Le Livre des Ombres

Chapitre 8 : Souvenirs, souvenirs...

Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/12/2009 13:18


" La mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné, où gisent sans honneurs des morts qu'ils ont cessé de chérir. "
- [Marguerite Yourcenar]


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... Dong. Toutes ces heures avaient rejoint le spectre du passé. Des heures fastidieuses pour Mévirack, qui avait arpenté le château de Merenas en tout sens pour mettre la main sur ces fichus vases canopes qui étaient fourrés dans les endroits les plus invraisemblables. Il se serait cru le personnage principal d'un quelconque RPG. Mais il assumait entièrement : il avait choisi le menu best-of et résoudrait toutes les épreuves du palace avant que le compte fatidique ne soit écoulé.
Il était bien parti : confortablement logés dans un havresac qu'il avait fauché au gré de son avancée, se trouvaient douze vases canopes sans une trace de poussière.
Que n'avait-il du faire pour les acquérir, ces fichus machins !
Le premier se trouvait dans l'une des armures gardant la salle de la Table Ovale, pour rajouter à l'ironie, sûrement. Il l'avait justement acquis lorsqu'une des armures s'était animée, tentant vainement de l'attaquer et tombant de tout son long contre sa comparse. Il n'avait plus eu qu'à ramasser l'objet collector.
Pour cinq d'entre eux, il avait du batailler rageusement. Il regrettait que la Voix ne lui ai pas laissé son fidèle magnum. Même avec un chargeur antique de six balles, cela lui aurait permis de gagner du temps. Au lieu de cela, il avait du composer avec les instruments de bord – enflammer la momie verte avant qu'elle ne lance son cri mortel avec une torchère, plonger la sorcière dans son propre chaudron bouillonnant, décapiter l'homme boucher avec ses propres bras-lames, créer une querelle entre les différentes têtes de l'hydre pour qu'elles s'attaquent entre elles, faire s'asseoir le bourreau sur son propre siège à décalotter les crânes... Rien que de très classique.
Les autres vases lui avaient demandé un peu plus de ruse et d'agilité- enfin, guère plus. Il avait tout de même dû rouler un leprechaun dans une partie de poker endiablée, réussir une traversée digne d'Indiana Jones dans un couloir piégé, battre un troll à un concours de boisson (le match s'était terminé dès le premier round : il avait versé dans la chope du troll du poison chipé chez la sorcière), voler un vase à une colonie de fourmis mutantes intelligentes, séduire la femme nommée Verseau (non sans mal), et enfin disputer une partie d'échecs contre un vieillard sans tête, ce qui ne l'empêcha pas de jouer très finement, sans pour autant éviter le fatal échec et mat.
Si on lui avait demandé son avis, il aurait volontiers avoué que cela tenait du grand n'importe quoi. Mais il finissait par s'habituer, au moins, à toute cette étrangeté, sans toujours l'apprécier. Chaque quart d'heure sonné par l'horloge de la salle de la Table Ovale augmentait la pression, et il se sentait de plus en plus fatigué.
Heureusement, il ne lui en restait plus qu'un à trouver, et grâce à son formidable sens de l'orientation, il ne risquait pas de perdre trop de temps- une dose de chance faisant le reste.
Il avait tenté dans le même temps de chercher la signification de cette énigme. La réponse, il l'avait : ce qui s'éloigne alors que l'on s'en approche, cela ne peut être que l'horizon. Cependant, à l'intérieur d'un château qui était maintenant un peu trop animé à son goût, difficile de trouver un quelconque horizon. Toute ouverture vers l'extérieur se trouvait occultée par des planches ou un étrange verre noir.
Et ainsi il se retrouvait dans un énième corridor, marchant de façon très concentrée, tournant et retournant dans sa tête une manière de trouver un horizon à l'intérieur de la place-forte. Il cheminait tellement absorbé qu'il trébucha contre un obstacle imprévu et s'étala de tout son long, le havresac retombant avec force sur son dos fourbu. Las, il se releva quand même; et vérifia le contenu du sac, heureusement, aucun des précieux artéfacts n'avait été abîmé.
Il examina le sol : il était tombé à cause d'une main de squelette, sortant d'un trou dans le sol, qui tenait fermement...
Le dernier vase canope.
Enfin, peut-être. Il ne fallait pas prendre tout ce qu'il voyait pour argent comptant. Adepte de la prudence, il sortit une pierre qu'il gardait en réserve pour activer les dalles piégées telles que lancer de dards empoisonnés, murs-écraseurs, pluie de lance, gaz strangulateur et autres poncifs du genre, et tira comme un pétanqueur professionnel pour déloger l'objet de sa convoitise. La main se détracta , comme de mauvais gré. Il s'accroupit et saisit le vase, tout en lui adressant un regard critique. Il semblait authentique, jusqu'à preuve du contraire.
Satisfait d'en avoir terminé avec cette quête débile, il s'apprêtait à se remettre debout lorsque la main tressauta et s'agrippa à la sienne gauche. Mévirack renonça à l'épreuve de force au bout d'une minute de vains tiraillements d'un côté et de l'autre, et laissa la main prendre son gant comme trophée.
L'appendice disparut dans le trou sans plus donner signe de vie (ou de mort, c'est selon). Mévirack regarda avec dépit sa main gauche dénudée, ouvrit son imperméable et sortit celui de secours. Lorsque l'on adoptait un look aussi ténébreux que le sien, il fallait parer aux imprévus qui pouvaient gâter les éléments du costume.
Fin prêt, il reprit son chemin. Tout se passait finalement bien, et...
Hum ? Un petit grattement sous le sol. Il regarda en arrière; rien du tout. Sûrement un effet de son imagination, après avoir traversé toutes ces épreuves farfelues, son circuit de méfiance était en surchauffe.
Boum, boum, boum.
Là, il stoppa net, mais rien ne se passa.
Interloqué, il reprit de nouveau la marche.
Crrrr....
Des bruits de déchirement. Si quelqu'un cherchait à lui faire peur, il pouvait toujours courir. Sa résurrection lui avait donné une nouvelle fois en ses capacités qui ne le faisait pour l'instant craindre personne ou quoi que ce soit, à part peut-être la Voix, qui pouvait certainement reprendre ce qu'il avait donné.
"Qui que vous vous soyez, montrez- vous ! somma-t-il, excédé. Je n'ai pas de temps à perdre avec des bruits étranges."

BOUM !

Le sol du couloir derrière lui vola en éclats, l'un d'eux passant juste au-dessus de sa tête. Mévirack se mit en position défensive, sans pouvoir aussi bien se protéger quelque part. Une main-squelette se posa sur le rebord du trou ainsi créé, puis une autre, et une autre encore. Il finit par en surgir un immense squelette qui au moment de se rassembler avait du faire quelques emprunts chez des espèces non-humaine. Même son visage, bien que humanoïde, était un peu allongé et ovale.
Le géant squelette, bardé de mains et d'appendices osseux dans tous les sens, avança lourdement vers sa victime, et le toisa, l'air mauvais.
"AAAAAAAAAAAARRRRRRRRAOUUUUUUH !"
Mévirack avait fermé les yeux sous cette haleine qui sentait les pieds ayant marché sur des œufs pourris, sans ciller plus que cela.
" Mais encore ?
-GORRROOOOOKDURGRAOUUUUUUUUUUULK !!!
- Dites-moi, vous ne vous sentiriez pas un peu ridicule ?
- GRRAAAAA... Euh ? (Tousse, tousse). En effet, pour dire l'entière vérité, si, je me sens complètement ridicule à chaque fois que je fais ça. Mais c'est une obligation syndicale.
- Pourquoi ça ?
- Hé bien, vous voyez, il y a quand même des malins pour vouloir ramasser les vases canopes, alors j'en garde un, je le laisse le prendre trop facilement, puis je surgis comme ça pour le broyer entre mes mains ensuite dans d'affreuses souffrances. Et le sol se répare ensuite à chaque fois que je retourne me cacher là-dessous. Il faut bien les calmer, ceux-là qui croient pouvoir rassembler tous les vases..."
Mévirack déballe le contenu de son havresac devant lui.
" Par le Grand Ossuaire ! s'exclama la créature, positivement étonnée. C'est bien la première fois que je vois ça ! C'est bien impressionnant, mais écoutez, je ne peux pas trahir ma profession de foi, je vais quand même devoir vous massacrer dans d'horribles souffrances. N'y voyez surtout rien de personnel.
- Allons, réfléchissez un peu, est-ce que ça vous plaît vraiment de moisir ici pour surgir une fois tous les dix ans ?
- Non point, mais bon, je suis comme qui dirait dans une sorte de stase le reste du temps... Et puis, je n'ai pas le choix, depuis que cette maudite baraque en pierre a été arrachée du sol.
- Bien sûr que si ! Réfléchissez, mon ami. Maintenant que j'ai les treize vases, vous n'avez plus qu'à venir avec moi, et nous partirons ensemble de Perdide. C'est aussi simple que ça.
- Cornegidouille ! Si je m'attendais à cela ! Vous pensez bien, personne ne m'a fait pareille proposition. Quelque chose devait les déranger dans mon allure. Et puis, il doit être difficile de dire quelque chose avec un de mes doigts en travers de la gorge.
- Je suppose que oui. Vous voyez, un peu de diplomatie peut arranger merveilleusement les choses.
- Attendez, je n'ai pas encore dit que je vous faisais confiance... Facile à dire ça, le beau plan de nous envoler de cette île ! Qui ne me dis pas que vous pourriez me trahir et profiter de mon auguste présence pour repousser les derniers obstacles ?
- Mais voyons, hm... Quel est votre nom ?
- Je suis Cortez, créature démoniaque du sixième cercle, fit-il pompeusement.
- Et moi Mévirack,... Juste Mévirack.
- Enchanté.
- Très heureux.
- Bref, que vouliez-vous me dire ?
- Donc, puissant Cortez, comment pourrais-je donc vous trahir, même si je le voulais ? Vous êtes d'une telle prestance et d'une telle force que je ne pourrais imaginer vous vaincre. De plus, j'aurai besoin de votre aide pour résoudre l'énigme et aller chercher le trésor.
- Parbleu ! Tu as déjà ces maudits vases, que vas-tu chercher à prendre les deux autres options ? Le trésor encore, je peux comprendre, mais...
- C'est une promesse que j'ai faite. Et quelque chose que j'ai envie de me prouver à moi-même. Ainsi, ce château ne sera plus jamais un piège pour personne.
- Oh, oh, oh ! Tu ne manques pas de cran, petit homme. Et pas de bon sens, non plus . Dieux ! Que j'en ai assez de rester tapi ici avec une victime toutes les décennies. Tu as raison. Partons d'ici, quelle que ce soit la forme du monde extérieur, j'ai envie de le voir. Combien reste-t-il de temps ?
- Environ trois heures. Savez-vous où se trouve l'horizon ?"
Cortez pouffa, ce qui, venant de la bouche d'un squelette, était assez infâme à entendre.
" La bonne blague ! Je ne sais plus combien se sont fait avoir comme ça... Vous avez passé des heures à chercher une ouverture, hé ? C'est vu et revu. Je sais où se trouve l'horizon. Il s'agit d'une petite toile peinte à l'aquarelle, très moche d'ailleurs, planquée dans un coin impensable de la baraque. Suis-moi donc, petit homme, je vais t'y conduire, puisque tu tiens à montrer tes compétences."

Cortez prit ensuite une forme plus humanoïde, avec seulement un corps, une tête, deux bras et deux jambes. Mévirack l'interrogea sur ce prodige, et il-lui dit avec une fausse humilité qu'il était, à sa connaissance, le seul spécimen de polymorphos, un squelette capable de prendre la forme d'un autre ou d'un assemblage d'autres, pour peu qu'il les ai absorbés auparavant. Il en avait déjà ingéré beaucoup, ce qui expliquait la taille qu'il pouvait prendre. Les os contenaient aussi des fragments de mémoire de leur ancien propriétaire, ce qui pouvait toujours s'avérer utile.
Et Cortez s'avéra très utile. Il restait encore toute une tripotée de monstres dans les parages, qui fuyaient tous en le voyant, ce qui avait pour effet de déclencher chez lui une franche hilarité. Il paraissait très joyeux d'avoir enfin quitté son trou et de s'être libéré de cette servitude stupide.
Le chemin se fit alors presque agréablement, même si Mévirack s'inquiéta que l'horloge sonna deux fois les quarts passés avant qu'ils n'aient enfin atteint la pièce tant recherchée.
Il s'agissait d'un vieux fumoir quelconque qu'il n'aurait sûrement pas pris la peine de fouiller, tant l'endroit semblait vide d'intérêt. Mais à côté d'un meuble vitré dans lequel reposaient des armes antiques, comme ce pistolet à silex à un coup, était en effet accrochée au mur un petite aquarelle très moche censée représenter l'horizon.
Cortez fit signe de façon exagérée de se hâter pour mieux découvrir le chef d'œuvre.
Mévirack s'approcha, et décrocha le tableau. Comme il le pensait, derrière se trouvait le texte de la seconde énigme :

" D'aucun disent que je participe du Diable,
Pourtant, des Anciens je me faisais chérir.
Si vous manquez de moi, en société vous paraîtrez misérable !
A mesure que vous croissez en âge, je ne cesse de grandir.

Je fuis le sot et courtise l'érudit,
Prononcez maintenant mon nom autant de fois que le chiffre béni.
Un seul essai, pas d'erreur, sinon, vous allez souffrir."


"Hm, je ne vois pas... fit Cortez. Par contre, je peux au moins vous dire que le chiffre béni, c'est sept. Ce serait bête que vous mourriez pour si peu, si proche du but.
- Merci infiniment, Cortez.", dit Mévirack, sincère.
Son cerveau tournait à pleine vapeur. La réponse devait être assez évidente, il le savait, mais il avait du mal à se concentrer avec Cortez qui murmurait derrière lui.
" Qui participe du Diable ? Hm, c'est moi, ça... Attend, que que les Anciens chérissent ? Sûrement une petite fille. Il y a plein de personnes peu recommandables chez les vieux. Et sans moi, misérable en société ? Cela, ça ne peut être que les vêtements. Vous, les humains, vous paraissez misérables sans vêtements.
Ah, et pour ce truc qui grandit en même temps que vous, il s'agirait pas du machin mou entre vos jambes, non ? Quand au dernier indice, nul doute, c'est une femme. Elles aiment toujours ceux qui ont la tête bien pleine. C'est pour ça que je n'ai pas trop de succès auprès de celles qui ont de la chair : mon crâne est vide, physiquement parlant. Par contre, de façon immatérielle, je...
- Cortez... finit par soupirer Mévirack. Il n'y qu'une seule solution pour l'ensemble des cinq phrases, pas une par phrase...
- Aaaaaah... Autant pour moi."
Il perdit un précieux quart d'heure à remettre ses idées en place, pour finalement trouver la solution.
" Savoir, savoir, savoir, savoir, savoir, savoir, savoir.", égrena-t-il.
Un petit bruit, pareil à celui émis lorsque vous déjouer brillamment un mécanisme dans un Zelda, se fit entendre. Un petit diablotin orange sortit de l'aquarelle, vêtu d'un pagne, la queue pointue et tenant un trident miniature. Ses yeux ovales et verts, sans iris ni pupilles, étaient emplis de malice.
" Bravo, vieux ! dit-il de sa voix aiguë. C'est bien la première fois que quelqu'un arrive à la résoudre.
- Vraiment ? questionna Mévirack, pas plus étonné que ça de l'apparition de la créature ridicule.
- Comme je te dis. Les autres se plantaient toujours sur l'une ou l'autre des parties. Bon, alors, prêt à te tirer de là ? Un ticket aussi pour ton ami maigrelet, là ? Pressons, pressons ! Si tu crois que je ne fais que Perdide, tu te le mets dans l'œil. J'ai beaucoup de boulot, tu sais !
- Cela m'importe peu. Je ne veux pas partir d'ici. Du moins, pas comme ça.
- Hein ? s'étrangla le diablotin.
- Non. C'était uniquement pour le challenge. Cortez, capture-moi cette chose, veut-tu bien ? Elle pourra peux-être nous servir plus tard. Et puis, il faut bien emporter un trophée de ma réussite.
- Je ne peux pas la manger tout de suite ? Elle a l'air croustillante, et je ne supporte pas sa voix.
- Si elle essaie de se plaindre, tu as mon autorisation pour la dévorer crue."
Complètement affolée, la bestiole volante se retrouve enserrée dans la main gauche de Cortez, n'osant dire mot de peur de se retrouver croquée. Ah, ça, si il s'en sortait, ils allaient l'entendre au syndicat !

" Bien. Connais-tu le chemin le plus rapide pour aller aux jardins ?
- Bien sûr, qu'est-ce que tu crois ? Cortez le guide, y' a qu'à demander. Ne mollassone pas comme tout à l'heure, si tu tiens réellement à sauver les autres vieux os de la Table Ovale, nous allons être juste niveau temps. Très juste. Et maintenant que tu m'as fait miroiter la sortie de cet endroit, je ne tiens pas à la laisser s'échapper, même pour ce trésor !
- Si nous avions tout le temps pour rentrer, ce ne serait pas très excitant, non ?
- Ah, ah ! Un point pour toi. Dans de cas, pressons ferme. Une deux, une deux !"
Et ils se remirent en route. Tout le reste n'avait été que préparation, maintenant, il se dirigeait droit vers ce qui lui tenait à cœur. S'il avais une chance de revoir Lyly, il ne la perdrait pas...
Il avait vécu toutes ces années sans jamais entrer en contact avec elle, de peur qu'elle ne soit dégoûtée devant ce qu'il était devenu. De peur qu'elle ne comprenne pas pourquoi il était devenu ainsi. De peur de ne pas pouvoir la convaincre qu'elle possédait le don de le faire changer.
Maintenant, il faisait fuir la peur. Il avait une fois entendu une litanie intéressante à ce sujet :
" Je n'aurai pas peur. La peur est la petite mort qui tue l'esprit, qui mène à l'oblitération totale. J'affronterai ma peur. Je la laisserai passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passé, il n'y aura rien.
Rien que moi. "
Ainsi rasséréné, il suivit Cortez le long d'un trajet dont la monotonie était à peine brisée par des pièges dont il se jouait aisément, et des monstres qu'il faisait déguerpir en claquant des doigts. Finalement, ils arrivèrent à une petite porte de service, toute discrète, et bien réelle en dépit de son apparence de porte peinte en trompe-l'œil.

" Mévirack, annonça Cortez, c'est bien beau que tu aies survécu à toutes les folies de ce château, mais ce jardin, ce n'est pas du gâteau. Je n'y ai jamais pointé mon museau, et rechigne un peu à me jeter à l'eau. Tous ceux qui y sont allés ne sont plus maintenant que des os !
- Que t'arrive-t-il à parler en vers, Cortez ?
- Une simple envolée lyrique de circonstance.
- Pourquoi pas... Enfin, je ne crains plus rien. Ne fais pas le faquin, avançons vers notre destin, que je n'ai point fait tout ce chemin en vain.
- Fort bien dit, petit homme ! Avec moi pour te protéger, en effet, tu ne devrais pas craindre grand-chose. Hâtons-nous au lieu de palabrer, l'horloge viens de sonner, il ne nous reste plus qu'une petite heure."
Mévirack acquiesça, puis ils franchirent tous deux la porte menant à ces fameux jardins qui celaient en leur sein ce fameux trésor changeant.
Les lieux paraissaient pourtant enchanteur. Les oiseaux poussaient de jolies trilles gaies, on y voyait toutes sortes de plantes, d'arbres et fleurs délicatement assorties, pétillants de couleurs et d'harmonie. Aucune mauvaise herbe, aucun parasite, rien que de la beauté et de la tranquillité, cela devait être là un des projets de Merenas durant sa période de folie. Méfiance donc.
Ils avancèrent jusqu'à un embranchement, où se tenait un panneau de beau bois annonçant :
" Allée des divines flagrances."
Cortez renifla en voyant cette inscription.
" Si vous voulez mon avis, Mévirack, la sorcellerie commence dès ici. Tout paraît bien beau, mais je sens la mort rôder au coin des haies. Pincez-vous le nez hermétiquement pendant toute l'allée, et gardez-vous de respirer ne serait-ce qu'une bouffée."
Il hocha la tête. Le squelette faisait preuve d'une meilleure vivacité d'esprit que durant le passage de l'énigme. Il avança donc entre les rangées de plantes qui ne demandaient qu'être humées, le nez fortement pressé par sa main droite. Cortez, lui, ne rencontrait aucune problème, son nez s'étant décomposé depuis très longtemps.
Mévirack crut à certains moments que les tiges des fleurs cherchaient à s'allonger pour s'orienter vers son nez. Il décida de regarder droit devant lui. A cause de cela, il ne vit pas les restes funéraires enchâssés dans le paillis des plantes.
Des insectes vinrent bourdonner près de lui. Cortez les chassa de grand coups de mains rageurs, nul doute qu'ils venaient forcer le récalcitrant à humer un parfum si enivrant qu'il ne pourrait plus jamais s'en dégager sans en mourir.
L'allée prit fin à un autre carrefour, où les attendait un second panneau.
"Menuet des bois", indiquait-il.
" Par le Grand Ossuaire ! Mévirack, qu'est-ce donc qu'un menuet ?
- C'est une forme de mélodie musicale.
- Oh ! Bien, je vois se dresser le tableau. Cinq épreuves, toutes relatives à vos cinq sens. Effroyablement simple, mais sûrement efficace, vous êtes si faibles, vous qui portez de la chair ! Quiconque survit à l'une de ces ordalies sensorielles meurt à la suivante. Si c'est de musique dont il s'agit maintenant, il va falloir que je vous bouche les oreilles, mon ami. Vos doigts gantés ne suffiront pas.
- Je ne sais pas si...
- Mais si, avec moi, c'est plus sûr. Et je ne crains pas la musique, au cas où vous le demanderiez. La seule que j'apprécie, c'est celle de la chair déchirée, et je ne pense pas qu'ils nous joueront ce morceau. Allons donc, ne faites pas l'enfant, laissez-moi faire."
Ce fut une scène étrange que de voir Mévirack cheminer en regardant des plantes-clochettes, fleurs-flûtes, arbres-violons et autre flore musicale, pendant que le squelette de grande taille lui tenait fermement les écoutilles du cerveau hermétiquement fermées. Maverick s'enchanta réellement de la présence du mort-vivant, et se dit que quelqu'un, quelque part, avait du arranger cette rencontre.
Malgré tout le talent de son acolyte, il percevait de lointains échos, et ces seuls faibles harmoniques lui donnait envie de s'asseoir pour les écouter. Toutefois, il suffisait de voir tous les squelettes assis pour l'éternité devant des bosquets, un sourire béat pour toujours figés sur leurs lèvres décharnées, pour se convaincre de ne pas rester l'oreille ouverte.
Pendant que Mévirack ne regardait pas, il en croqua quelques-uns.
" C'est bon, vous pouvez lâcher mes oreilles, Cortez.
- Quel délicat ! Bon, à quoi avons-nous droit maintenant ? Hm... 'Jardin du repos virginal.' Embêtant, embêtant... Je ne vois pas de quel sens il s'agit. Et vous ?
- Pas le goût, en tout cas. Cela n'a rien de virginal. Je ne parie pas non plus pour le toucher.
- Donc, la vue ? Ah, nous verrons bien. Ahem. Je marche devant jusqu'à ce que nous soyons fixés sur la nature de ce passage-ci, je suis immunisé contre toutes ces tentations, suivez-moi donc."
Et ainsi fut fait. Ils marchèrent quelques moments dans ce jardin, dont la flore semblait tout à fait normale, et ne croisèrent aucun squelette, au soulagement de Maverick et au grand dam de Cortez, qui se sentait un petit creux. Puis, soudainement !
" Oh ! Oh, oh oh !
- Qu'y a-t-il ?
- Parbleu, vous aviez raison, Maverick; il ne peut s'agir que de la vue. Il ne faut même pas que je vous décrive ce qu'il y a devant, sinon, c'en est fait de vous. Laissez-moi vous prendre comme la dernière fois, je vais vous cacher les yeux. Inutile de ronchonner, je sais que vous trouvez ça quelque peu rabaissant, mais moi je ne risque pas de mourir, alors...
- Bien, s'il le faut vraiment..."
Il ferma les yeux et laissa Cortez les recouvrir de ses doigts. La sensation n'était pas si horrible.
Il avança donc, guidé par son allié du moment qui lui disait ou se diriger.
" Oui, voilà, continuez... Non, malheureux, pas à droite ! Parce que... Oh, la !...
- Qu'est-ce que je ne dois pas regarder, à la fin, Cortez ?
- Diaboliques, ils sont vraiment diaboliques... Il y en a pour tous les goûts, je pense, relativement à votre espèce.
- Quoi ça ? Des femmes ?
- Hein ? Oh, oui, oui, des femmes. Et pas qu'un peu. Il y en a partout ! Blondes, brunes, rousses, petites, grandes, minces, bien en chair, bien garni au niveau de-
- Je pense que ça suffira, Cortez.
- Hm, oui. Pressons le pas; Mévirack. Je crois qu'elles sont en train de nous encercler, et je vois dans leurs yeux qu'elles ont toutes envie de se jeter sur vous, et leurs intentions sont manifestes.
- Je n'ai pas le temps pour badiner, répliqua froidement Mévirack.
- Je ne crois pas qu'elle veulent badiner ! Elles sont toutes vêtues de façon fort peu mondaine, vous savez. Une des plus vieilles tentations de l'univers ! Heureusement, moi, ça ne me fait ni chaud ni froid. Ah, mais attendez ! Quelle est cette beauté divine, là-bas ! Par la malepeste, quelle squelette ! Regardez-moi ces radius et ces cubitus... Et quel occiput ! Et ce bassin si bien proportionné ! Je suis subjugué par tant de grâce osseuse ! Je dévie, je défaille...
- Cortez, cessez de faire l'imbécile ! Ce ne sont pas quelques femmes qui vont me faire dévier, moi. Couvrez vos propres yeux avant qu'il n'arrive quelque chose.
- Ah mais non, non, vous non plus vous ne résisteriez pas ! Si je vous laissai là, vous iriez forniquer jusqu'aux bouts des temps, les humains sont comme ça. Ici, c'est le paradis des obsédés mâles, ce qui fait je le crains une bonne majorité des mâles de l'univers. Je ne peux pas vous laisser sans protection oculaire.
- Cortez...
- Oui ?"

Mévirack banda ses muscles, et fit une prise à son compagnon qui roula bassin par dessus crâne. Sans attendre, il ouvrit les yeux et alla maîtriser le squelette, l'obligeant à couvrir ses yeux de ses propres mains.
" Parbleu, je ne vous pensais pas d'une telle force ! dit Cortez d'une voix étouffée.
- Mieux vaux montrer sa faiblesse pour cacher sa force. Est-ce que vous vous sentez mieux, Cortez ?
- Un léger mal au crâne, maintenant. Mais vous ? Vous allez vous faire proprement déflorer par toutes ces égéries...
- Pas vraiment, non. Relevez-vous et continuez à vous couvrir les yeux. Guidez-vous en vous faisant pousser deux autres bras. Je vous rejoins pour vous guider plus sûrement ensuite.
- Si vous êtes si sûr de vous..."
La créature s'exécuta. Le diablotin, qui pendant tout ce temps avait été enfermé à l'intérieur de la cage thoracique pour plus de commodité, piailla son mécontentement. Il voyait plein de diablotines affriolantes et ressentait un besoin urgent de sortir. Cortez, déjà assez embarrassé comme ça, exauça son souhait, et bon débarras.
Mévirack vit qu'il n'avait pas menti. De partout arrivaient des femmes à la plastique parfaite, trop parfaite pour être honnêtes. De toute manière, il n'avait cure d'elles, et il alla guider Cortez vers la sortie de ce jardin stupide.
"Allons, ne t'en va pas, beau ténébreux ! roucoula une blonde en lui prenant un bras.
- Tu as l'air si fatigué... Pourquoi ne pas reposer tes muscles avec l'une d'entre nous ? proposa une brune en lui prenant l'autre bras.
- Ou avec nous toutes... "compléta une troisième.
Mévirack se dégagea de cet assaut féminin, et pour donner le change, attrapa la blonde par le cou. Croyant qu'il se laissait prendre au charme, elle lui décerna un sourire lascif.
" Je n'ai rien mangé depuis une journée, ni bu, sauf dans un torrent de larmes et pas réellement de façon volontaire, j'ai traversé un château loufoque sans prendre une minute de vrai repos. J'ai bien peur que mon stock de complaisance soit épuisé pour la journée. Désolé, rien de personnel.
- Oh, mais ne t'inquiète pas, je..."
Elle ne termina jamais sa phrase; Mévirack l'assomma d'un coup sur la nuque d'un claquement sec. Elle s'affala contre le sol, toute molle. Les autres tentatrices le regardèrent passer en silence pour rejoindre son compagnon de route dans chair. Elles n'avaient pas envie d'user d'une autre stratégie avec un homme qui était capable d'agir froidement sur une femme de cette façon.
Il avait remporté la partie, et dans un soupir, elles s'évanouirent dans les airs. Pour ceux qui seraient intéressés par le sort du diablotin, il termina sa vie ici après avoir expérimenté le plaisir ultime, ajoutant une touche insolite à la partie mortuaire du jardin avec son minuscule squelette.
Un peu plus loin, Cortez se reposait de ses émotions, devant un Mévirack impatient.
Ash Twilight opéra une nouvelle pause stratégique dans son récit. Il se rendait bien compte que ce n'était pas un conte spécialement enfantin (même s'il le racontait d'une manière plus idoine que ce qui est rapporté ci-dessus), comme il était bien avancé dans sa narration, il n'avait pas envie d'en changer le sujet. Il avait craint que certaines parties n'effrayent un peu trop les enfants, mais la façon dont il faisait les voix et mettaient les choses en scènes suffit à sauvegarder le plaisir d'écouter cette histoire pour eux, et certains adultes tendirent également l'oreille. Mieux peut-être que de siffler en travaillant, l'entendre raconter ces choses très extérieures à leurs problèmes avait été une agréable distraction pendant qu'ils rafistolaient du mieux qu'ils pouvaient. Au bout de quelques heures, l'édifice commençait à avoir une bien plus fière allure, même si il faudrait une bonne journée de travail pour le rendre vraiment présentable. On pouvait peut-être ignorer les détails pour d'autres bâtiments, l'église, elle, devait avoir le plus possible un air de netteté, de propreté et de grandeur. Cela ne changerait pas ce qu'elle était fondamentalement, quelques murs encerclant un espace clos (dont il restait à débarrasser les débris, faire la poussière, remettre les bancs en place..), le paraître, le symbolique, avaient toute leur importance.
Oui, par bien des aspects, il devrait prendre garde à ce que l'église soit le joyau de Camp Darwin. Pour le moment, il faudrait se contenter d'une simple remise en fonction. Pour ce qui était des objets liturgiques...
Il faudrait y penser plus tard. Ils ne comprenaient pas encore tous bien son idée, peut-être parce que mélanger religion et histoire fantastique n'aidait pas à la compréhension, et il se devait déjà d'acquérir leur assentiment. Sur ce point-là, il se faisait confiance. Pas besoin d'être grand clerc pour deviner qu'une telle communauté avait un cruel besoin de changements, d'animations, de quelque chose en quoi croire.
La fête d'hier avait rapproché les gens et œuvré à briser le fossé entre militaires et civils- il avait bon espoir qu'à terme cette distinction se retrouve totalement abrogée. Elle servait un système classique de dominants/dominés, et les marxistes qui résidaient ici, comme les autres citoyens, ne supportaient plus trop cet état de fait. Nul doute qu'après quelques échauffourées, quelques morts et un grand remaniement, le colonel s'en serait sorti sans lui... Et qu'une femme ou homme à idées aurait essayé d'intervenir, profitant du point de rupture. Il était bien mieux, à tous points de vue, que le changement se passe sans heurts sanglants. Il restait vrai qu'il n'aimait pas être au milieu de trop de gens rassemblés en un espace trop restreint, il ne souhaitait pas leur mort non plus. Cette échéance terminale, il la repousserait pour lui comme pour les autres. Et bien entendu : d'abord pour lui, avant les autres...
Au moins n'avait-il pas repéré de tendances suicidaires à outrance, ce qui n'aurait rien eu d'étonnant dans une telle situation. Vraiment, la muraille invaincue du camp était une bénédiction qui donnait lieu à une conjoncture d'événements qui ne devrait se trouver que très rarement ailleurs, voire, pas du tout.
" Dis, monsieur Ash ! lança une petite fille.
- Qu'est-ce qu'il y a, Anne ?
- On veut la suite de l'histoire nous ! Pourquoi tu t'arrêtes ?
- Parce que vous avez tous bien travaillés, les enfants. Les adultes aussi, hein, rajouta-t-il sous les rires de ses nouveaux compagnons d'infortune. - Oui, je sais, ce n'est pas très logique, mais vous avez eu la récompense en même temps que l'effort, non ? Je crois que nous en avons assez fait pour aujourd'hui. J'entends les estomacs grogner d'ici."
Les organes gastriques réclamaient en effet leur dû après tout ce labeur, et après avoir échangé quelques paroles de remerciement cordiales avec ceux qui avaient bien voulu l'aider, ils se dispersèrent, sauf les enfants, qui voulaient mordicus rester avec lui et Pauline. Avant cela, on s'occupait d'eux du mieux qu'on pouvait, sauf que le mieux n'allait pas bien loin. Passée la période de traumatisme suite à la perte d'une grande partie de leur famille, la recomposition de nouveaux liens et l'habituation à rester confiné à l'intérieur d'une grande enceinte, ils s'ennuyaient la plupart du temps. On ne les faisaient pas participer aux distractions des adultes, on ne s'abaissait pas à les faire travailler non plus (alors même que Maverick aurait été tenté de le faire pour les plus âgés d'entre eux : le Camp devait mériter son nom,... Non ?), et après avoir passé les heures nécessaire de travail dans quelque domaine que ce soit, et la vie ici en nécessitait beaucoup, on manquait d'énergie pour prendre soin d'eux.
La psychologie du développement n'avait jamais été le thème préféré de Ash Twilight. Il avait lu, parce qu'il le fallait, des publications de Piaget en ce sens, qui allait se monter pionnier en la matière (enfin, s'il n'était pas réduit à un corps déambulant et grognant depuis lors), sans que le sujet n'arrivât à le captiver plus que de raison. Ses théories sur le développement de l'intelligence se basaient par trop sur des éléments cognitifs et laissaient de côté toutes les dimensions sociales, affectives. Or, comment pourrait-on évacuer ces dimensions dans la nouvelle donne mondiale ?
Les standards du développement allaient s'écrouler avant même de s'être affirmés. En y pensant, combien de personnes ayant fait de longues études comme lui avaient survécu ? Et combien dans le domaine de la psychologie ? Il tenait peut-être sa chance de faire quelque chose avec ces enfants... Les enfants, des êtres neufs, si pleins de vie !
Et si malléable. S'il n'avait pas particulièrement travaillé le sujet, il n'en avait pas moins formulé quelques postulats. Un jour, il-ne-savait-plus-qui avait dit que si on lui 'fournissait' des enfants d'un certain âge, il pourrait les aiguiller selon sa volonté vers les métiers de son choix, avocat, médecin, gredin... Tant que la personnalité n'avait pas complété sa formation, tant que l'enfant ne portait pas vers le mode de raisonnement adulte et gardait une certaine innocence et naïveté envers le monde, on pouvait le guider, le formater sans qu'il en ait réellement conscience.
Une idée séduisante. Évidemment, il ne comptait pas suivre le développement de ces enfants longtemps. Il n'avait certainement pas le temps comme ça- peut-être que seulement trois jours ici étaient trop de grains de sable du grand sablier perdus dans les oubliettes du Temps. En tout cas, il pouvait toujours faire un essai, et implanter quelques bases dans leurs esprits fertiles. Il se délectait à l'avance des conséquences que cela pourrait avoir pour la suite, en dépit du fait qu'il aurait peu de chances d'y assister.
" Dites, les enfants, vous n'êtes pas encore assez fatigués pour aller vous reposer, si ?
- Noooon ! clama la bande en chœur, n'ayant en fait contribué à la réparation de l'église que de façon assez symbolique, mais cela avait ajouté une touche de joie bienvenue dans un labeur si morne d'habitude.
- Alors, nous allons faire un jeu, décréta-t-il avec bonne humeur. Moi et Pauline allons nous cacher quelque part dans le Camp. Vous allez tous compter jusqu'à cent, et si vous arrivez à nous trouver avant que le soleil ne soit descendu jusqu'ici, vous aurez droit à une surprise. D'accord ? "
Ils signifièrent leur assentiment avec un plaisir tout enfantin, ils ne pensaient pas avoir du mal à retrouver un aussi grand monsieur que Ash, et s'ils devaient se cacher à deux, ce serait encore plus facile. Une surprise aisément gagnée ! Et puis, cela leur changeait agréablement, ils n'avaient pas l'habitude qu'un adulte se soucie d'organiser un jeu pour eux. La vingtaine d'enfants se retourna contre le mur fraîchement restauré de la nef, et se mirent à compter à haute voix, tandis que Twilight prenait doucement et fermement la main menue de Pauline, l'entraînant avec lui dans un semblant de course folle.
En environ une minute et demie, on a de quoi parcourir pas mal de chemin en courant à bonne allure, mais ni elle ni n'étaient dans l'état de battre le record du monde de sprint. Une intention qui aurait été bien vaine, de toute façon. Ils allaient penser assez logiquement qu'ils mettraient à profit le décompte imposé pour décamper le plus loin possible. Tels les évadés d'une célèbre série américaine de votre version de la Terre, ils restèrent à proximité de l'église, plus précisément dans l'ancienne école municipale, qui se trouvait non loin de là.
En entrant par le biais d'une vieille porte rouillée, il constata -elle le savait déjà, que le lieu était tout à fait à l'abandon. S'il avait été plus sensible et si les derniers événements ne l'avaient pas endurcis, il aurait même été saisi par cette petite salle de classe couverte de poussière. Tout trahissait une fuite éperdue : globe terrestre fracassé, chaises renversées, cartes décrochées, cartables pêles-mêles, trousses béantes, tables par terre... Le tableau noir, qui aurait été bien utile ailleurs, avait été laissé en place, et portait encore les coups de craie traçant les mots d'une leçon de mathématiques. Horrible matière. Enfin, il s'agissait plutôt d'un problème... Ainsi s'était achevé la vie scolaire (et peut-être la vie tout court) des enfants qui fréquentaient autrefois cette école primaire, sur une question lancinante et incomplète : combien d'argent dois-je rendre au mar
Plutôt triste. Il dépoussiéra une table et s'assit dessus en reprenant sa respiration, tandis que Pauline faisait de même sur une table avoisinante. Elle le surveillait d'un œil vigilant, ne sachant pas trop pourquoi il avait voulu qu'elle l'accompagne. Oui, cela lui faisait plaisir, cela serait la première fois qu'ils seraient seuls et pourraient en profiter. Enfin, en profiter... Façon de parler. Elle ne savait pas trop ce qu'il éprouvait pour elle. D'accord, il l'avait tiré d'affaire- impossible de ne pas voir qu'il avait eu maille à partir avec l'affaire Josh, seulement, il tendait à vouloir résoudre les problèmes de beaucoup de monde. Et puisqu'il se permettait d'occuper son 'logement' et d'y dormir grassement, c'est bien qu'il voulait s'occuper plus particulièrement d'elle, non ? Surtout en lui portant des attentions délicates...
Si la plus grande partie d'elle continuait à lui faire spontanément confiance, une autre parcelle, rendue aigrie par un des plus grands traumatismes qu'on puisse faire subir à une femme, voulait en savoir plus, tout simplement. Après tout, si elle avait déballé son cœur, elle ne savait pas plus que les autres sur son compte. Appelé (à tort peut-être) professeur, qui s'occupe de psychologie, retrouvé mourant dans le désert, identifiants : Ash Twilight. Optimiste pour l'avenir, proposes des choses un peu excentrique, s'attire une certaine sympathie, fait punir un homme dégoûtant, est en cheville avec le Colonel. Et voilà, c'était tout. Le reste était une page blanche, et il disait que sa mémoire était pareille à cela. Pourtant, il avait l'air d'en savoir, bien des choses... Hm. Se faisait-elle du mouron pour rien ? S'il n'avait rien voulu dire à Sandrunner ou à Eleonore (elle avait capté des bribes de leur conversation), il serait réticent à lui dire quoi que ce soit. Elle trouvait ses interrogations parfaitement légitimes, elle ne voulait pas partir sur une bonne impression et se retrouver amèrement déçue par la suite. Après tout, Josh avait été charmant... La première fois.
Elle respira un grand coup et se lança donc.
" Ash ?
- Pauline ? fit-il sur un ton comique.
- Puisqu'on est là juste tous les deux, sans personne pour nous écouter, que tu ne vas pas t'écrouler en dormant... Tu voudrais bien m'en dire plus sur toi ?"
Simple, direct. Ash ne s'était pas préparé à cette éventualité. Il lui avait bien dit à elle aussi l'état de sa mémoire, cela ne suffisait pas à en faire une excuse passe-partout. Il suffit d'avoir un peu plus de curiosité et de volonté pour se dire que le bonhomme ne pouvait pas avoir oublié tellement de choses. Malheureusement, sa position n'avait toujours pas variée sur ce point, et il ne désirait pas s'épancher sur le sujet. En même temps... Son regard trahissait une réelle attente, pas une simple question pour faire passer le temps. Personne ici n'aimait particulièrement évoquer son passé personnel plus qu'il ne le fallait- cela mettait en branle les souvenirs de ce que le monde était il n'y a pas si longtemps, et de toutes les choses que l'on avait perdues au cours de l'Infestation et de la

[Parasite mémoriel ]


Lyndon Baines Johnson, 36e président des États-Unis d'Amérique, plus vieille démocratie du monde et un peu sourde sur la fin, était stressé.
Très stressé.
On l'aurait été à moins, beaucoup moins que cela. Prendre la succession de Kennedy après son assassinat qui avait beaucoup choqué le peuple n'avait déjà pas été facile, loin de là. Il avait tenté de son mieux pour faire se redresser l'Amérique totalement engouffrée dans la Guerre Froide, en proposant un très grand programme social. Medicare et medicaid, particulièrement, pensait-il, seraient de nouvelles dispositions qui lui attirerait les faveurs des citoyens américains- et sa propre satisfaction d'œuvrer pour le bien de la patrie. Dans votre version de la réalité, cela s'est avéré utile par la suite, oui, ici, il restait bien peu de monde pour profiter de telles avancées sociales- et encore moins du côté de ceux qui auraient du la donner. Johnson ne savait pas le moins du monde que cela serait le cas, bien entendu. Il n'avait même pas l'ombre d'un doute quand à l'aide qu'il allait apporter au changement de la planète par le discours qu'il allait débiter à la télévision. Un discours qui serait écouté par une bonne partie de la population mondiale du bloc de l'Ouest. Un discours qui allait décider du sort de l'humanité, en ces temps d’épouvante.
Le Président fixa la caméra. Il se demandait si jamais dirigeant de son pays avait eu à prendre pareille décision. En comparaison, Wilson et Truman avaient eu des taches faciles à réaliser... Il priait son Dieu pour le guider, lui donner la force, sans se douter que Ce dernier avait déjà plié bagages depuis quelques temps.
Le signal du début de l'enregistrement fut donné, il se tint aussi solennellement que possible à son bureau Ovale.
" Bonsoir. Aujourd'hui, je dois m'entretenir à avec vous du sujet qui sera certainement le plus déterminant de ce siècle.
Ce soir, je ne m'adresserai pas qu'aux citoyens de l'Amérique. Je m'adresserai au monde entier. Je souhaite particulièrement que le chef de l'Etat Kossyguine en prenne bien acte, car ce que je vais vous dire, je ne le dirai pas de gaieté de cœur. La vérité, d’ailleurs, se moque bien d’être joyeuse : le plus important est de la dire.
Non, en vérité, mon cœur est lourd du plus lourd fardeau que celui d'un homme peut endurer. Je sais que vous ne devez pas comprendre pour le moment, et que vous restez encore sous le coup de l'arrêt de la guerre menée au Viet-Nâm. Sachez bien que pour le bien du monde, j'aurai continué cette guerre si cela avait été possible, pour empêcher une nouvelle dictature de s'installer. Je sais également que nombreux sont ceux qui désapprouvent cette offensive militaire et ont été soulagés autant que surpris de sa suspension aussi brusque.
Il n'est plus temps de parler par circonlocutions, de pratiquer la langue de bois et de continuer cette bataille contre l'Union Soviétique dans l'ombre et par pays interposés. Il n’est plus temps des crises comme celle de l’embargo de Cuba. Il n'est simplement plus possible que cette situation se maintienne, cette situation précaire et haïssable, bien que tellement de gens- et comme je les comprends ! Préfèrent cela plutôt que l'idée d'une guerre thermonucléaire. Qu'on se rassure : ceci ne fera partie que des derniers des derniers recours. La solution ultime si ce soir, mon message n'est pas entendu par les dirigeants du bloc de l'Est, et que nous n'aurions alors plus d'autre choix que de nous engager dans une escalade de violence, si la raison et la paix nous quittent.
Ce soir, vous devez entendre la vérité. Contrairement à tout ce que peuvent prétendre les communiqués chinois, Mao Tsé-Toung est bien mort. Et il est mort par le biais d'une nouvelle arme biologique qui surpasse en horreur tout ce que l'on a pu voir. Ce virus est en train de se répandre dans toute la chine à l'heure même où je parle, à une vitesse qui dépasse toutes les estimations de nos spécialistes et sans remède jusqu’à présent.
Nous avons la preuve irréfutable que l'URSS est concernée dans cette affaire. L'Armée Rouge se déplace en ce moment même vers la Chine dont l'armée a été mystérieusement et totalement désorganisée dans les jours passés. Prétendument pour aider une nation amie à régler des problèmes de sécurité interne. Il ne faut pas s'y tromper : les communistes ne cherchent à qu'à s'arroger un nouveau fief qui sera cette fois-ci intégralement sous le contrôle de Moscou, par le biais d'un gouvernement fantoche comme on en a déjà vu dans les pays satellites de l'Union.
Croyez-moi bien, je ne suis pas homme assez fou à vouloir la guerre en me basant sur des informations qui n'auraient pas été dûment vérifiées. Nul ne pourrait le faire en considérant les enjeux incalculables qui se cachent derrière.
Cette attaque biologique n'a pas été la seule perpétrée par le gouvernement russe, et peut-être même d'autres cellules terroristes affiliées à eux ou non. Le monde entier ploie sous cette nouvelle menace qui fait tourner le visage de la guerre en un masque encore plus inhumain qu'il ne l'était avant.
Nous ne pouvons pas laisser non plus l'URSS annexer la Chine à son empire qu'elle prétend être une démocratie, alors qu'il s'agit d'un régime totalitaire qui surpasse en horreur le régime Nazi que Staline avait aidé à mettre à bas. Et alors même que les soviétiques veulent mettre la main vers une source de puissance qu'il ne leur est pas permise de posséder pour la sécurité du monde, des millions de chinois, d'africains et de gens d'autres nationalités meurent. Et alors même qu'ils partent en guerre, leur propre territoire intérieur se trouve enflammé par des mouvements contestataires que la propagande russe a fait passer pour bien autre chose qu'elle était. Des expériences ont été menées depuis des années déjà. L'URSS préparait cette traîtrise depuis longtemps, et les peuples des pays satellites, soumis de force à cette dictature innommable avec encore plus de profondeur que la Russie, ont souhaité montrer qu'ils avaient encore la puissance de ne plus vouloir rester sous le joug communiste.
Et en tout cas, qu'ils ne veulent en aucun cas participer à une guerre qui ne les concerne en rien, une guerre qui volent leurs enfants et pillent leurs ressources, au service d'une patrie artificielle qui ne leur sera pas reconnaissante. La caricature a été florissante à ce sujet, et pour une fois elle était beaucoup plus proche de la vérité.
Nous ne pouvons pas laisser ces pauvres gens dans un tel état, pas plus que nous pouvons autoriser l'URSS à multiplier les opérations discrètes un peu partout dans le monde pour déstabiliser les gouvernements en place. Il est extrêmement malheureux qu'après avoir évité le désastre à Cuba, le monde soit à nouveau plongé sous la peur d'une nouvelle guerre mondiale, et de la menace d’une arme biologique effroyable.
Car, mes compatriotes, citoyens du monde libre, c'est la seule issue que les États-Unis et ses alliés voient à cette situation sans précédent. La seule issue si jamais les Soviétiques ne font pas retrait immédiatement de leurs forces engagées vers la Chine, c’est un acte d’invasion si flagrant que le monde ne peut pas rester aveugle devant la menace qui se profile.
Je comprends parfaitement que vous puissiez être scandalisés par mes propos. Mais comme disent les Français, 'appelons un chat un chat', bien que ce ne soit pas l'habitude dans la politique, ce serait un déshonneur pour moi d'avoir recours aux artifices de la langue de bois. La vérité doit être sue, la glace de la Guerre Froide n'a plus de raison d'être. Dans l'immédiat, nous devons être certain que l'Armée Rouge fasse bien retraite, et qu'elle cesse d'encourager les soi-disant émancipations de peuples opprimés pour mieux les placer sous la coupe communiste.
Dans le cas contraire, je jure solennellement que les Etats-Unis et les forces de l'OTAN joindront leurs armées pour assurer la paix dans le monde. Le coût en sera grand, il en sera énorme si nous nous contentons de négociations pacifiques. La diplomatie secrète a déjà été tentée et a échoué, à ma grande peine. Nous ne pouvons rien faire de plus que brandir cette menace au Bloc de l'Est pour répondre à sa propre menace.
Et même si alors nous retournions à un statut quo plus ou moins stable, il faudra prendre alors des mesures pour que jamais telle tentative ne se reproduise. Nous nous montrerons fermes et exigeants, car enfin si la planète est assez grande pour que nos deux puissances rivales coexistent, elle ne sera pas assez robuste pour résister à une épée de Damoclès perpétuellement pendue au-dessus de sa tête. Il serait purement criminel de faire preuve d'autant de laxisme.
Aux citoyens du monde libre, je demanderai d'avoir foi et espoir pour que nous ayons à éviter l'horreur et les dommages d'une nouvelle guerre alors que l'Europe tout particulièrement se remet encore avec peine de la dernière.
Aux dirigeants soviétiques, je ne peux que me montrer incompréhensif devant une telle manœuvre. La victoire d'une idéologie, la puissance territoriale méritaient-elles tous ces assassinats politiques, ces attentats, ces séditions, et l'usage d'une arme bactériologique dont l'effet pourrait bien être incontrôlable ? Comment pourrait-on justifier cela ? Je vous conjure de rebrousser chemin avant que nous n'atteignions le point de non-retour. Car sachez que ma détermination sera sans faille s'il faut en passer par la guerre pour contrecarrer vos manœuvres dangereuses. Vous avez brisé la glace, et montré votre vrai visage à tous. Indéniablement, dans les prochains mois, le monde sera durablement changé, nos relations ne seront plus jamais les mêmes, et cela ne peut que vous être imputé pour avoir brisé toutes les règles tacites. Il ne tiendra qu'à vous que cela se fasse sans morts inutiles et dans votre intérêt.
Je vous remercie de votre attention. Que Dieu nous garde..."


Une déclaration audacieuse, pour le moins- il avait longtemps hésité à présenter les choses sous un angle aussi abrupt, avant de se laisser convaincre par ses conseillers. Personne n'aurait pu prévoir une telle chose, et à situation exceptionnelle, réaction exceptionnelle. Il était en fait beaucoup moins assuré qu'il ne le prétendait... Et avait très peur que son intervention arrive trop tard et que l'URSS soit déjà en train de remporter la victoire par quelque autre source dont il n'aurait pas eu vent. Les rapports concernant les dégâts biologiques étaient proprement alarmants, et des points d'infestations éclataient en plusieurs endroits du globe. Trop d’endroits.
Malgré tout, il avait encore du mal à encaisser le choc de ce qu'on lui avait appris de source sûre. Qui de sensé aurait voulu planter les germes d'une nouvelle guerre globale ?
A des milliers de kilomètres de là, Kossyguine se posait exactement la même question. Lorsqu’on est emprisonné dans sa propre résidence, surveillé constamment et sans pouvoir contacter qui que ce soit sans que cela ne fut prévu, on a plein de temps pour se poser des questions, et rester là à se morfondre sans jamais obtenir les réponses...
Cela, c'était en août 1966. L'Armée Rouge fit bien retraite, mais c'était principalement pour une autre raison que la menace de l'Ouest. Les jours passant, la Chine si populeuse devenait le vecteur idéal de transmission du spécimen 1. La propagation se trouva bientôt en-dehors de tout contrôle traditionnel, et l'armée soviétique battit en retraite quelques semaines après son incursion alors qu'ironie, on lui réclamait cette fois réellement son aide.
La situation prit une ampleur telle qu'au début de l'année 1967, la quarantaine ne pouvait plus suffire- une quarantaine bien inutile à mettre en place sur une si grande échelle, de toute manière. Il fut alors décidé de façon unanime, après lecture des rapports et documents à l'appui montrant les ravages de l'agent baptisé sobrement R, en oubliant toute les tensions mises au jour entre capitalistes et communistes, de recourir à l'arme ultime pour purifier la Chine de toute menace biologique. Aucun vaccin n'avait pu être trouvé à temps pour endiguer la pandémie, aucune région n'avait pu être sécurisée, chacune dégorgeait de fuyards, qui contaminaient ou allaient se faire contaminer ailleurs.
Cela signifierait la mort de centaines de millions de personnes, et chacun de ceux qui avaient donné leur aval à cette décision épouvantable avait le cœur serré en imaginant tous les innocents qui seraient tués de cette manière, mais plus on attendait, plus on courait le risque d'une pandémie. La Chine ne serait plus jamais la même pendant plus de cinquante ans... Plus jamais la même tout court, en fait. Et jamais décision ne fut aussi coûteuse à prendre, car chacun de ceux qui y souscrivaient auraient le poids de toutes ces morts sur la conscience.
Peut-être que tout aurait pu s'arrêter là, après la perte d'une des plus vieilles civilisations de la Terre. Il y eut un petit ennui. Un gros, même. Au cours de l'opération de largage des bombes, un bombardier fut détourné par une puissance inconnue. Il y eut bien plusieurs bombes qui tombèrent sur le territoire Chinois, mais deux d'entre elles allèrent exploser en Ukraine, ce qui n'était pas vraiment l'objectif premier.
A la fin, on ne savait même plus si c'est bien l'URSS qui avait fait usage du virus en Chine, ni si elle avait délibérément bombardé un de ses territoires pour entrer en guerre. Ce qui était certain, par contre, c'est qu'elle n'irait pas éponger l'ardoise sur cette 'erreur' et n'accepterait aucune excuse du gouvernement américain sur le massacre de dizaines de millions de ses citoyens, qui n'avaient pas particulièrement demandé un tel traitement.
Tout le monde ignorait encore quels plans avaient été tramés au Kremlin pour que les choses finissent par tourner de cette manière catastrophique, personne n’arriva à empêcher le déclenchement de la troisième Guerre Mondiale.
Et lorsque la sonnette d'alarme fut tirée frénétiquement pour signaler la désertification mystérieuse de certaines zones et la naissance de nouveaux foyers d'infestation de l'agent R, il était déjà trop tard.

Le monde était déjà léché par les flammes de l’Enfer.

[ ]

troisième Guerre Mondiale, oui. Plusieurs années avaient passées depuis, et ses vraies origines, en profondeur, n'avaient pas été décelées. Après tout, qui pouvait encore s'en soucier maintenant ?
Plusieurs autres bombes avaient été larguées, des missiles, sans que cela fasse plus qu’accélérer le processus d'Apocalypse.
" Tu sais, je ne pense pas que nous ayons le temps pour ça, blondinette. Ils ne devraient pas mettre autant de temps que j'ai dit pour nous débusquer. Je compte leur parler un peu ensuite.
- C'est ça, ta surprise ?
- J'avoue que je triche un peu, dit-il en fermant temporairement son œil gauche. J'ai envie de savoir quel niveau d'éducation ils ont reçu... Et leur inculquer quelques choses. C'est important. Comme je ne peux pas m'occuper de tous les domaines important ici, c'est juste une approche. J'espère qu'il y a à Camp Darwin des gens érudits, qui pourront transmettre leur savoir... Même s'il doit rester des livres, cela ne remplace pas des personnes. Et nous sommes devenus le principal matériau sur lequel compter.
- Je ne crois pas que tu auras beaucoup de chance de ce côté-là, le contredit-elle en arborant une grimace. C'était très dur, les premiers temps, ici. J'ai fait partie des premières, et le colonel n'avait aucune tendresse pour ceux qui ne suivait pas le rythme de construction. Il disait que ceux qui avaient été sauvés devaient mériter de l'être. Il n'a pas fait d'exception. Il y avait bien un vieux professeur, il est mort rapidement... Trop de fatigue."
Ash hocha sombrement la tête. Ils avaient donc commencé à déchanter très tôt. Il ne donnait pas entièrement tort à Maverick : il fallait les habituer à une vie dure pour pouvoir survivre. Par contre, d'avoir continué à mettre une trop grande pression alors que les grands dangers étaient passés et que Camp Darwin était devenu presque un havre...
Pendant ce temps, Pauline, têtue comme pas deux, revint à la charge.
" Ce n'est pas grave si tu ne peux pas tout me dire en une fois, Ash. Tu n'auras qu'à me raconter la suite après que tu auras discuté avec les enfants. Non ? "
Il se retint de grimacer à son tour. Il n'avait aucune envie de s'ouvrir à quelqu'un d'autre, même à elle qui était si charmante, de telles choses. S'il devait le faire, il risquait fortement de lui rapporter des choses inexactes, ou pire encore, des mensonges. A moins qu'il ne ressasse tout simplement de faux souvenirs. Parfois, il doutait même de sa propre identité, ce qui ne l'empêchait pas par ailleurs de faire bonne figure pour donner le change. Et cette petite... Il ne voulait pas lui mentir. Par contre, si elle le pressait vraiment, il n'aurait pas d'autre choix que d'arranger la vérité, quelque forme que puisse adopter cette dernière.
Il croisa les bras et la regarda droit dans les yeux pour avoir toute attention et lui faire comprendre la gravité de la chose.
" Ne crois pas que je te mets à l'écart en particulier si je ne veux rien te dire sur moi. Le Colonel n'a rien appris de plus sur moi, à part que j'ai du faire parti d'une entreprise appelée O-3 Corporation. Je ne sais pas ce que c'est. Je ne me souviens pas... Ou de ce que je me souviens, je ne suis pas sûr que ce sont mes souvenirs. Cela te paraît dingue, n'est-ce pas ? Mais c'est comme ça, je ne joue pas la comédie. Parfois, des morceaux de mémoire remontent à la surface. Ce n'est pas pour autant que je sais s'ils sont vrais ou non... J'ai l'impression qu'on a mixé mes souvenirs, tout en arrachant quelques morceaux au passage. Je ne te souhaite pas vraiment de vivre ça un jour.
Quant au reste... C'était avant l'Infestation. Oui, avant, j'avais une vie normale, avec des peines et des joies normales. Des tracas banaux, une vie ni ennuyeuse ni exaltante... Avant. Tout cela est terminé.
Je ne sais pas quand ma mémoire s'est mise à me jouer des tours. Depuis ce moment, Ash Twilight, si c'est bien moi, est devenu quelqu'un d'autre. Quelqu'un qui veut s'adapter à ce nouveau monde et à le rendre meilleur si possible, un souhait un peu ridicule peut-être. Le reste, ce ne sont plus que des ombres. Et embrasser des ombres, ce n'est qu'avoir l'ombre du bonheur, et devenir une ombre soi-même. Je compte faire un trait sur mon passé. Peut-être pour toujours."
Pauline encaissa la diatribe. Vu sous cet angle, elle lui reprochait moins de rester si mystérieux. Toutefois, cela ne suffisait pas à la rassasier pour autant.
" Et si tu me racontais juste comment c'était avant ? proposa-t-elle avec douceur. Je sais que ça fait mal à tout le monde de parler de ça. Il y en a même qui ont changé de nom, comme pour oublier ce qu'ils étaient avant. Mais c'est comme s'effacer un peu soi-même si on faisait ça, non ? Je ne crois pas que ce soit bon. Moi, je veux savoir qui tu as été et que tu reste comme ça, car ça doit être quelqu'un de bien. "
Twilight s'esclaffa, sarcastiquement, ce qui lui fit un peu de peine.
" Et si je te dis que je crois avoir causé la mort d'une quarantaine de personnes, et être sûr d'en avoir descendue une d'une balle en pleine tête, tu trouveras toujours que j'ai été ou suis quelqu'un de bien ?
- Tout dépend, répliqua-t-elle sans broncher. Tu avais une bonne raison pour ça ?
- Une bonne raison ? Si j'en avais une, je l'ai oublié, comme le reste.
- Tu n'es même pas sûr de l'avoir fait...
- C'est encore plus effrayant, non ? fit-il avec un rictus. Je ne veux pas te faire peur, Pauline. C'est pour ça que je te dis ça aussi crûment. Afin de voir si tu peux m'accepter comme je suis... Ou ne suis pas, c'est selon. Je reste honnête, bien que l’honnêteté ne paye pas toujours."
La jeune femme eut un élan de tristesse en découvrant la mine défaite du géant blond. Il avait l'air si... Misérable, dépossédé de ce qui constituait l'être de quelqu'un. Un homme sans passé ? Elle sauta à bas de sa table et vint poser sa main sur son épaule, tendrement.
" Moi, je te fais confiance. Si tu as des mauvais souvenirs que tu essayes de fuir, nous n'en aurons qu'à en faire de nouveaux plus heureux, d'accord ? "
Il lui sourit sans répondre. Sa naïveté était touchante. Il fallait juste qu'elle ne
" Et je veux quand même que tu me parles de toi après. D'accord toujours ?"
... lui demande pas dresser une petite biographie de lui-même, sauf que c'était raté avant même qu'il n'ait le temps d'achever sa pensée. Il commençait à se demander s'il avait bien fait d'associer cette fille à ses travers, ou tout du moins, il aurait du essayer dès hier de prendre de la distance en douceur avec elle. Certes, sa conscience morale lui avait interdit de la laisser aux mains d'un violeur, alors même qu'il n'était pas sûr de son rôle dans cette affaire. Après cela, il n'avait pas prévu qu'elle s'attache aussi vite à lui, ou du moins, aussi vite, ce qui prouvait qu'il n'était pas si bon psychologue que ça. Toutefois, lui aussi gardait une partie de lui méfiante envers elle- il en gardait une parcelle pour tout le monde. Afficher l'amitié, sans pour autant couper tout instinct de conservation.
" C'est gentil à toi, Pauline. J'ignore si ça en vaut vraiment la peine, comme tu risques de revenir à l'assaut si je continue à ne rien te dire, autant céder dès maintenant. Il faut juste attendre que..."
Un cri enthousiaste l'interrompit, l'un des enfants, accompagné d'une mignonne coéquipière, venait d'ouvrir la porte avec précaution, mettant à bas leur cachette pas tellement prévue pour ça. Ils les félicitèrent tous les deux de les avoir dénichés, et Ash leur demanda d'aller rassembler les autres ici. Durant l'intervalle, lui et Pauline en profitèrent pour rendre la salle de classe un peu plus présentable.
Comme prévu, la bande juvénile regroupée fut légèrement déçue par la surprise. Il fit passer la pilule en montrant un petit tour de magie qu'il avait appris quand il était gosse, en prenant à la place de l'habituelle pièce un morceau de craie qu'il faisait disparaître censément au creux de son oreille pour le faire ressurgir derrière le cou d'un des jeunes humains. Cela fit son petit effet, sans compter que son talent de prestidigitateur était passable.
Ensuite de cela, il les questionna de la manière la plus ludique possible sur l'étendue de leur connaissance, qui n'était pas si mauvaise. Il leur posa plein de petites questions sur leur vie quotidienne, ce qui confirma ses premières suppositions sur ce qu'elle devait être. Bien entendu, ce serait trop utopiste que de vouloir qu'ils aient une enfance normale... C'était légèrement bête à dire, mais rien ne serait plus jamais comme avant, ou, peut-être, pas avant longtemps. Disons, un ou deux siècles avant d'espérer une renaissance embryonnaire de la civilisation, stable et fonctionnelle. Si les zombies n'avaient pas eu raison des poches de survivants avant cela, et si celles-ci arrivaient à fusionner, à se rejoindre.
En ayant terminé avec le questionnaire sur la vie quotidienne, Ash enchaîna sur une petite expérience. Insidieuse, diraient certains, tentante néanmoins.
" Dites, est-ce que vous croyez en Dieu, les enfants ?
- C'est quoi, Dieu ? demanda innocemment l'un des plus jeunes de la bande.
- Dieu, c'est celui qui veille depuis tout là-haut, répondit un autre en désignant respectueusement le plafond.
- Tu es sûr qu'il veille sur nous depuis tout là-haut, Grégoire ? Il n'a pas fait grand-chose pour empêcher ce qui s'est passé...
- Ben, c'est ce que Maman disait..."
Son regard devint creux, Maman était partie depuis longtemps rejoindre les rangs des morts-vivants. Et si son gentil fils la retrouvait dans le Dehors, elle ne verrait en lui qu’une friandise facile à attraper et le croquerait goûlument.
" Ta Maman avait raison, dit doucement Ash. Tous vos parents qui vous on dit qu'il y avait quelque chose là-haut et qu'il fallait y croire n'avaient pas tort, en fait.
- Alors pourquoi Dieu il les pas sauvé ? pleurnicha une fillette. Pourquoi ils sont pas avec nous maintenant ?
- Parce que ce Dieu est un mauvais Dieu. Il aime savoir qu'on l'adore, par contre, il n'aime pas trop aider ceux qui le font, vous voyez ?
- Pourtant Papa disait que Dieu était amour ! Alors, ça veut dire qu’il ne nous aimait pas en fait ?
- Peut-être que Dieu n'avait plus de patience. Oui, sûrement qu'il s'est dit : " Il va y avoir tant de morts. Pourquoi en sauver quelques-uns ? Ce serait encore plus cruel que de les laisser à leur triste sort. "
- Alors Dieu c'est comme la Voix dans votre histoire, monsieur Ash ? C'est quelqu'un qui trompe les autres ?
- Je ne sais pas s'il trompait son monde avant cela, sur ce coup-là, il n'a aidé personne. Même ceux qui croyaient très fort en lui, il les a laissé tombé. Vous trouvez que c'est bien, ça ? On croit en quelqu’un et celui-ci ne fait rien en retour ?
- Non, scandèrent-ils selon toute logique.
- Moi je vous le dis à tous, Dieu a fait ses bagages et est parti. Avec un coup comme ça, on ne peut plus compter sur lui, vous ne pensez pas ?"
Une rumeur d'approbation accompagna cette demande.
" Moi aussi, je pense comme ça. Heureusement, le ciel ne peut pas rester vide pour toujours. Quelqu'un est venu prendre sa place; quelqu'un qui s'intéresse à nous pour de vrai."
Ils le fixèrent avec des yeux ronds.
" Comment c'est possible, ça ?
- C'est dans l'ordre des choses, Anne. Quand ton maître d'école n'était plus là, il y avait toujours quelqu'un pour le remplacer, n'est-ce pas ? Hé bien là, c'est pareil, sauf que Dieu ne reviendra pas, parce que personne ne voudra plus de lui. Le remplaçant restera pour de bon.
- Comment vous le savez, monsieur Ash ? "
Le psychologue prit la balle au bond et mit à l'oral les idées qui lui trottaient par la tête à ce sujet. Il ne se sentait pas manipulateur, les enfants, esprits influençables, seraient plus perméables à ce nouveau concept. Il n'y avait aucune raison pour qu'ils fussent écartés ensuite de la communauté religieuse qu'il espérait voir naître bientôt. Effectivement, c'était un gambit ambitieux... Il lui faudrait vraiment un prophète, ou une prophétesse, quelqu'un qui jouerait le jeu. Et qui puisse convaincre les autres. Le scientisme et l'anticléricalisme avaient fait leurs effets, l'Infestation avait appuyé sur le bouton reset.
Ce qu'il leur déballait comme ça était bien entendu une version épurée et simplifiée de qu'il comptait présenter aux adultes. Cela n'entravait en rien le fait qu'ils avaient l'air d’y croire. Il avait usé d'une logique assez implacable pour un esprit infantile, et gagnait leur confiance par ses manières. Il prenait bien attention à se différencier dans leur imagination des autres adultes. Moins brusque, plus attentif, qui prenait la peine de s'occuper un peu d'eux.
Ils étaient tout naturellement portés à porter crédit à ce qu'il pouvait dire, encore plus parce qu'il parlait de façon à bien se faire comprendre et avec un timbre juste. Et puis, pourquoi pas un nouveau dieu ? Ce n'était pas une bête idée. Et ils auraient bien besoin d'un nouveau patron céleste pour veiller sur eux.
Ils se montrèrent flatter lorsqu'il prit un ton de conspirateur pour leur confier qu'ils étaient les premiers qu'il mettait au courant de la venue du remplaçant cosmique. Partager un secret est une chose très appréciée des jeunes humains, qui se sentent importants en étant dépositaires de cette information connue de peu de monde. Cela changerait bientôt, normalement...
Il passa à quelques exemples simples de cette nouvelle religion pour mieux les y faire adhérer. Le tout était de rester dans la simplicité, d'éviter les phrases inutiles/stupides (femme, tu enfanteras dans la douleur etc), les commandements trop limitatifs (tu ne tueras point ne risquant pas de remporter les scrutins) ou de manière générale les pratiques trop contraignantes. Avoir la foi, pas le fanatisme. Enrichir le répertoire au fur et à mesure selon les besoins. Et puis, si jamais il échouait, il aurait du reste fais une belle tentative. Il ne pensait pas se tromper en misant le paquet sur le fait que les gens avaient besoin d'une nouvelle lumière pour les guider.
Après leur avoir promis de leur conter le fin mot de l'histoire le lendemain, Ash accompagna Pauline pour les raccompagner jusqu'au dortoir approximatif où ils passaient leurs nuits ensemble, finissant par former une sorte de nouvelle grande famille. Ils en auraient bien besoin.
Une fois de nouveau réunis en paire simple, Pauline se remit à l'interroger.
" Pourquoi tu as dit toutes ces choses à propos d'un nouveau dieu ? Je ne sais pas si c'est très sain de leur faire croire à un autre dieu, qui a autant de chance que l'ancien de ne pas exister...
- Je vois que ta socialisation n'a pas inclus le catéchisme. A moins que tu aies choisi de te rebeller face au dogme ?
-Plutôt rebelle, en douce, confirma-t-elle avec un petit sourire.
- Si j'ai fait ça, c'est pour préparer le terrain. Après tout, qui peut dire que le Très-Haut dont je leur ai parlé n'est qu'une fiction ? C'est un peu nihiliste comme façon de penser, on ne peut pas plus prouver qu'il n'existe pas qu'il existe bien, enfin, pas de façon irréfutable. Nous sommes arrivés à une époque qui a besoin de croyance, pour repartir du bon pied, Pauline.
Représentes-toi ce qui reste de l'humanité comme un individu avec les deux jambes brisées. On lui a fait des plâtres, seulement, il faudra longtemps pour que les os se ressoudent et redeviennent solide. Et notre bonhomme-humanité, il ne peut pas rester à rien faire dans une chambre d'hôpital, ici, le camp, si tu veux. Il a besoin de béquilles pour se déplacer et trouver de quoi hâter sa guérison. Oui... Une nouvelle croyance va donner une impulsion neuve à Camp Darwin, pour qu'il sorte un jour de son cocon précaire. Sinon, survivre dans l'isolement jusqu'à ce que la communauté ne compte plus assez de monde pour se protéger, cela ne servirait à rien.
- Hm... C'est vrai que tout le monde est plus intéressé par la survie immédiate que de voir à long terme. Aussi, quand on pense à tous les zombies qu'il y a dehors... Je n'aurai pas pensé à une nouvelle religion pour motiver les gens d'aller les affronter pour faire quelque chose de mieux autre part, tu vois !
- Est-ce que je ressens un peu de moquerie et de taquinerie dans ta voix, miss ? C'est normal. Moi-même je trouvais ça un peu farfelu au premier abord, ça peut marcher, je te le garantis. C'est une expérience à tenter. C'est merveilleux à quel point un être humain peut se surpasser lorsqu'il est suffisamment motivé... Assez discuté de sujets métaphysiques pour le moment. Si on allait manger quelque chose ?"
Pauline fut plus que d'accord, ils mouraient tous les deux de faim. Ils se rendirent là où les tables étaient dressées pour les deux repas journaliers, et prirent une copieuse ration du fameux brouet Darwin. Pas le plus appétissant, par contre, cela tenait bien au corps, et c'est tout ce qu'on pouvait demander de la nourriture en ce temps-là.
Ils 'dînèrent' en parlant de choses et d'autres, évitant pour le moment l'évocation de son passé, le lieu n'étant pas idéal pour cela, d'autant plus qu'ils étaient fréquemment interrompus par des personnes venant discuter un peu avec lui et le remercier de l'idée de la fête, et surtout, d'avoir pu tenir tête à Maverick et le faire changer d'attitude.
Il leur répondit cordialement, en notant avec amusement la tête de Pauline lorsque ce fut l'infirmière rousse qui vint lui passer le bonsoir, en faisant presque mine de s'incruster à la table. Après cela, elle abrégea le repas pour qu'ils puissent enfin être un peu seuls.
Il voulut l'emmener en haut des remparts pour admirer le soleil qui allait descendant, interrompant pour la nuit sa présence bienfaisante, elle lui fit comprendre que la vue des zombies pullulant à l'horizon n'était pas tout à fait de son goût pour une scène qui autrement aurait pu être presque romantique. Voyant partout ailleurs une occasion qu'on le lui dérobe pour tel ou tel prétexte et craignant que cela lui fasse oublier sa promesse, elle insista pour qu'ils regagnent 'leur' taudis, qui était quand même un peu étroit pour deux. Elle n'avait pas pris tellement de temps ce matin pour aller chercher les enfants, elle en avait aussi mis à profit un peu de temps pour donner une allure un peu moins misérable au logis, surtout qu'elle ne l'avait pas occupé depuis longtemps avant que Ash ne fasse son apparition. Il était maintenant plus propre, l'étuve remisée à l'entrée. Elle avait déniché un petit meuble en kit, monté et incomplet mais tenant quand même, sur lequel elle avait posé un vase avec quelques fleurs dedans.
Le tout laissait encore une impression de misère, une misère un peu moins glauque.
Dès que Twilight eut fini de retirer ses chaussures qui avaient bien résisté au désert en s'asseyant au bord de la paillasse, elle lui sauta dessus, le plaquant sur le dormoir.
" Mwah ah, cette fois-ci, tu ne pourras pas m'échapper ! Allez, déballe-moi tout, je veux tout savoir."
Ash se laissa conquérir par l'exubérance de la jeune blonde, tout en la remettant quand même dans une position plus décente.
" Ma vie ? Cela va être vite fait. En plus de toutes les raisons que j'avais essayé de t'assener sur le coin de la figure pour te faire renoncer à ton projet de me tirer les vers du nez, j'ai tout simplement horreur de débiter ma biographie. J'ai un petit faible côté mépris pour ceux qui écrivent leur autobiographie, qu’ils aient été ou non de grands hommes. Ils ont l’horripilante habitude de se magnifier. Enfin, bon...
Nom supposé, Ash Twilight. État civil supposé : célibataire, né le sept juillet 1943. Fils de James Twilight, instituteur, et de Sandrine Twilight, née Langloys, couturière de talent. Enfance sans histoire particulière, bercée par l'autodidactisme et des parents souvent absents, scolarité bonne, banale. J'étais curieux des choses assez jeunes, je voulais avaler le monde entier. C'est quand j'ai vu mon frère se suicider sous mes yeux et se vider de mon sang que j'ai commencé à m'intéresser aux choses de l'esprit humain. Comment pouvait-on en venir là ? Qu'est-ce qui fait agir les gens de telle ou telle façon ? Je voulais comprendre comment fonctionnait le psychisme humain, et peut-être parvenir à le guérir... Pour éviter au moins à des personnes de faire ce bête choix de s'ôter la vie. Je ne le lui jamais pardonné de m'avoir abandonné ainsi : ce n’était rien que de la lâcheté. Après, c'est moi qui ai coupé les ponts avec mes parents, que je tenais responsable du drame, car ils n'étaient pas souvent là et n’avaient jamais guetté les signes. Je me suis lancé dans les études avec passion, pour oublier le reste et me forger un nouvel avenir. Un jour, après avoir publié quelques travaux et m'être fait remarqué dans des cercles restreints, j'ai été engagé par... Par...
- Par ?" l'encouragea Pauline, qui digérait tout juste la froideur avec laquelle il avait mentionné le suicide de son frère.
Il ne répondit pas, tout bonnement parce qu'il s'était évanoui sous l'effet d'une autre crise. Elle le gifla un peu sur les joues, lui pinça le nez, appuya sur ses hanches, l'éclaboussa avec un peu d'eau du vase, en vain, il ne bougeait pas d'un pouce. Par contre, il grognait des choses inaudibles, et quand elle souleva une de ses paupières, l'œil roulait dans tous les sens comme une girouette affolée.
Ash Twilight naviguait entre les différentes eaux de l'inconscience. Des fragments de mémoire survolaient le champ de son esprit, tandis que des morceaux de rêve s'immisçaient ponctuellement dans ce non-lieu où le Temps n'avait pas cours. Et dans l'un d'eux...

" Il est bien attaché sur le fauteuil ? demandait une voix, étrangement familière.
- Aucune inquiétude à ce sujet, monsieur. Nous avons vérifié la machin nombre de fois sur les patients les plus robustes. Il ne pourra pas se défaire de ses liens, peu importe l’intensité de la douleur.
- On ne fait jamais assez de tests. Vous savez tout comme moi l'effet qu'à l'extraction de l'Essence d'une personne. L'opération inverse risque de donner lieu à une démonstration malvenue de violence.
- Nous en sommes bien conscients, monsieur. Tous les sujets précédents sont décédés en moins de sept minutes en hurlant de façon assez désagréable. Si je puis me permettre cette question, pourquoi pensez-vous que celui-ci a plus de chance de ne pas succomber aux effets du traitement ? Il n'a même pas reçu le sérum...
- J'ai des raisons personnelles de croire que nous allons tirer le bon numéro avec lui, docteur. D'une certaine manière, c'est aussi pour ça que nous l'avons pris au sein du Programme. S'il réussit et il le devrait, il n'y aura pas d'autres essais dans ce genre. C’est un pari à long terme. Nous l’avons observé suffisamment longtemps.
- Il en sera fait comme vous le souhaitez. Je suppose que relâcher une seule Essence de ce type, si particulier, est déjà suffisamment risqué."
La première voix pouffa.
" Vous ne croyez pas si bien dire, et je connais mon affaire. C'est la meilleure chance que nous ayons pour trouver l'objet qui nous manque. Une fois en notre possession... Nous pourrons réparer les dégâts qui sont en train d'être causés. Saint Jean n'aurait jamais rêvé dans ses pires cauchemars d'une telle Apocalypse.
- Sûrement, monsieur, fit la seconde voix masculine, peu intéressée. Pouvons-nous procéder ? Ce n'est pas un spectacle très plaisant, je le crains.
- J'ai déjà regardé les enregistrements, rétorqua froidement celui qui devait être un chef. Commencez l'inoculation.
- Tout de suite."
Des boutons sur lesquels on presse, des leviers qu'on règle. Des petits bruits électroniques, le glissement de fluides. Les électrodes sur son scalp qui vibrent... Est-ce vraiment son scalp ? Qui est-il dans cette scène ? Le point de vue ne cesse varier d'un protagoniste à un autre, sans qu'il puisse distinguer aucun visage. Le monde tourne, devient flou.
Finalement, il revient à la position de celui qui est fermement sanglé dans un fauteuil qui ressemble à un instrument de torture. Des aiguilles sont plantées dans divers endroits de son corps. Un signal est donné, et son être entier vibre sous l'effet d'une force inconnue. C'est affreux. Il a la sensation qu'on le noie dans de la lave glacée, chaque fibre de son être se retrouve envahie par une présence brûlante et glaciale à la fois. Il sent qu'il va imploser d'une manière ou d'une autre. Il s'agit dans tous les sens, a la bave aux lèvres.
Puis, dans les tourments de la souffrance, les yeux mi-clos, il voit un visage aquilin se rapprocher du sien.
Un visage absolument identique au sien.


Flash ! Un bruit discordant le ramène à la réalité. Sa vue, troublée, se rétablit peu à peu, quelqu'un est penché soucieusement au-dessus de lui.
" Pauline ? " bredouilla-t-il péniblement.

Cette assertion était entièrement exacte, sauf sur un point, capital en l'espèce : ce n'était pas Pauline.

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