il n’avait jamais affiché ouvertement cette intention, elle se laissait entrevoir pour ceux qui n’étaient pas trop abrutis de travail.
Il avait été honnête et les protégeaient du mieux qu’il pouvait, en laissant appliquer la loi de la survie du plus fort. Si quelqu’un devenait inutile à la communauté, par infirmité, maladie grave ou trop grande faiblesse, il était tué et jeté au-dehors. Depuis le début de Camp Darwin, Maverick avait exercé une forte autorité en faisant exécuter tous ceux qui contrevenaient aux règles établies. Il avait voulu que la discipline devienne une seconde nature, car la moindre erreur dans la gestion du camp pouvait engendrer la mort de plusieurs personnes.
Personne n’en était troublé lorsqu’il s’agissait de pendre des voleurs, des fauteurs de troubles, de la mauvaise engeance- on grinçait des dents en silence lorsque la mort en forme de nœud de chanvre frappait ceux qui tentaient de contester le nouvel ordre établi. Sandrunner n’admettait aucune résistance, s’attendant à ce que leur obéissance soit toute naturelle pour les avoir arraché aux griffes putrescentes des Hordes.
Il en avait profité pour instaurer une semi-dictature hautement répressive et fondée sur une forte idée de la hiérarchie. Il tenait à être au courant de tout, et on se méfiait parfois de son voisin en pensant qu’il pouvait être quelqu’un qui faisait trop de zèle envers les militaires. Aucune action engageant la communauté, même sur des actes mineurs, ne pouvait passer sans son autorisation.
De manière globale, on ne serait pas plaint s’il avait laissé l’espoir d’une évolution. Mais le système se sclérosait insidieusement, et beaucoup prenaient conscience qu’ils oeuvraient plus pour la survie des militaires pour que leur propre vie, qui, avec leur sécurité assurée presque à 100%, aurait pu jouir d’un bien meilleur niveau. Même si ce bien meilleur niveau aurait fait ricaner les ouvriers de la plus basse catégorie… Enfin, pas si qui avaient échoué ici, bien entendu.
« Il y a toujours des incidents qui éclatent. Nous avons énormément de chance d’être dans un coin si favorable, seulement, tout serait tellement mieux s’ils nous oppressaient moins… »
Ash posa une main rassurante sur celle de Kuchta.
« Je vous promets de faire tout mon possible pour que ce soit le cas. Dans le fond, je comprends les agissements de Sandrunner, c’est ce que feraient la plupart de ses semblables dans le même cas. Il avait l’occasion d’avoir du pouvoir dans ce nouveau monde. Il fera tout pour maintenir la solution telle quelle, mais je ne désespère pas de le faire consentir à d’importants changements. Je vais d’abord me faire une idée plus précise du camp avant de réfléchir à des méthodes pour adoucir tout cela.
- Si vous réussissez, je pense que l’on pourra vous faire canoniser, fit-elle avec un sourire enjôleur.
- Saint Ash, guidez-nous dans les ténèbres, conclut solennellement le psychologue en se levant de table. Je crois que vous avez de nouveaux clients, très chère. »
Elle regarda la direction qu’il indiquait, avisant un groupe de personnes souffrant de coupures à divers endroits du corps. Encore plusieurs qui s’étaient blessés avec les outils agricoles qu’ils s’étaient fabriqués… Elle soupira de façon audible, lança un baiser par la main à l’adresse du grand blond, puis alla vers eux, avant de les diriger vers son quartier général.
Ash aida cordialement à ranger les écuelles, s’attirant les bonnes grâces des femmes et les quolibets des hommes, tout en pensait à l’irréalité de sa situation. Il devrait transformer l’illusion en réalité. Il n’irait pas jusqu’à croire que Camp Darwin représentait le dernier espoir de l’humanité- ce qui aurait été très dommage. Par contre, il pensait sincèrement pouvoir améliorer les choses. Il fallait éviter à tout prix cette dictature, même si elle était une forme d’ordre, repousser le spectre de l’anarchie. A partir de ce bourgeon, il fallait construire un nouveau type de société adapté à un nouveau monde. Le genre humain serait perdu s’il ne consistait plus qu’en quelques poches de survivants dispersés de par le globe, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que quelques enclaves comme Camp Darwin…
Ash Twilight, idéaliste, pensait à un futur claironnant et meilleur en négligeant le présent. Il fallait en fait abstraction, car tant qu’ils seraient focalisés sur la survie, à l’instar des hommes du néolithique, ils ne pourraient jamais espérer bâtir de futur. Ils ne seraient guère plus que des bêtes. D’après ce qu’elle venait de lui dire, Maverick se montrait conservateur. Il avait l’esprit rigide, obnubilé par ses propres intérêts et la perpétuation de la populace qui lui permettait une existence si douce en ces temps cruels.
Il ferait changer tout ça. A moins d’être tué avant.

Camp Darwin, jour 1


Quelle aubaine ! Suis tombé sur un vieux carnet en me promenant dans le camp. Fera parfaitement la paire avec le stylo que j’ai fauché au colonel avant de faire ma crise. Puisque j’ai des problèmes de mémoire, vais coucher mes observations les plus importantes en style synthétique pour économiser place. Feraient tests mnésiques plus tard. Ci-contre, compte-rendu pêle-mêle brut de ma première inspection.
- population globalement homogène, plus femmes que hommes. Production nourriture et biens suffisante, organisation bonne. ‘Taxes’ des militaires importantes. Les faire modérer.
- réorganiser les espaces entre zones d’habitation, de production, de repos, médical, instruction (à faire naître), de loisirs, car tout est mélangé à cause de croissance anarchique du camp intra muros. Faire recycler la palissade du quartier militaire pour les rapprocher des civils.
- réduire taux de travail journalier. Suis certain que Sandrunner accumule dans un coin secret de son repaire le produit de ses spoliations. Organiser fête pour maintenir le moral. Produire liqueur. Développer des espaces souterrains (champignonnières). Penser à élever aussi des insectes
- inciter les militaires à passer plus de temps avec les civils. Briser le cloisonnement sur le plan social.
- abroger la règle stupide du colonel sur interdiction pour les civils d’avoir des rapports sexuels ‘normaux’ à cause de possibilité d’avoir des enfants. Objectera sûrement que pas assez nourriture, or, ce sera faux
- réhabiliter anciens bâtiments symboliques comme la mairie, l’église
- mettre plus de verdure à l’intérieur du camp, autre que vergers, potagers et herbe à paître. Replanter des arbres en abondance, voir au-delà du ramassage externe
- encourager talents artistiques, i.e. musique avec instruments rudimentaires. Sortir conditions d’existence primaire, organiser renouveau
- soutien psychologique pour personnes qui craquent. Désamorcer les conflits qui couvent
- prendre en main l’éducation des enfants
- s’occuper du groupe de bruns, là. Préparent un mauvais coup
- transférer des ressources pour améliorer habitations de TOUS les citoyens. Abaisser graduellement les privilèges des militaires
- persuader Sandrunner de faire un discours, à moyen terme
- modifier la hiérarchie abêtissante pour la rendre souple et porteuse de sens. Restaurer liberté de penser, de s’exprimer. Modération, modération
- Supprimer (discrètement) le courtaud aux lèvres fendues, Betton de son nom de famille. Pervers et psychotique de la pire espèce
- apprendre aux citoyens à se défendre face aux zombies. Laisser accès au matériel militaire pour les expéditions
- apaiser la colère populaire d’une manière générale, faire jouer carte transparence
- tracer des semblants de vraies rues
- renforcer les liens de solidarités entre individus, les faire accepter à l’idée d’une véritable destinée commune (les faire consentir au monde dans lequel ils vivent)
- récupérer mon tiramisu. Et une arme.

Ash Twilight leva le stylo, pensif. Il y aurait certainement beaucoup d’autres choses à rajouter ; cela suffirait pour l’instant.
Il consulta sa montre, une des dernières reliques d'un passé incertain. Le soleil avait déjà terminé de dispenser ses derniers éclats, et des ténèbres clairsemées de lumières fébriles avaient enserrées Camp Darwin. L'attaque de minuit aurait lieu dans un peu moins de deux heures.
Il délassa ses membres. Malgré son inactivité musculaire des derniers jours et une sous-alimentation durable, il se sentait rempli d'énergie, excité par les défis contenus en ce lieu. Un peu trop d’énergie, d’ailleurs. Il empocha le carnet, puis quitta le petit réduit que Eléonore lui avait permis d'occuper pour être tranquille. Il ne s'était pas encore occupé de la question du logement, bien qu'il se soit mêlé pendant une heure ou deux avec les autochtones. Cela était tout à fait essentiel pour gagner la confiance des habitants, et ne pas paraître suspect à leurs yeux. Il ne pourrait pas dissimuler qu'il bénéficiait de passe-droit octroyés par Sandrunner, or, il ne fallait évidemment pas qu'il soit assimilé aux militaires privilégiés. Il n'avait fait aucune manière avec eux, ne les avaient pas pris de haut.
Au début, ses auditeurs avaient été mitigés entre le respect pour un professeur et ses connaissances, sa culture, et une certaine moquerie rémanente envers les intellectuels et les rêveurs. Cette dernière partie, qui ne lui seyait pas pour sa mission, avait rapidement fondu lorsqu'il avait démontré qu'il valait autant qu'eux sur les autres plans. Une petite partie de bras de fer engagée par l'un de ceux qui croyait le plus au leitmotiv du refuge avait permis de jeter un pont avec ceux qui lui étaient détracteurs de manière innée. Il y aurait encore beaucoup à réaliser, pour sûr, mais cette première approche avait été tout à fait satisfaisante.
Il avait été rassuré sur un point : il arrivait parfaitement à retenir les noms de tous ceux avec lesquels il n'avait échangé ne serait-ce qu'un mot. Sa mémoire n'était pas défaillante sur ce point. Et puis, c'était bien utile. On se montre généralement impressionné par quelqu'un capable de retenir votre nom alors qu'il y a plus de six cent autres personnes, on se dit que c'est quelqu'un qui porte vraiment de la considération aux gens. Ils se sentent plus importants à ses yeux.
Et c'est tout à fait ce que Ash voulait qu'ils pensent...
Cela lui faisait remémorer les raisons de son engagement dans la psychologie, une science encore largement décriée depuis toute l'hostilité qui était née contre elle à l'époque de Freud. Longtemps, l'aspect de compréhension de la psyché humaine avait primé sur la guérison des troubles et dysfonctionnements mentaux. Ash voyait en la psychologie un potentiel tout autre que l'avancement du savoir sur le fonctionnement de l'appareil psychique humain, ses capacités cognitives, la faculté de le guérir de ses afflictions psychiques.
Il y voyait un véritable instrument de pouvoir. Parvenir à décrypter la psyché humaine... Oui, c'était la clé. Pouvoir prévoir les réactions d'une personne à sa façon de se mouvoir, se comporter et parler, connaître alors les mots adaptés pour obtenir d'elle ce que l'on désirait. Gagner la confiance, l'amitié, l'amour même. Savoir dissimuler la vérité ou l'inventer, décoder les gestes. Persuader, convaincre, manipuler. Orienter les gens pour qu'ils fassent telle ou telle action... Réagir toujours de la manière la plus adaptée. Tout cela concentré sur le but de toute vie humaine : obtenir le plus de satisfaction possible, en faisant grande attention à son mode d'obtention.
Nombre de ceux qui possèdent le pouvoir et en font un usage efficace ont des dons de psychologue innés. Ou comment charmer les foules, démolir ses adversaires par le langage, paraître charismatique...
Oui. Tout individu, lui y compris, pouvait être intégré dans un schéma d'actions prévisibles. Ce qui faisait tout l'intérêt de la chose, c'est que l'analyse devait être reconduite pour presque chaque personne, car les différences inter-individuelles sont énormes. Ainsi, l'observation, l'analyse et l'utilisation de la psyché humaine était un perpétuel renouvellement. La psychologie pouvait être utilisée comme pour mieux jouer une partie d’échec tant qu’on n’était pas mat.
Pour autant, Ash Twilight n'était pas un manipulateur glacial qui n'avait pas de plus grand plaisir que de tirer des ficelles. Il se trouvait simplement admiratif devant le potentiel du genre humain, et se serait jugé bien bête de ne pas le tester.
Par la suite, il avait appris à réellement aimer les gens- d'une manière parfois un peu particulière, plus pour leurs excentricités que leurs qualités. Il ne se lassait jamais d'être confronté à eux, et ne se dédiait jamais de son engagement dans la psychologie, même s'il admettait qu'il avait encore à apprendre en ce domaine. Camp Darwin serait une merveilleuse expérience à ajouter à son actif. A cause de la réinitialisation de la Terre selon une nouvelle configuration dans laquelle l'humanité ne tenait plus le haut du pavé, il faudrait développer une toute nouvelle psychologie. Et bien d'autres choses nouvelles. Peut-être serait-il un pionnier ?

Il en serait un... Mais pas dans la voie qu'il pensait.

Il quitta le réduit pour retrouver la fraîcheur de la nuit qui s'abattait sur l'enclave, partant pour une ballade sans but précis, maintenant qu'il avait effectué les préliminaires. Il n'avait pas pour seul but les expériences sociologiques psychologiques- il lui faudrait bien, un jour, 'partir à la recherche de sa mémoire disparue'. Des pulsions se pressaient en lui, lui enjoignant d'en finir au plus vite avec ce rassemblement de survivants et de partir trouver Shangrila.
Qu'était Shangrila ? Lorsqu'il avait déclamé l'oraison funèbre de Rockwell, il en avait une idée assez précise. Idée dont il ne restait presque plus que le rouge désir de trouver Shangrila, quoi que ce puisse être. Sûrement quelque chose d'important- peut-être lié à la O-3 Corp. Et pour en savoir plus sur elle, il n'avait qu'à attendre. Ou pas.
Au-dehors, quelques soldats patrouillaient sans mettre une grande ardeur à la tâche. Maverick souhaitait certainement que ses 'protégés' se sentent ainsi, et il ne pouvait lui donner tort. Tandis que l'extérieur était raisonnablement sécurisé, le danger principal venait de l'intérieur. Il n'y avait pas de moyen commode de produire de la lumière; on ne pouvait se permettre de gâcher trop de bois pour cela. Les combustibles et les lampes étaient réservés aux cas d'urgences, et les patrouilleurs n'allumaient les leurs que de façon épisodique. Cela lui rappelait par certains côtés le roman Ravage de Barjavel- une situation moins épouvantable, mais assez catastrophique tout de même.
Rousseau disait qu'il y avait certaines choses qu'on n'était pas particulièrement heureux de posséder, alors qu'on avait grands malheurs sans elles, et on pouvait être certain que l'électricité était du lot. Les habitants de Camp Darwin avaient l'air de s'être bien adaptés à cette nouvelle situation- délicieuse capacité, même si banale, de l'espèce humaine.
Pour sa part, il pensait modestement s'en être bien sorti.
Il en était là de ses pensées lorsqu'un murmure, guère plus qu'un souffle, parvint à ses oreilles. Au début, il ne distinguait pas les syllabes, jusqu'à ce cela devienne intelligible :
" Viens à moi, Ash Twilight..."
Dès que cela fut audible pour lui, le message susurré stoppa net. Le psychologue torturé regarda avec attention autour de lui; personne. Aucun bruit feutré. Il allait hausser indifféremment les épaules lorsqu'un autre bruit encore plus désagréable le retint- le croassement moqueur d'un corbeau. Non, pas d'un corbeau : le corbeau. Il aurait juré que c'était le même qui avait plané au-dessus de lui pendant sa promenade de santé pour quitter le Centre. Il aperçut fugacement un éclat de lumière lunaire sur un plumage noir, le satané volatile se tenait sur la plus haute partie d'un bâtiment en partie en ruines.
En le regardant plus attentivement, il comprit qu'il s'agissait d'une petite église catholique, bien conservée si on considérait tous les dégâts que pouvait occasionner le spécimen un.
Décidé à ne pas se laisser entraîner dans des histoires floues, il était sur le point de partir lorsque le message trouvé le matin après sa crise s'afficha en lettres éclairée au néon sur le tableau de son esprit.
" Le petit chaperon rouge a peur du loup, et essaye de s’en protéger en fumant l’opium populaire, mais juste l’emballage. Et on a toujours besoin d’un agneau, pas vrai ? »
L'opium populaire. L'opium du peuple, une expression de Marx pour désigner la religion. Pauvre Marx ! S'il était encore vivant, il aurait pu assister à la réalisation cauchemardesque de ses espoirs. Les zombies formaient certainement ce qui était le plus proche d'une société égalitaire, sans aucune classe. Bourgeois et prolétaires se retrouvaient sur le même pied dans la putrescence et cette stupide faim de chair humaine. Unis dans la lutte finale. Bon, d'accord, c'était une mauvaise plaisanterie. Les Hordes... Étaient des hordes, donc, sans aucune organisation sociale. Quoi que... Cela restait à prouver. Il observerait l'attaque de cette nuit pour en tirer ses propres conclusions.
Pour l'instant, retour sur ce rébus qui semblait acquérir un semblant de justification. Il avait devant lui ce qui était le plus proche de l'opium du peuple- la question de la religion serait intéressante à soulever parmi les habitants de Camp Darwin. Énorme influence psychologique et sociale, certainement la force qui brisait la logique et la raison de la manière la plus éclatante. Un outil de premier choix.
Il regarda encore sa montre; et décida qu'il pouvait bien accorder un peu de temps à la fouille du bâtiment. Il y entra donc, salué par un ultime croassement du corbeau, qui eut le don de l'agacer fortement. Il se promit de s'adonner à une séance de ball-trap dès qu'il aurait mis la main sur une arme, son Magnum étant confisqué.
L'intérieur de l'église n'avait rien de très affriolant à proposer, surtout dans une pénombre seulement perturbée par l'éclat de la lune et des étoiles qui filtrait à travers les trous dans les murs. Même dans ces conditions optiques, il aurait fallu être aveugle pour ne pas se rendre compte que cela faisait quelques éons qu'aucune messe n'avait été dite en ce saint lieu- enfin, la sainteté, c'est quelque chose qui se rajoute par la simple parole, pas une nouvelle molécule dans la matière. La poussière et les débris s'étaient rendus maîtres du lieu, avec pour complice un allié implacable : le Temps. Il fut surpris de constater que la plupart des bancs avaient été laissés sur place, alors que le bois était devenue matière précieuse, et d'autant plus que le lieu de prière n'était manifestement plus usité. Révérence religieuse désuette ?
Il doutait que tous les survivants soient catholiques... Mais cela expliquait que le reste du bâtiment soit laissé tel quel et que ses pierres n'aient point été descellées.
Il marcha le long de l'allée entre les bancs, jetant un œil aux vitraux craquelés dont les personnages contemplaient l'église avec une tristesse figée et déboucha devant l'autel. Ce dernier avait été laissé complètement nu, d'une manière générale, il ne restait presque plus rien des ornements. En tout cas, aucun signe d'un quelconque chaperon rouge dans le coin... Par acquis de conscience, il fouilla derrière l'autel. Il ne trouva aucune bouteille de vin de messe empoussiérée, ni personne qui se cachait là. Il aurait du s'en douter...
Lorsqu'il se releva pour s'apprêter à partir, le museau peu avenant d'un colt .45 tentait de se tenir à la hauteur de son visage. Il espérait que les gens n'allaient pas contracter la fâcheuse manie de pointeur leur pistolet sur lui juste parce qu'il pouvait paraître louche.
" Gros porc ! J'étais sûre que tu chercherais à me retrouver. Va-t'en ou je... Je tire entre tes deux yeux ! Je le jure !"
La voix était tellement tremblante qu'il ne crut pas réellement à la menace, par complaisance, il leva les mains bien en l'air. Une balle tirée par quelqu’un qui ne savait pas manier son arme pouvait également faire des dégâts indésirables.
" Je crois que vous devez me confondre avec quelqu'un d'autre, jeune fille. Quelqu’un d’autre à la place de qui je n’aurai pas aimé être s’il avait tenu à vous trouver, je dois bien l’avouer, c’est un accueil qui refroidit les plus brûlantes ardeurs."
Le pistolet s'abaissa d'un cran.
" Tu... Vous n'êtes pas Josh ? fit la voix, incertaine.
- Je n'ai pas cet honneur. Ou plutôt, s'il mérite l'épithète que vous lui avez donné, ce déshonneur. Et cela me surprendrait beaucoup qu’au son de ma voix on puisse me confondre avec ce triste individu.
- Qu'est-ce c'est, un épithète ? demanda la voix, méfiante.
- Un adjectif qualificatif, expliqua-t-il vaguement sans rentrer dans les détails ennuyeux de la grammaire.
- Ah.
- Oui. Je peux baisser les bras ? Je n'ai pas envie d'avoir des crampes.
- Non ! contesta-t-elle aussi fermement qu'elle le pu. Je sais pas qui vous êtes. Et qu'est-ce que vous êtes venu faire ici ?
- Rien de mal, assura-t-il avec bonhomie. Je suis nouveau ici. Je me suis étonné de voir un bâtiment qui n'avait été ni démoli pour récupéré ses composants, ni reconstruit pour l'occuper. Alors, comme je n'avais rien de mieux à faire, je suis entré voir. Je ne pensais pas trouver quelqu'un ici...
- Mwé, marmotta la jeune fille, sceptique. Qui me dit que vous n'êtes pas un lèche-bottes qui travaille pour Josh, et qui vous a envoyé me chercher ?
- Je ne peux donner aucune preuve, c'est sûr. Je peux juste te jurer que je ne connais pas ce Josh ni d'Eve ni d'Adam, et que je ne travaille habituellement pour personne, encore moins pour un simple soldat. Par contre, je peux deviner que c'est un mauvais homme. Un très mauvais homme, n'est-ce pas ?"
Le pistolet descendit encore d'un niveau.
" Oui, dit-elle simplement. Mais comment savoir si vous n'en êtes pas un aussi ?
- Je peux partir immédiatement, si c'est ce que tu désires. Je n'ai pas pour habitude de contrarier les gens, encore moins les jeunes femmes.
- Pour aller dire Josh où je suis cachée ! cracha l'inconnue. Sûrement pas.
- Je vois que tu penses à tout, nota Ash, imperturbable. Est-ce que je peux m'asseoir sur un banc ? Comme ça, tu pourras me viser plus facilement. Tu vois ? "
Elle agréa sans mot dire, sans le quitter du regard. Il savait maintenant quel était le nom du loup : Josh.
" La vie est dure, ici. Les univers de tout le monde se sont écroulés comme s’ils étaient des bouteilles brisées contre un mur. On perd ses repères. On essaye de s'adapter. Et là, on a la chance de ne pas être seul. Il y a plein de gens. On se porte mieux. Mais finalement, ce n'est pas toujours tellement mieux. Dès qu'il y a une communauté assez importante, il y a du pouvoir. Dès qu'il y a du pouvoir, il y a des hommes pour le convoiter. Et lorsqu'ils l'ont, même si ce n'est qu'un grain de pouvoir, ils l'utilisent pour en jouir au mieux. Presque tout le temps.
Les militaires ont le pouvoir, ici. Et ils profitent. Ils profitent beaucoup. Trop, même. Ils se donnent tous les droits.
Je ne sais pas comment tu t'appelles, mais je te connais déjà un peu, jeune demoiselle. Même sans voir bien ton visage. Toi aussi, tu as presque tout perdu après le grand chamboulement. Famille, amis, proches, les personnes sur qui tu pouvais compter. Tu étais seule, perdue dans un monde hostile, bien malheureuse d’être la seule à avoir échappé aux griffes des zombies. Tu as erré, failli mourir mille fois, tenté de te joindre à des groupes qui fuyaient les carnages… Un jour, tu as été secourue par le colonel et ses hommes. Peut-être bien que c'est Josh qui t’a prise pour t'emmener dans les transports.
Tu as eu du mal à t'adapter. Tu as du avoir quelques problèmes avec les adultes. Ils ne te comprenaient pas. Je parierai tout ce qui me reste que Josh a voulu te faire comprendre quelque chose. Si tu ne faisais pas ce qu'il te disait, tu n'aurais plus ta place à Camp Darwin. Et si tu en parlais à quelqu'un, couic. Il pourrait inventer n’importe quoi pour t’accuser : il avait le soutien de ses compagnons d’armes, et toi, tu n’avais pas de relation importante pour te protéger. Les autres femmes auraient peut-être pitié de toi, sans aller jusqu’à braver le jugement des militaires qui contrôlent tout.
Alors il t'a obligée à faire des choses, parce que les femmes de ton âge ne sont pas légion ici. De vilaines choses, dont tu n'avais aucune envie. Une fois de temps en temps... Puis de plus en plus souvent. Tu n'arrivais pas à le fuir.
Depuis quelques temps, tu n'arrêtes pas de changer de cachette. Tu te nourris de reste que tu voles, tu ne veux pas être exposée au regard des autres. Ils pourraient te dénoncer, en parler à Josh. Le simple fait de penser à lui te fait trembler de peur. Et là, je ne sais pas comment, tu as réussi à voler une arme pour te protéger et en finir s'il arrivait encore à te trouver. Tu ne veux plus jamais subir ce qu'il te fait. Tu pensais qu'ici, comme personne ne venait, c'était tranquille... Sauf que moi je suis entré, et tu as peur, très peur, parce que je suis un homme et que tu ne sais pas ce que je veux. J'ai bon ?"
Le silence s'installa pendant quelques instants.
" Comment vous savez tout ça ? finit-elle par questionner.
- Je suis professeur. C'est mon métier de savoir des choses.
- Professeur en quoi ?
- Psychologie. Et comme tu vas me demander ce que c'est, ça consiste à comprendre comment pensent et ressentent les gens, qu'est-ce qui agite leur esprit. Et les guérir quand il faut, les écouter, les rendre de nouveau heureux, sains.
- Je ne savais pas que ça existait. Si c'est vrai, vous devez être quelqu'un de gentil, alors.
- Je te laisse juger de ça par toi-même. Dis-moi quand je peux baisser les bras.
- Vous me promettez que vous avez dit la vérité ?
- Je le promet sur mon âme."
Elle baissa son arme et s'approcha de lui.
" Vous pouvez me guérir, moi ? "
Il acquiesça en disant qu'il ferait tout pour. Alors, elle parla. Cela faisait trop longtemps qu'elle contenait toutes ces horribles choses dans sa tête, il fallait qu'elle les expulse. Qu'elle se purge. Sans aucun tabou, elle raconta tous les sévices qui avaient été perpétrées sur elles. Ash l'encourageait aux moments opportuns et l'écoutait très attentivement, comme elle pouvait le voir. Stimulée, elle parla pendant presque une heure. Lorsqu'elle eut finit, elle fondit en larmes, et, paternel (il ne serait pas autorisé ça en consultation normale, mais le temps des consultations normales était quelque peu périmé), il la prit contre lui.
" Je veux que ça cesse, murmura-t-elle une fois que ses pleurs eurent cessés.
- Dans la Bible, il est dit que celui qui a vécu par les armes doit périr par les armes. Moi, j'ai une autre version : celui qui a péché sera puni par là où il a péché.
- Vous allez punir Josh ? fit-elle avec un espoir dans les yeux qui avait quelque chose d'effrayant.
- Moi, je ne peux pas. Ce n'est pas mon rôle. Ne t'inquiète pas. Josh ne te fera pas pour autant plus de mal, je peux te le promettre. Il y a une justice immanente contre les personnes qui ne cherchent qu’à nuire aux autres."
L'argument était faible- cependant, il y avait tant de sincérité dans sa voix qu'elle ne douta pas une seule seconde qu'il dit la vérité. D'ailleurs, il avait une voix merveilleuse, qui berçait l'âme. Ses yeux, eux, la caressait. Il était grand et gentil. Et il devinait juste. Elle lui fit confiance, elle avait besoin de quelqu'un. Elle sursauta lorsqu'il se leva d'un trait.
" Il est bientôt minuit. Il faut que j'aille à une tour de guet.
- Pour quoi faire ? chercha-t-elle à savoir, angoissée de perdre si tôt quelqu'un qui pourrait être son ami, ou moins, pas un ennemi potentiel.
- Je te le dirais plus tard. Si tu as quelque part où tu dormais avant, retournes-y. Josh ne sera plus un problème bientôt, et il ne s'attendra pas à ce que tu reviennes à ton point de départ. Sois discrète, d'accord ?
- Mais toi, tu dors où ? dit-elle, inquiète d'ignorer où elle pourrait le retrouver.
- Nulle part de particulier encore. Je ne me suis pas occupé de la question.
- Alors viens chez moi ! Il y a de la place."
La joie enfantine de la jeune fille émut presque Twilight- s'il n'avait pas déjà prévu ce cas de figure. Il donna son accord, et elle lui indiqua son 'quartier' et le fit promettre de la rejoindre dès qu'il aurait fini ce qu'il avait à faire à la tour de guet. Ils allaient se séparer là lorsqu'ils firent en choeur :
" Au fait, comment t'appelles-tu ?"
Ils rirent.
" Ash.
- Pauline.
- Enchanté, Pauline. Oh, une chose avant que je parte : la prochaine fois que tu veux te défendre en menaçant quelqu'un avec ton arme, n'oublie pas de retirer le cran de sécurité. Sinon, tu risques d'avoir un moins bon effet et de rater ton intervention. Ou pire encore, être morte parce que celui en face n’aura pas le sens de la plaisanterie."
Saisie, Pauline regarda le colt .45 qui avait traversé la seconde guerre Mondiale en écopant de moult éraflures, se demandant comment elle avait pu être aussi bête pour ne pas penser à une telle chose. Bha, après tout, elle n'était pas censée s'y connaître en armes. Elle voulut remercier Ash...
Mais il était déjà reparti entre les ombres d'où elle était venue.

Elle se dépêcha de regagner ses pénates.


Plus tard, un cri effroyable agita tout Camp Darwin...

 

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