Le Livre des Ombres

Chapitre 7 : Pouvoir temporel

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Dernière mise à jour 08/11/2016 14:25

« Quand le peuple ne craint plus le pouvoir, c'est qu'il espère déjà un autre pouvoir. »
- Lao-Tseu


Camp Darwin, second jour (très tôt matin)


Viens juste de terminer inspection depuis la tour de guet et le chemin de ronde branlant accolé à la muraille. Le garde de faction semblait me prendre pour quelqu’un de plutôt toqué, pour vouloir regarder l’attaque des zombies. Esprit militaire trop étroit pour savoir prendre de la distance par rapport à un ennemi comme celui-là et l’étudier, pourtant nécessaire. Ci-après mes principales observations :
- Zombies se sont rassemblés à minuit pile devant les douves, incapacité de les traverser. Ont paru se rendre compte de cet état de fait, puis ont entamé leurs cris cacophoniques. Pas compris la fonction de la chose, puisque peuvent guère encore penser, et donc pas concevoir la peur que peut produire ces bruits inhumains. Expression de dépit, de faim ? Essayer de trouver des boules quiès
- Instinct populaire a bien visé : c’est vraiment une horde. Aucune organisation, simple agrégat d’enveloppes corporelles mues… Mues par quoi ? Oui, le virus. N’arrive pas à me rappeler d’autres détails à ce sujet. Possibilité que le spécimen 2 soit devenu virus ‘intelligent’, parasitaire ?
- Ai emprunté courtoisement la lampe du soldat pour éclairer quelques zombies au hasard. Avec les jumelles, n’ai distingué aucune réaction oculaire ou faciale particulière. Ont juste intensifié leurs cris inhumains, comme si frustrés de ne pouvoir se saisir de toute cette viande fraîche si proche mais inaccessible. Bien sûr, idéalisé : ne voit pas quelles émotions ils pourraient encore ressentir. Ils ont besoin d’une tête pour ‘fonctionner’, à part cela, ne reste qu’une pulsion rouge et dévorante : faim sans fin. Même cette caractéristique est douteuse, et assez grotesque. L’organisme modifié n’a pas besoin d’autant de nourriture, et comment peut-il en digérer autant ?
- Après le passage de la lumière, ont tendu les bras vers moi, ou apparemment. Certains se sont avancés dans cette position, tombés dans les douves, et dissous après quelques secondes de nage. Sortes de hululements de dépits après ces ‘suicides’ stupides
- Semble bien plus des machines organiques que des monstres. Mais quel but ont-elles à remplir ? Même les animaux sont capables d’apprentissage, comme le rat de la boîte de Skinner. Pourtant, elles reviennent chaque nuit alors qu’il est plus que manifeste que ne peuvent rien faire. Il y aurait pourtant une solution possible pour eux : s’amasser par douzaines sur le point le plus étroit des douves pour tenter d’exploiter une des faiblesses de la muraille. Nécessiterait organisation, communication, réflexion et sacrifice volontaire, autant de choses leur paraissant impossible. Interroger quand même le colonel sur précédentes brèches de sécurité
- Définitivement une incohérence dans ce comportement. Pourquoi ce moment précis, pour un résultat nul, et rester le reste de la journée en plein soleil ? Ils craignent l’eau, mais pas la lumière.

- Pourquoi ne pas chercher ailleurs autre source de nourriture moins bien protégée ? Qu’est-ce qui empêche le cannibalisme à l’intérieur de la Horde si trop de faim ?
Après ces préliminaires, ne peux pas faire grand-chose de plus par la simple observation, surtout qu’ils ne peuvent pas faire grand-chose. Sont repartis après quarante minutes entrecoupées de cris, d’un seul mouvement, tous ensembles, comme s’ils avaient été appelés par quelqu’un ou quelque chose. Pourtant, s’ils restaient à encercler le camp, affrontement inévitable… Et opportunités d’entrer. Vraiment, pas l’intelligence la plus élémentaire. Le virus annihile les fonctions cérébrales supérieures et fait de la marmelade du cerveau.
Pour continuer mon étude, aurai besoin d’en capturer un pour expérimentations. Me heurterait à quelques difficultés si je présentais cette requête au colonel ; discrétion de mise. Trouver coin isolé pour en séquestrer un à mon aise.
Et, éventuellement, le nourrir. Vais peut-être pouvoir faire d’une pierre deux coups bientôt. Pour le moment, me sens très fatigué. Le sommeil m’enveloppe littéralement, vais intégrer le ‘lit’ juste avant qu’il ne me possède complètement.


Pauline se réveilla comme une fleur- même si elle constata très rapidement une absence désagréable, Ash n’était plus là pour lui servir de matelas chaud et presque douillet. Elle ne savait pas quelle heure il était (et beaucoup avaient abandonné la graduation du cycle circadien), pourtant, il avait semblé aussi exténué qu’elle. Ce grand dadais devait puiser ses réserves dans une source mystérieuse pour pouvoir s’être réveillé avant elle…
Même si dès avant l’Infestation elle était déjà une grosse dormeuse. Pouvoir se reposer dans un environnement sécurisé était une ressource inappréciable et gratuite. Le temps n’avait désormais plus grande importance, seule la vie et son maintien étaient importants.
Elle s’assit au bord de la paillasse en délassant ses membres supérieurs. Qu’est-ce qu’il pouvait bien être allé fabriquer de si bon matin ? Elle aurait désiré qu’il reste un peu avec elle. Elle avait encore besoin d’un temps de transition d’avec la période de terreur qui avait sévit, lorsqu’elle devait se cacher de Josh- le petit salaud n’irait plus faire de mal à personne. Elle avait entendu dire que depuis qu’il avait été si proprement émasculé, il était devenu encore plus mauvais et se vengeait en distribuant des punitions arbitraires. Quant à elle, elle le trouvait bien mieux sans cette détestable chose qui pendait autrefois entre ses cuisses malodorantes.
Aguichée par cette heureuse pensée, son œil accrocha l’image d’une étuve, une sorte de grand bac en bois vaguement circulaire, planté en plein milieu de son taudis. En se penchant au-dessus, elle remarqua qu’elle était déjà remplie à plus de la moitié de sa contenance d’eau. Lorsqu’elle s’en demanda la raison, la porte s’ouvrit, dévoilant un Ash portant d’une main un récipient en terre cuite rempli de cailloux, et de l’autre, un seau cabossé.
Sans même la saluer, il posa le premier et versa le contenu du second dans le bac.
« Alors, c’est pour chercher des cailloux que mon matelas préféré m’a abandonné ? minauda-t-elle en se penchant sur la pointe des pieds pour lui faire la bise.
- Ton matelas, reprit-il, s’est dévoué pour te préparer un bain à domicile. La vie a bien changé, c’est peu de le dire, je pense garder comme invariant le fait qu’une jolie jeune fille n’aime pas faire ses ablutions alors qu’elle risque de se faire épier par des yeux malintentionnés. Et pour les cailloux, je viens juste de les tirer du feu, ils sont encore bien chaud. »
Il en prit à l’aide du chiffon qui accompagnait le plat, et le jeta avec un plotch trivial dans l’eau, qui émit quelques nuées de vapeur.
« C’est un peu rustique, voire médiéval. J’avais lu ça quelque part… Ce n’est pas le grand luxe, ça t’évitera de geler en prenant ton bain. Par contre, pour le shampoing et les huiles, il faudra attendre un peu. Et je crois aussi que tu devras te contenter de ce chiffon pour frotter… Mais c’est toujours mieux que rien, non ? Ce n’est pas une Apocalypse ou deux qui devrait nous priver des bases de la civilisation. Ah, si je pouvais avoir un peu de Darjeeling… »
Elle sourit, et déposa un baiser plus prononcé sur son autre joue. Il était définitivement un peu bizarre, tout en faisant preuve de qualités qu’elle ne pensait pas trouver chez un survivant mâle. Même dans une communauté relativement soudée (du côté civil), un homme n’aurait sûrement pas pris la peine de la combler d’une attention aussi touchante. Elle détestait effectivement se sentir sale, et souhaitait être bien propre si elle devait cohabiter longtemps avec lui, l’idée n’ayant rien de particulièrement désagréable.
« Tu t’es levé si tôt pour ça ?
- Si tôt ? fit-il en fronçant le nez. Il est bientôt midi. J’ai laissé de quoi faire un petit-déjeuner presque convenable à l’entrée, tu n’auras qu’à le déguster après ton bain.
- Tu t’en vas ?
- Il n’est pas dans l’habitude d’un gentleman de rester avec une demoiselle pendant qu’elle se nettoie. »
Elle leva les yeux au plafond.
« Je veux dire, tu ne seras pas là pour manger avec moi ?
- Non-non, répondit-il en s’apprêtant déjà à partir. J’ai une grosse journée de travail devant moi. Il faut que j’aille tout de suite à l’église pour commencer les travaux.
- Tout seul ? fit-elle, dubitative.
- Au début, oui. Je ne peux pas demander aux gens de m’aider toute de suite, comme ça, même après ma petite prestation d’hier. Par contre, s’ils me voient travailler dur et sans compter… Ce sera plus intéressant. Je pourrai plus facilement les convaincre de l’importance de la chose. De toute manière, ils doivent être encore plein à juste émerger des limbes de l’endormissement, comme toi.
- Tu risques de ne pas avoir beaucoup de bras, alors… Je viendrai t’aider ! »
Ash sourit devant la candeur de cet enfant… Non, de cette jeune adulte. Ici comme ailleurs, maintenant et pour longtemps, les jeunes personnes se verraient obligée de piquer un sprint vers l’adultesse. L’âge biologique s’incline toujours devant l’âge social, construit par les hommes et les nécessités.
« Si tu t’en sens la force dans tes petits bras, pourquoi pas. A plus tard. »
Elle répéta la fin de sa phrase, et le regarda fermer fort civilement la porte derrière lui après son départ.
Elle se défit prestement de ses hardes qu’elle n’avait pu éviter de rendre crasseuses, maudissant le fait de ne pas pouvoir avoir de rechange, et s’immergea avec délectation dans le bac, en rajoutant quelques cailloux brûlants pour augmenter la température. Elle n’aurait jamais cru éprouver plus de plaisir en prenant un bain.
Tout en purifiant sa peau, elle ressassa les questions à propos du géant blond. Si elle lui avait accordé assez rapidement sa confiance, c’est aussi qu’il lui rappelait quelqu’un qu’elle jurait avoir déjà vu.
Mais qui donc ?
Butant devant cette épineuse question, elle se laissa aller à la bienfaisante torpeur de l’eau chaude.
Ash Twilight aurait bien pris un bain également, ou du moins une douche. Avec tant d’eau à portée, il faudrait bien en profiter- il irait vérifier s’ils n’avaient pas installé quelque part des cabines de douche rudimentaires, dans un coin qu’il n’aurait pas visité. De toute manière, ç’aurait été inutile en l’espèce, même en prenant les précautions dont la méticulosité s’articulerait avec la perte de temps la plus minime, il allait se salir abondamment.
Comme il le pensait, la majorité du camp était encore endormi après les festivités d’hier soir, et il croisa peu de monde en traversant les différentes zones. Il lui fut facile d’emprunter une brouette, remplie de quelques outils et divers matériaux, tel un sac de ciment dont il allait bien avoir besoin pour réparer les failles, colmater les fissures et rétablir certains pans de murs écroulés.
Il s’étonnait lui-même de l’énergie qui l’habitait. Il n’aurait pas pensé pouvoir se réveiller si tôt… On eut dit qu’il avait assez de force pour deux personnes. Une autre énigme de sa personne, qui en comportait trop à son goût. Sans être l’amnésique type, il avait bien trop de blancs gênants. Et toujours cette impression confuse qu’il devait se dépêcher d’exploiter cette communauté du mieux qu’il le pouvait. Il n’aurait jamais le temps de convaincre suffisamment de monde de partager sa quête, qu’il trouvait lui-même assez incertaine, voire tout à fait obscure.
Néanmoins, il ne comptait pas demeurer le restant de son existence ici. Il y avait trop de monde réuni dans un trop petit espace, et sa conscience professionnelle le disputait à sa démophobie bénigne.
Arrivé dans l’ancienne bâtisse religieuse, il déposa son fardeau près de la partie qui nécessitait le plus de soins. Un refuge pour tous visible, le bâtiment, et un autre refuge pour ceux qui embrasseraient la croyance, immatériel, dans le cœur de chacun. Dans le cœur, oui, car la raison objective combattait la piété. Oui, il y avait bien eu de grands penseurs par le passé qui avaient été de fervents croyants, tel Descartes et son cogito. Le zèbre philosophe avait même voulu démontrer l’existence de Dieu par des raisonnements oiseux, auto-satisfaction intellectuelle qui n’avait pas de grande valeur pratique. Ceux qui s’occupent le mieux de religion sont ceux en leur for intérieur agnostiques, ou mieux encore, athées. Ils sont alors immergés dans un domaine qu’ils utilisent à leur profit sans se laisser engluer dedans. Se laisser gagner par la foi reviendrait à agir comme ces misérables dealers qui se shootent à leur propre came. Au moins, l’Infestation avait nettoyé le monde de ce genre d’individus- dorénavant, chacun se servait en drogues au petit bonheur, sans intermédiaire. Le progrès de la chose le laissait sceptique, il y avait sûrement beaucoup à tirer, ailleurs, d’une telle remise à zéro. Un grand pas en arrière, pour effectuer un grand bond en avant ?
Il travailla près d’une heure, le soleil ayant dépassé son zénith, avant d’avoir sa première interruption. Il escomptait que cette dernière serait d’origine humaine, pas de bol, elle se matérialisa sous la forme d’un corbeau plus noir que la nuit. Ou plutôt, il faudrait corriger : Le corbeau. Il en était sûr, il s’agissait du même qui revenait le narguer. Cela ne manqua pas : le damné volatile le regarda de biais en lançant un croassement moqueur. Ash localisa sa position d’un coup d’œil rapide, puis se remit au travail, l’air de rien. Puis, avec vivacité, il lança sa truelle en direction de l’animal qui esquiva avec un autre crooâââ moqueur.
L’instant d’après, il se posait effrontément aux pieds du psychologue. Il n’aimait pas les psychopompes- à moins que ce ne fussent les moineaux qui jouaient ce rôle ? Peu importe, il n’aimait pas plus les corbeaux tapageurs.
Oiseau et humain s’entre-regardèrent intensément pendant quelques secondes.
Puis, le corbeau sautilla en direction de l’intérieur de l’église. Ash se saisit furtivement d’une caillasse, et suivit l’importun, bien décidé à en finir avec lui.
L’oiseau noir continua de sautiller de bond en bond, forçant le psychologue à le suivre lentement, jusqu’à ce que l’animal se plante devant une statue empoussiérée, située dans un coin obscur de l’église, près de l’endroit où Pauline se cachait encore il y a deux jours. Le corbeau se percha ensuite sur l’un des bras de la statue, le dévisageant d’un œil impavide. Ash lui sourit, et lui fit rengorger cette dernière provocation en lui expédiant l’objet lithique en plein dans le mille.
Rectification : il croyait l’avoir eu en plein dans le mille. Agile comme pas deux, le corbeau s’envola une fraction de seconde avant l’impact. Twilight allait le poursuivre (vainement, à n’en pas douter), lorsqu’un raclement sourd résonna derrière lui.
La caillasse avait fait s’abaisser le bras de la statue, actionnant un mécanisme totalement incongru dans une place telle que celle-ci. L’œuvre d’art (si on pouvait considérer que ce pèlerin gémissant en était une) s’était décalée, laissant place à un passage s’enfonçant dans les profondeurs obscures. Il se demanda si les hallucinations ne venaient pas s’ajouter aux troubles mnésiques. Il avait l’esprit ouvert, mais aimait rester rationnel…
Et il trouvait fort bizarre de trouver un passage secret, de surcroît doté d’un mécanisme aussi désuet et convenu, dans l’ancienne église d’un petit village de campagne.
Enfin, ce n’était rien comparé au message qui était en train de s’afficher en lettres de sang sur le mur décrépi :
« VIENS A MOI. »
Outre le caractère peur habitue du phénomène, la couleur du sang était bien particulière. Un rouge si pourpre, il avait déjà vu cela. Ce rouge…

[Blanc]

La seringue s’enfonce délicatement dans la veine. Le sujet a reçu quelques doses de sédatif pour plus de sûreté, le spécimen lui ayant été inoculé n’ayant toujours pas atteint une forme stable. Sfouuu… Un sang pourpre est aspiré.
La seringue est retirée d’une main experte. Son contenu est dispersé en plusieurs tubes à essai, boîtes de pétris, et une petite tâche sur une plaquette de verre posée sous un microscope.
L’homme en habit de laborantin examine l’échantillon avec soin pendant plusieurs minutes, puis prends quelques notes :
- sujet JV-034. Statut : inoculé depuis plus de quatre-vingt seize heures. Présente les symptômes répertoriés sur les autres sujets et maintenant habituels : dilatation des veines, pertes mineures de cheveux, yeux injectés de sang, larynx engorgé partiellement, résistance musculaire accrue, sensibilité à la douleur minorée, hypertrophie des glandes productrice de testostérone, appétit démesuré, palissement de la couleur de la peau, plus d’autres secondaires. Il faut maintenant rajouter de nouvelles observations sur le sang. Cette nouvelle souche du spécimen un a acquis une forme plus stable et ne tue plus son hôte de façon foudroyante. La couleur de l’hémoglobine et du plasma devrait être caractéristique de cette adaptation et démontre le processus de contamination du virus qui ‘apprend’ à se servir de son hôte. Celui-ci mort, il mourrait avec lui, en le maintenant vivant, il peut l’utiliser pour se multiplier à l’intérieur du corps infecté. Il faut encore être prudent dans la détermination de phases de l’action du spécimen un, toutefois, je peux avancer que le sujet approche du dernier stade. Une fois le système sanguin totalement maîtrisé par le spécimen, le reste de l’organisme ne devrait pas mettre plus de quarante-huit heures avant d’être complètement parasité. Il reste à vérifier, dès lors que le virus ne meurt plus, les modes de transmission à un autre organisme non infecté. J’ai pris plusieurs échantillons, certains pour analyses. L’un d’entre eux devra être directement transfusé à un patient sain pour déterminer les effets de la contamination sanguine.
Voilà ce que Ash venait de lire au-dessus de l’épaule du chercheur. Du moins, si c’était bien lui. Pourquoi était-il engagé ici, d’ailleurs ? Ah, oui… Cela devait être ça. Pendant que les uns cataloguaient tous les effets physiologiques, son boulot était de dresser un bilan psychologique des infectés. Il n’en avait guère eu l’occasion, puisque les sujets mourraient comme des mouches lors des premiers essais. Celui-là était le premier à demeurer en vie aussi longtemps, mais on ne l’avait pas autorisé à faire un suivi. Il allait demander qu’on l’affecte au prochain ‘volontaire’ pour tester le spécimen un modifié…


[Blanc]

Jouant de ses outils et du ciment, Ash avait l’impression d’être un chirurgien retapant le visage d’un accidenté. Cela faisait plus de deux heures et demie qu’il travaillait ainsi, s’évertuant à rendre un aspect honorable au bâtiment, et rares avaient été les passants qui s’arrêtaient. Aucun encore ne lui avait demandé ce qu’il fabriquait à vouloir retaper tout seul un local désaffecté, mais il devait faire preuve de patience. Avec cette vertu, on pouvait arriver à tellement de choses… Ou ce sont les choses qui arrivent à vous. C’est en tout cas ce que choisit de faire Sandrunner lorsqu’on lui annonça que le professeur s’était mis martel en tête et avait subtilisé des biens utiles à la communauté pour aller reconstruire l’église, qui ne faisait pas vraiment partie du planning des opérations.
« Oh, bonjour, colonel, dit gaiement Twilight. Déjà remis de la soirée d’hier ?
- Pourquoi faut-il que vous ayez toujours cet air d’insouciance absolument insupportable, Twilight ?
- Je me le demande moi-même parfois, et je n’obtiens pas de réponse, donc ça ne doit pas être la peine d’insister. Pendant que vous êtes là, pourriez-vous me passer le marteau ? J’aimerai voir si je peux me contenter de renfoncer quelques pierres par-ci par-là.
- Professeur, c’est justement pour prévenir ce genre de comportement que je suis venu en personne, répondit Maverick en luttant pour rester calme.
- Allons, nous n’allons pas avoir encore une discussion fâcheuse ? fit Ash, toujours sans lui adresser le moindre regard et en continuant son travail.
- Est-ce ma faute si vous faites tout pour que ça arrive ? J’ai à peine le temps de croire que vous avez pris un peu de plomb dans la cervelle que vous partez sur une autre excentricité.
- Mais pas du tout, colonel. A dire vrai, j’attendais justement votre venue pour vous expliquer de quoi il retourne.
- Vous saviez que j’allais venir moi-même ? s’étonna à demi le militaire.
- Bien entendu. Je ne vous vois pas déléguer un entretien sur un sujet sensible à quelqu’un d’autre. Et puisque je sais que vous aimez tenir des inventaires précis, vous n’avez pas apprécié mon emprunt russe. C’est pour une bonne cause, je vous assure. Si vous me promettez de bannir les accents grondants de votre voix, je pourrai vous démystifier.
- J’y songerai, si vous me promettez de respecter la hiérarchie. Elle est la base de l’ordre et de la sécurité à Camp Darwin.
- Contentons-nous de cet accord. Je suppose que vous ne saisissez pas pleinement la portée de mon acte ?
- Voler des ressources précieuses et des outils peu usagés pour la réfection d’un bâtiment qui ne nous a jamais servi à rien, seul et sans me prévenir de cette idée aberrante ?
- C’est bien ce que je me disais. Vous n’êtes pas croyant, Sandrunner ?
- Si je l’avais été, ce ne serait plus le cas en voyant ce que notre monde est devenu. S’il y a un dieu là-haut, soit il se fiche de nos pommes, soit il doit rire à s’en décrocher la mâchoire devant nos tentatives de survie. »
Ash hocha la tête, approbateur, tout en coulant du ciment un peu partout dans les failles du mur droit de la nef.
« Une remarque très juste. Oh, je suis certain que ça n’a pas ébranlé la foi de certains… Pour un nombre non négligeable, la croyance a du en prendre un certain coup. La troisième guerre mondiale et la naissance du pire fléau que l’espèce humaine n’ai jamais rencontré ! Les prières n’ont pas du avancer bien loin ceux dont la gorge allait se faire déchirer par un des aimables hôtes de l’extérieur, ou ceux qui se sont fait tuer par vos confrères dans des opérations désespérées, colonel. Il est temps de remédier à cela.
- Vous voulez vous faire gourou, maintenant ? ironisa son supérieur théorique.
- Loin de moi cette idée, même si celle de fonder un nouveau culte est très alléchante. J’y participerai activement. Vous avez un esprit pratique, colonel, aussi ne vais-je pas vous ennuyer avec trop d’envolées rhétoriques. Dites-vous simplement que la religion est tout simplement l’un des meilleurs instruments de contrôle jamais inventé par l’humain- l’homme a créé Dieu à son image, et pas le contraire.
Avant que j’arrive, la situation était assez tendue, ici, n’est-ce pas ? Oui, sinon, vous n’auriez pas besoin de mon assistance. Sans compter sur votre dirigisme frustrant pour la populace, les habitants de Camp Darwin devaient et doivent finir par se dire que continuer à survivre pour une vie si misérable n’en vaut peut-être pas la peine. Une pensée lancinante, récurrente, qui viendra s’installer dans l’esprit de certains. Après tout, pourquoi vivre si durement, si c’est pour finir transformé en zombie, ou voir son corps liquéfié pour plus de sûreté ? Si l’après vie n’est qu’un autre enfer ? Aucun non-mort ne peut parler de son expérience. Qui sait si l’âme ne reste pas fixée à cette enveloppe pourrissante, la condamnant à une existence douloureuse, ravagée par la faim, jusqu’à un éventuel moment de libération ? Et pour aller où ? Le ciel n’est-il pas vide, s’il ne fait rien pour nous aider ?
- Où voulez-vous en venir ? questionna Maverick, voyant que l’autre en respectait pas sa promesse de ne pas se perdre en considérations futiles.
- Je veux en venir à ce point : pour rehausser le moral de façon encore plus durable qu’une fête qui rapproche les gens, il faut rétablir le bâton de la religion. Fonder un nouveau dogme pour un nouveau monde. Malgré ce que vous pouvez croire, je ne sais pas totalement exactement que vous pensez de moi, je peux vous certifier que je ne suis pas un illuminé. Je prends la question de la religion de manière détachée, bien que le sujet me passionne. Songez donc, colonel. Vos citoyens mettront plus d’ardeur au travail s’ils peuvent se rassembler en congrégation religieuse. Un nouveau lien les unira tous, les feront devenir frères et sœurs. Ils s’uniront pour les célébrations, les rituels, ils sauront quoi faire de leur temps libre. Ils combattront les Hordes non plus seulement pour leur survie, mais aussi au nom d’une entité supérieure, prenant sa place pour rétablir le monde après l’Apocalypse. Si vous donnez votre bénédiction à ce projet, vous y gagnerez gros.
- Vous avez l’art de parler, Twilight, je dois reconnaître certain. Ce que vous me proposez là me paraît quand même incertain. Comment comptez-vous faire adopter une foi qui vient de nulle part, faite de toutes pièces, à la majorité ?
- Il me faut là un ingrédient qu’il reste à trouver, c’est vrai, admit le psychologue, ne cessant pas de jouer de la truelle. Il faut un Prophète. Le point de départ de toute religion qui se respecte. Monothéiste, cela va de soi. Je ne jouerai ce rôle qu’en absence d’autres possibilités.
- Je vous vois bien endosser le costume du grand manitou, dit Sandrunner en essayant, sans succès, de faire dévier l’attention de son interlocuteur hors du mur. Puisque vous avez voulu jouer cartes sur table hier, je dois vous faire savoir que je ne vous laisserai pas l’occasion de les monter contre moi, et cette histoire de communauté religieuse me paraît dangereuse en ce sens.
- Tant de suspicion finit par être blessant, se plaignit (assez faussement) Ash. De toute manière, pour que le projet soit efficace, vous devez être aux premières loges, colonel. Faire participer des soldats aux travaux et être parmi les premiers à vous convertir au nouveau culte, ou tout du moins sponsoriser son existence et lui laisser toute latitude de respirer librement. Encore une fois, vous ne risquez pas autant que vous voulez bien le prétendre. Si vous avez toujours des doutes, vous n’aurez qu’à assister aux messes et faire interdire le culte si les sermons ne vous plaisent pas. »
Maverick resta sans voix peu de temps. Ce Twilight avait la fâcheuse habitude d’obtenir ce qu’il voulait, et d’avoir réponse à tout. Un homme à idées… Les deux premières avaient fait mouche. Surtout, il ne voulait pas perdre le contrôle de la situation, et le voilà qui s’amenait déjà avec une nouvelle production intellectuelle extravagante. Devait-il lui faire confiance sur ce coup-là ? Il semblait jour franc-jeu… Il pesa le pour et le contre, puis lui intima finalement de lui donner plus de détails : il voulait du solide.
Ash dissimula son sourire, et l’obligea de très bonne grâce. Il lui fit part également de plusieurs suggestions notées le premier jour (premier jour où il avait retrouvé la conscience, s’entend). Sandrunner campa sur ses positions et rejeta presque le tout en bloc, désirant d’abord voir l’avancement et les résultats de sa nouvelle marotte avant de s’abaisser à démolir la barrière autour de la zone militaire pour en faire don au reste du Camp.
Twlight ne se laissa pas démonter : l’autre finirait par y venir, concession par concession.
« Une dernière chose, professeur… Aucun de mes hommes n’ira vous aider sur ce chantier à moins qu’il ne soit volontaire. Même chose pour les civils. Si vous n’arrivez à convaincre personne, vous ferez alors mieux de penser à une nouvelle idée pour que la vie de ce Camp reste bien réglée et stable. Et la vôtre aussi, par la même occasion. »
Bien réglée et stable tant que c’est sous ton commandement, hein, mon tochon ? Ne t’inquiète pas, ce sera le cas, tant que tu ne tenteras rien de stupide. Crois donc que tu as toutes les clés en main. Malgré ma mémoire en gruyère, je suis à peu près sûr d’avoir bien tué tout le staff de la base, pour des raisons qui reviennent progressivement. Tous, sauf deux personnes. Et j’ai déjà un haut gradé à mon actif, il ne tient qu’à toi de devenir le second sur la liste, petit colonel.
« N’ayez aucune crainte. Je m’engage rarement dans des voies sans issues.
- Je l’espère… Pour vous, comme pour moi. N’oubliez pas que si jamais il devait m’arriver des choses négatives et que ma cote devait baisser par votre faute, cela finirait par retomber sur vous aussi. Sur ce, je vous souhaite une bonne journée de labeur. Après cette fête, il y a une foule de choses à mettre au point… »
Sandrunner s’esquiva, estimant qu’il avait bien mené la partie- sentiment réciproque chez Twilight. Il n’eut pas le temps de donner un autre coup de truelle qu’une silhouette blonde familière entra dans son champ de vision.
Il l’accueillit avec un franc sourire.
« Je vois que tu as pris on temps !
- Je ne voulais pas te déranger en pleine conversation avec le colonel. Et puis, je n’ai pas tiré au flanc, regarde qui j’amène ! »
Il regarda qui elle amenait, et il s’agissait des enfants de la veille, tous enthousiastes à l’idée de retrouver le conteur. Ils vinrent vers lui en poussant des petits cris de joie et le taquinèrent de telle façon qu’il se retrouva par terre, entouré par la marmaille. Il parvint à se relever en riant.
« La jolie mademoiselle nous a dit que tu nous raconterai une histoire si on t’aidait dans ton travail ! » déclara un garçonnet.
Pauline adopte un air de parfaite innocence devant le regard inquisiteur de son protecteur. Il le prit bien.
« Bien sûr ! fit-il en se donnant une claque retentissante sur le crâne. Où avais-je donc la tête ? Bien, commençons à partager les rôles, et que vous restiez tous à portée d’oreille. Anna, tu te postes là, Damien, tu te mets ici… »
Une fois tout le monde en place, il commença à débiter la suite de son histoire, tandis que les enfants lui procuraient vaguement une aide. Pauline l’assistait de façon plus efficace, et avait également envie d’entendre le reste du récit, si exotique par rapport à leurs turpitudes quotidiennes.
« Cessez donc toutes ces pitreries, Voix! ragea Mévirack, qui commençait tout légèrement en avoir assez de cette surréalité. Allez-vous me dire une bonne fois pour toutes quelle est la toile de fond de toutes ces histoires irréelles dans lesquelles vous m'embarquez ? »
Mais il ne reçut aucune réponse; le noir disparut de la pièce, la Voix s'en était allée.
Merenas et les autres lorgnaient du côté du sol ancestral, rabaissés par le récit qui venait d'être fait. Et aussi parce qu'ils doutaient maintenant que cet étranger consente toujours à leur porter aider.
Maverick se leva avec dégoût du trône ornementé, et se dirigea d'un pas résolu vers le roi déchu, qui essayait tant bien que mal de dissimuler le léger tremblement de ses rotules.
« Merenas ! fit sèchement l'intrus de Perdide.
- Seigneur Mévirack ?
- Est-ce que toute cette histoire est vraie ?
- Je pourrais argumenter avec flamme en de nombreux points, arguer que j'avais été aveuglé par la gloire qui était mienne à l'époque, mais voyez ce que je suis devenu ? J'ai été bien puni de ma fanfaronnade. Ainsi que mes fidèles Douze, qui sont là toujours dans la mort...
- Comme si nous avions une once d'alternative... chuchota Guillôme.
- ... et donc, continua Merenas comme s'il n'avait rien entendu, je ne peux dénier aucun fait de ce qu'a dit cette voix impérieuse et vitupérante à mon sujet. Je suis comme je suis devant vous, seigneur, un misérable. J'ai bien honte de moi, et encore plus d'avoir entraîné mes camarades dans calvaire.
- Facile de dire ça maintenant ! persifla Philibert. Voilà bien cinquante-sept ans que nous moisissons ici... Enfin, nous ne pouvons même pas moisir. Il ne se passe RIEN, ou presque, tant qu'un vivant n'arrive pas ici...
- ... Et je comprendrais parfaitement que vous vouliez nous laisser, nous, pauvres pécheurs, pour trouver votre salut sans notre concours.
- Vous êtes sûr de ce que vous dites, là, Majesté ? Parce que personnellement je n'ai point envie de reprendre un ticket gratuit de stase...
- Qu'allez-vous donc faire, Mévirack d'Outre-Mort ? »
Il réfléchit quelques instants à la question. Il y avait forcément un piège quelque part, mais il ne savait pas si il venait de la Voix qui avait cherchée à l'induire en erreur, des squelettes, ou bien, comme il le paraissait en évidence, si Perdide n'était pas un immense piège à elle toute seule.
Puis, de bons sentiments finirent par se renflouer au seuil de sa conscience.
« Quoi que vous ayez pu faire, je pense que personne... Du moins presque personne, ne mérite un tel châtiment grotesque. Je vous accorde le bénéfice du doute pour votre repentance. Je trouverai vos cœurs endormis... Pour peu que vous nous fassiez sortir de cette île maudite.
-Assurément, assurément ! clamèrent tous les squelettes en chœur.
- Une telle libération est convenue selon les termes de notre punition, renchérit Gartrick. Prenez aussi le trésor avec vous si vous le désirez ! Je suis complètement guéri du stupre et du lucre, je ne désire plus que m'envoler de ce château.
- Je n'ai aucun intérêt dans un quelconque trésor, répliqua Mévirack. Montrez-moi rapidement comment je pourrai trouver ces vases canopes, que nous finissions cette affaire rondement, avant que l'horloge ne sonne notre dernière heure.
- Nous ne pouvons point de suite, seigneur Maverick, dit Merenas. Il est de notre obligation de vous montrer ce que pour vous est le trésor, ensuite de quoi vous partirez en quête de nos cœurs si toutefois vous le désirerez encore. Guillôme, apporte le miroir de l'Etidiva.
- Ce n'est pas moi qui l'ai, Majesté. Je ne sais que trop ce que j'y verrais, la même chose que vous tous, j'imagine. A ma connaissance, c'est Philibert qui l'a gardé, ce vaniteux.
- Parle donc, parle donc. Je ne l'ai pas sorti de ma poche depuis des années. Tenez, seigneur Mévirack, mirez ce miroir, et prenez garde à ne pas vous laisser captiver. »
Le mort-vivant lui tendit un petit miroir au cadre d'argent terni sans grande finition. Il s'était attendu à un peu mieux pour ce genre d'artéfact, mais, baste ! Plus tôt il en aurait fini, mieux ce serait. Il saisit donc le miroir sous les orbites angoissées des résidents involontaires du château, et le positionna devant ses yeux.
Tout d'abord, il n'y vit rien. Le miroir ne reflétait aucune image, pas même son visage. Puis une ombre floue commença à s'y former, ses contours se précisant progressivement pour prendre une forme totalement inattendue.
Aucune richesse matérielle, aucune vision de lui-même gorgé de pouvoir, pas même l'image de la sortie de Perdide (ce qui aurait pu constituer une astuce pour échapper à ce lieu).
Non... Un moment il cru distinguer sa mère, puis son père, mais son cœur savait qu'ils ne pouvaient pas revenir, et même la sorcellerie du miroir d'Etidiva ne peut lutter contre une certitude du cœur.
Alors celle qui apparut ne fut pas sa mère, mais une belle jeune femme sylphide aux cheveux roux, habillée en robe, les yeux bleus et la mine patiente.
Lyly.
Elle sembla soudain le voir, et son visage devint radieux.
« Mévirack ! C'est bien toi ?
- Er... Je crois, oui. Pour le moment, en tout cas, je me sens moi. A peu près.
- Oh, Mévirack ! Comme tu es devenu beau, grand et fort... Même si je ne suis pas réellement fan de ta nouvelle coupe de cheveux. Mévirack, je t'ai attendu depuis si longtemps. Toutes ces années passées sans toi... Je n'ai jamais su ce qui était arrivé à tes parents, ni à toi. Tout le monde disait que tu avais brûlé ta maison pour t'enfuir.
Mais tu es venue me voir, pourtant tu ne m'as rien dit. Tu m'as volé mon premier baiser, et tu m'as laissé un mot avant de courir dans la nuit. Pourquoi m'as-tu abandonnée, Mévirack ? J'étais tellement triste sans toi. J'ai pleuré toute la nuit après avoir lu ta lettre. Et tu n'es jamais, jamais revenu.
- Mais je suis là, maintenant.
- Oui, Mévirack. Tout ce temps perdu n'est rien pour moi si nous pouvons être ensemble maintenant, et vivre heureux. J'enlèverais tout ce noir sur toi, Mévirack. Je ne veux plus que tu ne portes que des couleurs joyeuses. Je veux guérir ton cœur. Oublie le passé, et viens avec moi !
- Où es-tu, Lyly ? demanda-t-il, totalement hypnotisé.
- Dans les jardins... Sors du château, tu les trouveras facilement. Je me suis perdue aussi, Mévirack. Oublie ces vieux squelettes et viens me rejoindre. Nous partirons tous les deux de cette méchante île, et nous serons ensemble autant de temps que tu voudras de moi.
- Toujours... murmura-t-il.
- Alors viens ! fit-elle en riant joyeusement. Nous avons tant de chose à nous dire, et tant à partager. Puisque tu le veux, je serai tienne pour toujours. »
L'esprit de l'ancien général se trouvait presque complètement englué dans la fascination du seul être au monde en-dehors de ses parents qui lui avait porté une réelle affection.
Une petite part de lui-même sonnait l'alarme dans toutes les circonvolutions de son cerveau. Mévirack ne voulait pas l'écouter, mais des années de survivance et de méfiance obligèrent ses lèvres à formuler la question suivante :
« Lyly, est-ce que tu te souviens de cette bague que tu regardais si longtemps tous les samedis dans la boutique à l'est de la ville ? - J'aurai tellement voulu te l'offrir...
- Oh, tu parles de celle avec un papillon en améthyste ? Elle était si belle, si chatoyante... Elle est toujours en vitrine, tu sais. La boutique est toujours tenue par Nikolaï qui commence à se faire vieux. Quand tu es parti, je n'ai jamais eu le cœur à l'acheter. Viens, Mévirack. Rentrons au pays, et oublions le reste. La bague sera le symbole de notre réunion. Ne quitte pas le miroir des yeux, je te guiderai jusqu'aux jardins.
- Oui, Lyly... Je viens te rejoindre... Attends-moi...»
Son amie d'enfance lui décerna un sourire éblouissant.
Subjugué, Mévirack se retourna, le miroir vissé à la main, et se dirigea vers les grandes double portes. Lors qu'il arriva devant elles, prêt à l'ouvrir, des appendices blanchâtres et jaunâtres se posèrent sur le verre. L'image de Lyly se troubla puis puis s'efface, et le miroir de l'Etidiva lui fut retiré. Il se trouva planté là, totalement immobile, pendant de longs instants,avant de commencer à reprendre ses esprits.

« Lyly... Pourquoi est-ce que vous m'avez volé Lyly ? gronda-t-il.
- Paix, Mévirack. Vous êtes encore sous l'effet de la vision. Cette 'Lyly' est bien réelle, elle vous attend pour de vrai dans les jardins, mais comme tous les autres avant vous, vous mourrez d'une mort inconnue en y allant, expliqua calmement Merenas. A moins que vous ne mourriez même en tombant dans un des pièges qui hantent maintenant le château, l'œil ainsi rivé au miroir.
- Je ne peux pas en être certain sans essayer... Attendez ! fit-il, reprenant un peu de raison. Si vous m'avez libéré du charme, pourquoi ne l'avoir jamais fait avant pour les autres ? Je ne dois pas être le premier qui veuille vous sauver...»
Ils restèrent silencieux. Merenas se contenta de pointer un index vers Gartrick qui lui avait repris le dangereux miroir. Sous les yeux de Mévirack, l'ancien membre des Douze tombait lentement en poussière, en commençant par les pieds. Il tomba sur les rotules. Arrivé au bassin, il leur adressa un petit signe triste de la main. Lorsque la mise en poussière menaça d'atteindre les vertèbres du cou, il dit :
« Troufion un jour, troufion toujours... »
Puis son crâne redevint poussière à son tour, et il ne resta qu'elle emmitouflée dans les vêtements, le miroir d'Etivida trônant au milieu comme un trophée maléfique. Les douze squelettes restant prononcèrent une courte oraison funèbre dans une langue qui était inconnue pour Mévirack.
« Gartrick savait ce qu'il faisait en voulant vous sauver, Mévirack, finit par dire le roi. Il a mis toute sa confiance en vous pour que nous soyons libérés de la malédiction divine. Je ne voudrais pas vous mettre la pression, mais si vous refusez de nous aider maintenant...»
Mévirack sourit, ce qui était plutôt rare chez lui.
« Ne vous inquiétez pas, votre majesté. Vases canopes, énigmes stupides, phantasme- je les aurai tous, et mon cœur en sera net.
- Voilà de bien braves paroles. N'oubliez pas que le temps vous est.. Nous est tous compté. Je ne sais si vous pourrez réussir ce prodige. Personne qui soit entré à Perdide n'en est encore jamais sorti. »
Le seul vivant de la pièce ne dit rien, ramassa le miroir, et l'envoya se fracasser d'un magistral lancer contre l'une des colonnes.
« Voilà le gage que je vous fait de ma réussite, Merenas. Attendez-moi ici. Quelles que soient les difficultés, j'en reviendrait. »
Et il sortit de la pièce, en ouvrant les portes d'un coup de pied tout aussi magistral. Les squelettes entendirent ses pas s'éloigner petit à petit.
« Hmm... Il ne manque pas de caractère, celui-là.
- Quel dommage qu'il soit parti tout de go ! déplora Philibert. Par les indications de ceux qui revenaient pour se reposer ici, j'avais réussi à tracer une carte avec les emplacements de plusieurs vases canopes...
- Quoi ? s'étranglèrent les autres.
- Oui, tenez, la voici. Hm, oh...»
A peine eut-il sortit la carte en question qu'elle tomba en poussière.
« Bon, finalement, il n'a pas perdu grand-chose, conclut Guillôme. Si nous faisions une partie de ce jeu que nous a apporté cet humain qui disait venir de la Terre ? Le poker ?
- Et avec quoi miserions-nous ? Nos osselets ?
- Hé bien, en fait...»

Flash ! Un cône de lumière surgit du néant pour placer le roi dans un cercle lumineux.
« Merenas ! clama une voix familière.
- Oui, ô Voix ? dit-il en s'agenouillant humblement.
- Crois-tu vraiment que Mévirack arrive à vous sauver, Merenas ? fit la Voix, insidieuse.
- J'ai toute ma foi placée en lui.»
La Voix ricana, et tous les squelettes en tremblèrent de tous leurs os.
« Pauvre fou ! Crois-tu donc que les dieux vous laisseraient une chance de briser ce cercle infernal ? Toi qui a prétendu approcher de leur état, pourquoi es-tu dupe ? L'énigme ne vous concerne en rien. Le trésor ne vous mènera nulle part. Et si d'aventure il réunissait tous les vases canopes, vous auriez tôt fait de réaliser que vous ne pourriez pas plus bouger de cette salle qu'un aveugle peut voir.
- Mais, mais... Les dieux nous avait dit que...»
La Voix rit. C'était sûrement un grand boute-en-train, en fait.
« Mensonges ! Ils se sont joués de vous pour mieux se repaître de votre désillusion. Les cœurs placés dans les vases canopes sont des faux, Merenas. Tout avait été prévu depuis le début.
- Mais qui êtes-vous donc pour parler de ce qu'ont décidé les dieux ? » osa questionner Merenas.
Il le lui dit, et le roi ne s'agenouilla qu'avec encore plus d'humilité.
« Pardonnez mes paroles, Élu ! le pria Merenas. Je ne savais point que c'était vous.
- Je te pardonne volontiers, Merenas. Je suis même venu ici pour vous donner l'unique chance de quitter votre supplice éternel. Regarde, toi et les Douze, ou plutôt Onze, maintenant. Regarde ! »
Flash !
La scène muta. Ils avaient été transportés dans la plus fastueuse salle de gala du château, et elle pétillait de vie. Un groupe de fins musiciens faisait résonner belles harmoniques depuis l'estrade; des buffets garnis des meilleurs plats et boissons attisaient l'appétit des convives. Des serveuses à demi dénudées faisaient le service, partout l'on parlait, on riait, on chantait, on faisait bombance. L'air embaumait les parfums délicats, la joie de vivre partout se respirait. Merenas et ses prélats constatèrent qu'ils avaient de nouveau de la bonne chair sur les os. Alors, tous ils se jetèrent sur la nourriture et la boisson, sous les exclamations amusées des grands du royaume.
Et ils pouvaient manger, boire ! Les aliments laissaient une saveur depuis longtemps oubliée, et la boisson ravissait leurs gorges depuis longtemps asséchées. Quelles sensations si simples, si enchanteresses !
Guillôme avisa une serveuse et l'entraîna dans un coin sombre pour pousser la théorie un peu plus loin. Les autres palabrèrent avec tous ces gens qu'ils connaissaient; c'était tout comme ils s'étaient juste absentés une journée pour se rendre à un concile.
De tous, Merenas était le plus méfiant, après s'être gavé et discutaillé quelque peu, il avisa une personne hors du commun dans la foule, la vit, et alla vers elle.
« Seigneur, dans toute cette assemblée, vous n'êtes pareil à nul autre. Vous ne pouvez être que l'Elu. Quel est ce miracle ?
- Ce n'est pas un miracle, Merenas. Je vois que tu n'as pas perdu le sens des réalités. Je ne suis pas un dieu, mais je peux parfois aller contre leur volonté comme je l'ai déjà fait. Merenas, tout ceci est à toi. L'abjuration de tes péchés. Je puis te ramener toi et les tiens juste au moment, au moment fatidique, celui qui précéda ta folie des grandeurs. Tout peut être effacé, tout peut être recommencé, Merenas.
- Tout ? Je pourrais... Réparer mes erreurs, et me faire pardonner par mon peuple ?
- Oui, Merenas. Tu pourras à nouveau gouverner en grand roi, et à ta mort, tu recevras la bénédiction des dieux. Je t'offre cette seconde chance... A condition que tu me rendes un service.
- Tout ce que vous voudrez ! assura le roi, trop heureux de pouvoir échapper à son tourment.
- Ah, ah. Parfait ! »
Il claqua des doigts, et la scène s'estompa. Ils étaient de retour dans la salle de la Table Ovale; le Voïvode n'y était pas, Guillôme, lui, était posté dans une étrange position, à quatre pattes sur le sol froid. Le plaisir avait été trop court pour tout le monde.
« Merenas, et vous, les Onze... Tout cela vous attend, si vous n'obéissez.
- Parle, Élu, et tu seras obéis ! » promirent-ils tous de concert.
« Bien ! Quel que soit le moyen, Mévirack sera obligé de revenir ici pour ouvrir le portail, ou vous chercher pour vous faire ouvrir l'autre portail... Du moins, c'est ce que vous croyiez tous. Mon souhait est simple : si vous désirez être libres, il n'y a qu'une seule chose à faire. Tendez un piège à Mévirack dans cette salle. Lorsque le portail s'ouvrira, obligez-le à rester ici, pour qu'il prenne votre place. Ainsi, vous serez autorisés à quitter l'île de Perdide, qui toujours doit compter au moins un prisonnier.
- Mais, le seigneur Mévirack est tout décidé à nous aider... Ce serait le trahir ! »
On sentit presque la Voix hausser les épaules du lieu où il leur parlait.
« Alors, restez ici pour l'éternité à jouer aux osselets entre vous et à vous lamenter sur votre triste sort, en voyant les égarés s'accumuler dans les jardins sans jamais pouvoir vous secourir ! rétorqua-t-il d'une voix joyeuse.
- Non, non, attends, grand Élu ! Sur mon honneur, je jure que nous ferons comme tu as dit. Nous piégerons Mévirack pour toi.
- Je n'ai que faire de l'honneur de quelqu'un qui a cru pouvoir se placer au niveau des dieux, Merenas, mais qu'il en soit ainsi. Ne me décevez pas... Ou vous serez-vous même fortement désappointés. Servilité serait-elle gage de récompense ? C’est ce que nous verrons ! »
La Voix se tu, laissant les squelettes peu fiers dans un silence lourd de sous-entendus.
Merenas s'assit sur son trône, exténué.
Bientôt, ils seraient libres.
Il se sentait extrêmement désolé pour Mévirack...
Bha, ce sentiment désagréable disparaîtrait rapidement une fois leur liberté acquise !
Tac !
L'horloge de Perdide égrena la première demi-heure écoulée.


Ash s’arrêta dans sa narration. Il avait fait plusieurs petites pauses au fur et à mesure que d’autres personnes les rejoignaient, afin qu’il dispense quelques explications aux nouveaux venus. Ils se trouvèrent au cours de la journée être un nombre respectable, et Maverick avait levé l’interdit sur la prise de matériaux pour le chantier de l’église. La reconstruction allait bon train.
« Fiou ! fit-il en s’épongeant le front. Je crois que je vais faire une petite pause, les enfants. Les adultes aussi, d’ailleurs, ajouta-t-il, car son public s’était élargi. »
Il s’éloigna pour profiter de la fraîcheur de l’ombre de l’intérieur du bâtiment, sourd aux protestations qui fusèrent. Il ne ressentait pas tellement de fatigue, il avait plutôt l’envie de regarder à nouveau la page récoltée après le passage du corbeau. Il s’agissait d’une feuille de parchemin, avec la désagréable perception d’être composée de cuir humain, et d’encre dont le rouge ne laissait pas d’équivoque quant à son origine. Si l’on faisait fi de ces considérations, son contenu était on ne peut plus intéressant. Tout à fait inattendu. Ce corbeau… Oui, sans plus aucun doute possible, l’emplumé avait quelque chose de spécial. Cela pourrait donner un souffle fort au culte, mais il ne pouvait pas en faire usage. Ce qui y était écrit devait rester du domaine de sa seule connaissance, et peut-être de cette voix qui murmurait parfois dans sa tête.
Dorénavant, il ne se contenterait plus d’aider cette communauté sur le chemin de l’élévation. Au-delà de la lointaine Shangrila, il avait désormais un but précis, pour son départ de Camp Darwin…
Enivré par cette pensée, il parcourut encore la page, puis se releva, ne voulant pas faire perdurer trop longtemps sa pause. Il avait encore à bâtir ce pouvoir spirituel, qui ferait se soumettre à terme le pouvoir temporel de Maverick.

Quoi de plus merveilleux qu’une chose intangible qui se met à régir le monde matériel ?

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